Colloques en ligne

Kostoula Kaloudi

Back to the Future / Peggy Sue Got Married : un voyage cinématographique dans le temps

1Dès les premières années de son existence, le cinéma a montré qu’il avait la capacité d’abolir les limites du temps, de faire voyager le spectateur dans le passé en le lui faisant revivre, et de créer son propre espace-temps dans le cadre de l’écran. Parallèlement, le cinéma a reçu de divers domaines de l’art et de la science des influences qui ont modifié la notion du temps pour l’homme du début du XXe siècle. Le chemin de fer, la psychanalyse et l’hypnose, la photographie et sa présence de plus en plus forte dans la vie quotidienne ont eu un impact sur l’image et la narration cinématographiques. Les limites posées par les distances changeaient, le retour aux souvenirs acquérait une autre gravité, tandis que le temps s’arrêtait pour toujours et que l’instant restait prisonnier d’une image. Sur l’écran de cinéma, les dimensions du temps changeaient, donnant au spectateur le sentiment nouveau d’une autre réalité. Les fantasmagories de Georges Méliès faisaient tenir en quelques minutes toutes les pages d’un conte ou d’un roman, tout en ayant le temps de surprendre et d’enchanter le spectateur. Les premiers effets cinématographiques, l’apparition et la volatilisation de personnages et d’objets introduits par Méliès suscitaient la surprise tout en donnant au cinéma la possibilité de créer son propre espace‑temps. Le voyage dans le temps devint vite une source d’inspiration pour les premiers réalisateurs du siècle. Giovanni Pastrone introduisit la reconstitution du passé avec le genre du péplum : son film Cabiria ouvrit la perspective de revenir à l’Antiquité. Le passé devenait désormais un leitmotiv thématique, mais aussi un défi pour la mise en scène, pour la création de décors de cinéma ainsi que pour l’utilisation de l’éclairage et plus tard du son. Le voyage dans le temps devint ainsi une spécificité du cinéma, depuis les premiers péplums jusqu’aux films historiques de David Wark Griffith. L’Histoire américaine et les époques différentes des quatre épisodes d’Intolérance prirent vie grâce à l’invention de Griffith : un montage narratif qui transformait la technique d’assemblage des plans en instrument d’utilisation du temps par le cinéma.

2Comme l’a observé Edgar Morin, le cinéma est apparu à peu près à la même époque que l’avion. L’avion a donné à l’homme la possibilité de réaliser l’un de ses rêves les plus fous : voler. Le cinéma a ouvert la voie vers un autre ciel :

vers un ciel de rêve, vers l’infini des étoiles – des « stars ». Baigné de musique, peuplé d’adorables et de démoniaques présences, échappant au terre-à-terre dont il devait être, selon toutes apparences, le serviteur et le miroir1.

3Un sentiment totalement différent du temps est donné au spectateur‑voyageur par l’accélération, le ralentissement, la répétition.

4Il existe assurément de nombreux films, des débuts du cinéma jusqu’à nos jours, qui bouleversent la logique du temps, l’arrêtent, le répètent ou l’inversent. Pour rester dans le paysage contemporain, nous pourrions citer à titre indicatif quelques exemples variés : dans Groundhog Day, la même journée se répète, condamnant le héros à un présent éternel et finalement ennuyeux et pesamment prévisible ; dans Irréversible, nous suivons l’histoire de la fin vers le début ; et dans Memento, le temps reste incertain et transmet au spectateur le sentiment subjectif du héros.

5Dans ce voyage dans le temps, un chapitre à part a été écrit pour le cinéma par le genre de la science‑fiction, dont la caractéristique principale est, selon Vincent Pinel, « un saut brutal et traumatisant dans le futur2 ». Il existe aussi, naturellement, des films qui tentent au contraire « une remontée dans le temps3 », et c’est deux cas de ce genre que nous allons examiner.

6En 1985 et 1986 respectivement sont tournés deux films qui racontent la même histoire : les héros retournent dans le passé et ont l’occasion de redessiner le cours de leur existence. Il s’agit de Back to the Future de Robert Zemeckis et de Peggy Sue Got Married de Francis Ford Coppola, qui transposent à l’écran le désir qu’a chacun de voyager dans le temps, de visiter le passé, de découvrir ou de revivre la réalité d’une autre époque. En transportant leurs héros du présent aux années 1955 dans le premier cas et 1960 dans le second, les deux films effectuent un voyage dans le temps, transmettant un sentiment de nostalgie. En outre, ayant été tournés pendant la période reaganienne, ils réexaminent, malgré leur histoire superficielle au départ, non seulement un passé personnel, mais le passé de l’Amérique elle‑même. Mais comment les deux films représentent-ils le trajet dans le temps ? Font-ils usage de la science-fiction, ou transportent-ils leurs héros dans le passé sans avertir le spectateur ? Comment utilisent-ils la capacité du cinéma à abolir les limites de la suite logique et à créer son propre espace‑temps ? Ont-ils des éléments communs pour ce qui est du retour dans le passé, au‑delà des différences évidentes dans la mise en scène ?

7Avant de chercher à répondre aux questions que soulèvent ces films, il convient de s’arrêter sur quelques caractéristiques de l’époque à laquelle ils ont été tournés. Nous nous trouvons sous la présidence de Ronald Reagan, dans une Amérique désormais déculpabilisée du traumatisme du Vietnam, caractérisée par la montée du conservatisme, le renforcement des valeurs blanches traditionnelles et la promotion incessante de la gloire et de la puissance américaines. Le cinéma américain abandonne les sujets qu’il avait traités au cours de la décennie précédente : la critique sociale, la présence indirecte de la politique, l’influence de l’anti‑culture. Un nouveau modèle est créé, celui du héros reaganien, dont les traits principaux sont la dureté et la fascination pour la force et la guerre, que nous rencontrons significativement dans les films de Rocky et de Rambo. Les films d’action dominent, mais on tourne également des films de science‑fiction et des comédies. Heureusement, la génération qui a renouvelé le cinéma américain au cours des années 1970, et dont les principaux représentants sont Scorsese, Coppola ou Spielberg, reste active.

8Dans ce contexte, nous distinguons certains films qui expriment un sentiment de nostalgie pour un passé relativement proche, celui des années 1955‑1960. Citons par exemple les biographies musicales La Bamba et Great Balls of Fire, le succès commercial que fut Dirty Dancing, Hairspray de John Waters, et les deux films, Back to the Future et Peggy Sue Got Married, sur lesquels nous allons nous attarder. Si le point commun le plus marquant entre ces deux derniers films est le voyage dans le temps et le retour à une certaine époque d’innocence identifiée aux premiers signes annonciateurs de la contestation, de la culture jeune et de l’apparition du rock’n’roll, ces deux films ne proposent-ils pas aussi indirectement une critique de l’Amérique toute‑puissante de l’époque de Reagan ?

9Le film Back to the Future, signé par Robert Zemeckis et produit par Steven Spielberg, raconte l’histoire du jeune Marty, qui revient de 1985 à 1955 grâce à l’invention de son ami Doc, savant farfelu : une voiture qui a la possibilité de voyager dans le temps. On note dans le film des traits typiques relevant du genre de la science‑fiction, comme la figure du savant fou et la présence d’une machine à remonter le temps. Mais le film de Zemeckis rappelle aussi fortement, comme nous le verrons, les comédies des années 1930, puisque les quiproquos y dominent, avec les imbroglios sentimentaux, les personnages caractéristiques de la petite ville et le happy end.

101985, année où Marty, le héros du film, revient dans le passé, est une mauvaise année pour lui et pour sa famille, qui n’a rien à voir avec le modèle de la famille américaine. Chacun de ses membres est une variante du type du raté : le père, solitaire, est harcelé par Biff, son chef, un être grossier et insolent ; sa mère, négligée et alcoolique, souffre de dépression ; ses frères et sœurs ont des problèmes dans leur vie personnelle et professionnelle. De retour en 1955, Marty va rencontrer ses parents, mais prendre malencontreusement la place de son père lors de sa rencontre avec sa mère, qui va tomber amoureuse de lui. Disposant de fort peu de temps, Marty devra intervenir de manière énergique dans les événements pour que ses parents entament la relation qui conduira à leur mariage, à sa propre naissance et à la création de sa famille dans l’avenir ; parallèlement, il devra trouver un moyen de revenir en 1985.

11Le film souligne de plusieurs façons le gouffre qui sépare les deux époques. L’arrivée de Marty en 1955 terrorise les premières personnes qu’il rencontre, parce qu’on le prend pour un extraterrestre. Ensuite, voyant qu’est projeté dans le petit cinéma de la ville (dont il sait qu’il a été converti en salle de films pornographiques en 1985) un film dont les acteurs sont Reagan et Barbara Stanwyck, Marty ne peut s’empêcher de dire que Reagan sera un jour président des États-Unis – à quoi on lui répond : « Et le vice-président, ce sera Jerry Lewis ? » En tout cas, Marty parviendra à renverser l’histoire de sa famille, il aidera son père timide et renfermé à se débarrasser de la tyrannie de Biff, le dur de l’école qui le tourmente depuis ses années de lycée, à s’imposer et à sortir de sa solitude. Quand il revient en 1985 grâce à l’aide de son ami Doc le savant et de sa machine à remonter le temps, sa famille est totalement différente. Ses parents ont l’air de gens qui ont réussi, ils sont heureux, présentables et encore amoureux, tandis que Biff tient maintenant le rôle du raté.

12Il convient de nous arrêter sur la manière dont se fait le voyage de Marty du présent dans lequel il vit vers le passé, et inversement, car c’est cet aspect qui assure la parenté du film avec le genre de la science‑fiction. La machine à remonter le temps inventée par Doc est le moyen qui permet le retour au 5 novembre 1955, date fixée par l’inventeur, qui a utilisé du plutonium subtilisé à des terroristes libyens. Or ces derniers, s’étant aperçus du larcin, reviennent armés, et Marty, qui se trouve là parce que son ami voulait lui révéler son invention, entre dans la voiture pour leur échapper tandis que Doc tombe sous leurs balles. Marty se retrouve donc dans le passé par erreur, et son problème n’est plus seulement d’être sûr que ses parents vont se rencontrer pour que lui‑même existe, mais aussi de savoir comment il reviendra en 1985, puisqu’il n’a pas assez de plutonium. Il parvient à trouver Doc, et l’avertit du danger qu’il courra dans le futur : Doc conclut que la seule façon pour Marty de se retrouver dans son temps naturel est de mettre à profit l’électricité produite par l’éclair qui frappera le tribunal de la petite ville, événement que Marty connaît parce qu’il deviendra dans le futur un point de référence dans l’histoire de la ville. Finalement, le plan de Doc fonctionnera, Marty reviendra à son existence normale et ses avertissements permettront au génial inventeur d’échapper à la mort en portant un gilet pare‑balles. Il y a donc une référence constante aux niveaux du temps auxquels le héros se situe sans qu’il se crée de faille dans le récit, malgré les commentaires indirects que nous pouvons discerner.

13Le film remonte dans le passé en commentant le présent de l’Amérique de Reagan. Dès le début de l’histoire, Marty a tout l’air d’un héros anti‑reaganien, provenant d’une famille de ratés qui incarne l’autre face du rêve américain. Il est lui-même confronté à la méfiance de l’environnement scolaire, son orchestre est exclu du bal de l’école et son plus proche ami est le savant excentrique et marginal de la petite ville. En remontant dans le passé, Marty change la donne de l’Amérique de 1955. Le blond et impertinent Biff est neutralisé et ne sera plus désormais le modèle de l’Américain qui a réussi, parce que Marty crée un espace pour l’intériorité et l’imagination de son père. Ses autres interventions sont également décisives, puisqu’il invente le rock’n’roll, qui arrive jusqu’aux oreilles de Chuck Berry, encore inconnu ; et c’est lui qui donne au jeune employé noir de la cafétéria l’idée de se présenter un jour aux élections municipales, en lui prédisant l’abolition des discriminations raciales. Il prend le parti des musiciens noirs qui poursuivent Biff et ses amis quand ces derniers traitent un des membres de l’orchestre de « spook », surnom méprisant attaché aux Afro‑Américains. Grâce aux interventions de Marty, l’Amérique blanche forte de Reagan semble perdre un peu de sa puissance, et le héros énergique du cinéma reaganien qui domine dans le paysage des années 1980, incarnant les aspects conservateurs d’une Amérique toute‑puissante, semble moins triomphant. Rappelant un autre héros de Franck Capra, James Stewart dans La vie est belle4, Marty a l’occasion de voyager dans le temps5 et d’influer de manière décisive, par son existence, sur la marche de sa famille, de sa ville et de l’Amérique même.

14Or il peut être intéressant de rapprocher Back to the Future et Peggy Sue Got Married. Commençons par signaler que ce dernier film était une « commande », tournée par Coppola à un moment où sa société connaissait des difficultés financières. Mais, comme il le dit lui‑même, il est finalement tombé amoureux du scénario et a mis dans le film des éléments de sa propre vie, de ses souvenirs et de son enfance6. Le film raconte l’histoire de Peggy Sue, une femme de quarante-trois ans récemment divorcée qui remonte le temps et se retrouve en 1962, l’année de la fin de sa scolarité. Elle a l’occasion de voir son passé d’un autre œil, avec plus de compréhension et de tendresse, et d’intervenir, même si cela ne changera rien au parcours de son existence. Coppola dit qu’en tournant le film, il avait à l’esprit la pièce de théâtre de Thornton Wilder, Notre petite ville7, et qu’il en a conservé certains éléments importants8, comme le cadre de la petite ville, les « gens ordinaires9 », le voyage dans le temps et la possibilité donnée à un personnage de revisiter son propre passé et de tirer cette conclusion, que chaque moment de sa vie est finalement important et unique. Nous pouvons donc aussi trouver dans le film de Coppola, comme dans Back to the Future, des similitudes avec le film de Capra, La vie est belle, ainsi qu’avec la structure des comédies des années 193010.

15Dans le film de Coppola, il n’y a pas de machines à remonter le temps ni d’inventions promettant de tels voyages. L’émotion qui submerge Peggy Sue en même temps que la vague de souvenirs, combinée à son état psychologique fragile depuis sa séparation, suffit à la transporter dans le passé. Peggy Sue semble vivre au départ une expérience cinématographique dont l’évolution reste, toutefois, imprévisible. Ici d’ailleurs, nous pouvons rappeler la faculté – au-delà de la technique – du cinéma d’amener le spectateur à un état psychique analogue à celui du devin ou du mage lorsque, dans les images projetées devant lui, il pense reconnaître des éléments de son passé ou voir son futur. Le cinéma, espace de « magie, d’illusion et de prestidigitation11 » selon Youssef Ishagpour, a la capacité d’offrir au spectateur une expérience psychique particulièrement forte, de l’emmener dans un voyage dans l’espace et dans le temps, dans un autre monde, onirique, d’ombres et d’esprits, où s’effacent les distinctions entre l’illusion et la réalité, le vrai et le faux, les vivants et les morts. C’est dans un tel espace, piégé entre le présent et le passé, que se trouve aussi l’héroïne du film. Le voyage dans le temps semble donc avoir été provoqué par la fragilité psychologique de l’héroïne ; d’ailleurs, la cérémonie organisée par une secte étrange à laquelle appartient aussi son grand‑père est un échec. Finalement, c’est l’émotion forte qu’elle vivra avec Charlie qui sera capable de la ramener dans le présent. « Ce petit cinéma que nous avons dans la tête12 » est seul responsable, en fin de compte, de cette étrange expérience.

16Ici, le transfert dans le temps a lieu d’une manière inexpliquée, sans le prétexte de la science‑fiction, quand Peggy Sue s’évanouit au moment où elle est couronnée reine du bal lors des retrouvailles de sa classe en 1986. Elle est transportée dans le passé, mais en fait, comme nous l’apprenons à la fin du film, elle est restée dans le coma pendant toute la durée de son voyage dans le temps. Et c’est aussi de façon inexpliquée que Peggy Sue revient dans le présent pour trouver à côté d’elle à l’hôpital son mari Charlie. Elle lui demande alors de prendre avec elle un nouveau départ, ayant pris conscience qu’il l’aime réellement. Le film utilise à nouveau les imbroglios chronologiques en intégrant dans la narration un élément comique spécifique. L’héroïne qualifie elle‑même son voyage dans le passé d’ « anachronisme mobile », et confond sans arrêt les savoirs, les expériences et les événements du présent avec ceux du temps qu’elle visite. C’est ainsi qu’elle révèle à son camarade de classe génial mais isolé les découvertes technologiques du futur, qu’elle présente à Charlie une chanson des Beatles, et qu’elle satisfait son imagination d’adolescente en devenant pour quelque temps la petite amie du jeune beatnik marginal auquel elle donne des conseils pour sa future carrière d’écrivain. D’ailleurs, l’un des éléments qui ne laissent pas de marge au film concernant le voyage de Peggy Sue dans le passé, c’est la dédicace que l’écrivain adresse à l’héroïne dans un livre qu’il lui offre en 1986, confirmant leur rencontre. Mais au‑delà des trouvailles communes qui existent dans les deux films, l’élément de la nostalgie est plus fort dans Peggy Sue Got Married, car Coppola le souligne en insistant sur les objets et les habitudes de l’époque, et en faisant un usage particulier de l’éclairage et de la technique de la surimpression, ce qui crée un dispositif onirique.

17Peggy Sue Got Married est tourné en une époque où le conservatisme s’impose, et où le climat de contestation des deux décennies précédentes semble bien loin. Mais Coppola revient avec son film au début des années 1960, c’est‑à‑dire au point de départ de la culture jeune et des grands bouleversements sociaux qui ont changé les mœurs et les coutumes de l’Amérique – mais aussi à la fin définitive de l’ère de l’innocence. Ce choix rappelle qu’il a existé un autre modèle, moins matérialiste et cynique que celui des années 1980. Les protagonistes s’écartent du héros reaganien dominant. Peggy Sue elle-même n’est pas particulièrement jeune, et les marques de fatigue et de maturité sont évidentes dans son personnage ; et les autres personnages, depuis le futur savant et le poète agressif jusqu’au pittoresque Charlie d’alors et de maintenant, n’ont rien à voir, eux non plus, avec le modèle du héros fort. Grâce à son voyage dans le temps, Peggy Sue semble accepter les choix erronés qui malgré tout ont dessiné le cours de son existence.

18Nous voudrions nous arrêter également sur les similitudes que présentent les deux films avec celui de Franck Capra, La vie est belle. Dans le film de Capra, James Stewart a l’opportunité de voir comment serait sa ville si lui‑même n’avait pas existé. Les gens qu’il aime ont pris une voie tout à fait différente parce qu’ils ne l’ont jamais rencontré, et la tranquille bourgade s’est transformée en lieu hostile rempli maisons de jeu et de boîtes de nuit. Il peut voir une version tout à fait différente de sa réalité et apprécier autrement ses choix et sa propre vie que, avant cette « visite » parallèle dans le temps, il sous‑estimait à cause de ses problèmes. Dans Back to the Future, Marty, lors de son retour dans le passé, se voit confronté à la possibilité de sa non‑existence dans le futur et essaie par tous les moyens de ne pas intervenir dans le cours des événements qui constituent l’histoire de sa famille. De même que personne ne reconnaît James Stewart dans le film de Capra, de même Marty voit ses frères et sœurs s’évanouir de la photographie familiale qu’il garde sur lui, signe que le temps s’écoulera sans lui et sans sa famille s’il ne parvient pas à faire que ses parents se rencontrent. Quand il sera sûr que les choses évolueront conformément à la connaissance qu’il en a, sa joie sera grande, comme celle de James Stewart quand il revient chez lui dans sa famille. Dans Peggy Sue, l’héroïne cherche elle aussi à revenir à sa réalité temporelle normale sans finalement exploiter l’occasion qui lui est donnée de modifier son destin. Elle tente même de revenir dans le présent en demandant de l’aide à son grand‑père et à une étrange organisation secrète qui dit avoir la capacité de voyager dans le temps. Cependant, elle reviendra comme elle était partie, de façon inexpliquée, et se réveillera soulagée de se retrouver à nouveau dans ce qui constitue son environnement familier.

19Le voyage en arrière dans le temps qui ramène à l’amorce des grands changements ayant mené à l’effervescence des années 1960 n’est certainement pas, dans les deux films, le fait du hasard. En dépit de carrières cinématographiques différentes, les deux réalisateurs partagent les mêmes opinions politiques. Coppola soutenait le parti démocrate et appuya ouvertement plusieurs candidats, à l’instar de Robert Zemeckis. Par conséquent, à l’ère du conservatisme triomphant, les deux réalisateurs expriment à travers leurs films leurs propres positions politiques. Bien qu’aucun message politique direct n’y soit discernable, leur commun retour au passé met sur le devant de la scène l’Amérique d’une autre époque, qui se caractérisait par l’espoir que les choses pourraient changer. Le voyage en arrière de Marty et de Peggy Sue, suivi de leur retour dans leur réalité, donne à penser qu’un autre bonheur personnel et collectif aurait pu exister et être conquis par des moyens différents de ceux que dictait l’époque de la présidence Reagan.

20Pour terminer, nous pouvons constater que les deux voyages dans le temps, celui de Marty et celui de Peggy Sue, rappellent l’influence qu’exerce sur le spectateur un film aimé, quand un certain temps s’est écoulé depuis sa découverte. Marty et Peggy Sue deviennent spectateurs de leur histoire et de leur existence et voyagent dans un temps où tout est incorruptible. Ils vivent le « “complexe” de la momie13 », pour reprendre l’expression d’André Bazin, pour qui l’image cinématographique a le pouvoir d’embaumer le passé, transportant l’incorruptible à l’écran à chaque projection, et le transformant en éternel présent.

21Le voyage dans le temps est incontestablement l’un des traits caractéristiques du cinéma, qui a réussi à franchir les limites du temps en nous permettant de revoir autant de fois que nous le voulons la même histoire filmée, d’oublier que les acteurs qui s’agitent à l’écran peuvent être morts et de les admirer perpétuellement dans une jeunesse sans fin. La vie est recréée à chaque projection, sans que nous songions aux années écoulées depuis que le film a été tourné, puisque ses images nous persuadent de leur existence présente, même si les éléments qui les composent, les figures humaines, les lieux, les mentalités et les comportements que nous observons sont perdus à jamais.