Colloques en ligne

Mathilde Bataillé

Roman mythologique et initiation au temps dans l’œuvre de Michel Tournier

1En 1991, dans un article du Miroir des idées, Michel Tournier oppose deux manières d’appréhender le temps – celle des « primaires » et celle des « secondaires » (ces deux concepts étant empruntés à la caractérologie) :

Un secondaire vit en référence constante à son passé et à son avenir. La nostalgie de ce qui n’est plus et l’appréhension de ce qui va arriver obnubilent son présent et dévaluent sa sensation immédiate […]. Il est constamment hanté par ces trois fantômes : le remords, le regret et le ressentiment […].
Le primaire s’enchante de la jeunesse de l’éternel présent. Il peut être cérébral ou sensuel, c’est l’homme de l’évidence originelle et du premier commencement. Chaque matin est pour lui le premier jour de la Création. Il ne s’embarrasse pas de fantômes ni de chimères. Il se montre spontanément ingrat, imprévoyant, mais sans rancune. Il adhère par instinct à ce qui s’offre1.

2En littérature, explique Tournier, ces attitudes face au temps s’expriment aussi bien dans la philosophie du temps à l’œuvre dans les textes d’un auteur que dans ses choix esthétiques. L’écrivain voit en Baudelaire le « patron2 » des « secondaires ». Il est « l’homme du regret, du remords, de la recherche intérieure, de l’horreur du présent3 ». Sa poésie, remarque Tournier, fourmille « de ressentiments, de pressentiments, de souvenirs défunts4 ». Proust est également un « secondaire à cent pour cent », car « il n’y a littéralement que l’archéologie de lui-même qui l’intéresse : creuser, creuser son passé pour essayer de le reconstituer5 ». Tournier leur oppose « une magnifique lignée primaire que l’on peut faire remonter à Théophile Gautier, et qui s’est poursuivie avec les Parnassiens, Paul Valéry et Saint-John Perse6 ». Pour ces écrivains de la célébration, sensibles à « la beauté des êtres et des choses », « l’espace l’emporte sur le temps. L’œil commande seul. Il compte plus que le cœur, et il n’a que faire des subtilités de la psychologie et des moiteurs de la vie intérieure7 ».

3Tournier admire les « primaires » et admet les « survaloriser ». Pourtant, il apparaît plutôt, dans ses écrits, comme un « secondaire » qui tenterait d’atteindre un idéal primaire. Cette tension qui habite l’œuvre de Tournier se reflète notamment dans son approche du roman. L’auteur est surtout connu pour ses grands romans mythologiques : Vendredi, ou Les Limbes du Pacifique (1967), Le Roi des Aulnes (1970), Les Météores (1975). Il est, écrit Dominique Viart, un romancier de la réécriture et du retour aux mythes8. Or le roman mythologique tel que le conçoit Tournier, « plein d’échos et de réminiscences9 », n’est-il pas précisément un genre « secondaire » ? En donnant voix au fantasme d’éternité, à travers une structure temporelle spécifique et par le biais du recours à un imaginaire mythologique, cette forme romanesque semble vouloir conjurer une conscience malheureuse du temps, liée à sa fatalité corrosive, pour reprendre une idée développée par Gilbert Durand dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire.

4Les lecteurs ont pu être surpris par les romans suivants de Tournier, qui s’éloignent de la tonalité et de l’esthétique des premiers romans mythologiques, au profit d’une plus grande brièveté et de plus de simplicité. Pour Dominique Viart, « [l’]œuvre ultérieure [de Tournier] n’atteint pas toujours à la réussite des trois premiers textes, même si elle tente d’en poursuivre la manière10 ». Gaspard, Melchior et Balthazar (1980), notamment, présente un rapport presque apaisé au temps et paraît apprivoiser l’angoisse. À travers l’étude du Roi des Aulnes (1970), des Météores (1975) et de Gaspard, Melchior et Balthazar (1980), nous montrerons que l’œuvre de Tournier évolue vers un rapport plus serein au temps, et que cet apprentissage semble entraîner un nécessaire infléchissement de l’esthétique du roman mythologique.

Le Roi des Aulnes et Les Météores : le roman mythologique et la transcendance du temps

5Les grands romans mythologiques de Michel Tournier ont en commun de faire du temps un sujet essentiel du récit et, de l’angoisse qu’il suscite, l’enjeu du cheminement initiatique des personnages. Le Roi des Aulnes et Les Météores envisagent le temps à travers la conscience malheureuse qu’en ont les personnages principaux, au point de donner l’impression, selon les termes d’Ana Soler Pérez, que « pour l’auteur, l’homme est plongé depuis sa naissance dans un univers qui l’angoisse11 ». L’angoisse du temps constitue l’état initial des héros du Roi des Aulnes et des Météores, qui abordent leur réflexion sur le temps par le biais de structures similaires : Abel et Paul, dont la voix est dominante dans ces récits, laissent entendre, dès le début, leur conscience aiguë de la temporalité et de son implacable orientation. Ils redoutent le changement, le vieillissement et la mort, et rêvent de suspendre l’inexorable irréversibilité du temps pour accéder à une forme d’éternité. Abel perçoit le temps comme une tragédie de l’existence, en raison de son imprévisibilité et de son caractère fatal. Dans son journal intime, il s’emporte violemment contre les « vicissitudes du temps et du vieillissement12 », qu’il considère comme le « drame13 » de l’homme, cette « créature du néant14 ». La vie est selon lui une « inconcevable tribulation15 », habitée par « l’angoisse de mourir16 », car l’homme se sait condamné à « quelques années d’être17 ». Comme Abel, Paul vit le temps sur un mode tragique, en raison de son flux et de ses changements : « Personne n’a mieux connu que moi cette peur des soubresauts chaotiques dont la vie quotidienne est faite18 », écrit-il dans son journal. Il refuse de prendre le parti

du temps, de l’histoire, des histoires, de toutes les vicissitudes – disputes, fatigues, trahisons, vieillissement – qu’acceptent d’entrée de jeu, et comme le prix de la vie, ceux qui se lancent dans le grand fleuve dont les eaux mêlées roulent vers la mort19.

6Or, c’est à travers le prisme mythologique que s’expriment, dans ces romans, la crainte du temps, appréhendé par ces personnages « secondaires » dans une linéarité d’inspiration judéo-chrétienne, et le désir de s’y soustraire. Cette angoisse du temps et leur sensation d’être différents confortent Abel et Paul dans leur conviction de posséder une origine surhumaine, dont la forme emprunte à l’imaginaire gréco-romain (et plus ponctuellement à l’imaginaire chrétien), et d’être tombés accidentellement dans le devenir humain. Par la place qu’ils accordent au journal intime, Le Roi des Aulnes et Les Météores laissent libre cours à l’expression du fantasme d’éternité et à la dépréciation du règne des mortels. De manière significative, c’est sur la figure de l’ogre, interprétée par Abel dans des enjeux temporels, que s’ouvre Le Roi des Aulnes :

Tu es un ogre, me disait parfois Rachel. Un Ogre ? C’est-à-dire un monstre féerique, émergeant de la nuit des temps ? Je crois, oui, à ma nature féerique […]. Je crois aussi que je suis issu de la nuit des temps20.

7Investissant l’imaginaire de « l’Orcus souterrain qui dévore le soleil et les mortels », et s’impose comme un « symbole du temps destructeur21 » auquel sont soumis les humains, le roman de Tournier, qui file cette image jusqu’à son dénouement, donne à entendre la « folie mégalomaniaque22 » d’Abel par la place qu’il accorde à son journal intime. Le personnage, qui se dit doté d’un « pouvoir surnaturel » en raison de son « antiquité vertigineuse23 », est persuadé d’être né « il y a mille ans, il y a cent mille ans », quand « la terre n’était encore qu’une boule de feu tournoyant dans un ciel d’hélium24 ». Il se prétend détaché du passage du temps, étranger à ses effets et au vieillissement, tel un roc inaltérable. C’est d’ailleurs de son éternité, hissée au rang de postulat, qu’il déduit la nature intemporelle de Nestor, son maître, dont il se veut l’héritier :

Avec le recul des années, je me pose à son sujet des questions qui ne m’effleuraient pas quand j’étais son ami. Être monstrueux, génial, féerique, était-ce un adulte nain, bloqué dans son développement à la taille d’un enfant, était-ce au contraire un bébé géant, comme sa silhouette le suggérait ? Je ne saurais le dire […]. Au milieu de ces incertitudes, un mot s’impose que je ne retiendrai pas davantage dans ma plume : intemporel. J’ai parlé d’éternité à mon propre sujet. Rien d’étonnant dès lors que Nestor – dont je procède indiscutablement – échappât comme moi-même à la mesure du temps25

8Tournier prête à Paul cette même revendication d’une essence surhumaine, investissant l’imaginaire mythologique des Gémeaux dans lequel « la naissance des jumeaux présuppose l’union d’un mortel et d’un dieu26 » et selon lequel les jumeaux introduisent « une temporalité intermédiaire, à mi-chemin de l’éternité du mythe et du temps historique27 ». Le jeune homme, qui est l’un des principaux narrateurs de ce roman polyphonique, inscrit le couple gémellaire qu’il forme avec Jean dans le sillon des grands « couples mythologiques comme Castor et Pollux, Remus et Romulus28 », dont la « vocation est une éternelle jeunesse, un éternel amour29 » qui n’est pas vulnérable à la « corrosion30 » du temps. Plongés dans le temps historique, explique Paul, les jumeaux ont réussi à maintenir l’atemporalité de la vie symbiotique tant que, repliés sur eux-mêmes, ils se maintenaient à l’écart des « chassés-croisés imprévisibles qui tournoyaient31 » autour d’eux. Mais en quittant son frère jumeau pour s’engager dans la dialectique du « temps et de la vie32 », Jean a fait exploser le hors-temps de la cellule gémellaire, laissant Paul en proie au temps des « sans-pareils ». Dès lors, la quête des personnages tourniériens est mue par le désir de remonter le temps pour l’annuler et rejoindre le hors-temps de l’éternité. Tel est le sens du fantasme qu’incarne la figure d’Adam aux yeux d’Abel. Dans le récit de la Genèse, rappellent François Busnel et Frédéric Grolleau, « le temps nous est présenté dès la création du monde », mais « l’homme ne prend conscience du temps qu’une fois chassé du Paradis, c’est-à-dire lorsque le temps signifie pour lui le travail33 ». Dans une « lecture délirante34 » de la Genèse, Abel imagine un Adam androgyne, « placé par sa plénitude même au-dessus des vicissitudes du temps et du vieillissement35 ». Le personnage, chez qui Adam éveille la « nostalgie atavique d’une vie surhumaine36 », n’identifie pas la chute de l’homme à la consommation du fruit de l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal, mais à la dislocation punitive de l’Adam androgyne, qui met fin au hors-temps et entraîne la plongée dans le devenir. Ce fantasme d’atemporalité de la Genèse traduit bien, chez Tournier, les réticences à l’égard de la représentation linéaire du temps, entretenue par la culture judéo-chrétienne, et qui accentue une conscience d’autant plus douloureuse de la finitude qu’Abel et Paul ne semblent pas croire en l’au-delà promis par le christianisme.

9Dès lors, face au rappel de la linéarité de ce temps qui conduit fatalement à la mort, la réponse à l’angoisse, dans Le Roi des Aulnes et Les Météores, vient principalement du temps cyclique du mythe. Héritiers de la pensée de Gilbert Durand, ces romans affirment que la violence de « l’inéluctable mouvance du temps » peut être atténuée par de « rassurantes figures de constantes, de cycles » qui, au sein même du devenir, « semblent accomplir un dessein éternel37 ». Tournier ne dit pas autre chose en soutenant, dans Le Miroir des idées, que « le cours du temps possède deux visages, l’un qui pleure – la course de l’humanité vers l’autodestruction à travers des tribulations sanglantes –, l’autre qui rit – la ronde paisible et familière des saisons et des astres38 ». « L’idée d’un éternel retour de l’histoire humaine efface », selon lui, « cette opposition et confère à ses événements un caractère nécessaire et serein qui fait oublier leur atrocité39 ». Cette approche cyclique de l’existence est plutôt naturelle, explique Mircea Eliade, parce qu’ « on ne peut faire abstraction de ce que tout le monde vit et connaît : la succession rythmée du jour et de la nuit, le retour sans cesse réitéré des saisons40 ». Un grand nombre de sociétés ont conçu le temps sous une forme cyclique en raison de ces « expériences humaines de type cosmologique dans lesquelles le temps, justement, est cyclique41 ». Dans Les Météores, Paul trouve dans les calendriers, almanachs et dictons un moyen d’apaiser son angoisse du changement par des éléments de constance et de répétition. Au ciel brouillé et incontrôlable des météores, il préfère le ciel des astres, « d’une régularité mathématique, intelligible42 ». Et surtout, les grands romans mythologiques de Tournier exploitent le temps mythique de la répétition, qui permet de réactualiser, dans le temps profane du quotidien, le Grand Temps. Ils répondent, en effet, à une « technique très particulière de superposition des temps », car « le contenu manifeste qui se déroule dans le monde contemporain, historiquement situé et évoqué avec réalisme, est informé par le contenu latent qui renvoie au monde intemporel des mythes43 ». Le présent est donc habité par le passé, qui, rejoué, lui donne une portée métahistorique. Cette conception du temps est centrale dans Le Roi des Aulnes, du fait de la conviction qu’a Abel de répéter des scènes vécues antérieurement par certains de ses modèles. Durant les années de guerre, alors même qu’il assiste à une accélération de l’histoire, le personnage rejoue différentes scènes marquantes qui ont jalonné ses années d’apprentissage aux côtés de son mentor, Nestor. À Moorhof, il renoue avec la « grande béatitude fécale44 » de ses « années beauvaisiennes45 » partagées avec Nestor. À Rominten, assistant aux commentaires coprologiques de Göring durant des séances de chasse, il ne peut « s’empêcher de songer à Nestor et à ses séances de défécation nocturnes et glosées »46. À la Napola de Kaltenborn, Abel incarne un nouveau Nestor en devenant à son tour responsable des jeunes garçons de l’internat. Ce temps mythique de la répétition, qui transforme Abel en un nouveau saint Christophe, affecte aussi le présent de l’histoire. Dans la dernière partie du Roi des Aulnes notamment, les événements historiques prennent une portée métahistorique à travers la lecture qu’en fait Éphraïm, ce jeune garçon juif sauvé par Abel et hébergé secrètement au sein de la Napola. Éphraïm procède à une interprétation pascale de la prise d’assaut, par les Soviétiques, de Kaltenborn, ville où Tournier situe la Napola, lancée à la fin du mois de mars 1945. Le jeune garçon croit à une répétition salvatrice de l’histoire : l’Allemagne a persécuté les Juifs, comme le fit, pendant plusieurs millénaires, l’Égypte avec le peuple hébreu. Les Juifs seront sauvés, comme le fut le peuple d’Israël en réussissant à sortir d’Égypte. Cette lecture prophétique de l’histoire, individuelle et collective, entraîne aussi une reconsidération de l’avenir, qui n’est plus associé à l’angoisse de l’inconnu, mais aux promesses d’un accomplissement.

10Néanmoins, les trois grands romans mythologiques de Tournier témoignent, dans l’ensemble, d’une « euphémisation » du temps plus que d’une « conversion » au temps. Si les personnages réussissent à atténuer l’angoisse du temps, ils ne procèdent pas à une acceptation « primaire » de leur nature temporelle. En effet, l’éternel retour de la pensée primitive, qui inspire les grands romans mythologiques de Tournier, correspond à une « volonté de dévalorisation du temps47 », car il nie l’imprévu et la nouveauté. Comme l’explique Georges Gusdorf,

[g]râce au mythe, l’insolite est ramené au coutumier : il se passe toujours la même chose, c’est-à-dire qu’il ne se passe rien. En tous les sens du mot, le mythe est un principe de conservation pour le groupe humain, qui ramène l’expérience possible à un gigantesque phénomène de déjà-vu48.

11Ces romans rendent compte d’un rêve persistant de transcender le temps, rêve qui prend la forme d’une inversion du cours du temps ou de la conquête d’un statut surhumain. Dans Le Roi des Aulnes, la mort d’Abel dans la vase lui promet l’immortalité corporelle de l’homme des tourbières. Cette promesse de conservation du corps, à l’image de celle du Roi des Aulnes, dont « l’immersion rituelle dans les bas-fonds tourbeux remonte [probablement] au Ier siècle de notre ère49 », explique, à la fin du roman, l’attrait « irrésistible » d’Abel pour les congères boueuses. Car « le visage apaisé et désincarné du Roi des Aulnes » représente à ses yeux la fin idéale, « l’ultime retraite », « protégé[e], par une lourde nappe de limon, de toutes les atteintes, celle des hommes et celles du temps50 ». Par ailleurs, le dénouement du Roi des Aulnes n’est pas sans comporter une certaine « flambée mythologique51 » qui tient aux nombreuses références bibliques à la fin des temps. Les images de l’Apocalypse, dans les derniers chapitres, concernent l’histoire collective, mais ne sont pas sans influer sur la lecture possible du sort individuel d’Abel. La conservation du corps, que promet la mort du personnage, laisse alors affleurer le lointain écho d’une autre forme d’éternité, celle promise par l’Église. Ce double régime de lecture – réaliste ou fantastique – du sort du personnage se retrouve dans Les Météores. Le dénouement du roman, en effet, joue sur l’ubiquité spatio-temporelle chère aux récits du double, où le personnage « peut vivre simultanément deux époques, […] peut être en deux lieux, […] vit deux ou plusieurs vies en même temps52 ». Amputé de ses membres gauches à la suite d’un accident dans le tunnel de Berlin, Paul sort paradoxalement plus fort de cette mutilation. Ses plaies, devenues « poreuses », sont en contact direct avec le ciel et la terre, comme si sortaient d’elles de nouveaux membres invisibles et extensibles à l’infini. Le drame de la gémellité dépariée est ainsi transcendé et semble conférer à Paul, d’après ses propres confidences, le pouvoir surhumain de l’ubiquité. À travers l’interprétation que donne Paul de son sort, Tournier renoue avec l’origine divine des Gémeaux mythologiques :

La boucle littéraire du mythe […] est bien refermée dans Les Météores. Privé de sa nature surhumaine depuis sa descente des cintres du théâtre shakespearien, le Gémeau, aujourd’hui, renoue avec le ciel dans une critique et une extase existentielle qui sont la forme banalisée de sa nostalgie du divin53.

12Les trois premiers romans de Tournier laissent ainsi entrevoir la complexité du rapport au temps de l’écrivain à travers la tension qui les caractérise entre une attitude lucide et réaliste, consistant à chercher de vraies réponses pour vivre plus sereinement le temps, et un fantasme persistant d’éternité et d’immortalité, entretenu par les nombreux échos mythologiques et par les choix énonciatifs.

Vers l’acceptation du temps : Gaspard, Melchior et Balthazar ou l’infléchissement du grand roman mythologique

13Publié en 1980, soit cinq ans après Les Météores,Gaspard, Melchior et Balthazar prolonge cette réflexion sur le temps, tout en témoignant d’une évolution du regard que Tournier porte sur le temps – évolution qu’accompagne une transformation esthétique, car le livre est « moins prolixe que les précédents, plus svelte », « plus concis54 ». Il « représente [...] un point de bascule et marque une inflexion nouvelle de la poétique tourniérienne du roman55 ». Gaspard, Melchior et Balthazar s’inscrit apparemment dans la continuité des grands romans mythologiques. Comme ces derniers, mais de manière plus voilée, il fait une large place à une méditation sur le temps et l’éternité, matrice réflexive appelée par la nature même de l’histoire racontée. Fidèle en cela à la légende, le roman est construit autour de l’épisode de la révélation de la naissance de l’enfant Jésus – qui intervient au milieu du récit –, à qui les Rois mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, rendent hommage. À travers le récit de cette rencontre, le Christ s’impose comme le Conciliateur, le Rédempteur. Il est le Nouvel Adam qui vient laver le péché originel et réconcilier le céleste et le terrestre, et plus modestement l’individu avec lui-même. Cette idée, qui est au fondement du christianisme, est investie par Tournier de manière imagée à travers un jeu de répétitions (procédé qui lui est cher). Plusieurs personnages du roman, dont Gaspard et Balthazar, développent une méditation sur Adam et sur les conséquences de la chute. Le Christ est alors présenté comme celui qui répare les maux causés par Adam et qui rend possible l’écriture d’une nouvelle histoire. Il apporte à chacun des Rois mages, par sa seule présence dans la crèche, une réponse à la question qui le hante, conformément à la plasticité des Évangiles qui, dit Tournier, « parle[nt] à chacun de nous sa langue56 » : « [O]n peut lire les Évangiles avec les lunettes que l’on veut. Chacun rencontre dans les Évangiles la réponse à sa, ses questions57. » Balthazar, angoissé par l’âge et le passage du temps, est un vieillard obsédé par la question de l’art et du portrait, interdit par l’Ancien Testament. Gaspard, le roi noir, souffre de son amour non partagé pour une femme blanche, à qui répugne sa couleur de peau. Melchior, le plus jeune des trois, s’interroge sur le pouvoir, après en avoir été dépossédé par son oncle. Taor, le quatrième Roi mage, est en quête d’une nourriture extraordinaire, qu’il trouvera trente-trois ans après la Nativité. Si le temps n’est pas une préoccupation première pour les personnages de ce roman, à l’exception d’Hérode – que Tournier représente angoissé par son grand âge et par la question non résolue de sa succession – et peut-être de Balthazar, c’est pourtant bien une réconciliation avec le temps qu’accomplit indirectement l’Enfant. Celui-ci, en effet, rend possible, à qui sait entendre son message, une projection dans un avenir souriant, alors que les préoccupations restées sans réponse des mages les maintenaient dans un présent sans horizon. Chacun des trois mages a retenu un enseignement de sa rencontre avec l’Enfant et compte changer de vie. Ce changement de regard, ce passage du présent de l’inquiétude au futur prometteur, est clairement souligné par le roman, qui évoque les résolutions prises par les mages. Melchior a appris « la force de la faiblesse, la douceur irrésistible des non-violents, la loi du pardon58 ». Il est décidé à se retirer dans le désert pour fonder une communauté dédiée à Dieu. Gaspard a appris que l’ « amour d’adoration est toujours partagé, parce que sa force de rayonnement le rend irrésistiblement communicatif59 ». Il est alors déterminé à consacrer sa vie à « faire partager à tous ceux qui voudront [l’]écouter la merveilleuse leçon d’amour de Bethléem60 ». Cette ouverture de l’avenir, jusqu’alors fermé, est plus sensible encore dans le discours de Balthazar. Le roi esthète, qui est « partagé entre le déchirement et l’espérance61 » en arrivant devant l’Enfant, entrevoit, par cette rencontre mystique, « l’aurore d’un art nouveau » composé d’ « œuvres modernes », et non plus des seuls « vestiges du passé gréco-latin62 ». Car la malédiction qui pèse sur l’image sans ressemblance après la désobéissance d’Adam et Ève, et qui explique, selon lui, l’interdiction du portrait par le Décalogue, est levée avec la naissance de Jésus, « dieu incarné au plus épais de la pauvre humanité63 ». C’est alors l’art chrétien qu’imagine Balthazar, dans un silence visionnaire partagé par Melchior et Gaspard : « Les siècles à venir leur apparaissaient comme une immense galerie de miroirs où ils se reflétaient tous les trois, chaque fois dans l’interprétation d’une époque au génie différent64 ». Par-delà la vision cyclique du temps, qui domine dans les grands romans mythologiques et témoigne d’une euphémisation plus que d’un abandon au devenir, Gaspard, Melchior et Balthazar réhabilite donc l’avenir, qui ouvre la voie au progrès et à la création. La conversion au christianisme s’accompagne d’une conversion à la « primarité », puisque la projection n’est plus une angoisse après la rencontre du Christ. Le temps devient « le moyen qui nous a été donné pour exercer notre liberté et participer à l’œuvre de création65 ».

14À travers le destin de Taor, prince du sucre transformé en martyr du sel, c’est aussi le sort de l’homme après la mort qu’interroge le roman, dans un imaginaire nourri de références chrétiennes. Dans la continuité des légendes du quatrième mage dont il s’est inspiré (Edzard Schaper, Henry Van Dycke), Tournier fait de l’itinéraire du dernier mage un double de celui du Christ. Arrivé à Bethléem après sa rencontre avec les trois mages, Taor manque de peu Joseph et Marie, déjà repartis avec l’Enfant. Après avoir été indirectement témoin du massacre des Innocents, il décide de reprendre la route vers le sud, sur les pas de la Sainte Famille, mais son escale à Sodome, qui ne devait durer que quelques heures, se transforme en trente-trois ans de captivité, quand il accepte de prendre la place d’un condamné aux galères dans les mines de sel. Lorsqu’il sort, trente-trois ans plus tard, transformé par ce sacrifice, il se rend à Jérusalem pour rencontrer le Christ, mais arrive trop tard : l’arrestation du Christ vient d’avoir lieu, et c’est une salle vide qu’il trouve chez Joseph d’Arimathie. Le dénouement mystique du roman comporte en filigrane une référence à l’éternité chrétienne. Taor meurt d’épuisement en consommant un reste de pain et de vin laissé sur la table de la Cène, et est ainsi le premier à recevoir l’Eucharistie. Il se passe alors un événement extraordinaire. Le corps du prince déchu est recueilli, au moment où il tombe en arrière, par des anges qui l’emportent au ciel :

Les deux anges qui veillaient sur lui depuis sa libération, le cueillirent dans leurs grandes ailes, et, le ciel nocturne s’étant ouvert sur d’immenses clartés, ils emportèrent celui qui, après avoir été le dernier, le perpétuel retardataire, venait de recevoir l’eucharistie le premier66.  

15Les similitudes entre le destin de Taor et celui du Christ vont également dans le sens d’un accès à une éternité dans l’au-delà. Dans la tradition chrétienne, pour le croyant, « l’accès à l’immortalité définitive dans la vie céleste dépend de l’assimilation au Christ dans la vie terrestre67 ». L’entrée du personnage dans l’éternité chrétienne affleure également à travers le motif de l’Eucharistie. Pour toute une tradition chrétienne, « la condition mortelle et misérable de l’homme a été assumée par le Christ, qui, par sa passion et sa résurrection, ouvre la voie vers l’immortalité68 ». C’est par le sacrement de l’Eucharistie que les chrétiens célèbrent la mort et la résurrection du Christ ; c’est « le pain sacré de la vie éternelle » et « le calice du salut perpétuel » dont parle la liturgie. L’idée d’une survie de l’âme s’installe ainsi par un procédé de saturation symbolique. La présence en creux de l’éternité chrétienne est d’ailleurs annoncée, tout au long du roman, par d’autres formes culturelles de dépassement de la mort. Le roi de Méroé a acheté un phénix pour compléter son parc zoologique : « J’ai écarté, comme par trop communs et d’un symbolisme vulgaire, les lions et les aigles, mais j’attends une licorne, un phénix et un dragon que des voyageurs de passage m’ont promis69 ». Si « nombreux sont les esprits qui, jusqu’au XVIIe siècle, croient à l’existence de l’oiseau70 », le phénix est une créature légendaire liée au mythème « de la mort et de la renaissance périodiques71 ». Symbole de l’immortalité de la chair, initialement utilisée par « les anciens Égyptiens […] pour embaumer leurs morts72 », la myrrhe, dont Balthazar offre un bloc à l’enfant Jésus, fonctionne également comme une annonce symbolique du message christique. Dans l’Égypte des Pharaons, la mort n’est qu’un passage vers une survie dans l’au-delà. C’est pour cette raison que les corps des défunts faisaient l’objet d’une momification et de rites funéraires. La myrrhe intervient à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament lors de la mort du Christ. Au Calvaire, un soldat donne à boire à Jésus du vin mélangé à de la myrrhe. Après la mort de Jésus, Joseph, qui a récupéré son corps, l’oint avec de l’aloès et de la myrrhe, avant de l’envelopper dans un suaire de lin. Le motif des Baobalis participe également à ce faisceau de significations symboliques. Taor, le quatrième Roi mage, découvre en effet, sur la route de Jérusalem, des arbres peints et recouverts de signes religieux :

La signification religieuse de ces ornements paraissait évidente, car il y avait du temple, du reposoir, du catafalque dans cet arbre géant, paré comme une idole qui dressait vers le ciel ses branches aux mille doigts, comme autant de bras affolés73.

16Ces arbres au tronc énorme et à l’écorce tendre servent en réalité de tombeaux aux hommes de la région : « Le fait est que le cœur de l’arbre dans sa lente croissance s’incorpore la chair et les os du mort, lequel continue ainsi à vivre sur le mode végétal74. » Ces références mythologiques, qui invitent par leur syncrétisme à dépasser une lecture chrétienne traditionnelle, introduisent dans le temps humain de l’aventure des mages des percées d’éternité.

17Pourtant, malgré les nombreuses allusions à l’éternité et la longueur du récit de Taor, il serait réducteur de lire Gaspard, Melchior et Balthazar sous le seul angle d’un idéal eschatologique. Cette lecture personnelle de la matière biblique laisse percevoir la singularité de la pensée de Tournier, qui réside dans un effort de réconciliation du temps humain et de l’éternité. Le roman ne fait pas de l’au-delà une fin en soi qui reviendrait à nier la vie terrestre. Il ne s’agit pas de « suspend[re] le présent » à « un temps à venir qui sera[it] le temps de l’accomplissement, de la réalisation définitive75 ». Car alors, pensée à la lumière de l’éternité, la vie serait « essentiellement un état transitoire, une attente ». Elle vaudrait, « non pas par son contenu propre, par ce qu’elle construit elle-même, mais en tant que déjà transie par la puissance de ce qui est à venir, promise à une transfiguration76 ». L’éternité, l’espérance d’un au-delà, ne doit pas « empêch[er] de pouvoir vivre ici et maintenant, en faisant du présent la promesse perpétuelle d’un avenir qui n’est jamais là77 ». Le Christ tourniérien n’appelle pas à une transcendance en dehors de l’humain, mais bien à une quête de la part de divin que comporte l’humanité. C’est à un retour à l’humain qu’œuvre Tournier en figurant le Christ à l’image de l’homme et en le présentant, non sous l’angle de l’extraordinaire, mais sous l’angle du quotidien et de la simplicité. Dans l’étable de Bethléem, Balthazar découvre non pas, comme il s’y attendait, « un prince, un roi, un empereur entouré d’une suite magnifique78 », mais « la vie quotidienne la plus humble – ces bêtes, ces outils, ce fenil – baignée d’éternité par un rayon tombé du ciel79 ». Conformément à la légende chrétienne et à de nombreuses représentations de la Nativité, la divinité du nouveau-né est révélée, dans le roman, par la lumière qui entoure la scène. La « colonne de lumière80 » qui veille sur l’Enfant « atteste sa majesté81 » aux yeux des témoins :

Ce rayon de lumière vient sans doute de la comète, mais il a aussi vaguement forme humaine. On dirait un géant lumineux debout et qui accomplirait des gestes lents et majestueux. Un géant ou un ange peut-être82.

18Le traitement énonciatif de la Nativité contribue également à l’humanisation du divin. Chez Tournier, « c’est l’âne qui raconte la Nativité, ce qui est tout à fait dans l’esprit des légendes du Moyen Âge83 ». L’auteur renonce au ton emphatique et solennel que pourrait appeler cet épisode majeur de l’histoire chrétienne en choisissant d’en confier le récit à un narrateur modeste, « littéraire » et « bavard84 », selon les mots de l’âne lui-même. Ce traitement humoristique, qui n’est pas sans rappeler « Le Bœuf et l’âne de la crèche » de Jules Supervielle, rend évident le parti pris de simplicité de Tournier. Chez Tournier, le Christ est bien Dieu fait homme, « c’est un Dieu entré dans le temps, pris dans le temps comme l’homme85 ». L’auteur rappelle que « le salut du monde ne se jouera pas hors du temps mais dans le temps86 », et qu’il faut aussi savoir apprécier la vie terrestre au présent. Les rêves de surhumanité, communs aux grands romans mythologiques, sont considérablement atténués dans Gaspard, Melchior et Balthazar, comme si l’auteur, conscient du caractère chimérique de ses aspirations transcendantes, s’en éloignait au profit d’une reconsidération de l’ici-bas et d’une valorisation de la part de divin qui illumine l’humain. Il est significatif que la seule réponse fantastique au temps, celle de l’éternité du roi Barbedor, qui renaît de ses cendres, intervienne dans le cadre d’un conte merveilleux enchâssé, qui revendique sa fictionnalité puisqu’il est dit par un conteur pour divertir le roi Hérode. L’apaisement viendrait d’une forme de modestie et de l’émerveillement devant les réalités terrestres : ainsi, Balthazar, fasciné dans sa jeunesse par la représentation des dieux et des surhommes du panthéon grec, renonce progressivement à ses aspirations utopiques au profit des beautés simples du quotidien, transformées en sujets artistiques.

19La question du temps n’est donc pas absente de Gaspard, Melchior et Balthazar, mais l’angoisse du temps y reste nettement plus diffuse que dans les grands romans mythologiques. Elle s’exprime de manière plus ponctuelle et discrète que chez les héros des trois premières œuvres, en raison de la place faite à l’humour et à la joie de vivre, et d’une simplification du traitement des personnages. Comme l’écrit Susanna Alessandrelli,

[n]ous sommes en présence ici de personnages beaucoup plus simples que Robinson, Tiffauges ou Alexandre, plus symboliques que « vrais », au sens que le roman moderne donne au terme, car dépourvus de tout aspect psychologique ou sociologique87.

20La lecture comparée du Roi des Aulnes, des Météores et de Gaspard, Melchior et Balthazar permet donc de suivre l’évolution de l’esthétique romanesque de Tournier, qui accompagne une modification du regard porté sur le temps et sur l’existence. À l’image du portrait qu’il fait de Paul Valéry, dans Le Vol du vampire, Tournier apparaît ainsi comme un « secondaire » qui tend à se rapprocher d’un idéal « primaire », y compris sur le plan formel. L’esthétique de la brièveté et le renoncement au vaste récit homodiégétique tissé d’échos mythologiques le rapprochent de la démarche des auteurs « primaires » qui, dit-il, ne peuvent s’engager dans des travaux de longue haleine et valorisent une écriture du présent. Mais cette écriture de la « primarité » et de l’apaisement constitue un défi esthétique pour un genre qui s’inscrit par nature dans la durée. Tournier semble y répondre par le renoncement progressif au roman, au profit de textes brefs non fictionnels célébrant l’instant et les beautés du monde.