Colloques en ligne

Guillaume Gomot

De l’émotion temporelle au cinéma : Interstellar de Christopher Nolan

Introduction

1Comment l’art cinématographique, par les moyens qui lui sont propres, peut-il faire naître une émotion temporelle chez le spectateur ? Et comment un récit filmique narrant des voyages dans le temps et l’espace peut-il constituer une réflexion poétique sur la nature singulière du cinéma ?

2Le temps (comme expérience affective, onirique, intellectuelle) et sa complexité intéressent Christopher Nolan au plus haut point1 et il en fait un enjeu cardinal d’Interstellar (2014). Dans ce film de science-fiction, l’humanité est menacée de disparition à court terme puisque la Terre est devenue inhospitalière et ne nourrit plus suffisamment les hommes. Le héros, Cooper, joué par Matthew McConaughey, est recruté par la NASA pour une mission périlleuse consistant à atteindre des galaxies lointaines qui pourraient accueillir l’humanité ou de nouvelles colonies humaines. En effet, quelques années plus tôt, la NASA avait lancé douze missions d’exploration interstellaire, et il s’agit de vérifier sur place lesquelles sont les plus prometteuses.

3Se souvenant de 2001 : l’odyssée de l’espace (1968), où Stanley Kubrick fait percevoir et ressentir au spectateur, dans un périple aux confins de l’espace et du temps, l’écart temporel qui, du passé à l’avenir, fait de l’être humain un fragile aventurier, Christopher Nolan parvient à figurer dans son récit de multiples intervalles temporels, et le voyage interstellaire se fait alors traversée physique du temps, auquel le cinéaste donne une forme matérielle surprenante.

Chair et figures du temps

Figures temporelles

4Dans ce film dont la matière narrative est en grande partie constituée d’enjeux temporels, les motifs et les figures liés au temps abondent, à commencer par le plan initial montrant cette poussière, qui envahit la Terre et y rend la vie de plus en plus difficile2, tombant doucement sur la bibliothèque de la jeune héroïne, Murphy3 (dont le nom évoque bien sûr la fameuse loi de Murphy), et sur ses modèles réduits de navettes spatiales américaines. Formes filmiques de la matière temporelle, ces poussières, telles les cendres du temps, sont le signe premier de l’enjeu théorique et formel qui fonde le film, et elles désignent également par anticipation le lieu-clé de la fiction, la bibliothèque, dont le spectateur ne découvrira que bien plus tard la signification réelle.

5D’autres motifs, thématisés dans Interstellar, confirment que le film est déterminé en profondeur par le temps et son imaginaire : on peut songer aux noms des missions spatiales (Lazarus et Endurance), à cette montre qui fait signe, dans tous les sens du terme, comme mesure du temps et comme outil de communication à travers les dimensions (c’est ce que l’on découvre à la fin du film) ; on peut également penser à ce vaste plan de colonisation d’une autre galaxie, permettant de rejouer le temps et de recommencer l’humanité à zéro, ainsi qu’aux dialogues des personnages empreints de multiples questionnements temporels. « Je suis un vieux physicien, j’ai peur du temps », dit ainsi le professeur Brand, joué par Michael Caine. De même, l’invention scénaristique d’un trou de ver à proximité de Saturne, créant des anomalies gravitationnelles, permet à la fiction d’imaginer une distorsion de l’espace-temps et donc de vastes ouvertures narratives, notamment l’éventualité d’accéder à des mondes possibles hors de notre galaxie, où ont été envoyés douze explorateurs4, car un trou de ver constitue théoriquement un raccourci à travers l’espace-temps.

Les intervalles

6L’originalité d’Interstellar, dans ses premières minutes, est de nous faire découvrir un état du monde à la fois technologique et archaïque. Dans cet avenir indéterminé, les éléments futuristes sont associés à une certaine vétusté des décors et des objets. Frappé lui aussi d’incertitude temporelle, si l’on peut dire, le personnage de Cooper est, comme le lui dit son beau-père (joué par John Lithgow), « né vingt ans trop tard ou vingt ans trop tôt ». Il porte déjà en lui, en puissance, cette caractéristique du décalage temporel que le film va lui faire éprouver avec une extrême intensité.

7La ferme que possède Cooper et les champs alentour font presque davantage penser à l’imaginaire de la Grande Dépression (on songe par exemple aux photographies de Dorothea Lange) et du western qu’à celui de la science-fiction, et le début du film évoque le passé et non l’avenir. Sur le plan du dialogue, « back then » (« à l’époque ») constitue ainsi un des premiers connecteurs temporels employés dans le film. Le spectateur l’ignore encore, mais c’est alors Murphy âgée qu’il voit parler de son père et de la poussière pendant un entretien télévisé au début du récit. La mort de la mère, enfouie dans un passé plus lointain encore, constitue une béance narrative, un autre trou noir que le film n’atteint jamais.

8Et par un effet de boucle temporelle, cette image du début (l’interview de Murphy) est reprise à la fin. La circularité des motifs imite d’ailleurs la forme même du trou de ver, qui est figuré de manière sphérique dans le film. Dans Interstellar, le cristal de temps, pour reprendre en l’infléchissant une formule deleuzienne5, est tantôt sphérique, dans le cas du trou de ver, tantôt prismatique, au cœur du trou noir dans la bibliothèque. Dans L’Image-temps, Deleuze file longuement la métaphore cristalline dans une perspective temporelle, et la nature sphérique et translucide du trou de ver d’Interstellar, véritable boule de cristal de l’espace, rappelle les images deleuziennes. Cet objet astral figuré par Nolan évoque, en effet, les puissances de la divination prophétique (projection rapide dans l’espace-temps à travers le trou de ver) et de la remémoration (au bout du voyage spatial resurgit le prisme du passé), et porte donc bien les traits caractéristiques d’une étrange boule de cristal interstellaire. D’ailleurs, la forme cristalline du trou de ver autoriserait au passage, en français, un jeu homophonique entre ver et verre, à la manière de la controverse orthographique difficilement tranchée concernant la pantoufle de verre ou de vair portée par Cendrillon. Le trou de ver d’Interstellar est bien aussi un trou de verre multidimensionnel.

Musique des sphères

9Avant de donner corps à l’intervalle temporel qui régit son film, Christopher Nolan fait ressentir au spectateur l’écart spatial qui sépare Cooper de la Terre et de sa famille dans une belle scène où on voit son héros faire écouter à Romilly (David Gyasi), un autre astronaute, des bruits de la nature sous la pluie et l’orage, tandis que leur vaisseau se trouve à la hauteur de Saturne. La discordance créée ainsi entre la grandiose image saturnienne et le son terrestre, qu’autorisent seuls le cinéma et son audio-vision, surprend par sa simplicité et sa force expressive, car elle désigne le gigantesque intervalle qui sépare les deux planètes et fait entendre, en quelque sorte, une étrange et émouvante musique des sphères. Et la force musicale de l’intervalle spatiotemporel est renforcée dans Interstellar par la partition magistrale de Hans Zimmer, dont la puissance épique contribue grandement à l’éclat de la mise en scène de Nolan. La beauté musicale du film est aussi une beauté rythmique, associée au plaisir visuel de la rotation du vaisseau Endurance, qui rappelle bien sûr (autre musique des sphères !) la rotation de la station spatiale au rythme du Beau Danube bleu de Strauss dans 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Mais chez Nolan, la valse est plus angoissante, et la destruction partielle d’Endurance le confirmera dans la dernière partie du film.

Vertiges du montage et de l’intervalle

10Le cinéaste, dans un geste poétique, entreprend grâce à la mise en scène de fixer des vertiges, pour reprendre la formule rimbaldienne. Le vertige temporel qui saisit le spectateur d’Interstellar naît notamment de la répétition d’un même dispositif au début et à la fin du film : Cooper au chevet de sa fille Murphy, tentant de la consoler parce qu’il part dans l’espace, puis la retrouvant au terme de son périple. Dans la première occurrence de cette scène double, Murphy est une enfant, et dans la seconde une très vieille femme, mais son père a à peine vieilli. Le film tout entier semble être conçu pour susciter ce seul effet de montage temporel dans l’esprit du spectateur, qui raccorde mentalement les deux séquences, et pour créer cet incroyable paradoxe – directement lié aux théories d’Einstein sur la relativité – selon lequel un père peut revenir plus jeune que sa fille d’un voyage interstellaire. Sous la forme d’un entrelacs paradoxal, le temps familial rencontre alors le temps cosmogonique, celui des nouveaux mondes possibles, et le temps eschatologique, celui du désastre environnemental qui prévoit la fin de l’homme sur Terre.

11Sur le plan des émotions temporelles saisissantes au cinéma, ce film occupe désormais une place éminente. Mais on peut penser aussi, bien sûr, à 2001 : l’odyssée de l’espace de Kubrick et à ce célèbre raccord dans le mouvement qui constitue un saut vertigineux de la Préhistoire à l’avenir, quand l’os lancé par le grand singe semble devenir, par l’effet du montage-cut, un vaisseau spatial. On peut également songer à The Tree of Life de Terrence Malick (2011), où la remontée du récit dans la psyché d’une mère endeuillée est raccordée à des séquences nous montrant les origines de la Terre et l’époque des dinosaures (la mère est d’ailleurs jouée par Jessica Chastain). On peut aussi se rappeler, par exemple, cette célèbre scène de Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958), pendant laquelle les personnages découvrent, sur la coupe d’un tronc de séquoia, le passage d’un temps qui les dépasse et les englobe. Madeleine (Kim Novak), manipulant Scottie (James Stewart), tente alors de lui faire croire qu’elle est possédée par une ancêtre. Dans les scènes d’Interstellar évoquées, le montage des émotions temporelles a lieu au sein d’une même image, dans la coprésence troublante de corps pour qui le temps ne s’est pas déroulé à la même vitesse et qui sont ébahis de le découvrir.

12Un autre moment essentiel concernant le jeu des intervalles dans le film apparaît dans le vaste montage alterné de deux séquences se déroulant dans des lieux très éloignés de l’univers (la Terre et une lointaine galaxie). Le cinéaste nous montre Murphy adulte de retour dans la maison familiale, se disputant avec son frère Tom (Casey Affleck) au sujet de la santé de sa femme et de son fils, et accédant ensuite au mystère du fantôme de sa chambre d’enfant, qui faisait tomber les livres de sa bibliothèque et semblait vouloir communiquer avec elle. Et Nolan insère cette branche narrative dans une autre plus vaste se déroulant sur la planète Mann. On y découvre le terrible mensonge de l’astronaute Mann, joué par Matt Damon, qui a truqué toutes ses données (sa planète est stérile et inhospitalière), puis tente de tuer Cooper et de s’enfuir avec Endurance ; mais Cooper parvient à reprendre le contrôle du vaisseau, avant d’être aspiré par le trou noir. Ces deux séquences en miroir, fondées sur des schémas narratifs identiques, des effets d’unissons formels et de crescendos simultanés associés à une même partition musicale très puissante, sont montées parallèlement pendant presque quarante-cinq minutes de film et s’achèvent par une contraction soudaine de l’énorme intervalle qui les séparait : quand il est parvenu au centre du trou noir, Cooper est paradoxalement tout près de sa fille, puisqu’il se retrouve au cœur même de sa bibliothèque6.

Un trou noir dans une bibliothèque

13La maison familiale constitue ainsi l’alpha et l’oméga du film. Elle figure et recèle le secret du récit : la bibliothèque. Lieu de tous les mystères, elle abrite la surprise et la révélation finales : on découvre que la maison est reliée à la singularité – c’est-à-dire au cœur – d’un trou noir. Ce qu’on croyait infiniment éloigné jusque-là dans le film est en fait contigu, voire enchâssé. On a véritablement affaire ici, par métaphore, à une forme de trou de ver dans la mise en scène de Nolan. En effet, la théorie du trou de ver en astrophysique suppose l’existence de courbures massives de l’espace-temps permettant de rapprocher deux points très lointains, dans l’espace comme dans le temps. Et la proximité surprenante de la bibliothèque et du cœur du trou noir obéit bien pleinement à la poétique du trou de ver qui est à l’œuvre dans Interstellar. Il semble par ailleurs qu’on soit également ici face à ce cinéma du cerveau défini par Deleuze à partir, notamment, de ses commentaires sur le cinéaste de 2001 : l’odyssée de l’espace : « Si Kubrick renouvelle le thème du voyage initiatique, c’est parce que tout voyage dans le monde est une exploration du cerveau7. » Dans la même perspective, Deleuze écrit à propos des films d’Alain Resnais : « Les paysages sont des états mentaux, non moins que les états mentaux, des cartographies, tous deux cristallisés les uns dans les autres, géométrisés, minéralisés8. » Les mondes possibles d’Interstellar constituent à leur manière aussi des cartographies mentales et minéralisées.

14Les deux infinis qui se concentrent et se répondent dans l’expérience vécue par Cooper au cœur du trou noir laissent entrevoir la possibilité que le récit ne soit alors qu’une projection mentale du héros, dans un film-cerveau gigantesque. Toutefois, la part cérébrale de l’œuvre ne doit pas faire oublier l’attention portée par Nolan tout au long de son film aux corps des personnages, à leurs sensations et à l’expérience physique des bouleversements temporels qui les éprouvent, corps et âmes.

15On rencontre un autre exemple de cette capacité du film à rapprocher, comme miraculeusement, ce qui est éloigné, dans la poignée de mains interstellaire entre Amélia Brand (Anne Hathaway) et Cooper : la jeune femme croit saluer un extraterrestre, mais elle entre en fait en contact avec Cooper, qui, paradoxalement, est assis à côté d’elle dans le vaisseau ! Cet espace-temps distordu et courbé est ici représenté par une déformation des corps et des objets, qui s’allongent et semblent presque se liquéfier, désignant l’aspect ductile et frêle des corps terrestres et la complexité des réalités physiques.

16Troisième exemple de cette poétique du trou de ver déterminante dans Interstellar : la forme de la station saturnienne de la fin du film, arrondie et comme recourbée sur elle-même, qui porte le nom de Murphy et sur laquelle la gravité (grâce aux découvertes de la jeune femme désormais très âgée) est parfaitement maîtrisée par l’homme, qui peut alors l’utiliser selon son bon vouloir.

17Pour en revenir à la maison familiale, le film la met en scène à trois époques distinctes : avant le départ de Cooper tout d’abord ; puis pendant que son fils Tom y vit après avoir repris la ferme ; et enfin, de façon originale, la maison apparaît une troisième fois, reproduite à l’identique sur la station saturnienne, en hommage au génie scientifique de Murphy. Devenue un objet muséologique détaché du temps, auquel il manque l’essentiel – la poussière, les cendres du temps –, cette réplique de sa propre maison que Cooper découvre en souriant permet au cinéaste de porter un regard ironique sur un objet riche de symboles tout en pastichant le processus mémoriel qui fait quasiment de la maison un produit dérivé de la fiction et de la mythologie des Cooper.

18Mais la figuration du trou noir est également l’occasion, pour le cinéaste, d’élaborer une poétique filmique originale. Une idée de mise en scène de Christopher Nolan au début du film pourrait d’ailleurs annoncer la révélation du trou noir relié à la bibliothèque. Lorsque Murphy, enfant, sort en courant pour appeler son père quand il quitte la maison pour son grand voyage, le contraste est tel entre l’extérieur et l’intérieur qu’elle semble littéralement émerger du noir de l’image en criant. Le noir de cinéma, envahi ensuite par la lumière, nous avertit, à l’image, que la maison est directement reliée à un espace-temps très lointain, grâce à Murphy et à son père. C’est d’ailleurs d’autant plus un noir de cinéma qu’il rappelle un très beau plan semblable au début de La Prisonnière du désert de John Ford (1956), où les grands espaces désertiques du western font écho à l’infini intersidéral.

19Cette invention figurative qui annonce la suite du récit est renforcée par un montage sonore qui anticipe le décollage du vaisseau de Cooper et accentue la dynamique de cette scène : il semble qu’un mouvement continu d’arrachement à la maison, à la famille, à la gravité emporte le personnage principal, et pourtant, dès le début, la brève présence du noir fait signe, nous indiquant que ce voyage interstellaire ne sera en fait qu’un long périple vers le cœur symbolique de la maison. Dans la même perspective, avant de découvrir le visage âgé de Murphy dans les premiers plans du film, le cinéaste intercale un écran noir de quelques secondes et, là aussi, Murphy surgit de l’obscurité.

20Le poème de Dylan Thomas (1951) qui sert de leitmotiv au film et qu’on entend partiellement à plusieurs reprises poursuit également cette opposition entre l’obscurité et la lumière : « Do not go gentle into that good night […] Rage, rage against the dying of the light » (« N’entre pas docilement dans cette bonne nuit […] Hurle, enrage contre la mort de la lumière »). Le cri de Murphy appelant son père et les cris de Cooper appelant sa fille font songer à des sursauts de vie contre la fin de la lumière et du temps.

21Ultime paradoxe lumineux : le trou noir, ce cœur des ténèbres, dans sa singularité invisible à tout regard, devient d’un blanc pur étincelant à la fin du film quand le tesseract (l’hyper-cube de la bibliothèque) se referme9.

22Et quel bel hommage à la littérature que d’avoir placé le cœur d’un trou noir dans une bibliothèque ! La chair du temps est dans les livres et la fiction dépasse, déborde l’espace-temps en abolissant ses limites. D’ailleurs le trou noir gigantesque mais « doux » (autant que peut l’être un trou noir) du film se nomme Gargantua. Dans cette réalité multidimensionnelle, dans ce labyrinthe quasi borgésien, Cooper se trouve suspendu dans la matière livresque et va communiquer grâce à elle avec sa fille, démontrant que chaque livre est un espace-temps concentré. Si un imaginaire à la Borges ‒ l’auteur de La Bibliothèque de Babel (1941) fut lui-même bibliothécaire ‒ empreint cette scène, on peut également se rappeler la fin du Temps retrouvé, où le narrateur proustien, après une ultime révélation qui a précisément lieu dans une bibliothèque, décrit le vertige lié à l’expérience du gigantesque édifice du temps, au sommet duquel les hommes se tiennent et risquent sans cesse de tomber, à la manière de Cooper dans sa chute au cœur du trou noir et de la bibliothèque où se diffracte le passé10.

23« Je croyais que c’était toi le fantôme », dit Murphy à son père dans les premières minutes du film. Et elle a raison (puisque c’est déjà lui qui, au-delà et au-dedans de la bibliothèque, fait tomber des livres, déplace la poussière ou dirige une montre), mais son père fantôme vient de l’avenir et non du passé. Et ce sont les puissances de la gravité qui, en définitive, faisant office de fantôme, transmettent les coordonnées de la NASA au père et à sa fille puis les données internes du trou noir à Murphy.

24Dans un article consacré à Interstellar, Pierre Berthomieu souligne justement le rôle crucial de la bibliothèque dans l’œuvre :

Le secret du film repose sur la tridimensionnalité des temps parallèles. Dans l’espace replié sur lui-même du wormhole, deux instants lointains coïncident. Aux confins de la galaxie, l’espace intime de la maison du héros est dupliqué en relief, frise cérébrale, espace Escher, cyberespace du temps qui balaie la rêverie enfantine sur l’espace et les fantômes. Tout se trouve dans la bibliothèque, premier plan du film comme résolution finale11.

La gravité et les émotions temporelles

25Les théories de la relativité d’Einstein, mises à l’épreuve d’un véritable voyage interstellaire dans le film, sont évoquées par les personnages pour expliquer le glissement temporel qui a lieu sur la planète Miller, trop proche du trou noir Gargantua, et où une heure équivaut à sept ans sur Terre12 ! Amélia et Cooper vont y passer un peu plus de trois heures, tandis que leur collègue Romilly les attend dans le vaisseau pendant plus de vingt-trois ans. Après l’arrachement spatial et le sentiment de déréliction, le décalage temporel crée d’étranges retrouvailles entre Romilly, qui a vieilli, et les deux autres astronautes. Et la découverte de vingt-trois années de messages enregistrés par sa famille laisse Cooper dans un état où alternent joie, saisissement et sidération.

26Dans Interstellar, les visages des acteurs et des actrices sont filmés par Nolan, à travers les plans rapprochés et les gros plans, comme les supports et les vecteurs les plus puissants de l’émotion temporelle. La rhétorique affective du film confère à leur physionomie et à la matière même de leurs visages la capacité d’exprimer cette émotion humaine unique et totalement neuve : celle du décalage et du paradoxe temporels. Les inventions de jeu de Matthew McConaughey, Anne Hathaway et Jessica Chastain tout particulièrement contribuent à créer des figures émouvantes, qui donnent corps à l’émotion nouvelle mise en scène par le film, à la manière, mutatis mutandis, de ces Pathosformeln recensées par Aby Warburg en histoire de l’art.

27Un des pics d’émotion les plus réussis est atteint par le film juste avant que Cooper ne revoie sa fille très âgée, sur la station saturnienne. En effet, la scène des retrouvailles entre les deux personnages est traitée de façon assez onirique par le cinéaste et semble moins forte ; mais avant cela, quand Cooper apprend que sa fille est encore vivante et que, malgré son grand âge, elle va venir le voir, les affects accumulés par le spectateur se libèrent subitement et créent un effet de bombe émotionnelle, comme une déflagration affective saisissante face à cette nouvelle invraisemblable : il s’apprête à revoir sa fille plus vieille que lui de cinquante ans !

28Et plus qu’une idée, c’est une sensation, une impression (« a feeling ») qui guide Murphy adulte vers sa chambre d’enfant et sa bibliothèque, comme elle le dit à un collègue. Pour la physicienne qu’elle est devenue, l’accès à la révélation se fait autant par le sensible que par l’intelligible, à l’image du travail du film pour le spectateur. C’est ce que remarquait Vivian Sobchack au moment de la sortie du film :

Nolan a étendu ‒ et combiné ‒ la relativité de l’espace-temps et ses effets en les insérant non seulement dans les dimensions plurielles du récit d’Interstellar mais aussi dans celles de sa structure d’ensemble et de sa mise en scène immersive13.

29En effet, l’immersion des personnages dans un espace-temps labile est aussi une expérience originale pour le spectateur, et les multiples configurations des gros plans de leurs visages contribuent grandement à la qualité sensible du film et à l’éclat des émotions qui s’y déploient. Cette ambition de mise en scène apparaît également dans un entretien donné par le cinéaste pendant le montage de Dunkerque (2017) ; il y affirme être guidé par le désir de « faire un film sensoriel, […] un film qui vise à faire éprouver l’expérience de ces personnages de l’intérieur14 ».

30Depuis le trou noir, Cooper transmet à sa fille les données qui lui permettront de résoudre l’énigme de la gravité en les ajoutant à l’équation du Professeur Brand. Elle dépasse ainsi ces deux figures paternelles et va permettre la création d’une grande station spatiale arrondie où la gravité a été égalisée et domestiquée, afin de sauver l’espèce humaine.

31La gravité, qui seule peut traverser les dimensions (dont le temps) dans le film, est placée par Amélia Brand sur le même plan que l’amour, qui, comme elle le dit, transcende le temps et l’espace. La comparaison entre l’amour et la gravité, filée jusqu’à la fin d’Interstellar, est mise en scène par Christopher Nolan à travers la reconfiguration des intervalles spatiotemporels et des jeux d’attraction réciproque à l’œuvre dans le récit. Malgré la distance extrême qui sépare, de notre galaxie à une autre, un père et sa fille, l’amour et la gravité vont les rapprocher, à la lettre et dans tous les sens15. Le lien filial et l’attachement paternel trouvent dans le film une forme lumineuse et cristalline. Comme l’écrit Descartes dans Les Passions de l’âme :

L’amour qu’un bon père a pour ses enfants est si pur qu’il ne désire rien avoir d’eux, […] les considérant comme d’autres soi-même, il recherche leur bien comme le sien propre, ou même avec plus de soin, parce que, se représentant que lui et eux font un tout dont il n’est pas la meilleure partie, il préfère souvent leurs intérêts aux siens et ne craint pas de se perdre pour les sauver16.

32Se jetant audacieusement dans le trou noir vers sa perte, Cooper n’y trouvera rien de moins que son salut, celui de sa fille et, par surcroît, celui de l’humanité entière.

Conclusion

33En représentant des paradoxes spatiotemporels fondés sur les théories de la relativité et les lois de la gravité, ce film à grand spectacle, véritable mélodrame interstellaire à l’origine d’émotions saisissantes, démontre finalement avec éclat que l’art des images en mouvement est aussi une vaste machine à voyager dans le temps, les vaisseaux spatiaux d’Interstellar désignant par métaphore cette vertu insigne du cinéma.

34Lors d’une discussion sur la nature du temps, Amélia dit à Cooper qu’il peut être étiré ou contracté mais pas remonté, à l’inverse de la gravité qui peut traverser les dimensions. Seul un saut qualitatif considérable permettrait de percevoir le temps comme une dimension physique : le passé serait un canyon, l’avenir une montagne, suggère la jeune femme. Mais n’est-ce pas précisément une des qualités du cinéma qui est ici envisagée ? Car les images en mouvement parviennent parfois à donner une forme physique au temps ; le cinéma et les fragments de durée et de mobilité qu’il façonne et associe procurent au spectateur une expérience sensible et incarnée du temps.