Le roman historique de 1900 à 1930 : entre rupture et continuité
1Le développement du roman historique dans les premières décennies du XXe siècle en France est encore peu documenté. Bien que le genre jouisse d’une grande popularité au cours de cette période, il est presque complètement absent des histoires littéraires, et n’est le sujet d’aucun ouvrage de synthèse. S’il est mentionné au passage par certains chercheurs, c’est généralement dans le cadre d’études consacrées au roman historique d’autres périodes, comme le XIXe siècle ou la fin du XXe, ou encore au sein d’ouvrages sur d’autres genres, comme le roman d’aventures et le polar, avec lesquels le roman historique entretient souvent des liens de proximité1.
Un corpus considérable et méconnu
2Pourtant, de 1900 à 1930, plusieurs dizaines de romans historiques sont publiés en France, signe que l’intérêt pour ce type de récits est loin de s’essouffler. Ces textes paraissent chez des éditeurs variés, comme Tallandier, Albin Michel ou Ollendrof (ce dernier semblant être l’un des principaux éditeurs de romans historiques au début du siècle), et aussi dans la presse, notamment dans Le Matin et Le Petit Journal, qui sont des espaces importants pour la diffusion et pour la critique des œuvres. Bien que des romans historiques soient parus au cours des trois décennies à l’étude ici, les années 1920 semblent particulièrement fécondes pour le genre, puisque les romanciers y explorent de nouvelles perspectives sur l’histoire. Accentuant une tendance déjà observable dans les années 1900 et 1910, les textes de cette période se divisent en deux groupes, avec, d’une part, des romans populaires de plus en plus axés sur le divertissement et les effets spectaculaires rendus possibles par les échanges avec des médias tels que le cinéma et la radio, et, d’autre part, des récits visant à rompre avec les grands modèles du XIXe siècle, en empruntant notamment la voie de la psychologie afin de représenter le passé.
3C’est à ce corpus méconnu que je m’intéresserai, en montrant en quoi son étude est essentielle pour comprendre l’évolution du roman historique, qui, autrement, paraît s’interrompre à la fin du XIXe siècle pour reprendre dans la seconde moitié du XXe. Dans l’état actuel des travaux qui lui sont consacrés, le roman historique du début du XXe siècle semble se contenter de reproduire les procédés de la littérature populaire du XIXe siècle, ou encore se limiter à des textes hybrides, comme des romans d’aventures et policiers historiques, dans lesquels le contexte historique ne se manifeste qu’à travers quelques éléments stéréotypés, et remplit avant tout une fonction de dépaysement. Bien que de tels récits existent, et représentent même une part importante de la production de roman historique, le genre s’est décliné en des formes beaucoup plus variées, dont certaines posent un regard beaucoup plus complexe sur l’histoire.
4En identifiant les principales œuvres et les principaux courants qui orientent le roman historique des années 1900 à 1930, je souhaite dresser un portrait plus réaliste du genre au cours de cette période et poser les bases d’une première bibliographie qui pourrait servir de fondement à une histoire du roman historique du début du siècle. Le résultat de cette démarche sera notamment de faire voir les éléments de rupture et de continuité qui traversent les textes. Nous verrons ainsi que l’héritage des romanciers historiques du XIXe siècle (Walter Scott, Alexandre Dumas, Victor Hugo, etc.) est manifeste dans plusieurs œuvres, alors que d’autres textes cherchent plutôt à rompre avec les grands modèles, en s’inspirant davantage du contexte contemporain afin de renouveler le genre. En posant ces quelques jalons, j’identifierai aussi les enjeux qu’implique une telle histoire, notamment les questions posées par la proximité du roman historique avec d’autres médias, en particulier le cinéma.
Continuités : le roman de cape et d’épée et le polar historique
5Comme je l’ai mentionné, une large part de la production de récits à caractère historique des premières décennies du XXe siècle appartient à un courant populaire, destiné avant tout à divertir. Cette veine, s’inscrivant clairement dans la continuité des feuilletons du XIXe siècle, est notamment représentée par les romans de cape et d’épée, qui constituent l’un des filons les plus prolifiques.
6Michel Zévaco, dont les œuvres ont été publiées en feuilleton dans Le Matin du début du siècle jusque dans les années 1920, est sans contredit le plus important représentant de ce sous‑genre. Avec la série Les Pardaillan, Zévaco reprend des motifs bien connus de l’œuvre de Dumas, et présente les grands événements de l’histoire comme le résultat de conflits personnels impliquant ses personnages. Dans les dix romans qui composent la série2, l’histoire ne constitue donc pas qu’un simple décor ; la période couverte s’étend sur presque un siècle, du règne d’Henri II jusqu’à celui de Louis XIII, et plusieurs faits historiques majeurs, comme les bouleversements entraînés par les guerres de religion, jouent un rôle prépondérant. Dans d’autres romans de cape et d’épée parus au cours de la même période, l’histoire est souvent évacuée au profit d’une nostalgie pour les romans du XIXe siècle, comme c’est le cas par exemple chez Paul Féval fils, qui a « ressuscité » dans ses œuvres de célèbres personnages de fiction afin de leur faire vivre de nouvelles aventures. Entre 1893 et 1934, les textes de Féval mettent ainsi en scène Henri de Lagardère, héros du roman Le Bossu, écrit par Paul Féval père et paru en feuilleton en 1857, ou encore d’Artagnan et Cyrano de Bergerac, qui s’affrontent et s’entraident dans une série de sept romans publiés à partir de 19143.
7Bien que les textes de Zévaco soient moins nostalgiques et un peu plus près de l’histoire réelle, le souci de réalisme historique est loin d’y être dogmatique, et la trame narrative s’éloigne fréquemment des faits avérés. Aucunement dissimulée, cette caractéristique des textes est au contraire assumée par la rédaction du Matin, et elle constitue même un argument évoqué dans la stratégie promotionnelle mise en place autour des romans. Dans un petit article consacré à l’un des tomes de la série, Le Fils de Pardaillan, Hugues Le Roux fait ainsi l’éloge des textes de Zévaco, où les personnages « ne font pas toujours ce qu’en réalité ils ont osé, mais bien ce qu’ils auraient “dû” faire4 ». Cette valorisation du rôle du romancier5, qui intervient sur l’histoire en « corrigeant » les actions des personnages, nous renseigne sur ce qui pouvait constituer l’attrait de tels textes pour les lecteurs de l’époque – à savoir que le texte représente une façon d’apprendre tout en se divertissant. Cette conception du roman historique comme texte à la fois ludique et éducatif s’est développée au XIXe siècle, et nous verrons un peu plus loin que tous les auteurs du XXe siècle sont loin d’y adhérer.
8La veine populaire offre aussi d’autres exemples de genre hybrides, où un type particulier de récit est transposé dans un cadre historique. C’est le cas notamment du roman d’aventures historique qui combine les codes du roman d’aventures et l’effet provoqué par le dépaysement temporel, comme dans La Guerre du feu6 de Joseph‑Henry Rosny aîné, publié en 1909, et se déroulant dans la préhistoire. Le roman policier historique constitue lui aussi un exemple de sous‑catégorie relevant de la veine populaire du genre, et dont les racines remontent au XIXe siècle, bien qu’elles soient moins évidentes que celles du roman de cape et d’épée. Un texte précurseur est le roman de Louis Noir, Une revanche de Vidocq7, paru en 1889, inspiré des mémoires d’Eugène François Vidocq, qui y est mis en scène sous les traits d’un espion de Napoléon. Au début du siècle, deux auteurs se sont également inspirés des mémoires de Vidocq, Marc Mario et Louis Launay, en faisant paraître une série de dix romans consacrés à ce personnage8. Ces mêmes auteurs ont aussi publié une série policière située à l’époque de l’Inquisition, ce qui illustre bien la variété des époques et des thèmes dans le roman historique populaire de l’époque.
L’évolution du roman historique populaire : l’exemple des cinéromans d’Arthur Bernède
9Dans la veine populaire du genre, il existe également des œuvres qui innovent en raison des liens qu’elles entretiennent avec d’autres médias. Dans les années 1920, toute une branche du roman historique s’est développée à travers un genre très répandu à l’époque : le cinéroman. Le concept du cinéroman est simple : il s’agit de faire paraître simultanément – ou presque – un roman et son adaptation filmique. De telles œuvres présentent certaines caractéristiques fort différentes de celles des œuvres des romanciers historiques du XIXe siècle ou de leurs héritiers, comme Zévaco et Féval Fils. Sans se détacher complètement de l’héritage et des modèles du siècle précédent, ces œuvres permettent de constater que le roman historique s’inscrit pleinement dans l’essor de la culture de masse en adoptant de nouveaux moyens de diffusion.
10Parmi les auteurs de cinéromans, je souhaite me pencher sur le cas d’Arthur Bernède, qui a produit une quantité importante d’œuvres de ce type, lesquelles ont été l’objet d’une réception très favorable auprès du public et des critiques du genre. Les cinéromans de Bernède illustrent bien ce qui distingue le genre du roman historique de facture plus traditionnelle, et plusieurs caractéristiques de ces œuvres découlent de la combinaison des supports romanesque et filmique. Contrairement aux auteurs de romans historiques du XIXe siècle, chez qui de longs passages servent souvent à camper le contexte historique ou à faire voir son importance pour le déroulement de l’intrigue, les œuvres de Bernède, dans leurs versions romanesques, n’accordent presque aucune place à la description. Le texte plonge le lecteur directement dans l’action, et la dimension historique est plutôt prise en charge par le volet filmique des œuvres. Plutôt que les mots, ce sont les décors, les costumes et les scènes qui permettent d’immerger le spectateur dans la période historique représentée. Le cinéroman se situe donc à la jonction de deux types de récits à caractère historique : le roman historique et le film historique, dont l’origine remonte aux débuts du cinéma9.
11Si l’on compare les textes et les films de Bernède, il apparaît évident que l’auteur était conscient de la complémentarité des deux supports, et que ses œuvres sont construites de manière à développer des aspects différents du récit sur chacun des deux médias qu’il utilise. On constate en effet que là où le film permet de reconstituer le cadre historique – qui demeure néanmoins assez superficiel –, le roman accorde davantage d’espace aux émotions des personnages, en rapportant, ne serait‑ce que brièvement, leurs pensées. Cette dimension du texte constitue un supplément pour le film, alors que l’image et le jeu des acteurs jouent le même rôle par rapport au roman. De plus, bien que l’intrigue proposée dans le texte soit reprise à l’identique dans le film, les choix du réalisateur ajoutent indéniablement une dimension pathétique, parfois absente du texte romanesque.
12Le fait de transposer le même récit sur deux supports souligne aussi l’inscription du cinéroman dans un espace culturel de plus en plus défini par les enjeux du divertissement de masse. Toutes les étapes de la production, de l’écriture du roman jusqu’aux campagnes publicitaires, témoignent ainsi d’un souci de productivité et de rentabilité. Surcouf, un cinéroman historique racontant la vie du célèbre corsaire français né en 1773 et mort en 1838, illustre bien cette dimension commerciale du genre. Paru entre février et avril 1925 dans les pages du Petit Parisien pour la version romanesque, et projeté en salle la même année, Surcouf est une œuvre inspirée de récits déjà existants. Bernède a ainsi utilisé au moins deux textes, une biographie du corsaire écrite par Charles Cunat et un roman de Louis Noir, comme canevas pour sa propre création, ce qui lui a sans doute permis de composer assez rapidement. Tout en prélevant une bonne partie de la matière de ces deux textes, Bernède a aussi ajouté plusieurs éléments imaginaires à son récit, de manière à lui donner un fil conducteur différent et à le ponctuer de multiples rebondissements.
13La promotion des cinéromans prend souvent une grande ampleur. Les textes pouvaient, par exemple, être publiés une première fois en feuilleton, puis une deuxième fois en volumes, avec des photographies du film. En ajoutant un troisième support à l’œuvre, les producteurs multipliaient les chances d’augmenter les recettes et de rentabiliser les œuvres. Dans le cas de Surcouf, les promoteurs ont utilisé une autre méthode, en diffusant un concert radiophonique à l’occasion de la publication et de la projection du cinéroman. Le programme de ce concert radiophonique, intitulé « Surcouf et la mer », est rapporté dans le Petit Parisien du 4 février 192510. Il comprenait notamment une allocution d’Arthur Bernède, une autre de Jean Angelo, qui tenait le rôle principal dans le film, ainsi qu’une sélection d’airs composés spécialement pour le film et d’autres pièces sur le thème de la mer. À cela s’ajoutait la lecture du poème de Victor Hugo, « La Chanson des aventuriers de la mer », qui devait contribuer à enrichir l’imaginaire marin développé autour de l’œuvre. Cet exemple montre bien que le roman historique tel que le pratique Bernède va de pair avec l’évolution d’une culture de masse, qui prend un essor sans précédent avec l’arrivée du cinéma et de la radio en tant que moyens de communication – sans compter que les cinéromans de Bernède sont produits par une maison de production disposant de moyens considérables, la Société de Cinéromans, qui assure également la diffusion des œuvres à l’étranger, notamment aux États‑Unis et en Hongrie11.
14Les rapports que les cinéromans entretiennent avec l’histoire sont généralement assez minimaux. Les auteurs de cinéroman ne cherchaient pas nécessairement à développer un discours à ce sujet, comme on en trouve souvent dans les récits à caractère historique. Le passé y semble surtout convoqué parce qu’il constitue un cadre éloigné du monde contemporain, et qui paraît propice à l’aventure. À ce sujet, il est révélateur de constater que les critiques contemporaines n’abordent presque jamais la question de la reconstitution historique. Dans le cas de Surcouf, ce sont plutôt les aspects techniques qui ont retenu l’attention des commentateurs. Dans un assez long texte critique paru dans le Matin, on soulignait par exemple « l’action très vivante, qui attache le spectateur dès les premières images », ainsi que les « rebondissements très heureux, qui soutiennent l’intérêt au plus haut point ». Le critique évoque ensuite l’interprétation des acteurs, qui est qualifiée de remarquable et qui se signale, selon ses termes, par une homogénéité vraiment rare : les personnages sont « vivants psychologiquement et physiquement avec intensité12 ». Mais ce qui semble avoir le plus impressionné les contemporains est l’une des scènes finales du film, dans laquelle la corvette de Surcouf aborde un navire anglais. Cette scène à grand déploiement et l’attention qu’elle suscite montrent bien que, même si l’œuvre possède un caractère historique, elle est avant tout destinée à divertir.
15Il est évident qu’une histoire du roman historique du début du siècle devrait s’interroger sur les limites du genre. Le cinéroman offre à cet égard un problème intéressant, puisqu’il transgresse clairement les limites du romanesque en raison de sa double nature textuelle et filmique. Il me semble néanmoins que le cinéroman entretient des liens trop forts avec la tradition du roman historique pour être écarté d’une histoire du genre. Comme le montre l’exemple de Surcouf, les œuvres jouissent aussi d’une grande diffusion et d’une grande popularité, et elles contribuent pleinement à entretenir et à véhiculer un certain imaginaire de l’histoire. Les cinéromans occupent ainsi une place prépondérante au sein des représentations fictionnelles du passé dans le premier tiers du siècle et devraient par suite être pris en compte afin de dresser un portrait général du roman historique et du rapport au temps qui caractérise cette période.
Le « renouveau » du roman historique
16Mais au début du XXe siècle, la production de récits à caractère historique est loin de se limiter à de la littérature populaire, et plusieurs critiques et romanciers ont prôné un retour au roman historique sérieux. En 1922, dans un article consacré aux nouvelles perspectives du roman historique, Marcel Prévost, membre de l’Académie française, déplorait par exemple l’engouement pour la littérature populaire, notamment le cinéroman, engouement auquel n’échappait pas le roman historique :
[…] le public s’accoutume à ne trouver amusant qu’un récit où l’héroïne s’évade d’un souterrain pour monter en aéroplane, tomber ensuite dans la mer, y être enlacée par une pieuvre, échapper à ses tentacules en s’accrochant aux hélices d’un navire… Grave danger pour le roman littéraire. [Dans les cinéromans,] le roman n’est plus qu’un sous-produit d’une fabrication industrielle beaucoup plus importante. La plupart des grands journaux quotidiens alimentent toutefois leurs feuilletons avec ces sous-produits. Quand ils donnent quelque chose de plus relevé, roman d’observation, roman psychologique, ils se vantent de sacrifier leurs intérêts matériels à la littérature13.
17D’autres critiques de l’époque ont partagé ce point de vue, en valorisant des romans historiques moins spectaculaires, présentés comme plus authentiques, et qui délaisseraient le modèle de Dumas pour adopter celui de Balzac et de ses romans Maître Cornélius et Sur Catherine de Médicis. Il en résulte des romans qui, par un travail sur la langue et une attention particulière accordée aux procédés narratifs, se veulent davantage littéraires. Ces textes ont connu une certaine fortune dans les années 1900 à 1930, avec les œuvres d’écrivains comme les frères Jérôme et Jean Tharaud, Antoine Lévis‑Mirepoix, Armand Praviel, Louis Dumur ou Henri Béraud. Cette autre branche du roman historique, composée de textes accordant une plus grande importance à la représentation du passé, est qualifiée par certains critiques de l’époque de « renouveau » du roman historique14.
18Les œuvres de ce courant occupent un espace à mi‑chemin entre la tradition et l’innovation. À l’instar de Marcel Prévost, plusieurs auteurs de nouveaux romans historiques sont des représentants de l’académisme. Leurs œuvres sont étrangères, voire hostiles, à l’avant-garde de l’époque, et sont davantage les représentantes d’un certain conservatisme esthétique. Toutefois, ces romans historiques n’appartiennent pas pour autant à ce que William Marx nomme l’arrière‑garde du champ littéraire, c’est‑à‑dire à une littérature où se profilent « des continuités et des retours », et qui s’inscrit « dans les marges ou même à contre-courant de la dynamique générale15 ». En effet, les textes visent à rompre avec le roman historique traditionnel, en refusant l’héritage des modèles du XIXe siècle comme Walter Scott ou Victor Hugo. Leur objectif est notamment de s’opposer à la branche populaire du roman historique, en proposant des représentations réalistes de l’histoire. Les nouveaux romans historiques sont ainsi censés aborder le passé sous des angles nouveaux, en soulevant des questions liées à la sensibilité contemporaine.
19En 1922, l’écrivain José Germain publie dans Le Matin un texte où il effectue un bref survol de l’histoire récente du genre, et mentionne des romans précurseurs du mouvement de « renaissance du roman historique ». Germain, comme Prévost, fait état de filiations entre différents auteurs de romans historiques du début du siècle jusqu’au début des années 1920. Ces deux textes me serviront ici de base pour établir une première bibliographie et une chronologie des textes appartenant à cette veine du roman historique, et pour mettre en évidence les caractéristiques qui la définissent.
20On peut d’abord identifier un ensemble de romans historiques parus au début du XXe siècle et qui constituent des modèles de la nouvelle voie empruntée par le genre. Parmi ces romans, deux semblent se distinguer en raison de l’influence qu’ils ont eue sur d’autres écrivains. Le premier est un roman de Jean Lombard, intitulé Byzance16, d’abord paru en 1890 puis réédité en 1901, et se déroulant dans la cité antique ; le second est un roman de Paul Adam intitulé La Force17, qui se déroule pendant la période révolutionnaire et qui est le premier roman d’une tétralogie publiée entre 1899 et 190318.
21Pour Prévost et Germain, ce qui, dans ces deux romans, annonce les tendances à venir est avant tout la nature du regard posé sur le passé. Lombard et Adam ont en effet un souci très net de réalisme dans la reconstitution de la période représentée. La valeur de ces reconstitutions historiques doit néanmoins se mesurer par comparaison avec d’autres romans de l’époque, puisque les deux textes n’échappent pas à certains stéréotypes concernant les périodes qu’ils représentent. Dans la première décennie du XXe siècle, par exemple, le monde byzantin était particulièrement à la mode, et sa représentation s’inscrivait souvent dans l’héritage de l’orientalisme, avec des portraits décadents et sexualisés de la société19. Le texte de Lombard ne se déprend pas de cette tendance, et il est étonnant, pour un lecteur d’aujourd’hui, de voir ce texte qualifié de réaliste – ce qui illustre bien l’importance des textes critiques de l’époque et de l’information qu’ils révèlent sur la sensibilité des lecteurs.
22Un autre aspect novateur de ces romans historiques est la large part faite à la psychologie des personnages. Pour José Germain, Lombard et Adam sont ainsi de véritables visionnaires, ayant produit des œuvres « de génie », qui restituent « non seulement tous les aspects, mais toutes les réactions cérébrales, sentimentales et sensuelles du passé20 ». Contrairement aux textes du XIXe siècle, où les romanciers se permettaient certaines libertés avec la vérité pour se concentrer souvent sur la dimension nationaliste de l’histoire, et contrairement aussi aux romans populaires, où l’histoire n’est qu’un décor peu étoffé dans lequel l’action est campée, le « nouveau » roman historique du début du XXe siècle recherche peu les effets spectaculaires. Il vise plutôt à atteindre un plus grand degré d’authenticité historique en s’appuyant sur une documentation solide et en limitant les épisodes fantaisistes. L’objectif est de plonger les lecteurs dans un univers le plus réaliste possible, et de laisser de côté les rebondissements rocambolesques pour présenter des histoires à échelle humaine, accordant souvent une large place à la psychologie. Ces caractéristiques, identifiées par Prévost et Germain dans Byzance et dans La Force, annoncent les tendances à venir, puisque les textes s’inscrivant dans la mouvance de ces nouveaux romans historiques sont nombreux dans les décennies 1910 et 1920. Deux brefs exemples me permettront de montrer comment se sont développés ces éléments.
23Le premier est la Tragédie de Ravaillac21, des frères Jérôme et Jean Tharaud, roman paru d’abord en 1913 et réédité en 1922. Ce texte a une orientation résolument psychologique, puisque les auteurs cherchent à y reconstituer, en s’appuyant sur une importante quantité de documents d’archives, les pensées de l’assassin d’Henri IV, François Ravaillac. Le choix d’une période extrêmement connotée, favorite des auteurs de romans de cape et d’épée, pour situer cette intrigue psychologique peut facilement être interprété comme une prise de position contre la littérature populaire, même si les frères Tharaud ne se sont pas exprimés à ce sujet. La nature du récit peut corroborer cette hypothèse, puisqu’on n’y rencontre que de rares péripéties, au point que la démarche des auteurs semble se situer presque à mi‑chemin entre le roman et la biographie.
24Le second texte que je souhaite évoquer est L’Assassinat de Monsieur Fualdès22 d’Armand Praviel. Ce roman qui, comme l’indique son titre, relate la célèbre affaire Fualdès en y apportant une nouvelle solution, est d’abord paru en 1922 dans La Revue de France, avant d’être édité en volume en 1923. Ici encore, la psychologie joue un rôle de premier plan, mais on remarque aussi une attention particulière accordée à la description des lieux, principalement de la ville de Rodez telle qu’elle pouvait apparaître à l’époque de la Restauration. À la lecture du texte et à la lumière de sa réception, on comprend que la description de la ville est redevable d’une documentation très sérieusement établie par l’auteur, tout comme l’est la solution proposée à l’énigme historique que constitue la mort de Fualdès. Pour Marcel Prévost, la justesse des sentiments représentés par Praviel, sa virtuosité dans la reconstitution des décors et son analyse minutieuse des passions publiques ayant entouré l’affaire font du texte un modèle à suivre pour le roman historique. Sans réserve, il affirme ainsi :
on est sûrs de l’impartialité de l’historien : ses conclusions ont de grandes chances d’être celles mêmes de l’histoire […]. Il fournit un exemple, à mon avis caractérisé et réussi, du roman historique d’aujourd’hui et de demain : documentation attentive et complète, parfaite connaissance des lieux, le domaine de l’imagination réduit à une claire distribution du récit et la mise en scène la plus probable23.
25Il n’est pas anodin que Prévost parle de L’Assassinat de Monsieur Fualdès comme du travail d’un historien. On peut en effet souligner que le rapport à l’histoire qui se dégage du roman de Praviel, et aussi de celui des frères Tharaud, témoigne d’une sensibilité contemporaine pour la psychologie, laquelle s’observe également dans les travaux des historiens de la même époque. La question de ces échanges entre fictions historiques et travaux d’historiens reste encore à explorer pour la période de 1900 à 1930, mais une piste prometteuse a toutefois été proposée par Isabelle Durand‑Le Guern dans son étude sur le roman historique. S’intéressant au roman historique de guerre et au roman historique du milieu du XXe siècle, elle établit un parallèle entre certains textes de fiction, notamment La Semaine sainte d’Aragon, et les travaux d’historiens comme Marc Bloch et Julien Febvre. Les fondateurs de l’École des Annales visaient en effet à réaliser une histoire totale, tenant compte des grands mouvements économiques et sociaux, et accordant aussi une place importante à la sensibilité des individus24. Les nouveaux romans historiques des premières décennies du XXe siècle montrent que la psychologie prend assez tôt une grande importance dans les représentations fictives du passé, et il faudrait voir dans quelle mesure ces romans ont pu avoir une influence sur des auteurs comme Aragon, et comment ils s’inscrivent dans l’évolution du discours historique, en les confrontant par exemple aux premiers travaux de Bloch et de Febvre.
L’histoire du roman historique au début du XXe siècle : pistes et enjeux
26De nombreuses pistes de recherche se dégagent de ce bref survol de la production de romans historiques du début du XXe siècle, ce qui montre bien la pertinence d’un questionnement sur le développement du genre à cette période. En guise de conclusion, je me propose de revenir sur quelques‑unes de ces pistes et de montrer comment elles pourraient constituer la base d’un travail de plus longue haleine consacré à l’histoire du roman historique de 1900 à 1930.
27En premier lieu, une telle étude devrait s’interroger sur les causes de la méconnaissance du roman historique dans les premières décennies du XXe siècle. Les conclusions proposées ici ouvrent deux pistes qui pourraient être approfondies afin d’expliquer cette situation. La première est liée à une certaine conception de l’histoire littéraire, qui a longtemps été pensée comme une série de ruptures et de changements, ne laissant que peu de place aux œuvres comportant des éléments de continuité. Cette conception de l’histoire littéraire a pu contribuer à entretenir le présupposé selon lequel le roman historique aurait évolué en marge des mouvements qui ont affecté la littérature pendant le XXe siècle pour s’inscrire plutôt dans la continuité des grands modèles du siècle précédent, en particulier de Walter Scott. L’analyse des textes montre bien que ce présupposé n’est pas sans fondement, mais qu’il ne concerne qu’une partie des romans historiques parus au début du XXe siècle.
28L’autre voie à explorer serait de voir dans quelle mesure des changements dans les fonctions sociale et identitaire du roman historique ont pu contribuer à le faire apparaître comme un genre dépassé. Rappelons qu’au XIXe siècle, le roman historique allait de pair avec la construction des identités nationales, puisqu’il contribuait à façonner et à diffuser des récits historiques nationaux25. Les romanciers, inspirés par les historiens, identifiaient ainsi des périodes et des personnages marquants de l’histoire, et mettaient en scène des mythes fondateurs de la nation en racontant les événements-clés de l’histoire. Au début du XXe siècle, la construction des identités nationales étant quasi achevée, les romanciers historiques se sont tournés vers d’autres questions, en abordant notamment le passé sous l’angle psychologique. Ce passage de récits collectifs à des récits centrés sur des individus correspond à un changement drastique, et on peut croire qu’une telle rupture du roman historique avec sa vocation traditionnelle explique en partie son oubli. Pourtant, en cessant de jouer le même rôle qu’au XIXe siècle, le roman historique ne disparaît pas, mais continue, sans doute plus modestement, de se faire le reflet des enjeux contemporains.
29Dans un autre ordre d’idées, le survol que nous avons effectué montre également que le roman historique du XXe siècle est en constant dialogue avec celui du XIXe. Que ce soit par nostalgie des grands romans‑feuilletons ou par désir de s’approprier un capital facile en proposant au public des récits familiers, les œuvres de plusieurs romanciers reprennent non seulement les périodes historiques les plus populaires au XIXe siècle, mais font également revivre certains personnages célèbres. Il est donc évident qu’une histoire du roman historique du XXe siècle ne peut se penser qu’en lien étroit avec celle de ce même genre au XIXe siècle. De 1900 à 1930, les œuvres s’approprient différemment l’héritage des grands modèles, mais ne semblent jamais se poser en rupture directe avec lui. Cet héritage exerce une fascination si puissante que, même en se renouvelant, le roman historique s’est cherché des prédécesseurs au siècle précédent, notamment en substituant la figure de Balzac à celle de Dumas. En se réclamant d’une telle filiation, il est incontestable que certains auteurs du début du XXe siècle ont voulu s’inscrire dans un champ culturel différent en proposant des textes plus « littéraires », mais il est évident aussi que le renouveau auquel ils aspiraient à travers leurs œuvres n’était que partiel. Plutôt que d’une cassure nette avec la tradition, il s’agissait davantage d’un retour vers d’autres modèles.
30Les questions soulevées ici mettent aussi en évidence l’importance d’un questionnement sur les limites du roman historique, puisque les œuvres ont souvent la particularité de se trouver à la frontière de différents genres populaires. Dans les premières décennies du XXe siècle, le récit historique se mêle ainsi au roman policier, au roman d’aventures, à la fantasy et parfois à la science‑fiction, signe qu’il est au cœur du développement de la culture populaire. Dans ces textes, bien que la dimension historique soit généralement réduite au minimum, les auteurs mettent néanmoins à profit un imaginaire bien connu des lecteurs et s’inscrivent dans la lignée directe du roman historique, en situant par exemple une intrigue policière au Moyen Âge ou au XVIIe siècle. De telles œuvres ont un statut ambivalent puisque, d’un côté, elles véhiculent une vision simpliste de l’histoire, alors que de l’autre, elles contribuent à enrichir le stock de représentations du passé et sont, de ce fait, susceptibles de nous renseigner sur la sensibilité historique de l’époque.
31À cette réflexion sur le genre devrait aussi s’ajouter une analyse des liens que le roman historique entretient avec d’autres médias, ce qui constitue un enjeu majeur dans l’évolution du genre. Il s’agirait d’abord d’étudier le cinéroman en tant que sous‑catégorie du roman historique en se basant sur la transmédialité. Dans les cinéromans, la complémentarité des supports littéraire et filmique semble en effet déterminante à plusieurs niveaux pour la représentation de l’histoire. Mais une histoire du roman historique pourrait sans doute mettre également en lumière l’influence du cinéma sur certains romanciers historiques, dont les œuvres semblent parfois écrites avec l’objectif inavoué d’une adaptation cinématographique. Dans un article du Journal des débats politiques et littéraires du 23 novembre 1928, un critique, commentant la parution en France de L’Affreuse Duchesse de l’écrivain allemand Lion Feuchtwanger, affirme ainsi :
Il y aura quelque jour un curieux chapitre de critique d’art et de critique littéraire à écrire au sujet de la véritable fascination exercée par le cinéma sur les auteurs de notre époque. Cette fascination, elle tient, chez M. Feuchtwanger, de l’obsession. On dirait par moments qu’il a composé l’histoire de L’Affreuse Duchesse avec le dessein précis d’en tirer ce qu’on appelle aujourd’hui un cinédrame26.
32Il n’est pas exclu que certains romanciers historiques français aient procédé de la sorte. On peut penser entre autres à Henri Béraud, auteur du Vitriol de lune27, ou à Louis Dumur et à son roman Dieu protège le Tsar28, où certains passages possèdent en effet un caractère similaire aux scènes d’action des films historiques de l’époque. Il faudrait bien sûr enquêter afin d’établir plus clairement si le cinéma représente véritablement une source d’inspiration pour les romanciers historiques, et l’étude de tels rapports entre cinéma et roman semble incontournable pour mieux comprendre l’évolution du roman historique.
33En dernier lieu, rappelons qu’une histoire du roman historique, et en particulier du nouveau roman historique, contribuerait à préciser le rapport au temps et à l’histoire qui fut celui des écrivains et des lecteurs des premières décennies du XXe siècle. Mettre en scène des figures du passé, s’efforcer de reconstituer une période, des lieux et des sensibilités historiques équivaut pour les écrivains à se situer dans le temps et à tenir un discours sur l’histoire. Une analyse plus complète et plus poussée permettrait de mieux saisir les thèmes qui résonnaient particulièrement chez les lecteurs et les critiques des premières décennies du XXe siècle, et de voir comment la perception de l’histoire et sa représentation à travers la fiction ont évolué au cours de cette période mouvementée. Cette histoire permettrait ainsi d’identifier les grands axes d’un imaginaire du temps historique qui nous est, pour l’instant, encore inconnu.