Colloques en ligne

Vincent Mika

Du filmique au graphique, par le corps. « Irrelevant processes ».

Introduction

1Produire des dessins ou des peintures à partir d’images filmiques n’aurait rien de très inhabituel en soi. Cependant, nous aimerions ici aborder et comparer trois démarches artistiques contemporaines dans lesquelles le passage du film à la graphie se produit durant la confrontation du spectateur au film, pendant et par le visionnage. Mais plus encore qu’une question de temporalité, ce qui caractérise ces démarches est une manière particulière d’appréhender l’objet filmique – le cadre de projection, la durée, les mouvements recomposés, le flux des images, et l’expérience même du visionnage – pour en faire une source active de production de l’image à venir. Pour cela, il nous faut nous intéresser à la notion d’ « irrelevant process », introduite par l’artiste George Brecht, et que nous esquisserons plus bas.

2Nous aimerions dans cette étude, à travers un phénomène de passage du filmique au graphique, aborder un certain type d’irrelevant process, que nous appellerons « corps-sismographe », et dans lequel le corps humain joue le rôle de lieu de passage entre une source autonome (ici un film) et une marque graphique.

3Nous verrons que ce passage va aboutir à un certain type de résultats formels, manifestant une perte et en même temps un gain d’informations entre les deux « états ».

I – Le film comme « outil » : présentation des démarches

1. Pierre Bismuth, Following the Right hand of…

4Pierre Bismuth a réalisé de nombreuses œuvres intitulées Following the Right hand of…, dans lesquelles il s’évertue à suivre, de sa propre main et durant la diffusion d’un film, la main droite de personnes célèbres, notamment des actrices hollywoodiennes mythiques. En résulte un tracé, la plupart du temps au marqueur noir sur une plaque de plexiglas, se superposant souvent à une photographie de la personnalité. Bismuth raconte la découverte et résume les enjeux de ce procédé ainsi :

Alors que je m’ennuyais, je dessinais, avec un feutre, sur l’écran de télévision en essayant de suivre le nez de Sean Connery dans un James Bond. Je ne faisais que matérialiser quelque chose qui était déjà là. Il était clair qu’en utilisant le même procédé pour suivre la main, cela me conduirait à des questions liées à la création picturale, avec des références à la peinture abstraite et aux travaux sur l’écriture automatique.1

5L’artiste a mis au point quelques variations autour de ce principe de base, mais dans la majorité des cas nous nous retrouvons face à un ensemble figé, composé d’une image du film et du graphisme nouvellement obtenu.Le titre donné à l’œuvre consiste en la phrase « Following the Right hand of… », à laquelle sont accolés les noms de l’actrice et du film.

2. Angel Vergara, Le mécanisme secret qui guide le créateur dans son aventure périlleuse…

6Angel Vergara a mis au point différents dispositifs lui permettant de jouer sur un passage entre film et peinture, sur un entremêlement de la matière filmique et de la matière picturale. Nous souhaiterions décrire ici une performance intitulée Le mécanisme secret qui guide le créateur dans son aventure périlleuse, réalisée à la galerie l’H du Siège de Valenciennes le 24 novembre 2012, et dans laquelle Vergara a produit une peinture sur toile à partir d’un film de montage reprenant notamment des extraits de Le mystère Picasso d’Henri-George Clouzot.

7Une grande toile blanche, rappelant un écran de cinéma, était accrochée sur le mur, tandis qu’étaient posés par terre, devant la toile, des pinceaux et de la peinture. Couvert d’un drap blanc2, Vergara s’est installé devant l’ensemble, le dos au public. Le film fut alors projeté sur la toile (et donc également sur l’artiste). Notons également que les images filmiques ont été traitées, ne laissant apparaître principalement que certains contours dans un ensemble blanchâtre rappelant la virginité de la toile. Durant toute la durée du film et, notamment, à partir des signes apparaissant dans l’image, l’artiste réalise la peinture : il utilise des pinceaux, parfois ses propres mains, il dispose des touches de couleurs, des points, des lignes... Se superposent donc les images filmiques projetées et les traces de peintures immobiles qui apparaissent progressivement sur la toile. La fin du film de Vergara reprend celle du film de Clouzot. A la fin de ce dernier, nous voyons Picasso signer sur un grand format, soulignant alors son nom d’un long geste de la main. Terminant la performance et donc la peinture, Vergara suivit les dernières secondes de ce geste. Picasso écarta les bras en signe de salut, Vergara en fit de même. Sur la bande sonore montée se firent entendre des applaudissements, le public présent à la performance se mit alors à applaudir. Notons que le film de Clouzot nous montre des dessins et peintures en train de se réaliser devant les yeux du spectateur, tout comme cette performance.

8Il nous reste donc, à la fin, une trace de cette dernière, trace qui est une peinture sur toile, et dont le temps de réalisation correspond à la durée du film. Lors de cette présentation à l’H du Siège, le film a ensuite été rediffusé pendant un moment sur la toile peinte.

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Angel Vergara, Le mécanisme secret qui guide le créateur
dans son aventure périlleuse
, 24 novembre 2012. Galerie L'H du Siège de
Valenciennes.

3. Dominique Somers, Pornographic Drawings

9Dominique Somers a réalisé en 2010 une série de dessins intitulés Pornographic drawings. Pour cela, elle a enregistré avec un dispositif oculométrique le mouvement des yeux de spectateurs pendant qu’ils visionnaient un film pornographique.

10Le dispositif de production est constitué de deux ordinateurs (l’un diffusant le film, l’autre enregistrant le parcours des yeux), d’un spectateur, d’un film, d’un appareil conçu par l’artiste (un « casque » constitué d’une petite caméra reliée à des lunettes), et d’un logiciel d’oculométrie en open source. Le tracé obtenu est enregistré sous forme vectorielle et « imprimé » par un traceur informatique sous deux formes possibles : une forme « Line », présentant un tracé linéaire, et une forme « Plotted », présentant des surfaces et volumes dans des tons gris. D’après l’artiste, la durée de réalisation d’un enregistrement, ne dépassant pas les 10-15 minutes, serait surtout déterminée par la fragilité du dispositif lui-même (celui-ci étant assez sensible, l’enregistrement s’arrêterait parfois tout seul)3.

11La présentation, quant à elle, est assez malléable : il s’agit d’un ensemble de nombreux dessins de différents formats, sur différents types de papiers. Contrairement aux deux autres démarches, il n’y a, à destination du spectateur des dessins, aucune information relative aux œuvres filmiques utilisées, si ce n’est au travers du cartel, qui indique le titre de l’ensemble et explique le principe de réalisation.

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Dominique Somers, Pornographic drawing
(Line), 2010

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Dominique Somers, Pornographic drawing (Plotted), 2010

4. Des approches « non-pertinentes » ?

12L’irrelevant process est une méthode de production d’images que propose l’artiste George Brecht en 1957 dans son texte Chance-Imagery, parmi une liste de différentes méthodes d’invocation du hasard pour la création artistique. Nous ne pouvons ici décrire en détail les particularités et enjeux de cette approche, mais pour résumer, il s’agit de produire une image en faisant opérer une suite de choix de composition par un processus de sélection qui est a priori « non-pertinent » (irrelevant) pour la production de formes artistiques, car basé sur des mécanismes n’ayant pas trait à des choix d’ordre esthétique. Brecht donne ainsi l’exemple de billes recouvertes d’encres et roulant sur une surface, traçant une forme au hasard des imperfections du papier et des entrechoquements4.

13Voilà donc trois types de dispositifs permettant l’élaboration d’un dessin ou d’une peinture – fixes – à partir de films – se déployant dans le temps et composés d’une succession d’images. Mais ce décalage entre le « mobile » et l’« immobile », entre une progression dans le temps, marquée par une suite d’images, et une unique et fixe image, n’est pas suffisant pour faire de ces approches des approches tenant de l’irrelevant process : le mouvement a souvent été représenté (ou exprimé) par ou dans des images fixes. Alors en quoi ce passage relève-t-il de l’irrelevant process ? Dans l’ensemble, ces trois démarches mettent en jeu des processus « non pertinents » en cela qu’il s’agit d’aborder des films comme opérateurs de choix, moteurs de sélection de la composition de l’image à produire. Ainsi, dans un entretien accordé à Edwin Carels, Pierre Bismuth, en parlant des Following the Right hand of…, résume cette approche qui pourrait s’appliquer – même si cela resterait à nuancer – aux deux autres démarches : 

J’aimais l’idée que le film n’était plus quelque chose à regarder, mais qu’il était juste un outil pour produire un dessin. Et je ne tiens pas du tout compte du film du point de vue du scénario… Je l’utilise seulement comme un « dispositif » pour produire un dessin.5

14Le film est donc abordé ici comme « dispositif », ou comme partie d’un dispositif, de production graphique. L’irrelevance se manifeste dans la mesure où ce qui va opérer des choix formels de production du graphisme (par exemple les directions que prend le tracé) sont des éléments – par exemple des mouvements – qui n’ont pas été conçus avec l’intention de produire ce graphisme. Mais comment le passage de l’un à l’autre est-il rendu possible ? En effet, dans ces trois démarches, le film ne produit pas « de lui-même » l’image à obtenir. Pour cela, il a besoin d’une intervention extérieure, humaine, celle d’un spectateur qui va également jouer le rôle de point de contact, de passage entre ce film et le graphisme. Le spectateur agit ici comme un sismographe condensant les différents signes successifs en une image unique. Ce « corps-sismographe » peut être celui de l’artiste lui-même (chez Vergara et Bismuth) ou celui d’une tierce personne (chez Somers).

15Le tracé obtenu est donc tributaire de trois sources : l’auteur, le film et le corps-sismographe. Le premier a décidé qu’il y aurait une image à produire et le deuxième est dépourvu de volonté de produire l’image à venir. Le spectateur, en tant que sismographe, est soumis à l’influence du film, aux mouvements et autres signes qui défilent. Mais ce corps-sismographe reste un corps humain, pourvu d’une psyché et d’automatismes corporels. Le corps-sismographe est donc soumis à une tension entre les mouvements du film et ses propres automatismes, ses propres résistances ou exagérations.

16A présent, intéressons-nous plus précisément à la période de réalisation du tracé lui-même, durant laquelle se produit le passage d’un médium à l’autre. Nous verrons que la relation entre l’influence du film et l’influence du corps du spectateur-sismographe sur l’image obtenue prend différentes formes selon les démarches.

II – Entre liberté et servilité

17Ces trois démarches proposent des rapports différents de dépendance entre les mouvements opérés par le spectateur-sismographe et les images filmiques.

1. Un spectateur en mouvement

18Pour la réalisation des Pornographic drawings se rencontrent d’un côté les mouvements des yeux qui se promènent sur l’écran et dessinent l’image à obtenir, plus ou moins consciemment, et de l’autre les images filmiques elles-mêmes. Cependant, les mouvements des yeux sont directement influencés par les images filmiques qu’ils considèrent et dont ils dépendent en partie. Les images filmiques, les éléments qui les composent et les mouvements qu’elles recomposent, quant à eux, ne dépendent ni ne découlent de ces comportements oculaires. Leur réalisation étant antérieure, ils ne les prennent pas en considération. Nous pouvons bien entendu imaginer que, lors du tournage, acteurs et caméras bougent avec l’idée que l’ensemble sera visionné, et que, de même lors du montage, le spectateur est pris en compte. Cependant, tout cela ne se fait pas en fonction des mouvements des yeux de ce dernier.

19Les deux sources qui vont définir, par leur rencontre, une suite d’opérations de choix de composition sont donc relativement indépendantes, même si l’une des deux découle en partie de l’autre. Les yeux se « promènent » sur l’image, à la guise du spectateur, mais leurs déplacements sont en même temps influencés par cette image filmique – suivant par exemple un élément, ou étant soudainement attirés par un autre.

20Dans les Following the Right hand of…, les mouvements du film ne prennent pas en compte ceux du regard ou de la main de Bismuth. Ce dernier, par contre, va tenter de suivre, le plus efficacement possible, le déplacement de la main de la personne filmée. Les mouvements du spectateur-traceur, de ses yeux, de son corps, de son bras, du marqueur qu’il tient sont presque totalement soumis à un mouvement préexistant et inclus dans le film. Cependant, cette absence de liberté ne signifie pas correspondance exacte : le geste de Bismuth est un geste nécessairement en décalage. En décalage parce qu’il intervient a posteriori, Bismuth découvrant au fur et à mesure le trajet de la main de l’actrice et donc celui qu’il devra faire prendre à sa propre main ; et en décalage parce qu’il lui est – nous pouvons le supposer – impossible de reproduire parfaitement ce trajet. D’une certaine manière, dans l’idéal, le geste de la main de l’actrice, au moment où il se produirait, réaliserait de lui-même le tracé. Or, ce n’est pas le cas : ce qui produit cette marque, c’est le geste d’une personne essayant de suivre la main de l’actrice. C’est un mouvement qui intervient dans une impossibilité d’aboutir parfaitement à son but. Le corps du spectateur-sismographe se manifeste dans cet écart, il retrouve sa liberté dans l’erreur.

21De plus, le déplacement du marqueur sur la surface s’effectue dans une matérialité propre à la situation, différente de celle qu’a connue le déplacement de la main de l’actrice (en tant qu’objet de l’espace réel originel ou en tant qu’élément projeté sur la surface de l’écran). Bismuth et son marqueur rencontrent une surface solide, qui va amener des résistances, des glissements différents, et donc à nouveau de potentielles inadéquations entre ce que compte faire le spectateur-traceur et ce qu’il fera.

22Les mouvements du corps-sismographe chez Vergara sont bien entendu dépendants des images filmiques, des signes et des mouvements qu’elles contiennent, mais le peintre reste ici libre d’opérer de nombreux choix, qu’ils soient plus ou moins conscients ou qu’ils relèvent plus ou moins d’automatismes : il choisit un signe, le marque par la peinture, puis passe à un autre signe, choisit une couleur, un pinceau… Cependant, dans ce type de performance, l’artiste ne peut pas avoir une vue globale du film et de la peinture, ni être tout à fait conscient des couleurs dont il se saisit6. Il y a un manque de recul (métaphorique et littéral) et donc une forme de surprise, de découverte de ce qui a été produit, à la fin de la performance. Vergara est pris dans un processus de peinture dont le déroulement est directement influencé par le film projeté. Il s’agit pour lui d’être dans le flux des choses, dans le rythme du film. Cette idée est manifestée très directement par le fait que l’artiste, recouvert d’un drap blanc comme l’écran, se trouve nez à nez avec celui-ci, à l’intérieur du cadre de projection. Paradoxalement ou non, le corps-sismographe va essayer de fixer ces signes qui lui échappent. Cette volonté de saisir les signes du flux filmique va parfois l’attirer vers les éléments immobiles ou presque immobiles de l’image projetée. Durant cette performance, le corps de Vergara se déplace, s’étend. Il y a une dimension presque chorégraphique dans cette réalisation.

2. Choix et limites

23Si nous comparons ces trois séquences de performation de l’image, il semble que, chez Vergara, nous trouvions davantage la manifestation d’une suite de choix à vocation esthétique s’effectuant tout au long de la réalisation de la peinture, que ces choix soient « conscients » ou qu’ils relèvent plutôt d’automatismes psychiques. Chez Bismuth et Somers, les choix à vocation esthétique sont opérés uniquement avant ou après la réalisation du tracé lui-même. Le corps-sismographe chez Bismuth n’est pas censé effectuer de choix du tout, ceux-ci ayant déjà été opérés par l’actrice ou en tout cas par l’image projetée de l’actrice, et chez Somers le corps-sismographe effectue des choix dépourvus de visée esthétique.

24Tandis que, chez Bismuth, la production du dessin est « servile », « mécanique », découlant d’une volonté revendiquée par l’artiste de ne pas s’exprimer7, et tandis que chez Somers nous sommes dans une liberté, presque totale, d’une tierce personne face à l’image, dans la jouissance d’une activité de visionnage indépendante de toute volonté de produire un dessin, la démarche de Vergara se situe dans une pratique de la peinture, dans un plaisir du peintre en train de peindre, dans un entre-deux, entre cette liberté totale et indépendante de tout choix esthétique, totalement « irrelevant » des Pornographic drawings, et la servilité envers des éléments préexistants des Following the Right hand of….

25Dans les trois cas cependant, la relative liberté du traceur et de son tracé trouve une limite « physique » : ce dernier se déploie dans un cadre délimité et qui correspond au cadre de l’image projetée ou diffusée. Il est donc bloqué par et dans ce cadre défini à l’avance par l’auteur. Dans la performance qui a eu lieu à l’H du Siège, Vergara joue d’ailleurs directement sur cette question du cadre de l’image projetée et du cadre de la peinture : à un moment du film, le cadre lumineux de la projection sur la toile rétrécit, changeant de format à plusieurs reprises, pour finalement retrouver sa taille originelle. Le peintre prenait alors en compte ces changements, restreignant le lieu de la peinture à ces nouvelles limites.

26A quoi va aboutir cette rencontre entre film et corps-sismographe ?

III – Pertes et gains

1.Pertes

27Cette rencontre va permettre de produire une forme qui, de fait, n’est pas dépourvue de liens avec la source première – filmique – dont elle découle, mais qui ne va pas permettre pour autant de récolter des informations lisibles sur celle-ci.

28Comme nous l’avons dit, le tracé est toujours contenu dans le cadre de l’image projetée. Tous les mouvements, tous les signes, toutes les images se retrouvent, successivement, à l’intérieur de ce cadre, cadre de projection qui est aussi celui du dessin ou de la peinture. Suivre, dans le temps, sur cette surface limitée, les différentes informations, mobiles ou éphémères, les condenser en une seule image graphique, brouille la lisibilité.

29Bismuth explique ainsi qu’il s’agissait pour lui « de matérialiser quelque chose qui était déjà là8 », de « révéler quelque chose qui était là mais caché9 ». Or, comme il le remarque, le dessin produit par ce geste qu’il essaye de révéler va dans le même temps cacher partiellement l’image filmique ou la personne qui effectue le geste10.

30Habituellement, les enregistrements oculométriques sont réalisés dans un cadre scientifique, par exemple dans le but d’étudier le parcours des yeux sur une image et de comprendre ainsi les mécanismes physiques et cognitifs en jeu dans la perception visuelle. Ce sont des données, elles doivent être exploitables. Chez Somers, le dessin obtenu ne donne aucune information concernant le rapport entre le film et le mouvement des yeux qui le regardaient. De la succession d’images vues, du parcours des yeux sur l’écran et dans le temps de la diffusion, nous sommes passés à un gribouillis fixe, une sorte de « résidu » d’un visionnage passé.

31Vergara, essayant de produire, à partir de ce flux d’images, une image fixe, ayant à peine le temps de fixer un signe par une touche de peinture qu’un autre le remplace, va obtenir une image composée d’un ensemble de traces qui sont autant de « morceaux » de signes, ensemble visiblement incohérent, et dans lequel plus rien ou presque ne paraît reconnaissable.

32Une dimension absurde, un aspect presque désespéré irrigue donc ces différentes démarches : il s’agit d’enregistrer et ce faisant de perdre l’information. Des éléments et actions identifiables nous aboutissons à un résidu informe. Enregistrer le mouvement d’une actrice amène à cacher partiellement celle-ci, vouloir faire corps avec le flux des images empêche d’en saisir pleinement les signes, et enregistrer le parcours des yeux pendant le visionnage d’un film ne nous donne aucune information, ni sur ce film, ni sur ce parcours.

2. Gains

33Cependant, ces démarches sont productrices. En restant ne serait-ce qu’à un degré zéro, nous obtenons bien un objet visuel.

34Les qualités formelles des tracés obtenus ne sont pas sans rappeler celles des peintures et dessins expressionnistes abstraits. Il y a d’ailleurs une référence directe, dans la production même de ces œuvres, à la question de la gestualité, qu’elle soit « manuelle » (chez Bismuth11), qu’elle engage le corps du peintre tout entier (chez Vergara) ou qu’ironiquement elle soit le fruit de mouvements qui nous sont souvent imperceptibles et qui ne sont pas, traditionnellement, destinés à la production mais à la contemplation d’images (chez Somers).

35Ces formes abstraites, « informes », rendent justement compte de cette impossibilité de saisir, d’enregistrer l’information visée pour la rendre pertinente, lisible, exploitable. Le flux des images, la mobilité des éléments qu’elles mettent en scène et l’éphémérité des signes qui les composent, en passant par le prisme du corps-sismographe, en aboutissant à une image unique et fixe, se transforment en un objet évoquant une esthétique de l’aléatoire, un échec de cohérence, une impossibilité de lecture.

36Enfin, la forme obtenue permet de déclencher un phénomène de projection de l’imaginaire du spectateur, notamment lorsque ce dernier connait ou comprend le principe de ces œuvres et, de ce fait, essaye d’y reconnaitre des éléments. Somers s’en amuse et raconte qu’une fois que les spectateurs des Pornographic drawings ont pris connaissance du procédé, ils ont tendance à dire qu’ils reconnaissent tel ou tel élément dans le dessin, ce qui est, a priori, impossible. Le spectateur se retrouve ainsi d’une certaine manière confronté à son propre imaginaire pornographique12. De même chez Bismuth, en sachant que les traces que nous voyons marquent le parcours d’une main, nous pouvons être amenés à essayer d’imaginer ce mouvement passé, à essayer de visualiser de manière plus ou moins précise la personne en train de se mouvoir. Chez Vergara enfin, il est tentant, par le jeu des couleurs et des diverses formes, de reconnaître dans la peinture – à tort ou à raison – un signe ou un autre, un morceau de visage, l’arrête d’un mur, etc.

CONCLUSION

37En passant par le corps du spectateur-sismographe, les images filmiques deviennent dessin ou peinture, marques graphiques. Habituellement, elles deviennent souvenirs, traces immatérielles qui, dans un deuxième temps, peuvent donner lieu à une trace « objectale », orale ou écrite, éventuellement peinte ou dessinée. Ici le spectateur, empruntant la posture du corps-sismographe, produit cette trace objectale dans le même temps qu’il regarde le film. Il devient d’une certaine manière une pièce d’un dispositif d’ensemble, dispositif à produire des marques perceptibles visuellement, et dont l’autre pièce indispensable serait le film lui-même, ses éléments et propriétés (cadre de la projection, durée, mouvements, etc.). Par cette approche irrelevant de la production d’images à partir d’un film, le spectateur n’aborde plus ce dernier comme un objet à regarder, mais comme une source dynamique, « en mouvement », elle-même créatrice non-consciente de graphies.