Colloques en ligne

Thibaut Radomme

Satire et parodie dans la « Complainte » du Roman de Fauvel remanié de Chaillou de Pestain (Paris, BnF, fr. 146) : pourquoi et comment rit-on des puissants au xive siècle ?

1Le Roman de Fauvel est un texte satirique composé dans le milieu parisien de la chancellerie royale au début du xive siècle, racontant la carrière irrésistible et scandaleuse d'un cheval roux, hissé au sommet du pouvoir et de la société française par le caprice de Fortune. Il en existe deux rédactions : la première version, écrite en 1310 (livre I) et 1314 (livre II), attribuée à Gervais du Bus et conservée dans treize manuscrits, et une version remaniée et interpolée, attribuée à Raoul Chaillou de Pestain vers 1316-1318, conservée dans un manuscrit unique, le Paris, BnF, fr. 1461.

2Ce manuscrit — la plus ancienne des copies conservées — présente la remarquable particularité de constituer un ouvrage « multimédia » : en plus d’une série de 78 miniatures, le Roman de Fauvel est enrichi d’un corpus de 169 pièces musicales latines et vernaculaires notées, dotant le texte d’une espèce de glose iconographique et musicale ininterrompue. Pris dans un jeu d’oscillations (français/latin, lyrique/narratif, textuel/musical), le Fauvel entre dans une dynamique formelle extrêmement féconde sur le plan herméneutique. C’est ainsi une œuvre nouvelle, riche et complexe que le manuscrit fr. 146 nous donne à lire, nécessitant une analyse particulièrement attentive.

3Considérer que l’apparat musical du Fauvel remanié puisse être le lieu de la mise en scène d’une certaine forme de comique constitue une hypothèse de lecture permettant de rendre compte du caractère novateur du texte2. Je me consacrerai donc, dans les pages qui suivent, à remonter cette piste, en trois temps : d’abord, je poserai le cadre théorique de ma réflexion, en explorant d’une part les liens entre la satire et le comique dans la littérature médiévale, et en m’interrogeant d’autre part sur les outils dont le lecteur contemporain dispose pour identifier et analyser des effets comiques qui lui sont a priori étrangers en évitant autant que possible l’anachronisme et la pétition de principe. Ensuite, j’étudierai un épisode comique en particulier, désigné par la critique sous le nom de Complainte de Fauvel. Enfin, je proposerai une interprétation qui permette de dégager le sens et la fonction de cet épisode comique dans la perspective de l’intentionnalité satirique du texte.

La satire médiévale et le comique

4La satire médiévale est-elle drôle ? Derrière cette question d’apparence naïve, se dessine une interrogation profonde et aussi ancienne que le genre latin de la satura. Si les définitions généralistes contemporaines du mot soulignent unanimement sa contiguïté avec le rire3, on sait que l’Antiquité romaine opposa, de façon archétypale, les figures d’Horace et de Juvénal, celui-ci pratiquant la satire acerbe et amère, celui-là étant adepte de la satire par le sourire, voire par le rire. C’est le spectacle des vices et des travers de leurs contemporains qui motive l’entrée en écriture des deux satiristes mais si chez l’un la satire passe par la moquerie railleuse, elle se traduit chez l’autre par la colère et l’imprécation.

5Qu’en est-il de la satire médiévale, latine et vernaculaire ? Selon Udo Kindermann, les textes théoriques latins soulignent nettement la prévalence des dimensions morale et didactique sur la dimension ludique dans la satire médiévale ; dans cette poésie morale d’inspiration chrétienne où l’indignation du satiriste se conçoit, chez certains auteurs latins à partir du xiie siècle, comme étant d’origine divine, la portée éthique supplante l’intention satirique4. Dans une perspective semblable appliquée au champ vernaculaire, Jean-Claude Mühlethaler a montré comment le discours satirique s’actualisait spécifiquement en discours de type philosophique ou prophétique afin de justifier le propos – à la fois admonestation, exhortation et enseignement (« Admonitorius et exhortatorius et praeceptivus »), selon l’expression de Thomas d’Aquin décrivant, dans le prologue de son commentaire aux Psaumes, le mode ou la forme (« modus seu forma ») adopté par les Prophètes, la Loi et les livres attribués à Salomon5 – d’un satiriste éclairé qui prétend dessiller les yeux de ses contemporains aveuglés par les fausses séductions mondaines :

La mise en scène du narrateur-philosophe ou du narrateur-prophète sert à faire valoir le dire vrai du discours satirique et à pallier la position de faiblesse d’un locuteur qui, sans disposer d’un pouvoir pragmatique de sanction, entreprend de juger ses contemporains.6

6À propos de la tradition satirique française, dont il situe l’origine au moment de la querelle de l’Université de Paris (1252‑1259 et 1266‑1271), Armand Strubel écrit : « […] pour la plupart de ces textes, il est difficile de parler de satire, tant l’aspect polémique et l’agressivité étouffent toute fibre comique.7 » Si Armand Strubel compte abusivement le caractère comique parmi les critères définitoires de la satire, il n’en confirme pas moins le fait observé par Udo Kindermann et Jean-Claude Mühlethaler, d’après qui, contrairement à notre perception moderne, le registre satirique n’a pas nécessairement au Moyen Âge partie liée avec le comique.

La mélancolie du satiriste

7Dans son ouvrage de référence sur le Roman de Fauvel, Jean-Claude Mühlethaler approfondit ces réflexions en réfutant l’idée selon laquelle la satire du Fauvel serait comique :

Dans la satire médiévale le blâme est presque toujours explicite, et on ne cherche guère à l’atténuer par des modalisations. Le recours à l’invectio reste d’habitude ponctuel : elle est mise au service de la reprehensio, de la dénonciation des vices « causa correctionis » et « more magistri », à la manière du maître. Fidèle à ces définitions de clercs, la satire du Roman de Fauvel se veut d’abord sérieuse. L’allégorie du cheval fauve qui domine la société tout entière s’inspire de trop près de l’Apocalypse pour ne pas être avant tout inquiétante.8

8Tout en prenant acte de quelques éléments épars ressortissant du ludique et de l’ironie, « forme du rire trop cruelle pour être comique9 », Jean-Claude Mühlethaler semble donc ranger sans équivoque le Fauvel du côté du sérieux10. Alternant les postures du narrateur‑philosophe et du narrateur‑prophète, le satiriste du Fauvel trempe sa plume, au spectacle des vices mondains, dans l’encre de sa mélancolie :

De Fauvel que tant voi torchier
Doucement, sans lui escorchier,
Sui entrés en milencolie,
Por ce qu’est beste si polie. (v. 1-4)11

9Or, l’excès d’humeur mélancolique, moteur de l’écriture satirique – tout comme il peut être le moteur de l’écriture lyrique lorsqu’il est provoqué par le dépit amoureux12 –, est un état profondément équivoque. Au chapitre vi du troisième livre de son Traité du ris, intitulé « Que des melancholiques les uns ries, les autres pleures », Laurent Joubert, médecin et chirurgien du xvie siècle, note que la mélancolie peut se développer de manière contradictoire, rendant les malades tantôt « joyeus & anclins à rire », tantôt « tristes, mornes, & pleureurs13 ». Il s’agit là, bien entendu, d’une vision – postérieure, certes, mais héritée de l’Antiquité — purement médicale de la mélancolie, mais qui recoupe une opposition — signalée par Laurent Joubert — devenue quasiment légendaire : celle du rire de Démocrite et du pleurer d’Héraclite14 — les deux philosophes réagissant diversement à l’état de mélancolie dans lequel les plonge le spectacle des mœurs humaines –, couple dont il ne me paraît pas déraisonnable de supputer (mais il faudrait qu’une étude comparative le confirme) qu’il ait pu informer l’opposition romaine entre Horace et Juvénal. Un invariant se révèle en tout cas clairement : la mélancolie pousse soit à rire soit à pleurer, tantôt elle provoque la raillerie tantôt l’invective. Expression de l’humeur mélancolique du satiriste, la satire médiévale n’échappe pas à cette alternative.

10À l’issue de ce parcours sommaire, je peux donc proposer une définition a minima, simple et fonctionnelle, de la satire en disant qu’il s’agit d’un registre discursif se caractérisant par la critique des vices humains dans une intention morale et didactique ; que le discours satirique se construit ainsi toujours en référence à une norme éthique, dont il tance l’éloignement des mœurs de ses contemporains afin de les exhorter à la correction ; et que l’intentionnalité satirique se développe au Moyen Âge en dehors de toute contrainte générique ou formelle15, sur un ton plus ou moins comique ou acerbe.

Comment repérer le comique médiéval ?

11Il est donc entendu que la satire médiévale n’est pas comique par essence et qu’en outre la satire du premier Roman de Fauvel, composé par Gervais du Bus, est dans l’ensemble sombre et acerbe. Mais qu’en est-il de la réécriture de Chaillou de Pestain ? Pour répondre à cette question, il me faut au préalable prendre à bras le corps un problème méthodologique essentiel : comment repérer le comique dans un texte médiéval vieux de 700 ans, dont on peut a priori supposer que nous ne partageons plus les codes comiques ?

12Confronté à cette interrogation, Armand Strubel estime qu’étudier le comique médiéval constitue une « entreprise hasardeuse » :

Il nous est, en effet, impossible d'entrer dans la psychologie du comique au Moyen Âge, de comprendre les intentions et les effets d'une œuvre, sans nous référer soit à la fiction d’un Homme éternel, dont les sujets de rire seraient toujours les mêmes en tout temps et tout lieu, soit à une « mentalité » d’époque, dont la définition se révèle alors aussi difficile que nécessaire.16

13Pour dépasser cette difficulté, Armand Strubel propose une méthode d’identification du comique, basée sur le postulat que le comique n’existe qu’en référence à ce que j’appellerai de manière à la fois vague et synthétique une norme (éthique, esthétique, sociale, etc.). Ainsi, suggère Armand Strubel, le lecteur contemporain devrait se contenter de repérer dans le texte ce qui le fait rire lui – ou ce qu’il soupçonne avoir pu faire rire le lecteur médiéval – puis il lui faudrait replacer ces éléments dans leur contexte normatif historique afin de vérifier scientifiquement leur degré de comique : « Le rire médiéval, dans toutes ses facettes, est indissociable de conditions culturelles qu’il nous faut reconstituer17 ». En effet, ce sont la reconnaissance de la norme et l’étude du rapport dynamique que ce que le lecteur contemporain qualifie de « comique » entretient avec celle-ci qui permettraient d’objectiver, de rationaliser l’existence préalablement postulée dudit comique, identifié a priori selon des critères d’appréciation modernes.

14Il me semble qu’Armand Strubel se trouve soumis à une contradiction méthodologique. D’une part, il considère comme une pure illusion l’hypothèse d’un comique intemporel, puisqu’il affirme l’historicité de la norme avec laquelle le comique joue, mais il refuse d’autre part d’écarter définitivement cette hypothèse, étant entendu qu’un certain degré d’intemporalité constitue bien la condition nécessaire de validité de la méthode de repérage préalable des lieux comiques qu’il propose. Or, les scrupules d’Armand Strubel à se débarrasser de ce qu’il appelle la « fiction d’un Homme éternel » me semblent liés au fait qu’il néglige de distinguer entre les « sujets de rire » et les mécanismes du rire — pour ainsi dire, entre le fond et la forme du comique. Si les objets du rire changent évidemment avec l’époque et ne sont pas les mêmes dans les pièces d’Aristophane, Adam de la Halle, Molière, Georges Feydeau ou Alan Ayckbourn (quoiqu’il semble qu’on puisse dégager un certain nombre de sujets de rire communs à tous ces dramaturges à travers les siècles : le conflit de la jeunesse et de la vieillesse, l’amour et l’infidélité, l’avarice, la jalousie sont, pris au hasard, autant d’invariants comiques), rien ne prouve que la mécanique du rire ait évolué dans le même temps, sans qu’il soit nécessaire de faire référence à la figure ronflante d’un « Homme éternel » : l’héritage culturel gréco‑latin, mâtiné d’influences judéo‑chrétiennes, fournit un horizon spatio‑temporel suffisamment vaste pour englober dans une même « intemporalité » de la mécanique comique le Roman de Fauvel et son lecteur contemporain. Il convient donc de distinguer avec la plus grande précision les sujets dont on rit, qui sont nécessairement le produit d’un contexte historique, et la façon dont on rit de ces sujets, à savoir les codes et mécanismes de la technique comique.

Une loi intemporelle de la mécanique comique

15Existe-t-il une loi — intemporelle — de la mécanique comique ? Jean Emelina l'affirme de manière tout à fait convaincante dans son ouvrage de synthèse consacré au Comique, où il prétend formuler un véritable théorème : « La condition nécessaire et suffisante du comique est une position de distance par rapport à tout phénomène considéré comme anormal et par rapport à ses conséquences éventuelles.18 » En d'autres mots, la mécanique comique repose sur le spectacle du surgissement d'un événement inattendu (anomalie)19, que l'on observe sans en être émotionnellement affecté (distance) et dont les conséquences n'apparaissent pas comme menaçantes (innocuité). Anomalie, distance et innocuité : telles sont les conditions, toutes trois nécessaires et, prises individuellement, non suffisantes, que Jean Emelina identifie pour que la mécanique comique puisse fonctionner.

16Le théorème de Jean Emelina mérite que l'on s'y attarde un instant ; il me semble en effet que le terme d'innocuité est problématique. La distinction entre distance et innocuité, que l'on comprend bien dans la vie réelle, n'est pas pertinente pour une œuvre de fiction puisque, par nature, les événements s'y produisant ne peuvent pas menacer le lecteur ou le spectateur. Dès l'instant où il y a acceptation du contrat narratif et donc de la distance conventionnelle entre la fiction et la réalité, il y a aussi, forcément, prise en compte du fait que les événements représentés sont inoffensifs — ce n'est que de la fiction, dit-on aux enfants pour les rassurer — et ce, malgré les effets provoqués par l'opération de suspension volontaire de l'incrédulité décrite par Samuel Coleridge et qui tend potentiellement à abolir la distance entre les mondes fictionnel et réel20. Le concept d'innocuité est donc soit d'un emploi pléonastique avec celui de distance (s'il y a distance, il y a nécessairement innocuité), soit il ne se situe pas sur le même plan épistémologique (la distance s'applique au monde de la fiction, l'innocuité à la vie réelle).

17Au final, la seule question qui vaille est de savoir si le lecteur se trouve en empathie ou non avec les personnages de fiction : dès l'instant où il ne l'est pas, dès l'instant où il y a distance émotionnelle, il peut y avoir rire. C'est peut-être ainsi qu'il faut comprendre le terme d'innocuité : l'anomalie doit être inoffensive non pas en soi ou pour tous, mais pour le personnage auquel le lecteur s'identifie. Évidemment, le lecteur rit aisément des souffrances et malheurs d’un personnage qu'il n'aime pas, à qui il ne s'identifie pas, mais il lui sera plus difficile – plus inconfortable moralement – de rire des souffrances d’un personnage avec qui l'auteur a tâché de le mettre en situation d'empathie. Nous voilà retombés sur nos pattes : le couple distance – innocuité me semble toujours peu ou prou pléonastique, mais il a au moins été ramené sur un plan épistémologique unique, celui de la fiction. C'est dans cette acception que j'utiliserai le concept d'innocuité dans la suite de mon raisonnement.

18Je reviens à mon propos et conclus. Bien entendu, tout surgissement d'une anomalie — au sens où Jean Emelina emploie le terme — suppose l'existence d'une norme, qu'il convient d'identifier pour pouvoir reconnaître comme tel l'écart que l'anomalie constitue, et qui est évidemment le produit d'un contexte historique, géographique, culturel et socio-économique déterminé : « Chaque époque, chaque société ayant ses usages et ses normes, le jeu avec les usages et les normes suit les évolutions de toutes les sociétés. Il est aisé de montrer, malgré des constantes 'transhistoriques', l'historicité profonde et constitutionnelle du phénomène comique.21 » C'est sur ce point précis que le théorème universaliste de Jean Emelina et la lecture historiciste d'Armand Strubel trouvent un terrain d'entente.

La parodie courtoise de la Complainte

19Il est temps d'appliquer cette grille d’analyse théorique à la lecture du Roman de Fauvel, qui offre un terrain d'étude particulièrement intéressant : texte satirique d'inspiration politique, il est à la fois ancré dans l'actualité la plus brûlante et se conçoit en référence à une norme éthique traditionnelle. Un passage inédit de la version remaniée du BnF, fr. 146, connu sous le nom de Complainte de Fauvel (f° 23v-27v), retiendra mon attention. Identifié selon la méthode strictement intuitive suggérée par Armand Strubel (qu'est-ce qui me fait rire, moi lecteur d’aujourd’hui ?) et sélectionné parce que, comme il sera montré plus loin, il met en jeu et en question une norme essentielle de l'Occident médiéval – l'amour courtois –, ce passage ne fera pas l'objet d'une étude de détail car tel n'est pas mon propos22. Je voudrais plutôt m'en servir comme base pour appliquer et vérifier le théorème de Jean Emelina et, dans un second temps, observer l'entrelacement fécond des enjeux parodique et satirique.

20La critique désigne sous le nom de Complainte de Fauvel une longue lamentation amoureuse de plus de 800 vers interpolée au beau milieu du discours de Fortune dans le manuscrit BnF, fr. 146. Venu demander la main de Fortune afin de s'attacher ses bonnes grâces, Fauvel se voit vertement rabrouer par la déesse, dont il finit par interrompre l'humiliant discours en protestant de la sincérité de son amour et en se lamentant sur la cruauté de son aimée. Accumulant un matériel lyrique extrêmement diversifié (ballades, motet enté, rondeau, virelais, séquences de vers entrecoupées de refrains, etc.), cette longue interpolation développe tous les poncifs de la lyrique courtoise en un vaste travail de pastiche du répertoire de la poésie des trouvères.

21Le caractère parodique de la Complainte est identifiable à partir de critères internes et externes. Parmi les critères internes, Armand Strubel relève la syntaxe emberlificotée et chaotique, la complexité du régime d'insertion lyrique, des propos incongrus ou déplacés et surtout, des longueurs, répétitions et tautologies multipliées à l'extrême, jusqu'à « créer l'impression d'une hypertrophie pathologique » de la parole amoureuse, attestant du fait que « ce type de discours peut se dérouler à l'infini, même quand il est coupé de toute pertinence.23 » Quant au critère externe, il s'agit du décalage complet, de la rupture radicale entre le discours courtois, dont le je poétique ne cesse d'affirmer la sincérité, et l'instance assumant ce discours, le cheval Fauvel, présenté tout au long du premier livre du Roman comme l'incarnation du mensonge, de la fausseté, de l'hypocrisie et de la manipulation24.

22Le sort de cette longue complainte est d’ailleurs scellé en peu de mots, par le clerc‑narrateur comme par Fortune, qui partagent à ce sujet une même connivence :

Quant Fauvel ot tout favelé,
Fortune […]
A Fauvel tantost prent estrive
De li prier en tel maniere :
« Dit t’avoie ça en arriere
Que avoir a fame couvetas
Moy sanz achaison ; se brait as
Assez, si me lesse redire » (S. v. 3772-3782)25

23Le choix du verbe faveler, « parler ; bavarder, babiller » (Dictionnaire du moyen français s.v. « faveler ») mais aussi « flatter, cajoler » (Godefroy 3, 737a), souligné par son homophonie presque parfaite avec le nom Fauvel et faisant écho au substantif flavele, « parole creuse, trompeuse » (DMF s.v. « flavelle ») employé par le cheval (S. v. 3654)26, ne laisse planer aucune équivoque quant au jugement porté par le narrateur sur les propos du cheval. De même, le verbe braire, utilisé de manière extrêmement méprisante par Fortune, est marqué d'une connotation négative ramenant le discours amoureux de Fauvel au cri et à l'animalité.

24Ainsi, la supercherie de Fauvel est dévoilée et dénoncée avec éclat. L’animal est ramené à la vérité de son être : Fauvel n’est rien d’autre qu’un cheval ayant indûment pris le masque du poète – l’on songe ici aux motifs bien connus de l’âne à la lyre et des animaux musiciens en général, évoquant la bêtise, la luxure et les séductions diaboliques27 – pour tenter de séduire Fortune et d’affermir son pouvoir. En somme, transposé dans une situation incongrue (la demande en mariage de la fille de Dieu par une bête) et modulé par une voix scandaleuse (celle, honnie, d’un menteur fieffé), le répertoire courtois se trouve dévoyé en une parodie grotesque qui, inévitablement, prête à rire.

25Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de proposer — comme je l’ai fait plus haut pour la satire — une définition pratique du terme de parodie tel qu’employé ici. La parodie consiste en l’imitation et le détournement d’un modèle (texte ou discours) relevant d’une norme esthétique (langagière, stylistique, générique, etc.) propre à un domaine d’autorité particulier (littéraire, religieux, juridique, médical, etc.). Basée sur le principe ludique de la reconnaissance intertextuelle (ou inter-discursive), la parodie produit, par le mécanisme du dévoiement esthétique, un contre‑texte (ou contre‑discours), voire un anti‑texte (ou anti‑discours). À mi-chemin entre la trahison et la transmission, la parodie, ambiguë par essence, procède simultanément de la contestation et de la consécration du discours qu’elle détourne. Toute parodie promeut en effet au rang de référence, par le fait même de l’avoir désigné, l’hypotexte qu’elle a choisi pour cible : on ne parodie, pour ainsi dire, que ce qui mérite de l’être, c’est-à-dire ce qui fait autorité. Ainsi, si le rire parodique est un rire de désacralisation, encore faut-il qu’il y ait du sacré pour qu’il puisse naître28.

La parodie au service de la satire

26Assurément, la parodie courtoise est recevable comme potentiellement comique, parce qu’elle remplit, outre la condition d’anomalie, les deux autres conditions édictées par Jean Emelina. D’abord, le discours travesti de Fauvel est immédiatement désigné comme mensonger, la supercherie est démasquée et Fauvel violemment rabroué : « Tu n’es que un sac plain de merde » (v. 2960), lui assène Fortune. Aussitôt après la demande en mariage de Fauvel (et donc près de 800 vers avant la Complainte), le narrateur commente en ces termes la démarche du cheval auprès de la déesse :

Lors se test Fauvel et soupire
D’un faus soupir, dont il est sire,
Et cuide par nuit a la lune
Embireliquoquier Fortune. (v. 2109-2112)29

27En montrant l’animal soupirant, le vers 2109 semble devoir déclencher chez le lecteur une réaction de pitié motivée par le spectacle de l’affliction apparemment sincère du cheval. Cependant, l’enjambement de la proposition sur le vers suivant, accentué par l’exploitation de la figura etymologica et de ses effets d’écho (« soupire d’un […] soupir »), discrédite aussitôt le semblant de sincérité du cheval par la qualification négative du complément étymologique (« faus soupir ») et détruit définitivement toute possibilité d’empathie du lecteur à l’égard de la bête. Le fait que personne — ni Fortune, ni le clerc-narrateur ni le lecteur — ne soit dupe de la supercherie imaginée par Fauvel constitue, bien entendu, une disposition fondamentale pour assurer l’innocuité de cet épisode.

28La condition de distance est remplie elle aussi, parce que le discours dévoyé de la parodie courtoise est porté par Fauvel et que c’est lui qui en est puni (entre autres par les invectives de Fortune). Or, selon le principe de l’« échec mérité30 » décrit par Jean Emelina, le lecteur est tout prêt à rire des malheurs du cheval dans la mesure où, au sein du système allégorique du roman, ce dernier incarne la somme de tous les vices. Ainsi, en noircissant violemment son portrait physique et moral, la charge satirique du premier livre du Fauvel a fait du cheval la victime idéale, aux yeux du lecteur, des « comiques douleurs » – mécanisme éculé s’il en est, dont Ysengrin fait par exemple les frais plus souvent qu’à son tour dans le Roman de Renart, consistant en « la représentation de ‘douleurs’ et de ‘dommages’ qui […] produisent chez le destinataire un effet agréable.31» De manière paradoxale, la noirceur du portrait de Fauvel tel qu’il est peint par Gervais du Bus dans le premier Fauvel est à la fois ce qui aurait pu menacer le comique (on ne rit pas de ce qui fait trop peur) et ce qui le renforce au final (on rit — d’un rire cathartique — de la satisfaction de voir ridiculisé celui qui nous avait effrayé).

29En résumé, dans l’épisode de la Complainte, le comique surgit de l’opposition entre l’hypocrisie intrinsèque du cheval et ses protestations de sincérité amoureuse, et donc du constat que fait le lecteur de la rupture radicale entre le discours courtois et son porteur. L’imposture démasquée provoque un rire moqueur qui prend Fauvel pour cible, en le ridiculisant, l’insultant, l’humiliant et le ramenant à la vérité de son être : une bête fausse et hypocrite, un lecteur rusé et malveillant de la lyrique courtoise. Ce n’est sans doute pas tant le comique de la réécriture parodique de la fin’amor qui fait rire dans cet épisode, que le caractère grotesquement excessif de cette rupture, en même temps que l’humiliation de Fauvel, qui avait jusque-là semblé faire crânement preuve d’une maîtrise totale et insolente des événements, et qui se retrouve pour la première fois en position de faiblesse et d’infériorité.

30Dans la perspective de l’intention satirique qui est celle du clerc‑narrateur, mettre textuellement en scène le dévoiement de la fin’amor permet de faire rejaillir sur Fauvel la charge négative du dérèglement parodique, de jeter sur lui le discrédit, de le rendre d'autant plus haïssable et donc de renforcer la nécessité et la légitimité du propos satirique : le rire engendré par le comique parodique est non seulement un rire de résistance à Fauvel, mais surtout un rire d’attaque, c’est-à-dire le rire satirique par excellence. À l'image du judoka qui tire sa puissance du poids de son adversaire, le remanieur du Roman de Fauvel met la parodie au service de la satire : il ne se contente pas, comme Gervais du Bus, de décrire le vice fauvelin et ses conséquences sur le dérèglement du monde, mais il le donne directement à voir à son lecteur, il l’expose au cœur de son récit afin de pouvoir en rire – par le truchement d’une habile mise à distance – et mieux l’exécrer tout à la fois. Au Moyen Âge, le rire satirique n’hésite jamais à mordre lorsqu’il montre les dents.