Colloques en ligne

Gilles Merminod

Une stylisation de l’imitation. La parodie pour étudier les pratiques narratives

And what a “mockery” is, is to do that thing which you would otherwise be seen as imitating, in such a fashion as to make it clear that you're not seriously doing it, but that you're competent at it – and, of course, treating it in a fairly negative way.

(Sacks 1992: 480, Seeing an imitation)

1. De l’intérêt de la parodie pour étudier les pratiques langagières

1Il est traditionnellement de mise dans l’étude de la parodie de tourner exclusivement son attention vers les textes (Genette 1982 ; Sangsue 1994, 2007). A l’inverse de cette tendance, notre travail sur la parodie médiatique fait le choix de se centrer sur les pratiques langagières. Aussi, notre approche – praxéologique plutôt qu’uniquement textuelle – envisage la parodie comme une stylisation de l’imitation1, c’est-à-dire la désauthentification stratégique d’un faire comme. Partant de cette perspective, le but de la présente contribution est double : il s’agit, d’une part, de penser le phénomène de la parodie pour lui-même et, d’autre part, de l’envisager comme une occasion d’étudier autre chose, dans notre cas, certaines normes langagières des médias. Et c’est ce second point qu’il convient d’abord de préciser.

2Dans les médias comme ailleurs, l’usage du langage implique des normes (Hymes 1997 [1974] ; Fetzer 2015) partagées dans le cadre de communautés de pratiques (Wenger 1998 ; Cotter 2010). Ces normes peuvent être révélées et appréhendées méthodologiquement par le biais de questionnaires ou d’entretiens (rendant compte des idéologies linguistiques d’un groupe), mais également au moyen d’approches ethnographiques et d’analyses de cas, parmi lesquelles des analyses de cas singuliers (dégageant des processus et systèmes de fonctionnement), des analyses de grands corpus (mettant en lumière des régularités) ou encore des analyses de cas déviants (pointant des transgressions et le traitement qu’il en est fait par les participants). Au nombre de ces moyens, on compte également l’analyse des discours sur. L’analyse des discours que les membres d’une communauté ont sur leurs propres pratiques langagières permet de rendre compte – pour partie tout du moins – de ce qui, pour eux, est en jeu dans leur emploi du langage (Jaworski, Coupland et Galasinki 2004 ; Paveau 2007).

3Parmi les discours sur les pratiques langagières, la parodie tient une place particulière. « [M]et[tant] en cause des visions normées du monde en procédant à des dédoublements, des disjonctions, des discordances, des dissociations dans l’ordre des choses » (Charaudeau 2006 : 24), elle rompt avec les modèles d’actions préétablis (Goffman 1973) utilisés habituellement par les participants pour se repérer dans la communication. On y voit des locuteurs renverser l’ordre établi ou faire face à ces renversements. Une telle mise en scène donne à l’analyste l’occasion d’observer des normes langagières telles que (se) les représentent les membres d’une communauté et telles qu’ils les pratiquent, qu’il s’agisse de les renverser ou de les rétablir. Ces normes « pratiquées » sont dès lors autant de représentations-en-action (Petitjean 2011).

4Nous intéressant particulièrement à la parodie médiatique et à sa forme aujourd’hui largement répandue dans les médias (Vaillant 2016 : 194-197), l’auto-parodie, nous traiterons dans la seconde partie de la contribution des normes du raconter dans le cadre de l’entretien médiatique. Il ne s’agira néanmoins pas de faire une analyse détaillée des normes en jeu, mais plutôt d’illustrer la façon dont la parodie donne à voir les pratiques langagières et leurs normes : ce ne sera donc pas tant ce que dit la parodie que la façon dont elle le dit qui nous intéressera. Pour ce faire, on s’appuiera sur l’analyse d’un extrait de l’émission radiophonique 120 secondes dans lequel un invité rend compte des événements en cours dans un contexte de crise.

2. De la parodie des textes à la parodie des pratiques langagières

5Avant d’aborder la façon dont la parodie rend compte des normes d’une pratique langagière donnée, il convient de préciser ce qu’on entend par parodie. On propose la définition suivante :

La parodie relève de l’imitation ludique ou critique d’une référence partagée. Oscillant entre conservation (moyen de reconnaître le parodié) et transgression (moyen de reconnaître le parodique), la parodie joue sur la coexistence d’une pratique attendue et d’une pratique accomplie en décalage de celle-ci2. Parodier, c’est, en quelque sorte, tout à la fois faire comme et faire faux.

2.1. La parodie entre transformation et imitation

6Une telle définition de la parodie se distingue de celles de Genette (1982) ou de Sangsue (1994, 2007) pour qui la parodie consiste principalement en la « transformation ludique, comique ou satirique d’un texte singulier » (Sangsue 2007 : 104). La parodie est définie comme une relation de texte à texte qui voit un texte parodiant (l’hypertexte) être la transformation d’un texte parodié (l’hypotexte). Au regard de cette définition, il y a deux points sur lesquels notre définition diffère. Le premier est la question du lien entre imitation et transformation. Pour Genette, la parodie transforme alors que le pastiche imite. De notre point de vue, cette distinction est difficile à tenir : la parodie ne se reconnaît probablement que parce qu’elle est une imitation de quelque chose qu’elle transforme en l’imitant, imitation qui sans transformation ne serait qu’une « simple reproduction » (Vaillant 2016 : 92). Bonhomme (2006 :167-168) ne pointe d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il remarque que, si la parodie transforme, elle se nourrit néanmoins dans le même temps de ce qui est parodié. Le second point sur lequel nous différons de Genette et Sangsue est la question de la relation de texte à texte. De la même façon que Bonhomme, nous ne pensons pas que la parodie soit « un cas particulier des relations de texte à texte » (2006 : 166) ; au contraire, la parodie peut toucher d’autres aspects du langage à l’exemple des accents régionaux ou des phonostyles, si souvent parodiés3. De ce fait, nous ne considérons pas la parodie comme un phénomène principalement intertextuel. Nous l’envisageons plutôt comme un phénomène interdiscursif qui « amalgame deux instances d’énonciation hétérogènes: celle du discours-source et celle du discours parodique » (Bonhomme 2006 : 168).

7Notre définition de la parodie prend source dans une lecture critique de Genette, à l’instar de celles proposées par Bonhomme (2006) et Vaillant (2016). Pour ce dernier, « la parodie est l’imitation, plus ou moins déformée, plus ou moins partielle, plus ou moins explicite, comique, ludique ou satirique, de toute entité (personne publique ou privée, pratique sociale, production ou performance culturelle, etc.) suffisamment individualisée » (Vaillant 2016 : 94). Si l’on suit volontiers la définition de Vaillant, il reste néanmoins à savoir quelle est l’étendue d’une individualisation suffisante pour permettre la parodie. De notre point de vue, l’imitation-transformation que propose la parodie peut concerner une occurrence singulière et déjà existante de la même façon qu’elle peut concerner une pratique typique, un « déjà-existant » mais qui n’est pas une occurrence particulière. La parodie n’est de ce fait pas seulement l’imitation-transformation d’un produit singularisé mais elle peut être aussi l’imitation-transformation des procédures sous-tendant un processus. Dans le cas des pratiques verbales, la parodie peut porter dès lors tant sur un texte (Adam 1997, 2008) entendu comme résultat d’un acte de parole que sur une façon de parler (Hymes 1989), qu’il s’agisse par exemple d’une façon de prononcer comme d’une façon de raconter ; cette façon de parler pouvant être liée à un individu, à une communauté de pratiques ou encore à une situation de communication. Nous avons, par exemple, eu l’occasion d’analyser dans des travaux précédents (Merminod 2013, 2014) l’imitation d’une façon de raconter – raconter une expérience personnelle pour construire une identité orientée argumentativement – qui s’ancrait plus globalement dans l’imitation que les Guignols de l’Info faisaient de la façon de parler de Nicolas Sarkozy (son phonostyle et sa phraséologie, notamment) et de certains de ses textes (« travailler plus pour gagner plus », « la France qui se lève tôt »).

2.2. La parodie comme stylisation d’une imitation

8Comme l’indiquent nos références à l’interdiscursivité consititutive de la parodie, notre approche s’inspire largement du dialogisme bakhtinien, qui voit la parodie comme un phénomène engageant deux voix (« bivocal », e.g. Rose 1993). Néanmoins, dépassant la seule problématique dialogique, notre travail s’ancre plus précisément dans les travaux de la microsociologie de la vie quotidienne et de la sociolinguistique interactionnelle. On considère à la suite de Sacks (1992) que la parodie procède d’un marquage spécifique de l’imitation, une stylisation dont la tonalité est singulière, ironique, critique ou moqueuse (Bovet et al. 2014)4.

9La stylisation – que nous qualifions avec Coupland (2004, 2007) de désauthentification stratégique – consiste en une série d’actions réflexives « dans lesquels les locuteurs produisent des représentations marquées et souvent exagérées de [pratiques langagières] qui se trouvent hors de leur répertoire langagier habituel » (Rampton 2009 : 149, traduction de l’auteur)5. La stylisation fonctionne comme autant d’indices de contextualisation (Gumperz 1992) qui tout à la fois signalent et font de l’imitation une parodie6. Elle peut prendre le tour de l’exagération, par exemple par la mise en évidence des traits saillants d’un phonostyle ou d’une phraséologie, ou encore par l’allusion répétée à des formules figées. Outre l’exagération, la stylisation peut également prendre le tour de commentaires méta ou de comportements indiquant le caractère inattendu ou inadéquat d’une pratique. La stylisation est ainsi le moyen par lequel la parodie est rendue manifeste comme parodie et non plus seulement comme imitation. On pourra dire – en référence à Barthes (1970 : 52) – que la parodie s’affiche généralement comme telle. Cela signifie que la stylisation est affaire de cadrage de la communication. Ouvrant une parenthèse en « comme si » (Coupland et Jaworski 2004 : 34-35), la stylisation agit comme une « modalisation qui transforme un cadre sérieux en un jeu non-sérieux » (Sclafani 2012 : 124, traduction de l’auteur)7. De cette façon, elle fait explicitement co-exister deux voix, l’une associée à la pratique parodiée et l’autre à la pratique parodique (ou « parodiante »).

10La nécessaire reconnaissabilité du geste parodique est motivée par le fait que, comme tout imitateur, le parodiste est en général non habilité à réaliser véritablement ce qu’il imite, cela même s’il a toutes les capacités de le faire (Sacks 1992). Plus encore, ce n’est qu’à la condition d’apparaître comme étant le produit d’une personne compétente que le décalage proposé dans la parodie pourra être interprété comme intentionnel et non comme accidentel ou maladroit. Pour conserver l’intégrité du parodiste, la parodie joue sur ce que Goffman (1981) appelle la structure du cadre de participation. Selon ce dernier, un même énoncé voit la présence simultanée de différents rôles attachés au locuteur : le rôle d’animateur (celui qui communique physiquement le message), celui d’auteur (celui qui sélectionne et organise le matériau sémiotique par lequel est exprimé le message) et celui de responsable (celui qui prend à sa charge le message communiqué) ; ces rôles pouvant renvoyer à une seule et même personne ou, au contraire, à une pluralité d’instances. C’est justement via une distribution complexe des identités de l’auteur et du responsable que fonctionne la parodie : le parodiste est tout à la fois l’auteur et le responsable de la pratique parodique alors que la responsabilité de la pratique parodiée est attribuée à une autre instance. Dans l’exemple que nous évoquions ci-avant, Nicolas Sarkozy est tenu pour responsable de la pratique parodiée alors que l’auctorialité et la responsabilité de la pratique parodique est attribuée aux Guignols de l’Info.

11Dans le cas des données que nous allons analyser ci-après, la parodie profite en outre d’une particularité de l’entretien médiatique. Ce genre articule deux cadres de participation (Burger 2002, 2004 ; Burger et Filliettaz 2002) : d’une part, celui d’un événement médiatique qui voit l’établissement d’une relation médiée entre une instance de média (une radio) et un public ; d’autre part, celui d’un entretien, avec la rencontre immédiate d’un intervieweur et d’un interviewé. En général, la rencontre immédiate est instrumentalisée au profit de la mise en scène médiatique. Ceci s’explique du fait de l’impossibilité d’un ajustement immédiat de l’instance médiatique aux réactions du public. Dans le cas de la parodie, outre la mise en scène médiatique usuelle, l’interaction entre l’intervieweur et l’interviewé va servir de moyen pour rendre visible la parodie, styliser l’imitation et la rendre manifeste au public. Pour reprendre la formule de Collovald et Neveu (1998 : 51), la parodie médiatique est ainsi « la mise en scène d’un déjà mis en scène ».

3. Imiter et « bien mal raconter »

12Considérons une étude de cas montrant la façon dont la parodie rend compte des normes d’une pratique langagière : celle de raconter lors d’un entretien médiatique. L’extrait qui sert notre illustration est issu d’un programme parodique, 120 secondes, produit par la radio de service public suisse, Couleur 38. Diffuséle 12 avril 2011, il est d’une durée de 4 minutes 27 secondes. On y entend un journaliste interviewer un correspondant en Côte d’Ivoire à propos de la crise politique et militaire qui secoue le pays depuis novembre 20109. Cet entretien a lieu alors que Laurent Gbagbo a été arrêté le jour précédent par les Forces Républicaines de Côte d’Ivoire, fidèles à Alassane Ouattara, son rival.

13Nous avons démontré dans une étude précédente (Merminod 2015) comment l’analyse séquentielle10 d’un extrait parodique permettait de saisir de manière détaillée l’émergence des normes relatives au raconter. Nous nous attelons ici à un travail davantage typologique à partir des deux modalités que nous avons considérées comme constitutives de la parodie : le faire comme et le faire faux. Si ces deux modalités fonctionnent de concert, nous nous proposons de les distinguer pour l’analyse.

14Notre analyse ne portera que sur une partie située au milieu de l’extrait, dans laquelle l’invité est amené à rendre compte des événements en cours11. Il convient néanmoins de considérer les premières secondes de l’entretien afin de saisir le ton général de la rencontre.

Extrait 1 (00:00 – 00:28)

Off = Voix off ; J = Journaliste ; I = Invité.12

1 Off <((jingle de l'émission)) — 120 secondes l'invité de la rédaction>
2  J — on le lit partout ce matin Laurent Gbagbo a donc été arrêté hier
3 dans sa résidence d'Abidjan par les troupes d'Alassane Ouattara
4 le président déchu et ses proche:s ont été ensuite conduits
5 au Golf Hôtel le quartier général de son opposant    
6 .h alors que va-t-il maintenant euh advenir de lui
7 on en parle avec euh l'un de ses proches conseillers
8 Apollinaire Gnrangbé Koffi Amondji bonjour
9  I — bonjour à vous Monsieur/
10 J — .h alors vous étiez ministre de la communication
11 dans le gouvernement de Laurent Gbagbo/
12 on vous avait d'ailleurs reçu euh sur Couleur 3 il y a deux mois

15Le journaliste ouvre l’entretien avec un compte rendu des événements qui se sont déroulés en Côte d’ivoire le jour précédent (arrestation de Laurent Gbagbo par les troupes d’Alassane Ouattara ; puis, conduite du président déchu au Golf Hôtel). Ce compte-rendu se clôt sur une incertitude quant au sort du principal protagoniste (l. 6, « que va-t-il advenir de lui »). Ayant la force d’une intrigue encore ouverte, la clôture différée des événements légitime fortement la médiatisation de ce sujet (Baroni 2007 ; Revaz et Baroni 2007 ; Revaz 2009). Son orientation vers un à-venir en fait un sujet en pleine actualité.

16Outre le fait d’ancrer les événements rapportés dans l’actualité et de justifier leur traitement médiatique, l’introduction permet également au journaliste d’identifier son invité et, par là, de légitimer la délégation de la parole qu’il s’apprête à réaliser. Catégorisé comme l’un des proches conseillers de Laurent Gbagbo13, l’interviewé n’intervient pas comme un expert ou comme le représentant d’une instance à qui l’on demande des comptes14 mais plutôt comme un témoin privilégié des événements en cours. Ainsi que l’observe Norrick (2013) pour le cas de la conversation ordinaire, cette relation de proximité, tant spatiale que sociale, avec la personne dont il va parler donne à l’invité un statut épistémique privilégié : il le légitime à rendre compte de l’expérience – ou plutôt ici à projeter l’avenir – d’un autre que lui-même.

17Parmi d’autres aspects, c’est donc une pratique narrative qui se verra parodiée dans cet épisode du programme parodique 120 secondes.

3.1. Faire comme

18Parodier, nous le disions, c’est tout à la fois faire comme et faire faux. S’agissant du faire comme, cela implique que ce qui est parodié doit conserver une certaine ressemblance avec ce qu’il parodie. Il faut pouvoir reconnaître ce qui est parodié pour comprendre qu’il est parodié. Ainsi, pour statuer qu’il s’agit bien de la parodie d’une pratique narrative, il faut pouvoir déceler dans la pratique accomplie certains des traits typiques des pratiques narratives.

19Par pratiques narratives, on entend un ensemble de méthodes sémiotiques qui permettent d’exprimer et d’organiser l’expérience humaine à travers le temps. Toujours sensibles à leur contexte d’accomplissement (Georgakopoulou 2007 ; Herman 2009), ces méthodes engagent la réalisation d’un certain nombre de tâches (De Fina et Georgakopoulou 2012), parmi lesquelles : introduire, identifier et situer des agents ; séquencer un déroulement chronologique en événements ; commencer, accomplir et clore collaborativement une activité narrative ; ou encore co-construire la pertinence de ce qui est raconté. De la réalisation de ces tâches peut résulter un produit narratif, plus ou moins proche du récit prototypique tel que le décrit Herman (2009 : XII)15 : une représentation expérientielle à propos d’un déroulement temporel structuré d’événements particuliers impliquant des entités dotées d’agentivité dans un monde disjoint de l’ici-et-maintenant ; le déroulement des événements introduisant une sorte de perturbation ou de déséquilibre dans le monde représenté.

20Au regard d’une telle définition, l’extrait ci-après présente des éléments qui engagent à interpréter ce qui s’y passe comme une pratique narrative.

Extrait 2 (01:24 – 02:00)

33 J — hm .h Monsieur Amondji où est Laurent Gbagbo en ce moment/
34 I — il est toujours au Golf Hotel chambre quatorze
35 J — et vous pouvez m- m- nous dire qu'est-ce qu'il s'est passé depuis
36 son arrestation hier
37 I — alors il a d'abord un peu parlementé avec Monsieur Alassane Dramane    
38 Ouattara Dieu l'assiste dans sa mission
39 puis il a pris une douche à la chambre quatorze .h
40 et vers dix-huit heures quarante-cinq l'ancien et le nouveau
41 présidents se sont retrouvés au grand salon Félix Houphouët-Boigny
42 du Golf Hôtel pour regarder Top Chef
43 (..)
44 J Top Chef
45 (..)
46 I — oui Top Chef le cho- le choc des champions sur M6

21Au plan discursif, on observe, d’une part, la construction d’un monde (hier au Golf Hotel) et, d’autre part, l’introduction des deux référents humains (Laurent Gbagbo et Alassane Dramane Ouattara). On remarque également une suite d’organisateurs temporels délimitant des propositions successives (« d’abord » ; « puis » ; « et vers dix-huit heures quarante-cinq ») caractéristique du discours narratif (Bronckart 1996) ainsi qu’une textualisation narrative du type du compte-rendu (Gülich et Quasthoff 1986 : 223-227) ou de la relation (Revaz 2009: 101-137), privilégiant la succession causale des événements à leur mise en intrigue. Il y a représentation d’une suite d’événements (T1 : parlementer avec Alassane Ouattara ; T2 : prendre une douche ; T3 : regarder Top Chef16) dans lesquels est pris un protagoniste (Laurent Gbagbo) dont l’avenir est incertain.

22Au plan interactionnel, on remarque que la narration de l’invité est suscitée par une question du journaliste à propos du déroulement des événements (l. 35-36, « qu’est-ce qu’il s’est passé depuis son arrestation hier »)17, celle-ci même motivée par l’ancrage que ce dernier a réalisé en début d’interview (l. 2-8, un contexte de crise en Côte d’Ivoire et l’avenir incertain de Laurent Gbagbo). On observe en outre une distribution des rôles interactionnels typiques du raconter : le narrateur, sur l’avant-scène, tient le rôle central alors que le narrataire occupe un place de soutien. Au moment où l’invité commence sa narration, le journaliste se poste en retrait de l’avant-scène interactionnelle. L’attestent le tour de parole relativement long de l’invité (l. 37-42) et le silence à la suite de ce tour (impliquant que l’invité pourrait continuer). En témoigne également l’activité de relance du journaliste (l. 44, « Top Chef ») : relativement au déroulement des événements, le journaliste est en position épistémique faible, le savoir étant du côté du narrateur (Labov et Fanshel 1977).

23Ainsi, le narrateur et le narrataire font comme l’on semble habituellement faire lorsque l’on raconte dans une situation d’entretien. Mais que font-ils faux ?

3.2. Faire faux

24La suite de l’extrait analysé donne à voir un certain nombre de décalages par rapport à ce qui est attendu dans une narration en entretien médiatique. Réalisés par l’invité, ces décalages sont tout à la fois construits et signalés au moyen de faits de stylisation, notamment l’exagération et le commentaire méta.

Extrait 3 (01:55 – 03:24)

44 J — Top Chef
45 (..)
46 I — oui Top Chef le cho- le choc des champions sur M6
47 J — euh=
48 I — =et voyez-vous Monsieur Alassane Dramane Ouattara Dieu lui montre
49 le chemin à suivre .h veut croire en la réconciliation nationale et
50 il a donc proposé à Laurent Gbagbo de regarder Top Chef avec lui=
51 J — =.h c'est un début c'est vrai que ça fait euh
52 oui c'est un programme plutôt euh fédérateur hein comme ça=
53 I — =oui Monsieur Alassane Dramane Ouattara Dieu lui accorde le salut
54 éternel et Laurent Gbagbo ont partagé le même émerveillement pour
55 la dextérité de Stéphanie
56 notamment .h dans la prépara[tion de son carpaccio monté en volume]
57 J —                            [h. h::: voilà ts. ts.]
58 I — h. quant à Ro[main sa façon de p-.]
59 J —             [oui Monsieur Amondji on v-] Monsieur Amondji
60 on vous a euh:
61 ben enfin cette cette émission était certainement très intéressante
62 mais on vous a pas appelé pour parler cuisine .h=
63 I — =a réalisé une entrée et un plat à base de chocolat
64 en moins de [trente minutes c'est merveilleux]
65 J —            [.h voilà alors et et] et après cette: séance de
66 réconciliation euh nationale euh: est-ce qu'on sait euh
67 qu'est-ce qui va advenir de Laurent Gbagbo/
68 I — euh après Top Chef euh Monsieur Alassane Dramane Ouattara Dieu lui
69 accorde sa toute puissante miséricorde a changé d'avis
70 et a préféré finalement faire confiance à ses conseillers
71 J — qui lui ont donné euh quel conseil/
72 I — celui de laisser tomber le concept de réconciliation nationale
73 et de plutôt arracher les couilles de Laurent Gbagbo
74 avec une pince à épiler
75 et de les faire pocher dans le bouillon comme dans Top Chef=
76 J — =mhm=
77 I — =et de les faire manger à sa femme=
78 J — =.h d'accord alors euh à vous entendre les les grandes déclarations
79 pacifistes d'Alassane Ouattara ne seront donc pas forcément toutes
80 suivies euh d'effet […]

25Les décalages perçus dans le cas de la parodie de pratiques narratives consistent bien souvent en des infractions aux maximes conversationnelles qui, selon Grice (1979), sous-tendent tout échange communicationnel. Ces maximes sont les suivantes : la maxime de quantité, « que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis […] que votre contribution ne contienne pas plus d’information qu’il n’est requis» ; celle de qualité, « que votre contribution soit véridique» ; celle de relation, « parlez à propos » ; et celle de modalité, « soyez clairs » (Grice 1979 : 61). Malgré la tendance universalisante de leur formulation, les maximes ne prennent sens qu’au sein d’une communauté donnée (Gumperz 1999), et ce n’est que relativement aux attentes et conventions de cette communauté qu’il est possible d’observer s’il y a respect ou transgression de celles-ci.

26Parmi les décalages saillants dans l’extrait ci-dessus, la manière dont l’invité réfère à l’un des protagonistes est particulièrement remarquable. Alors qu’il nomme Laurent Gbagbo par son prénom et son nom (l. 50, l. 54 et l. 73), il identifie Alassane Outtara au moyen d’une expression à la structuration complexe, Titre + Prénom + Prénom + Nom + Formule de bénédiction. Des lignes 37 à 68, il emploie ce même patron discursif à quatre reprises : « Monsieur Alassane Dramane Ouattara Dieu l'assiste dans sa mission » (l. 37-38) ; « Monsieur Alassane Dramane Ouattara Dieu lui montre le chemin à suivre » (l. 48-49) ; « Monsieur Alassane Dramane Ouattara Dieu lui accorde le salut éternel » (l. 53-54) ; « Monsieur Alassane Dramane Ouattara Dieu lui accorde sa toute puissante miséricorde » (l. 68-69). Ici est transgressée la maxime de quantité du fait de la répétition d’une longue expression pour référer au même personnage dans un court laps de temps. L’emploi d’une telle expression n’a que peu de sens dans l’économie narrative du compte-rendu : elle ne sert ni à résoudre une ambiguïté référentielle, ni à donner de nouvelles informations au sujet du protagoniste ainsi identifié. En revanche, du fait de sa valeur honorifique, cette expression signale que l’invité, pourtant ancien premier ministre de Laurent Gbagbo18, s’affilie fortement à Alassane Ouattara. La répétition de cette expression honorifique tout au long du compte-rendu des événements permet à l’invité de construire publiquement un nouveau positionnement identitaire, passant de pro-Gbagbo à pro-Ouattara.

27Le fait que raconter serve à autre chose qu’à partager une expérience ou rendre compte du déroulement d’événements n’est en soi pas un décalage mais plutôt une propriété usuelle des pratiques narratives (Filliettaz 2001 ; Mandelbaum 2003). Néanmoins, dans le cas analysé, la narration a été suscitée pour connaître l’état de la situation actuelle et le déroulement des événements à venir. Aussi, du fait qu’il est réalisé aux dépens de la progression du compte-rendu, le travail identitaire effectué par l’invité – mis en évidence par la répétition d’une même expression – peut être vu comme une transgression – ou, à tout le moins, une interférence – aux normes contextuelles de la pratique en cours d’accomplissement. En outre, il est probable que la construction d’une identité partisane puisse paraître dissonante dans le cadre d’un entretien qui vise à une certaine forme de neutralité de l’information. Un tel positionnement identitaire jette par conséquent un certain discrédit non seulement sur la parole de l’invité mais aussi sur l’instance médiatique qui l’a invité à parler.

28Si le décalage relatif aux procédés d’identification de l’un des protagonistes est signalé par la répétition, une autre forme de décalage est rendue manifeste par les réactions et les commentaires du journaliste. Le décalage concerne les événements rapportés par l’invité. Il émerge avec la mention de « Top Chef » par l’invité (l. 42) et la répétition de cette mention par le journaliste (l.44) qui, de ce fait, la met en évidence. Le décalage s’intensifie ensuite à mesure que l’invité précise le déroulement de l’émission (l. 53-56, l. 58 et l. 63-64) et que le journaliste sanctionne le choix de cette thématique : tout d’abord, par un premier chevauchement (l. 57) ; puis, un second (l. 59) qui aboutit à l’interruption de l’invité et au recadrage de la rencontre par l’explicitation de ses finalités (l. 61-62, « cette émission était certainement très intéressante mais on vous a pas appelé pour parler cuisine »). Ce dernier commentaire du journaliste nous informe que l’invité transgresse la maxime de relation: au regard des motivations qui ont conduit l’instance de média à le contacter, l’invité ne parle pas à propos. Le journaliste signale dès lors le non-respect du contrat de communication qui sous-tend la rencontre. L’invité ne tient néanmoins pas compte de la remarque du journaliste et continue à détailler les actions réalisées par l’un des concurrents dans Top Chef (l. 63-64). Ce n’est que lorsque le journaliste prend à sa charge de faire progresser le compte-rendu en projetant son attention au-delà de l’épisode « Top Chef » (l. 65-66, « et après cette séance de réconciliation nationale ») et en interrogeant explicitement l’invité sur les actions à venir (l. 66-67, « est-ce qu'on sait euh qu'est-ce qui va advenir de Laurent Gbagbo ») que ce dernier reprend son compte-rendu et propose une clôture provisoire au déroulement des événements (l. 68-75).

29Le décalage décelé au travers des commentaires du journaliste porte sur deux aspects. D’une part, il concerne la nature des événements rapportés : la mention d’une émission culinaire lors d’un entretien portant sur les actualités politiques internationales fait se rencontrer deux tendances généralement opposées dans les médias, l’information et le divertissement (Charaudeau 1997)19. D’autre part, le décalage est lié à la façon dont les événements sont rapportés et, plus précisément, à la mise en avant de certaines informations aux dépens d’autres : le T3 regarder Top Chef connaît un détail informationnel qui ralentit la livraison de l’information attendue, à savoir ce qu’il va advenir de Laurent Gbagbo. Privilégiant une petite histoire sur la grande histoire, l’invité voit son développement narratif sanctionné comme non pertinent par le journaliste, qui se fait alors la voix des attentes conventionnelles.

4. La parodie comme occasion de réflexivités

30En mettant en scène des transgressions et, parfois, la façon dont les participants y réagissent, la parodie ouvre une fenêtre sur les normes langagières ou, tout du moins, sur les représentations que les membres d’une communauté peuvent (se) faire de ces dernières. Dans le cas analysé, il s’est agi de certaines des normes du raconter dans l’entretien médiatique. La parodie nous a permis d’observer des normes concernant tant la réalisation narrative elle-même que les conditions de sa réalisation : ainsi, la mise en scène a porté sur la neutralité et la sélection de l’information, la gestion de la référence, l’organisation du discours, le respect du contrat de communication ou encore les modalités de délégation de la parole.

31Ouvrant une fenêtre sur les normes, la parodie est une occasion de réflexivité, à plus d’un titre. Nous le disions, la parodie joue sur la coexistence d’une pratique attendue et d’une pratique accomplie en décalage de celle-ci. C’est par comparaison qu’elle donne à voir certains traits distinctifs d’une pratique. Autrement dit, la pratique se donne à voir en miroir d’une autre pratique qui la réfléchit. En outre, si la parodie relève de l’imitation d’une référence partagée, alors le geste parodique engage de faire le pari d’un public capable de reconnaître les transgressions accomplies et d’évaluer ce qui est en jeu dans une telle réalisation. En cela, la parodie se révèle être un temps d’arrêt propice à la réflexion sur les pratiques ainsi mises en évidence. Aussi, c’est en mêlant pratiques réfléchies – des pratiques qui se réfléchissent l’une par rapport à l’autre – et pratiques réflexives – des pratiques de réflexion – que la parodie donne à voir des normes qui structurent notre quotidien d’êtres communiquant.