Le comique sur la scène de Se trouver, de Luigi Pirandello : une réalisation particulière de l'« humorisme »
1Cette étude se propose d’enquêter sur la présence et la nature du comique dans le texte dramatique Se trouver (Trovarsi) de Pirandello, publié en 1932, et dans deux de ses mises en scène. Il s’agira d’en définir la particularité par rapport à la poétique pirandellienne de l'humorisme, théorisée par l'écrivain sicilien dans son essai L’Umorismo (L'Humorisme)1, en 1908.
2L'humorisme se définit par rapport au comique comme une compréhension et un dépassement de ce dernier. Au comique, ou à la primitive constatation du contraire (avvertimento del contrario), c'est‑à‑dire la perception d'un phénomène ressenti comme inadéquat par rapport au réel, succède par le biais de la réflexion l'humorisme, ou le sentiment du contraire (sentimento del contrario), qui est la compréhension de ce phénomène‑là et du rire qui en découle. Ce rire est inhibé par le sentiment humoristique qui pénètre et saisit la nature tragi‑comique de la réalité : il est freiné par cette vision profonde et dramatique du réel qui remplace ou complète la perception du comique par le sentiment de la compassion. Dans la conception esthétique pirandellienne, l'humorisme se situe, par rapport au comique, comme une phase ultérieure, en termes temporels et métaphoriquement spatiaux de profondeur de la compréhension : il s’agit d’une intelligence de la nature dramatique des formes discordantes du réel et de leurs effets comiques2.
3Texte tardif parmi les moins étudiés de l'auteur, Se trouver n'a pas été envisagé sous l’angle humoristique par la critique académique ou médiatique. Voici le résumé de l'histoire de Se trouver : Donata Genzi, actrice en crise d'identité par manque d'une vie sentimentale, arrive chez une amie d’enfance récemment retrouvée, Elisa Arcuri, pour y passer une période de repos. Le soir même de son arrivée, elle rencontre les invités d’Elisa : la Marquise Boveno et sa petite‑fille Nina, Giviero, le Comte Mola, Volpes et Salò. Donata fait également la connaissance d’un jeune homme d’origine suédoise, neveu du Comte Mola, Elj Nielsen, un rebelle aimant l’aventure et la mer. Elle lui propose de l’accompagner dans une dangereuse sortie nocturne en bateau. Rescapés d’un naufrage, les deux personnages deviennent amants dans l’atelier de peinture d’Elj. L’homme veut épouser Donata, mais la somme de choisir entre l’amour et le théâtre. Malgré ses perplexités, elle accepte mais, confondue et troublée par le malaise qu’elle ressent dans la relation amoureuse, elle décide, avant de sacrifier sa carrière, de jouer encore une fois au théâtre pour montrer à Elj et se prouver à elle‑même qu’il est possible d’être actrice et femme à la fois. Elj, ne supportant pas le spectacle des scènes d’amour interprétées par Donata, quitte la salle et, par l’entremise de son oncle, impose à la femme un ultimatum : quitter le théâtre pour le suivre ou le perdre à jamais. Donata, d’abord heureuse du succès de la représentation, se voit dans l’impossibilité de partager son bonheur avec son amant. Face à l’échec du rapport amoureux, elle choisit à nouveau le théâtre, unique dimension dans laquelle il lui est possible de se (re)trouver par le biais du processus de la création artistique.
4Ni véritablement comique, ni tragique (du moins dans son expression textuelle), l'œuvre actualise une dimension comique dans certaines de ses mises en scènes qui méritent un examen particulier. Notre réflexion sur le comique, sur sa réalisation scénique et sur son rapport à l’humorisme se concentre sur deux mises en scène : Trovarsi, de Giorgio De Lullo, dans la version enregistrée en 1975 par la chaîne de télévision italienne RAI, dans le contexte d’un cycle de pièces pirandelliennes réalisées pour la télévision, et Se trouver, d'Hervé Loichemol, dont l’enregistrement date du 28 novembre 1980 au Théâtre de Carouge à Genève. Dans ces deux mises en scène, l'effet comique est suscité par le contraste entre le personnage de Donata et celui d’Elj, qui s'inscrit dans la double et complexe spécularité de Pirandello avec les deux protagonistes, alter ego de l'auteur.
5Montée pour la première fois le 4 novembre 1932 au Teatro dei Fiorentini à Naples par la Compagnie de Marta Abba, avec Marta Abba dans le rôle de Donata et sous la supervision de Pirandello lui‑même, l'œuvre a été peu représentée jusqu'à aujourd'hui, que ce soit en Italie ou à l'étranger3. Le personnage de Donata s'inspire de la figure de Marta Abba, actrice fétiche de Pirandello à laquelle l'œuvre est explicitement dédiée. Pirandello nourrissait pour elle des sentiments inavoués et non réciproques4. Sur le personnage de Donata Genzi, allégorie de Marta, Pirandello effectue une projection de lui‑même, artiste complètement dédié à l'Art et, tout comme l'actrice, condamné au vide existentiel d'un désir d'amour inassouvi, d'où la matrice autobiographique de l’œuvre5. La projection de Pirandello sur le personnage d'Elj est par contre effectuée par un jeu plus complexe d'analogies et de contrastes : dans certains passages du texte, Elj remplit la fonction de porte‑parole de l'auteur, mais en tant que jeune amant de l'actrice, il en est l'image inversée. Les effets comiques induits par le contraste entre les deux personnages véhiculent le sens profond du drame : Se trouver met en jeu le drame existentiel du choix, qui pour l'artiste se présente en tant que choix impérieux et nécessaire de l'Art, au détriment de la Vie dans l'immédiateté de ses formes, parmi lesquelles, la plus inquiétante, l'amour. Ce dernier, envisagé dans la pièce comme étant incompatible avec l'art, coïncide dans sa représentation avec la conception sartrienne de l'amour considéré comme une des modalités de la relation intersubjective qui se présente dans les termes de l'aliénation et du conflit, d'où son échec a priori6. Dans les mises en scène indiquées, le contraste comique entre Donata et Elj s’articule par ailleurs, outre le jeu de miroir avec l’auteur, autour de l’impossibilité des deux protagonistes à s'aimer. Cela se traduit sur scène par l'utilisation, par les deux acteurs, de deux registres expressifs distincts et parallèles qui concernent l'usage de la parole et du corps et le rythme de l'expression verbale et physique. Par ces différences, qui ne sont pas prévues a priori par le texte, les deux personnages se rendent mutuellement comiques : l’un se trouve souvent ridiculisé par le regard de l’autre. Les deux représentations que nous avons choisies révèlent d’ailleurs une symétrie dans le comique du contraste des deux protagonistes : dans Trovarsi de De Lullo, l’effet comique concerne davantage la construction du personnage de Donata, tandis que dans Se trouver de Loichemol il concerne plutôt le personnage d’Elj. L'analyse des modalités de représentation du comique dans ces mises en scène nous permettra d’une part de confirmer ces hypothèses et nous amènera d’autre part à formuler, de manière plus générale, une réflexion sur l’humorisme comme grille de lecture des possibles textuels.
Trovarsi de Giorgio De Lullo (1975)
6Dans la mise en scène de Trovarsi de De Lullo7, c’est surtout le personnage de Donata (interprétée par Rossella Falk) qui est susceptible de déclencher le rire qui, paradoxalement, provient d’une accentuation de l’élément dramatique de l’œuvre que Pirandello appelle, lorsqu’il la présente à Marta Abba dans une des nombreuses lettres écrites à l’actrice au sujet de la pièce, « le drame de l’Actrice »8. Si dans la mise en scène de Loichemol, comme nous le verrons, le drame de l’actrice est concentré sur le contraste du couple, qui est aussi au centre de la pièce de Pirandello, la mise en scène de De Lullo porte davantage l’attention sur le personnage de Donata, qui intériorise tout le drame du conflit amoureux avec Elj (interprété ici par Ugo Pagliai). Le comique du personnage de Donata résulte de la perception de la part du spectateur d’un excès dans la représentation de l’actrice, dû à l’emphase qui caractérise l’interprétation de De Lullo. Dans cette mise en scène, le comique est causé par deux aspects qui caractérisent la figure de l’actrice : le renvoi au cliché de la diva du cinéma des années ’30 et l’image de la femme chaste, fidèle à la religion de l’Art. La superposition de ces deux aspects est originale, si l’on pense que la diva des années ’30 est traditionnellement représentée en tant que femme fatale, sensuelle, libre, émancipée, dominatrice, notamment dans le cinéma hollywoodien9. Nous allons analyser les deux aspects séparément et suivant l’ordre de succession des scènes dans la pièce.
7L’image de la diva domine la majeure partie du spectacle, particulièrement le début et la fin, c’est‑à‑dire dans les deux moments névralgiques du drame qui, dans la mise en scène, se rejoignent comme dans un cercle. Le spectacle s’ouvre sur l’apparition de Donata sur scène en robe longue noire et veste en fourrure de renard, devant le rideau du théâtre fermé, sur le son d’applaudissements du public. L’ouverture du rideau représente l’ouverture sur l’espace de la mémoire de l’actrice, car toute la mise en scène est conçue comme le souvenir de son histoire d’amour. La version télévisuelle contribue à accentuer la représentation de l’actrice en tant que diva de cinéma. La séquence des photogrammes qui suit la première image de la captation exploite les moyens techniques du cinéma : un premier plan montre à droite de l’écran le visage de l’actrice, blonde, émue aux larmes, yeux luisants, cils battants. Son regard porté vers la gauche de l’écran, évoquant un appel au souvenir, amorce l’ouverture du premier acte. L’actrice est absorbée dans ses pensées, nostalgique, dans une expression qui caractérisera plusieurs fois son visage durant la pièce. Dans l’espace organisé par la caméra, on discerne une image de Donata déjà emphatique, construite sur un registre pathétique qui donnera le ton à toute la pièce. Cet effet est amplifié par le jeu de lumières, qui souligne le visage et la trajectoire du regard, et par la musique de fond, grave et mélodramatique. Ainsi, dans la perception de l’image dramatique de l’actrice s’insinue déjà la possibilité du ridicule.
8À cette première partie, qui donne à la pièce un cadre métathéâtral, succède la véritable entrée en scène du personnage de Donata, qui conduit à la présentation de l’actrice aux amis d’Elisa. Cette entrée en scène est théâtrale, donc métathéâtrale : Donata‑Rossella descend les escaliers lentement, habillée d’une robe blanche, longue et assortie d’une traine ; au pied de l’escalier elle fait une petite pause et, de façon étudiée, marche vers les autres personnages en silence. Son premier monologue, portant sur les nombreuses possibilités de vie d’une artiste de théâtre,est prononcé de profil, le regard vers le haut, presque en pleurant, mais avec de la dureté dans la voix et le poing serré. Elle est troublée et, lorsqu’elle continue de parler, elle a souvent le regard baissé. La conversation avec les amis d’Elisa, qui se déroule dans une atmosphère lourde, tendue et statique, est rendue exagérément dramatique par l’outrance des gestes et de la voix de Rossella Falk, qui contrefait le surjeu de Donata comme actrice. Cette interprétation produit une sorte de décalage susceptible de déclencher le rire du spectateur. Ainsi, l’image de Donata assise sur le sofa, encadrée par des plantes ornementales, sa tête entourée par des feuilles de fougères, au moment de prononcer son deuxième monologue dans lequel elle exprime le trouble qu’elle ressent chaque soir après la représentation au théâtre, peut sembler comique. D’une manière générale, et peut‑être involontairement, Donata apparaît comme une caricature de l’Actrice dans l’interprétation de Rossella Falk. Au lieu de parler, l’actrice déclame : la pose de sa voix est profonde, sombre, creusée. On perçoit l’appui de cette voix sur les syllabes allongées et la musicalité de la phrase saccadée, syncopée, tranchée, quelquefois soupirée, suivie de silences profonds ; sa diction est artificielle. La version télévisée de la mise en scène de De Lullo exploite le gros plan pour souligner l’image des yeux ouverts de Donata, récurrente dans le texte de Pirandello pour indiquer l’incapacité du personnage de l’actrice à s’abandonner à l’amour. Au moment où Donata conclut son monologue, avant de prendre congé des amis d’Elisa pour aller se reposer dans sa chambre, la caméra nous montre à l’écran un gros plan des yeux alanguis : on perçoit ces expressions comme une parodie du jeu de l’actrice. Elle se dérobe et son visage se rembrunit. Là encore, sa sortie est surjouée : elle avance vers l’escalier, se retourne vers les invités pour s’excuser. La caméra fait alors un travelling arrière sur sa lente montée des marches pour souligner la sortie de scène de l’actrice.
9Dans le deuxième acte, d’autres actions montrent le personnage de Donata dans l’image stéréotypée de l’actrice de cinéma : Elj étant sorti de la maison, Donata, seule, retire le châle à fleurs avec lequel elle avait couvert le miroir pour ne pas se voir vivre dans la manifestation de ses sentiments pour Elj et se regarde dans la glace, profondément troublée. Elle s’accroche au châle avec les mains, appuyant sa tête dessus. De même, dans la conversation avec Elisa et le Comte Mola qui intervient au deuxième acte, Donata s’exprime de façon très accentuée, appuyée contre le miroir couvert par le châle, les yeux luisants. Le châle semble fonctionner comme un accessoire qui évoque la posture de la diva de cinéma accrochée aux rideaux dans des scènes d’amour. Il évoque aussi le rideau du théâtre et permet la mise en abyme de la scène dans laquelle le drame se joue. Dans le dialogue avec Elisa, Donata, en avouant reconnaître le théâtre, et non l’amour, comme son environnement naturel, parle la tête et la main appuyées au mur, dans une interprétation de l’actrice‑diva. On doit dès lors se poser la question de la réception dans son contexte particulier, historiquement et socialement déterminé : le ridicule, tel qu’il peut être perçu aujourd’hui dans cette mise en scène emphatique, était‑il un trait de la mise en scène et de la réception par le public de 1975 ? Dans ces séquences, on peut vraisemblablement penser qu’il n’y a aucune ironie de la part du metteur en scène, mais l’utilisation sérieuse d’un registre expressif dramatique qui se révèle stylistiquement désuet aujourd’hui.
10La fin de la pièce introduit un changement important de la part de De Lullo par rapport au texte de Pirandello : au lieu d’évoquer, dans sa chambre d’hôtel, la scène qu’elle a jouée auparavant au théâtre, Donata‑Rossella cite les passages de deux drames de Pirandello — Il giuoco delle parti (1918) et I sei personaggi in cerca d’autore (1921) — mis en scène quelques années auparavant par De Lullo et joués par la même actrice qui interprète Donata dans Trovarsi, Rossella Falk10. A travers ces deux citations, la mise en abyme de l’actrice réelle accentue la focalisation sur la figure de l’Actrice, prépondérante dans cette mise en scène : elle joue de façon emphatique, crie dans l’interprétation du passage de I sei personaggi et chacune des deux citations est suivie d’un enregistrement d’applaudissements qu’on entend hors‑champ. La dernière réplique du drame est prononcée dos aux spectateurs, face au miroir. Puis l’actrice se tourne vers le public, qu’elle regarde lentement de droite à gauche, en tournant légèrement la tête. Cette dernière scène, dans laquelle le metteur en scène semble vouloir retranscrire de manière absolument dramatique l’affirmation du choix du théâtre de la part de Donata, est susceptible, aujourd’hui, d’une réaction amusée du public par l’emphase de l’interprétation autoréférentielle de l’actrice Rossella Falk. Cette emphase comique est‑elle l’effet d’un décalage dans la réception ou appartient‑elle intrinsèquement au spectacle, par‑delà les générations de spectateurs ?
11En parallèle à cette figure de l’actrice‑diva, le personnage de Donata est, comme nous l’avons évoqué plus haut, aussi représenté par Rossella Falk comme une femme chaste. Dans les scènes d’amour du deuxième acte où elle se retrouve avec Elj, naît un décalage prononcé par rapport au personnage d’Elj, joué par Ugo Pagliai, qui, au contraire, paraît naturel et spontané dans son allure décontractée, ses postures dynamiques, son corps élastique, sa gestuelle adéquate à l’expression de la sensualité, ce qui génère encore une fois des effets comiques. Le deuxième acte s’ouvre sur Elj‑Ugo allongé sur le sol, les jambes écartées autour de la chaise sur laquelle est assise Donata, à qui le médecin soigne la blessure héritée du naufrage. Donata‑Rosella est habillée en robe longue, blanche, boutonnée jusqu’au cou, une sorte de tunique monacale. Elle a l’air pudique et ne semble pas à son aise. Lui, au contraire, est extraverti, libre, émancipé dans son expression verbale et corporelle de l’amour. Il montre une vitalité débordante : impétueux, il parle à Donata des surprises qu’ils pourront se faire mutuellement à l’avenir et l’embrasse ; il se met debout sur le lit ou s’allonge à côté d’elle, dans une explosion d’énergie ; elle est allongée sur le lit comme une statue, figée dans sa posture. Plus tard au cours du dialogue, Donata est assise sur une chaise et Elj est accroupi sur le sol, la tête appuyée sur sa poitrine. Elle le caresse avec un regard maternel : l’image du couple évoque la statue de la Pietà de Michelangelo. Elle, timide, regarde Elj comme on regarde un enfant vif, capricieux, mais pas méchant. Le conflit entre les deux protagonistes est donc réalisé scéniquement par le contraste corporel d’Elj, l’amant fougueux, et de Donata, qui ne correspond pas à la figure de l’amante sensuelle.
12Quoi qu’il en soit, dans la mise en scène de De Lullo, même si le personnage de Donata semble, dans une certaine mesure, surjoué par Rosella Falk, ce surjeu était perçu différemment à l’époque de sa conception. D’autant plus que dans la version télévisuelle, nous n’avons pas accès à d’éventuelles réactions de la part des spectateurs. Néanmoins, notons que dans la mise en scène de Loichemol, même si le personnage d’Elj est accentué d’une manière analogue à celui de Donata dans la version de De Lullo, les spectateurs réagissent et rient. Il nous semble donc pertinent d’étudier maintenant les mécanismes de mise en scène qui déclenchent ces réactions.
Se trouver d’Hervé Loichemol (1980)
13Dans la mise en scène de Loichemol11, nous allons analyser les scènes qui nous semblent contenir des éléments comiques pouvant être la manifestation de l’humorisme pirandellien. On trouve un premier effet comique dans la relation entre Donata (interprétée par Harriette Kraatz) et Elj (interprété par Jean‑Pierre Malo) vers la fin du premier acte, lors de la rencontre des deux personnages chez Elisa Arcuri, quand Elj se présente à l’actrice. Assis sur une chaise à cour, il vient d’expliquer avec une légèreté sarcastique que, orphelin de père et de mère, il a été élevé par son oncle. Se levant de sa chaise il avance de profil à pas feutrés vers Donata, qui se trouve à jardin, et dit d’un ton langoureux qui se veut séducteur : « … et moi je suis suédois : Elj Nielsen »12 ; il arrive au centre de la scène, arrête brusquement son badinage, les bras sur les hanches, en disant « Bon, voilà… assez… » Il baisse les bras et en se tournant d’abord face aux spectateurs puis en revenant tout de suite à cour, dit d’un rythme rapide et d’un ton agressif : « Je suis furieux contre moi-même, mais pas contre lui [son oncle] croyez‑le, à cause de ma stupidité qui me fait accepter ce ridicule. » Le comique naît alors de la brusque interruption de la tentative de séduction de la part d’Elj, impatient de sortir en mer avec son bateau. Quelques minutes après, Elj semble reprendre le ton de la séduction : Donata s’est proposée comme compagne d’aventure pour la sortie en mer. Nina, adolescente éperdument amoureuse d’Elj, voulant s’opposer à cette sortie, crie mais Donata dit à Elj : « Faites‑la taire », et Elj, penché en avant sur Donata, lui répond d’un ton doux : « Oui, oui, je vais la faire taire… attendez-moi dehors, je viens tout de suite ». Donata sort à jardin, Elj se précipite à cour sur Nina et lui donne un baiser pour la faire taire. Le décalage tient à la façon dont Elj se comporte face à Nina, qu’il embrasse pour s’en débarrasser, tandis que face à Donata, dont il cherche tout à coup l’affection, il se tient courbé en avant, les mains sur les hanches, comme empoté, cela ne lui donnant pas vraiment l’air d’un séducteur.
14Le deuxième acte s’ouvre avec une nouvelle scène susceptible de déclencher le rire du spectateur : Donata et Elj sont dans l’atelier d’Elj, suite au naufrage du bateau. Donata, pendant que le médecin est en train de lui panser une blessure à la nuque due à la morsure d’Elj dans sa tentative de la sauver, évoque cet épisode où tous deux ont frôlé la mort : « Je voulais mourir », dit‑elle, d’un air sérieux, inspiré ; Elj‑Malo, du ton plaintif qui caractérise souvent ses réponses dans cette mise en scène, réplique : « Mais pas moi, merci ». Dans ce même dialogue, Donata continue : « Est-ce que tu n’as pas cherché à te débarrasser de moi […] ? L’instinct… » ; Elj, étonné, se défend : « L’instinct… quel instinct ? J’ai agi consciemment, autrement je t’aurais laissée couler pour me sauver moi‑même ; au contraire, j’ai failli me noyer une deuxième fois pour te sauver en nageant avec un seul bras. » L’acteur accompagne sa réponse par une mimique qui déclenche le rire des spectateurs : debout, de profil au centre de la scène, en face de Donata qui est à jardin, il tourne son bras droit en arrière en faisant des cercles comme s’il nageait dans l’eau, le bras gauche tendu en avant et la paume de la main vers le haut ; il mime leur aventure en mer d’une façon mécanique qui fait rire. On rit également quand Elj‑Malo, ayant accompagné à la porte le médecin qui sort de l’atelier, entre sur scène en chantonnant, insouciant, d’une allure désinvolte, tandis que Donata‑Harriette, allongée sur une chaise longue, ouvre rapidement un livre et fait semblant de lire pour paraître naturelle. En réalité, par un regard transversal, elle scrute son amant comme pour étudier la situation : le comique résulte du contraste entre elle, tendue et attentive, et lui, décontracté et content de lui.
15Plus loin dans le dialogue, Donata, qui aimerait se découvrir différente physiquement pour être en accord avec ce que l’amour produit de bouleversant dans sa vie, exprime son regret de ne pas avoir un autre visage, un autre corps, une autre voix : « Je ne peux pas en avoir une autre [de voix] n’est‑ce pas, c’est la mienne » ; Elj-Malo, à nouveau étonné, répond : « Oui, c’est la tienne, à qui tu veux qu’elle soit ? » Le comique perce ici par l’expression du visage qui accompagne la réponse concrète du personnage d’Elj à la quête d’identité de Donata. Le dialogue entre Donata, créature spirituelle qui se trouve confrontée pour la première fois à la sensualité de son corps, et Elj, naturel et sportif, continue sur le même registre : « DONATA : Tu regardes mon corps ? / ELJ : Que veux-tu donc que je regarde ? […] / DONATA : Combien de fois j’aurais voulu en avoir un autre / ELJ : Mais pas moi, c’est celui‑là que je veux et que j’aime. » C’est toujours le ton plaintif d’Elj‑Malo, qui proteste comme un garçon indocile, qui fait rire ici. Elj se trouve depuis vingt jours avec Donata dans la maison sur la Riviera, qui appartient à son oncle et où le jeune homme avait installé son atelier de peinture. Il aimerait faire une promenade sur la plage avec Donata, qu’il invite soudain à sortir, mais elle ne veut pas : « ELJ : Viens / DONATA : Non Elj, restons ici, il faut réfléchir. » A cette réponse Elj‑Malo, qui est debout, reste interdit, les mains sur les hanches, en silence. Son incompréhension attire l’attention sur la posture de Donata, en retrait dans son exigence de raison, dépourvue de toute impulsion liée à la sphère sensorielle du corps, la rendant comique à son tour. Si le contraste existe déjà entre les deux personnages dans le texte, il est réalisé ici par Harriette Kraatz et Jean‑Pierre Malo de façon comique. Par conséquent, Donata, qui symbolise ici l’intelligence, le calme et la distance à l’égard de ses sentiments, s’oppose dans la construction du personnage mais aussi dans le jeu scénique à Elj qui n’agit que par instinct et par impulsion. Le dialogue qui suit entre les deux amoureux peut également faire rire : « DONATA : Où suis-je ? / ELJ : Avec moi… ! / DONATA : Et qui es-tu ? / ELJ : Quelle question…» Le comique naît encore une fois du regard surpris et du ton de la voix de l’acteur qui joue le rôle d’Elj, qui amplifient l’écart entre la dimension métaphysique de Donata, toujours dans le questionnement et sa quête d’identité, et les réponses concrètes d’Elj qui prend les choses au pied de la lettre et ramène son amante au hic et nunc du moment présent, dans une sorte de décalage burlesque.
16Quant à Elj, il a la conviction d’être persuasif, de plaire et de pouvoir séduire Donata en s’offrant à elle comme le nouveau centre de son existence (qui jusque‑là était le théâtre). L’interprétation de Malo, rendant ici le personnage d’Elj comique, amplifie l’opération effectuée par Pirandello dans le drame : démasquer la trame rhétorique de la relation amoureuse en montrant l’artificialité de sa construction psychologique et sociale. Dans la création du personnage pirandellien, ce constat est à la fois source de distanciation humoristique et d’angoisse existentielle. Le dramatique et le comique se répondent comme dans un jeu de miroirs qui les déploie et les met en abyme. Deux êtres humains qui, à travers l’amour, cherchent à étoffer leurs existences en matière d’aboutissement et de vérité se découvrent pris dans le filet d’une rhétorique, celle de la parade amoureuse, qui les précède et, souvent, les dépasse. Donata croit aimer Elj, mais en réalité elle utilise la rencontre avec lui afin de répondre à son vide existentiel par une relation d’amour qui est prédéterminée par la séquence normative rencontre-aventure-passion-amour-mariage.
17Dans le troisième acte de la pièce, est représenté de manière comique un dialogue entre Elj et son oncle à propos du spectacle joué par Donata qu’Elj a fini par ne plus supporter, en quittant la salle. A propos de la scène d’amour interprétée par l’actrice, Elj pense être le seul dans le public à avoir reconnu les gestes d’amour que Donata aurait appris dans l’intimité avec lui : « Qui savait ? Moi seul… » Son oncle, après une courte hésitation, réplique : « Quoi toi seul… tout le monde le savait… mon cher, cette pièce a été son plus grand succès de l’année. » Son oncle lui fait alors prendre conscience qu’il n’est pas le seul destinataire à comprendre les gestes et répliques que Donata a faites sur scène, alors qu’elle jouait un rôle. Effaré par cette déclaration, pourtant triviale, Elj déclare alors : « C’est maintenant qu’elle sait. » Le comique naît de ce décalage qui est amplifié par l’interprétation de Malo. Nous avons donc d’une part un écart d’ordre textuel (l’incompréhension d’Elj, prévue par Pirandello), et d’autre part l’interprétation de Malo qui réalise cet écart : il ressemble à un gamin déçu par une tromperie de la vie, comme si on l’avait piégé. Ainsi, la réponse de son oncle vient rompre son illusion d’une connaissance exclusive des gestes et de la mimique de Donata dans l’expression de l’amour. L’opposition moi seul vs tout le monde, qui correspond à l’opposition homme‑amour vs public‑théâtre sur laquelle est structuré le drame, fait ressortir un effet comique à cause de l’expression de l’acteur qui donne à voir non seulement son orgueil blessé d’amant jaloux, mais aussi toute son ignorance du langage du théâtre et du rapport mimétique entre réalité et fiction qui se produit sur scène. Le jeune homme prend l’air idiot de celui qui n’a rien compris. D’un air pitoyable et risible à la fois, il abandonne la chambre d’hôtel – occupée avec Donata à l’occasion du spectacle – et la scène. Pendant les scènes qui suivent, Donata, rentrée à l’hôtel, ayant appris le départ de l’amant et l’ultimatum qu’il lui a communiqué par son oncle, réalise qui est Elj : c’est, selon elle, un idiot. Le terme, prononcé à plusieurs reprises à la fin de la représentation par l’amante, se répercute rétrospectivement sur toute la pièce et semble résumer le profil d’Elj : on comprend maintenant que le comique de son personnage vient de sa niaiserie par rapport à la dimension artistique du personnage de Donata et à la relation conflictuelle qui en découle. Le mot final idiot se charge, alors, d’une fonction métathéâtrale par rapport à l’image comique précédente qui émanait d’Elj : à la fin de la représentation de Loichemol le spectateur prend conscience d’avoir ri, ou souri, d’un idiot. Par conséquent, dans cette mise en scène, la légèreté induite notamment par le jeu des acteurs permet au spectateur de jouir de la constatation du contraire, tout en lui laissant suspecter qu’existe le second niveau de l’humorisme pirandellien, le sentiment du contraire.
L’apparition du comique dans le passage du texte à la scène
18Les deux mises en scène, comme nous l’avons vu, n’ont donc pas pour but de susciter le rire à proprement parler. Cependant, des sourires d'étonnement apparaissent çà et là, lorsque le spectateur se trouve confronté aux grincements des contraires : c’est une forme de dérision qui, par son pouvoir corrosif, ronge la réalité du personnage et sa faculté de persuader l’Autre, le personnage interlocuteur et le spectateur, qui perçoivent le personnage comme risible lorsque celui‑ci doit faire face à des dilemmes logiques ou émotionnels, seul. Ceci correspond à la conception pirandellienne de la réalité, qui est vue par le prisme de l’humorisme, et selon laquelle tout est susceptible de dérision en même temps que de compassion, en fonction du point de vue et de la distance du sujet par rapport à l’objet. Un tel comique renvoie à une définition de l'humorisme comme art du contraste. L'humoriste est en fait appelé à recréer le réel, déjà constitutivement structuré selon le contraste, par la déconstruction de ses éléments contraires dans une possibilité de configurations kaléidoscopiques qui correspondent aux multiples points de vue de la vision humoristique. Dans une telle perspective, l'humorisme est une esthétique de la représentation de la réalité a parte subiecti. Dans les dialogues du texte de Se trouver, le contraste entre les deux personnages est à peine esquissé par Pirandello : le texte délègue implicitement aux possibilités de la mise en scène la réalisation des aspects – dramatiques et comiques – qui sont constitutifs de l'humorisme. Ce dernier est sous‑jacent dans le texte, d'où la singularité d'une écriture dramatique qui met à contribution le lecteur, appelé à effectuer sa propre mise en scène mentale d'un texte qui apparaît comme suspendu dans son indétermination, parfois aux limites de l'ambigüité des significations. Une telle intervention du lecteur exprime la nature complexe et souterraine de l'œuvre et son caractère stylistique essentiel : la tension entre les contraires, neutralisée dans le texte, est prête à s'activer sur scène dans la dialectique des formes par lesquelles le contraste va être représenté. Une fois cette œuvre profondément autobiographique interprétée par Marta Abba, Pirandello l'aurait ensuite laissée en quête d'auteur, soit d'une interprétation scénique qui représente le prolongement et la concrétisation de sa propre vision humoristique qui dans le texte reste au niveau d'une pure interrogation.
19La construction humoristique de Se trouver est donc effectuée sur une trajectoire qui d’une réalité observée et restituée subjectivement dans le texte par l’auteur arrive sur les planches par le biais d’un autre point de vue singulier, celui du metteur en scène. D’abord, l’auteur opère une décomposition du réel qui peut faire penser à la fragmentation dans la poétique cubiste : dans la réalité, les éléments contrastants se trouvent inextricablement liés, croisés, superposés, entremêlés. Dès lors, par le regard perçant de son intelligence, l’humoriste effectue par l’écriture un morcellement de cette réalité en fragments qui, juxtaposés comme dans un puzzle sur la page du texte, multiplient la vision du réel par la myriade de leurs facettes : le texte dramatique se trouve polarisé vers le comique autant que vers le tragique. Puis, le metteur en scène, dans la représentation, donne une direction à cette polarisation, en transposant ces fragments sur l’espace de la scène et en les orientant vers une construction comique ou tragique. Ainsi, le potentiel du caractère ambivalent du drame, latent dans le texte, trouve sa propre actualisation dans l’architecture à trois dimensions de la mise en scène. Cette dernière, grâce à un processus d’entéléchie, selon les termes de la métaphysique aristotélicienne, représente l’aboutissement d’un passage de la puissance à l’acte, et le développement d’un élément présent, avec son contraire, dans la matière intellectuelle du texte, voire dans la conception du drame. Celle-ci, telle qu’envisagée par Pirandello dans Se trouver, correspond à la figure de l’actrice dans sa relation problématique avec l’art et l’amour.
20Dans les représentations théâtrales susmentionnées, le comique (la constatation du contraire) n'est pas, d'après nous, le stade à dépasser de la vision humoristique, mais l'humorisme même dans la forme typique qu'il acquiert sur scène : le déploiement d'une orientation possible inscrite dans le texte du drame. Dans sa transposition du texte à la scène, l'expression de l'humorisme par le comique dans les représentations analysées apparaît comme paradigmatique de la fonction de l'humorisme tout court : donner du réel une interprétation subjective et relative qui répond à la requête péremptoire, postulée par le réel lui-même, d'une attribution des significations à la coexistence des contraires. Cela se définit en termes de liberté nécessaire qui renvoie à la conception sartrienne de la liberté dans son rapport avec le choix13. La création du comique sur la scène de Se trouver représente une interprétation possible du drame existentiel de l'artiste. C’est pourquoi dans les représentations analysées les éléments qui prêtent à rire suggèrent que, mis en scène d’une autre façon, ils pourraient donner lieu à une interprétation scénique opposée, construite sur l’élément complémentaire du tragique14. On a également vu que le comique était le résultat d’un montage de la part du metteur en scène de la fragmentation de la réalité effectuée par Pirandello à l’intérieur du texte. Or, ces représentations constituent à leur tour, singulièrement, un fragment de l’ensemble idéal de toutes les mises en scène possibles de Se trouver, celles déjà effectuées dans l’histoire de la représentation de l’œuvre, et celles qui peuvent être effectuées. Les mises en scène étudiées, qui restructurent sur le versant du comique le découpage de la réalité opéré par l’humoriste, s’inscrivent donc dans une macrotextualité scénique où les éléments constitutifs de l’humorisme sont diversement interprétés, ou interprétables.
21La définition du comique comme réalisation particulière de l’humorisme sur scène engendre une problématisation de la notion d’humorisme, à partir de sa définition même. La représentation sur scène de l’humorisme sous forme d’un comique qui porte en son sein l’élément du tragique, comme le revers d’une médaille, signale un écart entre la définition susmentionnée de l’humorisme (telle que Pirandello l’a donnée dans son essai), et les possibilités des configurations effectives de l’humorisme dans la pratique de la scène. Au centre du problème s’impose le statut du comique dans sa relation avec le tragique au sein de l’esthétique de l’humorisme15. Trovarsi de De Lullo et Se trouver de Loichemol sont, pour conclure, deux mises en scène pirandelliennes dans la mesure où, à l’instar d'autres transpositions totalement différentes, elles donnent forme à l'intelligence humoristique de Pirandello par rapport au drame de l'Actrice, qui est le drame même de sa propre existence.