Colloques en ligne

Marie-Laure Delaporte

Voyages artistiques dans les temporalités des « œuvres cinématographiques » de Pierre Huyghe et Dominique Gonzalez-Foerster

Entrer dans le temps en guise d’introduction…

S’appuyant sur la réalité de l’impermanence des choses et leur continuelle mutation, le temps est en effet né comme un instrument dont les hommes ont eu besoin pour définir leurs trajectoires et organiser leurs interactions sociales1

1écrit Christine Macel. C’est d’après ce principe que les deux artistes français Pierre Huyghe et Dominique Gonzalez-Foerster conduisent leurs créations artistiques : films, installations audiovisuelles et expositions « cinématographiques ». Ce terme est ici à comprendre comme l’écriture du mouvement dans le temps et dans l’espace grâce à la forme filmique des œuvres et aux principes de montage, de séquence et de juxtaposition de scènes dans l’espace de monstration. C’est ainsi que l’œuvre va nous faire traverser le temps, tel un passage d’une époque à une autre et d’un espace à un autre. Tout du moins, l’œuvre permet de modifier notre appréhension traditionnelle de l’aspect temporel de l’exposition. Cette réflexion se veut également une interrogation sur ce que le temps de l’art signifie : le temps de l’exposition est normalement un agencement dans l’espace, mais, dans le cas des œuvres présentées ici, il se veut une appréciation de différentes temporalités proposant glissements et déplacements de l’œuvre, de sa forme ainsi que de la position du visiteur. Relevant du principe « d’image-temps » (Gilles Deleuze2), ces œuvres témoignent que ce n’est pas le temps qui dépend du mouvement, mais bien le temps qui définit le mouvement. Ainsi « est en jeu une vision contemporaine de la temporalité qui soulève à son tour la question : qu’est-ce que le temps de l’art3 ? » Il s’agit donc d’étudier trois aspects de la perturbation du temps artistique : sa mise en scène et en espace, la fabrique de l’image puis l’acte même de performer le temps. Ces préoccupations pénètrent la création de Pierre Huyghe dès 1995 : il fonde alors l’ « Association des Temps Libérés », groupement d’artistes participant la même année à l’exposition Moral Maze au Centre d’Art Le Consortium de Dijon4. Parmi eux figure notamment Dominique Gonzalez-Foerster. Les artistes se positionnent face à l’utilisation du temps libre, perdu, gâché, et décident d’en faire un temps de création et d’action.

L’artiste-aventurier : vers une expédition en Antarctique

2En 2002, cette démarche s’affirme avec l’œuvre pluri-forme L’Expédition scintillante, exposée à la Kunsthaus de Bregenz, en Autriche, et qui sera remontée à plusieurs reprises dans différents lieux, comme au Musée national d’Art moderne de Paris en 2013. L’œuvre est fondée sur le roman d’Edgar Allan Poe, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838). Le héros et narrateur, Arthur, rencontre toutes sortes de mésaventures, embarqué pour un voyage « authentique » en Antarctique. Conçue comme une fiction fragmentée, l’exposition crée une narration imaginée se déroulant en trois actes, répartis sur les trois étages du lieu d’exposition. Le premier consiste en une pièce où se succèdent vent, pluie, brouillard et neige, suivant les événements climatiques du roman de Poe, le déclenchement de ces véritables intrusions climatiques au sein du lieu d’exposition permettant le passage de la fiction littéraire à l’expérience réelle du visiteur au cœur du musée. Il n’est pas anodin que Huyghe ait choisi le roman de Poe comme point de départ de ses pièces, puisque l’écrivain, à l’instar de Jules Verne ou H. G. Wells, présente des séquences de temporalité dans lesquelles la convergence est essentielle au sein de zones temporelles produisant des narrations perturbatrices. Le second acte prend la forme d’une boîte lumineuse et musicale de laquelle émane un système de fumée et de faisceaux chromatiques suivant le fil musical des Gymnopédies d’Erik Satie (1888). Puis l’acte 3 présente une patineuse évoluant sur une plaque de glace noire, chorégraphie entrant en résonance avec le moment où Arthur découvre les eaux glacées de l’Antarctique. Ainsi, les œuvres se succèdent, se juxtaposent d’un étage à l’autre, d’un espace à l’autre, de manière à venir confronter le temps littéraire, imaginaire et fictionnel à un temps expositionnel et artistique qui relève d’une temporalité de l’expérience vécue par le visiteur. Les strates de temporalité sont contrariées et déplacées selon une quasi-dischronologie (c’est-à-dire une difficulté à organiser le temps, à placer un événement par rapport à d’autres, à évaluer la durée). Cette « mise en temps » de l’exposition génère une hybridité nouvelle où temps et espace deviennent des médiums de création à part entière5, le modèle cinématographique permettant de refaire sens et d’expérimenter l’œuvre en milieu muséal. Appelant la réactivation d’un temps utopique, l’œuvre fait moins référence à un « non-lieu » qu’à une indication de « réalités alternatives6 », d’espaces-temps à explorer par le visiteur. Les œuvres sont

affirmées en tant que zone d’activité, une forme remplie d’interactions humaines et de phénomènes économiques, politiques et sociaux […]. [Elles] fonctionnent comme des partitions temporelles, des moments orchestrés en live7.

3Le développement temporel des œuvres, leur possibilité de déplacement, leur capacité d’évolution morphique poussent l’artiste à envisager l’art comme faisant partie d’un nouveau paradigme : celui du voyage dans le temps.

Entre temps mémoriel et expérientiel

4C’est le cas du film The Host and the Cloud (2009-2010), tourné dans les locaux désertés du Musée des arts et traditions populaires, situé dans le Jardin d’acclimatation du Bois de Boulogne, qui devient le terrain d’expérimentation de Pierre Huyghe. L’artiste décide de réanimer ce lieu abandonné depuis 2005, en trois temps qui scandent à la fois les lieux et le film : la Fête des morts, la Saint-Valentin et la Fête du travail. Sont mis en situation une quinzaine de personnages joués par des acteurs. Telles des figures fantomatiques, ils errent dans les pièces et couloirs du musée, réalisant des actions programmées, mais libres d’évoluer au cours de la narration de manière improvisée. Se succèdent

séances d’hypnose, d’exorcisme, prises de somnifères altérant les états de conscience des acteurs. Le couronnement de Bokassa est rejoué, le procès d’Action directe reconstitué. Parfois, certains portent sur leur visage un masque, une sorte de livre ouvert recouvert de petits leds qui l’illuminent8.

5Tant la narration ambiguë que le montage complexe et l’enchaînement de scènes incongrues n’ayant pas entre elles de lien apparent, si ce n’est le lieu de l’action et les références historiques, participent de la perturbation et du trouble temporels ressentis par le spectateur. La fiction rejoint ainsi la réalité, lorsqu’au cours de l’exposition Pierre Huyghe au Musée national d’Art moderne, le film, projeté dans les salles du musée avec d’autres œuvres, entre en résonance avec l’exposition au sein de laquelle déambulent certains des personnages filmiques. Le visiteur se retrouve confronté au personnage évoluant sur l’écran de projection et à la personne en chair et en os, affublée du livre lumineux sur le visage. The Host and the Cloud présente « différentes formes de monstration, une exposition-laboratoire, une présentation des conditions d’après lesquelles quelque chose est exposé9 ». Recréant une cartographie sociale,

un ensemble d’opérations s’auto-génère dont les causes et effets sont indéterminés. Tout ce qui était écrit devient contingent, chaotique. Clos sur lui-même, The Host and the Cloud est un rituel de séparation. Les conditions d’une culture sont recréées, ses influences, ses modes d’exposition exorcisés10.

6Le film permet donc de transposer la narration dans différents temps d’action et de les recréer par la suite dans l’espace d’exposition. De plus, au temps historique vient s’ajouter un temps culturel et mémoriel permettant au spectateur de se projeter dans un imaginaire à la fois personnel et collectif, comme le confirme le témoignage de la critique d’art Marie Muracciole, qui a assisté au tournage :

La plupart des situations convoquaient à la fois l’enfance et le fantastique – des lapins blancs se tapissaient dans le hall, le personnage d’ET hantait les sous-sols où traînaient des gâteaux d’anniversaire, les échos de Thriller s’échappaient du hall, une pseudo-messe noire [semblait] tout droit sortie d’Eyes Wide Shut, une marionnette [était] manipulée par son modèle […]. Une multitude d’histoires circulaient dans le musée, produisant une sorte de brouillard narratif11

7Brouillard qui revit dans le temps et l’espace du musée à travers la projection du film et l’exposition de l’œuvre. Le discours narratif se déplace progressivement pour devenir un regard extérieur, manipulateur, sur l’histoire et la société. Il faut donc comprendre l’hôte (the host) comme l’incarnation de l’esprit de l’artiste, qui se serait externalisé dans le musée abandonné où acteurs et personnages échangent leurs rôles, s’imitent les uns les autres. Quant au nuage (the cloud), il représente l’ensemble des souvenirs, images et musiques de l’artiste, qu’il parvient à juxtaposer dans des espaces et des temporalités qui n’auraient pas dû se rencontrer. L’œuvre renvoie à un temps à la fois onirique, imaginaire, hallucinatoire, mais aussi éminemment politique. Ces nouvelles temporalités filmiques, muséographiques, réelles et fictives révèlent un temps qui se veut hautement « phénoménologique, car lié à l’expérience d’une œuvre d’art ressentie dans l’espace et le cours du temps […] moléculaire, structurellement enchâssé dans le mécanisme de l’œuvre et la durée de son exposition12 ». Le temps de l’art serait donc sans fin, en éternelle répétition, à travers des « œuvres-processus ».

Du temps dystopique à l’opéra

8C’est justement ce type de démarches qu’adopte Dominique Gonzalez-Foerster, qui pratique un art de l’expérience plus que de l’objet. Le film et l’exposition s’affirment comme des modes d’expression proposant des solutions aux problèmes de perception du temps. Appartenant à la génération née dans les années 1960, l’artiste confirme son attachement au temps, mais plus précisément à ses capacités de déplacement :

Mes plus anciens souvenirs sont les premiers pas sur la Lune ; j’appartiens à une génération dont l’obsession est de partir dans l’espace […]. Je cherche de nouveaux rapports, de nouveaux déplacements, une nouvelle manière d’engager la perception au niveau plus physique13.

9Ses œuvres empruntent « un trope cinématographique défini par une hétérogénéité pure et un potentiel infini14 » afin de résoudre le problème d’un art de la post-représentation à partir des années 1990. La conservatrice du Solomon R. Guggenheim Museum de New York, Nancy Spector, explique que Gonzalez-Foerster fait partie de cette génération d’artistes qui

essaient de changer les termes de la pratique artistique vers un art au-delà de la représentation, et déplacent la réception au-delà de la passivité. Les œuvres concernent moins l’interaction sociale qu’une activation délibérée du social, signifiant que le visiteur est attiré vers une expérience esthétique pour devenir partie intégrante du processus perceptif et cognitif. Pour parvenir à ce but, beaucoup d’artistes ont utilisé le format de l’exposition comme médium, étendant les paramètres dans le temps et l’espace comme moyen de dialoguer avec le visiteur en subvertissant les attentes normales de l’expérience de l’art15.

10C’est donc face à l’échec d’un certain régime de représentation que Gonzalez-Foerster adopte le temps comme mode de déplacement. Les œuvres que crée l’artiste répondent à « une reconfiguration du temps et de l’espace16 ». Ainsi, les films évoluent à la frontière entre fiction et réalité, images mémorielles et documentaires, représentation et présentation.

11Cette esthétique du temps se manifeste dans le film Riyo (1999), tourné à Kyoto. L’œuvre déroule le présent, image après image, selon un long travelling continu qui capte l’atmosphère urbaine, le climat, la vie le long du fleuve, pendant les dix minutes de bobine 35 mm enregistrant le moment fugace, mouvant, du passage du jour à la nuit. Philippe Rahm explique que « les films de Dominique ne sont pas fondés sur un programme ou un scénario, ils sont un enregistrement du réel au présent17 ». À travers cette image du présent, l’artiste propose un voyage dans un autre temps, mais aussi un autre lieu, constant et changeant, figé et mouvant. Cet effet s’accentue dans le film Atomic Park (2004), pour lequel l’artiste fait le choix technique du film super 8, qui lui permet de laisser tourner la caméra en plan fixe pour la durée du film de neuf minutes, pendant trois séquences de trois minutes chacune, « jusqu’à la saturation chimique finale18 ». Chaque point de vue dépend donc du changement de pellicule, qui détermine le montage des séquences fragmentaires et hétérodoxes. Composé d’images saturées par la luminosité du blanc désertique de White Sands, lieu du tournage, situé à proximité de Trinity Site, où des tests atomiques furent menés en juillet 194519, le film est fondé sur le principe du contraste, les images initiales et finales étant obscures. L’atmosphère apocalyptique et angoissante du lieu est renforcée par l’utilisation en bande-son de la voix de Marilyn Monroe, extraite de The Misfits de John Huston (1961), l’artiste proposant de la sorte un voyage à la fois temporel, historique et psycho-géographique.

12Puis, en 2008, Gonzalez-Foerster décide d’explorer, à travers le montage de séquences de plusieurs films, la possibilité de se déplacer dans l’histoire du cinéma. The Last Film est projeté lors de l’exposition The Unilever Series : Dominique Gonzalez-Foerster : TH.2058, dans la Turbine Hall de la Tate Modern à Londres20. Mêlant des images de films de science-fiction et d’avant-garde, le film assemble des fragments de Fahrenheit 451 de François Truffaut (1966), de La Planète des singes de Franklin J. Schaffer (1968), de Solaris d’Andreï Tarkovski (1972), de L’Œil sauvage de Johanna Vaude (1998), ainsi que des vues de La Jetée de Chris Marker (1962), des images d’archive de Soleil vert de Richard Fleischer (1973), des extraits de Toute la mémoire du monde d’Alain Resnais (1956), des vues urbaines de La Dernière Vague de Peter Weir (1977) ou des aperçus apocalyptiques de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (1970). Le film, dont le titre semble annoncer la fin du cinéma, ou d’un certain cinéma, révèle surtout un patrimoine filmique cher à l’artiste et méritant à ses yeux d’être sauvé dans un Londres submergé par les eaux en l’an 2058. Il peut également être envisagé comme une archéologie futuriste du cinéma, comme un film regroupant la mémoire d’un cinéma contemporain dans une ère post-apocalyptique et post-cinématographique. L’artiste a donc privilégié les scènes de désastre, les extraits de films envisageant tous, ou presque, la fin de l’humanité, ou de la civilisation, sans espoir de retour en arrière21. The Last Film fonctionne comme une image qui se déploie à la fois dans la continuité temporelle et dans la mise en espace de l’exposition. Ainsi, le visiteur du musée, également spectateur du film, est transporté dans le temps d’un futur alternatif et fictionnel reproduisant les conditions probables des réalités imaginaires créées par les films dont est composé The Last Film. L’artiste a donc constitué une « Arche de Noé » culturelle regroupant livres, œuvres plastiques et films, et offrant une vision dystopique à travers l’exposition pensée elle-même selon le modèle du montage cinématographique. Ce montage permet au visiteur de passer d’une « séquence » à une autre selon un « scénario » prédéfini par l’artiste, et de se déplacer dans le temps filmique et expositionnel.

132058 est également la date qui clôt l’exposition de l’artiste au Musée national d’Art moderne, Dominique Gonzalez-Foerster. 1887-205822, en 2015. L’artiste y présente une série d’œuvres performatives et filmiques, une série d’apparitions. Si l’œuvre est désormais capable de faire voyager le visiteur dans le temps, l’artiste, elle, redéfinit son identité artistique en se glissant tour à tour dans la peau de différents personnages réels ou fictifs, historiques ou imaginaires, tels qu’Edgar Allan Poe, Scarlett O’Hara, Emily Brontë ou Bob Dylan. Ces performances, véritables incarnations, filmées lors de leur réalisation, peuvent ainsi être retransmises dans différents lieux et à divers moments, amenant l’artiste à réactiver une certaine forme de la pratique de l’opéra au XXIe siècle. Cette série, intitulée M.2062 et débutée à la Serpentine Gallery de Londres en 201223, est considérée comme

un opéra fragmenté et prospectif dans lequel Dominique Gonzalez-Foerster apparaît dans des lieux et des contextes différents : Ludwig II, Lola Montez, Fitzcarraldo, ont été les personnages de cet opéra en question et en construction24.

14Ainsi, l’épisode Lola Montez in Berlin (M.2062), inspiré du film Lola Montès de Max Ophüls (1955) et réalisé à partir de l’apparition de l’artiste en Lola Montez au Cirque Cabuwazi à Berlin en 2014, oscille entre éléments biographiques et fictionnels, explorant la mise en scène du soi. La même année, l’artiste incarne Fitzcarraldo25 s’exclamant « Je veux construire un opéra ! » dans le film de Werner Herzog (1982). Chaque apparition, telle une scène ou un acte, partie autonome mais pourtant intégrant un ensemble plus large et cohérent, autorise une certaine forme d’opéra, réactivée et contemporanéisée, à se développer, à voyager, à s’étendre en-dehors des limites d’une seule représentation. L’artiste explique :

l’Opéra, c’est un « setting », il contient tout un ensemble de perspectives de vocabulaire. Pour moi, c’est devenu un paradigme […]. Dans opéra j’entends aussi opératoire – la chose qui opère. Il y a la notion d’œuvre et il y a cette chose qui travaille à la transformation26.

15Et cette nouvelle forme, qui permet à la fois à l’artiste et au spectateur de ces incarnations de voyager dans le temps artistique, littéraire ou cinématographique, propose une fois de plus un nouveau régime temporel de l’exposition, de la mise en scène et en espace des œuvres. Ainsi, le principe d’exposition, d’après Dominique Gonzalez-Foerster, s’affirme non comme un lieu déterminé, mais comme une possibilité de redéfinition d’un territoire de création variable, multiple, à déplacer. Il engendre de fait des situations sensorielles et relationnelles exploitant des effets mémoriels, historiques, passés, présents et futurs, permettant de penser une relation au « temps comme avec un dehors infiniment plus lointain que le simple monde extérieur27 », et créant des réalités et des histoires parallèles.

Décoller pour l’espace en guise de conclusion

16Il se peut que ce monde « extratemporel » soit à trouver dans un autre espace. Véritable machine à voyager dans le temps et dans l’espace, l’œuvre intitulée Cosmodrome, créée pour le Consortium de Dijon en 2001, est un environnement sonore et visuel de neuf minutes, conçu selon les procédés d’un film qui serait accompagné d’une bande originale composée par le musicien Jay-Jay Johanson et d’effets lumineux prenant la place de scènes projetées. Le visiteur est invité à s’asseoir au sol, dans un sable noirci, et à se laisser envelopper par le défilement des images, séquences rythmées qui s’enchaînent sur les quatre murs de la salle dans laquelle le visiteur entre à chaque début de séance. Une fois les portes refermées, il n’est plus question de sortir ou d’entrer. Les murs écraniques imperceptibles deviennent peu à peu les éléments matérialisés d’une réalité à la fois actuelle et virtuelle, celle du « passager-spectateur » qui explore l’espace à travers son infini et ses surfaces de projection. Cet espace nocturne, dans lequel on circule aveuglément et d’où surgissent les inflexions d’une voix robotique, joue sur des effets panoramiques, cosmiques, rappelant à la fois les expérimentations théâtrales, les débuts du cinéma, les panoramas du XIXe siècle et l’espace métaphysique du récit science-fictif28. Cette proposition pour un voyage dans l’espace29 développe une perception visuelle, sonore, une sensation et une expérience « dramaturgiques ». Inspirée notamment par la scène du planétarium dans La Fureur de vivre – « un garçon et une fille sont entrés dans le planétarium30 » –, l’œuvre est fondée sur de multiples références. C’est principalement la littérature et le cinéma de science-fiction qui sont à l’origine du Cosmodrome : 2001 : l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968), THX 1138 de George Lucas (1971), ou encore Mission to Mars de Brian De Palma (2000). Œuvre environnementale, Cosmodrome se déploie dans le temps et dans l’espace, insérant le visiteur dans un espace filmique tridimensionnel.

17Ce glissement en-dehors du cadre, du temps, propose de nouveaux codes pour le modèle du régime expositionnel, sous la forme du cinéma, et notamment du montage et de la projection. D’après le principe d’image-cristal de Gilles Deleuze, cette forme travaille avec le temps, la durée, dans une continuité moins narrative que dramaturgique, créant des zones de transferts, d’existences intermédiaires. On assiste à la création d’un tissu temporel, historique, à l’aide d’instruments et de dispositifs de perception transformés par le film, la mise en forme et la fabrique de l’image dans l’espace d’exposition. C’est une histoire du temps passé, présent et futur, un discours historique que le médium temporel permet, une temporalité autre que celle de l’histoire chronologique, une discontinuité offerte par la juxtaposition et le montage, un processus de reformation du temps artistique, la révélation d’une autre appréhension temporelle de la création. En travaillant avec le temps, c’est un voyage artistique que proposent Pierre Huyghe et Dominique Gonzalez-Foerster, un détournement temporel de l’histoire et de la culture contemporaine, la réappropriation et l’incarnation d’une certaine histoire du cinéma et une manipulation du temps comme matière de l’exposition. Ainsi, tous deux répondraient peut-être au principe du régime d’historicité défini par François Hartog :

Formulée à partir de notre contemporain, l’hypothèse du régime d’historicité devrait permettre le déploiement d’un questionnement historien sur nos rapports au temps. Historien, en ce sens qu’il joue sur plusieurs temps, en instaurant un va-et-vient entre le présent et le passé, ou mieux, des passés, tant dans le temps que dans l’espace31.

18.