Colloques en ligne

Jean-Michel Court

La musique mixte dans la décennie 1950 : les balbutiements de l'intermédialité

1Parmi les productions de type pluri-médial, la musique mixte tient une position particulière, en ce sens qu'elle est à la fois dans et hors du dispositif qu'elle utilise. En effet, ce genre utilisant à la fois des sons enregistrés et des sons joués en direct par des instrumentistes, on peut considérer l'ensemble de ces sonorités comme un seul et même matériau constitué d'éléments d'origines différentes1, qu'on peut rassembler sous le dénominateur commun d'objets sonores, pour reprendre ici le terme utilisé par Pierre Schaeffer dans son Traité des objets musicaux ; mais, si l'on prend en compte le mode de diffusion des sons enregistrés (tributaire d'une chaîne de production particulière, laquelle comprend le support de l'enregistrement et l'appareillage nécessaire à la diffusion, avec des contraintes propres aux machines utilisées2) et le discours musical qui leur est associé3, deux caractéristiques propres de la musique fixée sur support, alors celles-ci se différencient clairement de l'exécution en direct de sons vocaux ou instrumentaux dont la composition est régie par des conventions propres à la musique écrite.

2Il faut alors admettre que nous avons affaire dans ce cas à un genre hybride, qui associe des techniques de production complètement différenciées et des matériaux qui - sauf cas de figure particuliers sur lesquels nous reviendrons – sont de nature fondamentalement différente et induisent des modalités compositionnelles spécifiques. Ce second point de vue apparaît d'autant plus pertinent que l'histoire de notre musique récente montre que la musique fixée sur support a cherché, dans ses développements, à élaborer un idiome propre, avec un “ langage ” qui sait tirer parti des possibilités particulières qu'offrent l'enregistrement et les manipulations du son par les machines. Cette différence d'approche entre musique écrite suivant des conventions rhétoriques d'usage et musique composée à partir de fragments enregistrés se manifeste à la fois dans les lieux (GRM4 vs IRCAM), dans les catalogues des compositeurs et, logiquement, dans les typologies esthétiques caractérisant les deux musiques. Si l'on considère donc que la musique mixte – le mot même qui est employé pour la désigner entérine la singularité première, voire irréductible, de ses constituants – est une construction pluri-médiale, il faut s'interroger sur la nature des relations entre ses composantes. En effet, alors que les constituants sonores sont d'origine hétérogène, comment est-il possible de les combiner de façon cohérente, c'est-à-dire comment les compositeurs de musique mixte réussissent-ils à marier à la fois les sons dits artificiels, parce que déformés par les manipulations en studio, et les sons naturels, produits par les instrumentistes ou les chanteurs ? En d'autres termes, existe-t-il une poétique de la musique mixte qui permette de combiner ces sons de manière à aboutir à un résultat musical tout à fait original, qui ne renvoie pas seulement aux procédés d'écriture de la musique sur partition ou à ceux du montage de studio ?

L'immédiat après-guerre : la musique électro-acoustique à la recherche de son identité

3D'emblée, la musique électroacoustique a instauré une relation particulière avec son support, puisque les sons enregistrés sont fixés de façon définitive sur le disque ou la bande magnétique, mais aussi avec son dispositif de diffusion : dès sa naissance, qu'on peut dater précisément au 5 octobre 1948 avec le premier Concert de Bruits de Pierre Schaeffer diffusé par la Radio Française, elle s'est détachée du lieu commun de la diffusion qu'est la salle de concert.

4En effet, pour la première fois dans l'histoire de la musique, la musique va rencontrer le public par le biais de la diffusion radiophonique. Ce qui peut aujourd'hui nous sembler anodin ne l'est pas pour Schaeffer qui, à la suite de Paul Valéry, considère les nouveaux médias que sont la radio et la télévision comme des « relais par le moyen desquels une réalité seconde s'installe, se compose avec la réalité sensible et instantanée5 ». Schaeffer avait d'ailleurs écrit en 1942 un Essai sur la radio et le cinéma, esthétique et technique des arts-relais, qui montre la conscience qu'il avait de leur impact sur les productions artistiques. Il faut également rappeler que le compositeur était, avant tout, un homme de radio, lui qui y avait d'abord travaillé pour y faire des bruitages avant de diriger le Groupe de recherche de musique concrète (GRMC) en 1951 et qu'il y avait même écrit et réalisé en 1944 une Suite fantastique pour une voix et douze monstres sur une musique de Claude Arrieu, intitulée La Coquille à planètes.

5La diffusion radiophonique correspond donc à une nécessité, celle de donner à une musique qui est née des artifices du studio un cadre adéquat qui favorise une attitude de réception particulière. Elle met également en jeu d'autres potentialités, comme le remarque Schaeffer, dans un article publié en 1950 :

Non seulement la radio peut retransmettre au moins le schéma de n'importe quelle musique, mais grâce au développement des appareils qu'elle a été obligée de mettre au point pour la diffusion, elle s'est trouvée […] à la tête d'un énorme matériel de composition. L'appareillage radiophonique, ou plus exactement celui de prise de son et d'enregistrement, constitue virtuellement une usine à musique […].6 

6On comprend que cette chaîne que forme la collection des objets sonores, les machines qui servent à leur captation et celles qui servent à la diffusion, définit des modalités de production, mais aussi que cet ensemble constitue un support parfaitement adapté à la musique concrète7.

7Ainsi, cette musique de sons enregistrés qui, à l'époque des premiers travaux de Schaeffer, en est encore à ses commencements, se démarque-t-elle radicalement de la musique instrumentale, non seulement parce qu'elle utilise un système de conventions différent, desmodes de diffusion différents, mais aussi parce ses concepteurs veulent proposer une écoute renouvelée du monde des bruits. Schaeffer insiste d'ailleurs beaucoup sur la réception de la musique concrète et le récit de ses expériences est parsemé d'indices du travail de l'oreille.

[…] dès qu'un disque est posé sur le plateau, une force magique m'enchaîne, m'oblige à l'écouter, si monotone qu'il soit. […] Je n'ignore pas combien ces disques bruts sont lassants et impassables à l'antenne tels quels. Mais je sais qu'ils sont extraordinaires à écouter, dans un état d'esprit spécial, et je sais aussi que je les préfère à l'état brut plutôt qu'à l'état de vague composition [...]8 

8La décennie 1950, que Vincent Tiffon appelle “ le premier âge des musiques mixtes9 ”, nous semble particulièrement intéressante car elle correspond à une période d'exploration pendant laquelle Schaeffer va se trouver confronté à de nombreuses difficultés qui tiennent, semble-t-il, à l'impossibilité de penser le monde sonore concret avec des concepts et des outils hérités du monde de la musique instrumentale. Il n'est que de lire le journal de ses recherches, qu'il tient à partir de 1948.

9Quelques extraits de ce journal illustrent ce malentendu, si l'on peut dire :

De retour à Paris, j'ai commencé à collectionner les objets. Je vais à la Radio française au service du bruitage. J'y trouve des claquettes, des noix de coco, des klaxons, des pompes à bicyclettes. Je songe à une gamme de pompes.10 

10ou encore :

Je me retrouve devant le problème du piano. Je désigne sous le nom de piano à bruits l'amoncellement de matériaux qui commence à encombrer le studio.11

11Plusieurs autres extraits de ce journal font référence, par la terminologie employée (gammes, piano), à la musique instrumentale. Par ailleurs, la grande majorité des œuvres de musique concrète porte, ne serait-ce que dans les titres, la référence nostalgique au monde normé de la musique abstraite : bien qu'il explique le titre d'Études donné à ses premières œuvres par l'intention d'en décrire l'objet (le travail sur une particularité du son), le choix du terme renvoie inévitablement à un genre musical très commun ; la dernière des Études de Bruits s'intitule d'ailleurs Étude Pathétique même si le titre complémentaire, Étude aux casseroles, invite à une certaine distanciation ironique. Le Concertino Diapason, les Variations sur une Flûte Mexicaine, la Symphonie pour un Homme Seul, Bidule en ut — pièces réalisées en collaboration avec Pierre Henry —, le Microphone bien tempéré de Pierre Henry oumême le Bilude, une pièce qui cite intégralement le deuxième prélude du premier volume du clavier bien tempéré de Bach12. Jusqu'au Solfège de l'objet sonore et le Traité des Objets Musicaux où Schaeffer, après qu'il a eu formalisé une classification des sons concrets, introduit la notion tout à fait subjective de “ sons appropriés à la musique ”. Apparaît alors une forme de discrépance entre un matériau qui ne doit rien, ou presque, aux instruments et une pensée qui est profondément imprégnée par les codes de l'écriture instrumentale. Schaeffer en a tout à fait conscience.

Quel est donc finalement le désarroi des chercheurs, quelle est leur difficulté essentielle ? C'est qu'ils ne sont pas seulement aux prises avec le concret musical : abasourdis de sons nouveaux, surpris par des instruments à la fois barbares et prodigieux, ils sont bel et bien dans l'obligation de forger de nouveaux concepts musicaux. Ce n'est pas rien que d'avoir à remettre en question la notion de note, puis celles d'instrument, de partition, d'exécution... Que devient la notion d'œuvre musicale elle-même, après tout ?13

12Un autre obstacle, que le compositeur prend également en compte, est lié à l'image acoustique des sons enregistrés. En effet, «  [...], tous ces bruits sont identifiables. Sitôt entendus, on pense verre, cloche, gong, fer, bois, etc... Je tourne le dos à la musique.14»

13Ainsi donc, d'entrée de jeu, la musique concrète contient des éléments signifiants qui, pour Schaeffer, sont gênants. En effet, ces sons enregistrés qu'on peut qualifier d'anecdotiques, renvoient pour la plupart de façon immédiate à leur source, ce qui, malgré leurs transformations et leur mélange, rend cette musique référentielle. Il y a, dans l'agencement des objets sonores, une forme de théâtralisation, quasiment intrinsèque à la matière, où toute citation, même déformée, renvoie à des images qui, à tout le moins, constituent un assemblage à la mode surréaliste, voire, dans d'autres cas, inventent une histoire, quand bien même celle-ci serait purement fantaisiste. Ce puzzle sonore, qui trouve son origine dans les bruitages de pièces de théâtre radiophoniques, ne peut donc échapper à une interprétation causale de l'auditeur. Or, ce que recherche Schaeffer, c'est justement, comme on l'a vu, à ce que les sons échappent à leur origine pour atteindre à leur indépendance acoustique, ce qui permettra au compositeur de travailler avec des matériaux absolument neufs.

14Il fait également mention d'une autre difficulté : « [...] souvent, en musique concrète, je regrette l'élément spectaculaire du concert [...]15 », ce qui peut sembler paradoxal pour quelqu'un qui a travaillé pour l'essentiel sur de la musique non-instrumentale.

15Enfin, un autre problème apparaît, qui concerne précisément le discours musical. Si l'on écoute par exemple l'Étude aux chemins de fer de Pierre Schaeffer, on est effectivement frappé par la présence de ces sons anecdotiques. Mais, ce qui plus encore étonne l'auditeur, c'est la façon dont le compositeur organise sa composition : dès ces premiers travaux, le montage par collage de fragments, tel qu'il se pratique d'abord avec les disques souples puis avec les bandes magnétiques, caractérise le modus operandi du compositeur. Or l'organisation même de ce montage est signifiante, en ce sens qu'elle renvoie à des modalités discursives empruntées à la musique écrite. La plupart des fragments sont constitués de boucles utilisant comme matériau de base un pattern rythmique qui s'inscrit clairement dans une régularité du déroulement temporel. La musique écrite, avec sa mesure de référence et ses carrures rythmiques, prête sa grammaire au matériau sonore nouveau, provoquant alors un hiatus de conception. L'utilisation de récurrences et de transpositions de véritables motifs16, qu'ils soient de nature concrète – ici par exemple, le cognement des roues sur les rails ou le sifflet de la locomotive - comme d'origine instrumentale, accentue le décalage entre la nature spécifique des objets sonores et leur mode d'agencement.

16Comme le modèle de la musique écrite a été extrêmement prégnant dans la musique électro-acoustique, on peut imaginer que, pour quelqu'un comme Schaeffer, féru de musique classique (ses parents étaient musiciens et lui-même jouait du violoncelle et du piano), une voie originale qui permettait de concilier les particularités de la musique concrète avec celles de la musique instrumentale a pu se dessiner avec la musique mixte. Il est d'ailleurs tout à fait significatif que ce genre, qui associe le monde sonore du studio avec celui des instruments en concert, ait immédiatement attiré les compositeurs d'avant-garde de l'après-guerre.

17Constatons tout d'abord que presque toute cette génération de compositeurs s'est intéressée à la composition électro-acoustique. Sur la liste de ceux qui ont fréquenté le studio dirigé à l'époque par Schaeffer, on trouve, entre autres, les noms de Boulez, Messiaen, Hodeir, Stockhausen ou Barraqué, tous compositeurs qui, en ces années 1950, s'illustrent dans les complexités de l'écriture sérielle. Leur approche du nouveau média est, elle aussi, biaisée par une approche académique d'un domaine qui échappe aux définitions conventionnelles de la musique et leurs premiers travaux témoignent d'une préoccupation particulière, celle de contrôler l'écriture jusqu'au niveau de ses composants élémentaires. De ce point de vue, les Études de Stockhausen constituent quasiment un cas d'espèce, la répartition des fréquences des sons électroniques choisis répondant à une organisation sérielle des hauteurs appliquées au domaine électro-acoustique, choix compositionnel qui renvoie, en miroir, à celui de Schaeffer. On pourrait également mentionner la pièce de Messiaen, intitulée Timbres-durées (1952), pour laquelle le compositeur « a réalisé une structure rythmique complète, fondée sur quatre personnages rythmiques initiaux, développée à travers vingt-quatre séquences17», structure qui renvoie indirectement aux procédés de construction d'une pièce pour piano écrite en 1949, intitulée Mode de valeurs et d'intensité.

18Il y a donc, du côté des découvreurs de la musique concrète comme de celui des musiciens sériels, une certaine confusion dans la pratique d'un média qui, à l'époque, s'il ouvre de nouveaux horizons sonores, se trouve encore dans une phase expérimentale.

19Pour autant, la rencontre des deux domaines a pu séduire ces compositeurs pour les mêmes raisons sans doute qu'elle a pu intéresser Schaeffer, c'est-à-dire qu'elle leur a permis de combiner deux domaines sonores et donc d'étendre les possibilités offertes par les instruments habituels à un champ sonore qui paraissait sans limites.

20À la lumière des quelques remarques qui vont suivre, on peut mesurer à quel point cet assemblage de sons conventionnels et de sons électroacoustiques n'allait pas de soi à l'époque. Dans le commentaire d'une de ses études, intitulée Étude Concertante, qui fait partie des Cinq études de bruit, il écrit :

L'étude pour piano et orchestre est encore un compromis. [il s'agit en fait d'une pièce mixte pour piano et sons d'orchestre retravaillés, mais où l'ensemble est enregistré.] Le dialogue entre les éléments concrets d'une part et le piano de Jean-Jacques Grunenwald d'autre part est encore un malentendu. Il y a trop de disparate. Ce sont deux mondes qui ne sont pas faits pour s'accorder ainsi sans précautions.18

21Alors que les premières expériences concrètes, telles que Schaeffer les concevait, ont eu lieu en 1948, les premières pièces mixtes datent de 1951, très précisément avec Orphée 51 de Pierre Schaeffer et Musica su Due Dimensioni de Bruno Maderna. Les compositeurs n'ont donc guère eu de temps pour se familiariser avec les nouveaux matériaux (seuls les studios de radio possèdent à l'époque le matériel nécessaire pour la manipulation électroacoustique des sons et il n'en existe que deux en Europe au début des années 1950, celui de Paris et celui de Cologne).

22Le dialogue entre deux mondes qui, semblent de prime abord fort éloignés l'un de l'autre, va ensuite être si fructueux que, malgré les contraintes techniques qu'il impose, tout compositeur de musique électroacoustique a aujourd'hui au moins une œuvre mixte à son catalogue.

23Cette rencontre de deux médias, la diffusion acousmatique et la représentation sur scène par les musiciens permet de pallier l'absence de références signifiantes, de redonner donc, au public, des points de repères pour qu'il puisse s'approprier ce nouvel espace imaginaire. Mais il permet également d'inventer des modalités relationnelles particulières et donc de tisser des liens entre des sons joués en direct et des sons dont il est souvent impossible de déterminer la provenance spatiale. S'ouvre ici un champ d'exploration, à l'époque véritablement inouï, au sens premier du terme, des jeux d'attraction, de correspondances, de faux-semblants ou de trompe-l'oreille, pour reprendre un mot de Pierre Boulez, qui, au delà de sa richesse prévisible, pose un problème majeur, comme l'a noté Schaeffer : comment construire des passerelles entre deux univers qui n'ont rien de commun, que ce soient les matériaux utilisés, objets concrets d'un côté, sons instrumentaux de l'autre, ou la grammaire, sérialisme ou langage tonal d'un côté, assemblage par fondu ou collage de l'autre ? Cette question, que Boulez approche dans un article paru en 1955 intitulé “ À la limite du pays fertile19 ”, a pu conduire à une hétérogénéité déconcertante pour le public, comme en témoigne la réception pour le moins houleuse de la deuxième version d'Orphée, intitulée Orphée 53, au festival de Donaueschingen. Il a pu aussi, surtout dans les cas de dialogue de l'instrument avec lui-même, comme dans Musica su Due Dimensioni, de Bruno Maderna, aboutir à un résultat unique sur le plan musical.

Une intermédialité à inventer 

24Qu'autorise, sur le plan esthétique, cette association de sons instrumentaux avec des sons enregistrés ? Sur le plan sonore, on pourrait parler aujourd'hui d'instrument augmenté, au sens où, à la palette habituelle des sonorités instrumentales on peut ajouter des sonorités qui ne peuvent être obtenues qu'en studio. S'il ne s'agissait que d'un “ simple ” enrichissement du timbre, la musique mixte y trouverait déjà la justification de son existence. Mais il y a plus, bien entendu, à partir du moment où l'on s'intéresse aux procédés de composition, mot qu'il faut comprendre dans une acception large, presque architecturale du terme. L'instrument et son double invisible, ou l'instrument et les sons qui l'entourent dialoguent dans un espace qui n'existe dans aucune autre configuration au sens où le dispositif électroacoustique participe à la construction d'un espace nouveau. S'y rencontrent deux modes de production du son, l'un direct, visible et donc compréhensible par l'auditeur, qui est aussi spectateur et qui peut faire correspondre ce qu'il entend avec ce qu'il voit sur la scène, l'autre caché, qui intervient de façon totalement inattendue et qui enlève à l'auditeur son pouvoir discriminant. Entre ces deux mondes, l'auditeur est comme un témoin impuissant, situé à l'interface des deux médias et donc en position privilégiée pour entendre la résultante du discours. Il devient en quelque sorte spectateur de ce qui se joue, c'est le cas de le dire, sous ses oreilles : la rencontre dramatique des deux protagonistes, l'un réel — le ou les musicien(s) sur scène — l'autre virtuel — diffusé par haut-parleur — constitue la troisième dimension de la musique mixte, théâtralité revendiquée et souvent mise en avant par les compositeurs, au moyen, en particulier, des dispositifs de diffusion. Elle est présente, sous des formes latentes, dans les premières œuvres concrètes avant de s'affirmer plus clairement dans les œuvres mixtes.

25Au programme du concert du 18 mars 1950 à l'École Normale de Musique, on trouve entre autre les Études de Bruits déjà citées et la Symphonie pour un homme seul, une des premières collaborations de Pierre Henry et de Pierre Schaeffer. La dimension dramatique de la pièce apparaît dès qu'on entend les coups frappés en prologue, coups qui font immédiatement référence à ceux qui précèdent les représentations théâtrales. La musique renvoie ainsi de façon explicite à l'univers scénique et invite presque à une scénarisation, pas qui sera franchi par Maurice Béjart, le 26 juillet 1955, avec la création du ballet éponyme qui va apporter à la pièce de Schaeffer et Henry une reconnaissance internationale. Prolongement logique, le ballet sera ensuite filmé par Louis Cuny en 1957. À travers les avatars de cet exemple, on perçoit déjà toutes les potentialités intermédiales que recèle la musique concrète, qui sert ici de support à l'expression dansée, puis filmée.

26Le concert du 1er juin 1959, salle Gaveau, proposait une pièce mixte, Déserts d'Edgard Varèse, réalisée en 1954 au studio du GRMC et créée la même année. « Déserts a été conçu pour deux médias différents : des sons instrumentaux et des sons réels (enregistrés et traités) que des instruments de musique ne sont pas capables de reproduire20. » La mixité est plutôt virtuelle dans ce cas, car la pièce se compose de sections instrumentales et de séquences enregistrées qui sont interpolées, la partition pouvant même, comme le prévoit le compositeur, être jouée sans la bande. Toutefois, la composition de Varèse apporte ici une première réponse au problème de cohérence posé par la juxtaposition des deux mondes sonores en assemblant des éléments sonores concrets qui possèdent des profils acoustiques proches de certains sons instrumentaux, ce qui permet d'envisager, sinon une continuité, du moins une parenté entre les objets musicaux utilisés.

Le matériau des première et troisième interpolations provient de bruits industriels (friction, percussion, sifflement, grincement ou sonorités cinglantes, broyage). Ils sont filtrés, transposés, mélangés, etc., par des moyens électroniques ; ils sont ensuite inscrits dans le plan préétabli de l'œuvre. À ces sonorités se superposent comme élément stabilisateur des fragments de la partie instrumentale de percussion, déjà présents dans l'œuvre ou entièrement nouveaux.21

27Là encore, la musique convoque un autre média : « J'ai choisi comme titre Déserts parce que c'est pour moi un mot magique qui suggère des correspondances à l'infini22 ». En fait, la pièce avait été pensée par Varèse comme la musique d'un film imaginaire, qui a fini par trouver une concrétisation avec la pièce de Bill Viola, filmée en 1994.

28Au même concert était donnée Concret P.H. de Iannis Xenakis, une œuvre destinée au pavillon Philips de l'exposition universelle de 1958 à Bruxelles, pièce qui « devait préparer psychologiquement le public au spectacle élaboré par Le Corbusier et accompagné d'une musique de Varèse [le Poème électronique]. […] La continuité statistique des développements formels des sonorités granulaires et la stéréophonie cinématique devaient établir une homologie complète entre les sons et les formes plastiques du Pavillon dont l'architecture, [...] conçue par Xenakis, était tout entière fondée sur les surfaces gauches réglées ou « paraboloïdes hyperboliques »23.

29Ici apparaît une autre dimension de la musique électroacoustique, la spatialisation, ou si l'on préfère la dispersion spatiale des sons. Dans ce spectacle dans lequel sons, lumière et architecture dialoguent, apparaît l'originalité de l'intermédialité qui compose un univers absolument unique, au point qu'il est difficile de dissocier les supports.

30Les spectacles suivants vont encore accentuer cette dimension pluri-médiale. Le programme du 23 juin 1959 se compose d'œuvres associant films et musique, comme Masquerage de Max de Haas (1952), musique de P. Schaeffer, Astrologie de Jean Grémillon (1953), musique de Pierre Henry, un documentaire sur l'art précolombien d'Enrico Fulchignoni (1953), musique de Pierre Henry, Sahara d'aujourd'hui, de Schwab et Gout, musique de P. Schaeffer et de Pierre Henry et même un spectacle de mime intitulé Passage (1959) par la compagnie Jacques Lecocq, sur une musique de Luc Ferrari. En deuxième partie, sont présentés d'autres films comme Lanterne Magique de Gérard Patris et Jacques Brissot, avec une musique de François-Bernard Mâche et le Poème Électronique d'Edgard Varèse.

31On constate ainsi que, dès les premières manifestations publiques, la musique électroacoustique s'allie à d'autres arts pour participer à un spectacle, qu'il s'agisse de théâtre ou de cinéma. Si les compositeurs de musique concrète affichent leur volonté de détacher les sons d'une origine acoustique facilement identifiable, et tentent d'éliminer une dimension trop évidemment signifiante de la musique enregistrée, ils s'engagent dans le même temps dans des expériences où cette même musique est associée à un autre média, comme si, privée de cette part trop reconnaissable des sons concrets, il était nécessaire de donner une identité nouvelle au objets musicaux pour qu'ils s'inscrivent dans un projet artistique particulier, c'est-à-dire y trouvent un emploi qui justifie leur existence en lui conférant de nouvelles potentialités expressives.

32Dans cette perspective, il faut rappeler que Schaeffer a souvent voulu mettre en valeur les qualités proprement scéniques du dispositif de diffusion. Jacques Poullin, qui a longtemps travaillé avec lui, le rappelle :

L'audition d'une œuvre enregistrée est toujours contrôlée par un opérateur qui règle le niveau moyen d'écoute, ajuste la dynamique de l'enregistrement aux caractéristiques de la salle... […] Au cours des diverses présentations de musique concrète, P. Schaeffer a toujours cherché à rendre visible cette intervention et je me souviens d'un concert à l'École Normale de Musique où nous avions réparti sur la scène et dans la salle tout l'appareillage technique de reproduction, afin d'essayer de ne pas trahir les vieilles habitudes d'un public qui vient à la salle de concert, non seulement pour entendre, mais aussi pour voir l'exécution d'un orchestre.24

33Cette dimension visuelle est considérée comme un constituant essentiel de la pièce lors de la composition, en 1951, du premier opéra mixte, Orphée 51, intitulé dans une seconde version Toute la Lyre. L'œuvre tire parti du “ portique potentiométrique de relief  ”, une machine, mise au point par Poullin et Schaeffer, qui permet de contrôler l'intensité des sons diffusés sur chaque haut-parleur, ce qui donne à l'auditeur l'impression que les sons dessinent un espace propre. La première version d'Orphée 51 comprend « un quatuor vocal, composé d'Orphée et Eurydice chantés et parlés, un récitant et un groupe d'objets qui sont placés stratégiquement sur la scène. Seuls les jeux de lumière et le relief sonore focaliseront l'attention de l'auditeur.25». Le compositeur avait prévu de laisser les acteurs immobiles dans cette première version, une version ultérieure ajoutant un acrobate. L'opéra est diffusé à la Radiodiffusion française le 5 octobre 1951.

34Pierre Schaeffer et Pierre Henry s'associent de nouveau pour présenter une nouvelle version de la pièce au festival de Donaueschingen, le 10 octobre 1953. Cette version associe des chanteurs, des musiciens, claveciniste et violoniste, et la bande magnétique. Elle est restée dans les mémoires en raison du scandale qu'elle a provoqué. Les titres des critiques ont été à l'unisson : “ Le Crépuscule des dieux de la radicalité ”, “ La Nuit sauvage de Donaueschingen ”, “ Fiasco de l'opéra concret ”, “ Un Scandale monstrueux ”, condamnent sans appel la première d'Orphée 5326. Le mélange de sons concrets, de chant et d'instruments baroques, avec des langages différents, avait provoqué chez les auditeurs un rejet de ce qui était apparu comme un montage artificiel qui apparaissait totalement incohérent. Il y a eu, semble-t-il, décalage entre les attendus suggérés par le titre de l'œuvre, un opéra sur un argument déjà exploité à maintes reprises dans l'histoire du genre, un spectacle qui alliait une technique de diffusion encore rudimentaire et un matériau sonore dont l'hétérogénéité ne pouvait être que déconcertante. Les premiers pas de la musique mixte étaient pour le moins mal assurés et Orphée 53 a fait les frais de cette inexpérience, sans doute parce que le projet de Schaeffer n'était pas encore arrivé à embrasser l'ensemble des données constitutives d'un spectacle multimédia.

35Après ce premier échec, l'histoire des œuvres mixtes va connaître un autre épisode mouvementé, comme en témoigne l'autre grand scandale de la décennie, la création de Déserts de Varèse au théâtre des Champs-Élysées. Cette coïncidence n'est pas fortuite : le public, qui n'est pas encore habitué aux nouvelles sonorités de la musique électroacoustique, a encore plus de difficultés à appréhender la musique mixte. Les compositeurs eux-mêmes ne s'aventurent que prudemment dans ce nouveau genre. Plusieurs œuvres mixtes connaissent une première version sur bande seule ou sous forme d'interpolations enregistrées avant de devenir véritablement un mélange de sons fixés avec des sons instrumentaux. C'est le cas de Musica su due dimensioni de Bruno Maderna qui se présente dans sa première version sous la forme d'interpolations avant de devenir œuvre mixte dans sa seconde version en 1957, de Analogique A+B (1959-60) de Xenakis, pour 9 instruments à cordes pouvant éventuellement jouer sans les interpolations de bande, ou bien de Kontakte de Stockhausen, d'abord pensé sous forme d'enregistrement seul avant de devenir une œuvre mixte. Il faut remarquer que la contrainte temporelle que constitue le déroulement imposé de la bande magnétique n'est pas de nature à favoriser une interaction des deux mondes, ce qui explique peut-être une adaptation des processus compositionnels.

36On a dit l'importance du dispositif dans les concerts de musique électroacoustique, dispositif qui introduit une dimension spectaculaire qui s'avère indispensable, tant pour ce qui concerne la musique enregistrée que pour les musiques mixtes.

37Le cas de Poésie pour pouvoir, pièce mixte de Pierre Boulez sur un poème d'Henri Michaux, peut presque, de ce point de vue, être considéré comme un cas d'école, même si l'auteur a aujourd'hui retiré la partition de son catalogue. Dans un entretien avec Dominique Jameux, Boulez exprime ses réticences et explique le choix de son dispositif : « La première chose qui est importante dans cette œuvre est que je n'ai jamais beaucoup cru, personnellement, à la musique sur bande diffusée en salle. Il y a toujours un aspect […] “ cérémonie crématoire ” qui m'a terriblement gêné et j'ai trouvé que le manque d'action était un vice rédhibitoire27 ». Pour pallier ce manque, le compositeur a prévu pour cette pièce une disposition des orchestres, des solistes et des haut-parleurs très particulière. L'œuvre utilise deux orchestres situés sur deux plans différents. À un troisième niveau, on trouve le groupe des solistes, puis au dernier niveau les haut-parleurs, placés derrière le public pour signifier « qu'un haut-parleur ne vous dit rien visuellement28 ». Le dispositif en hélice correspond à une mise en espace des sons, les sons concrets se trouvant physiquement en bout du système de diffusion. Il n'y a pourtant pas à proprement parler de stratification audible du matériau musical suivant la disposition des groupes, mais plutôt un jeu de spatialisation construit sur la dispersion des différentes sources sonores, et une tentative d'établir, « une continuité entre l'orchestre et la bande. […] Parce que ce qui m'avait toujours frappé, depuis le début, quand on avait essayé de mêler les instruments et des musiques faites sur bande, c'est vraiment l'hétérogénéité et la coupure complète entre les deux milieux.29 »

38Comme la mise en scène du dispositif de diffusion constitue un ingrédient à part entière du spectacle que constitue l'œuvre de musique mixte, il paraît donc naturel que cette théâtralisation de la scène du concert se développe, comme dans Kontakte de Stockhausen, qui se transforme en 1961, sous le titre d'Originale, en théâtre musical sur l'enregistrement de la pièce. Dès sa version mixte, Kontakte contient des éléments qui apportent une dimension visuelle spectaculaire à la pièce : sur la scène se trouve un énorme tam-tam d'orchestre qui non seulement constitue le point de départ de l'œuvre mais constitue un élément essentiel du décor de la scène, ce qui montre l'intentionnalité d'une utilisation théâtrale de l'instrument. Avec Kontakte se conclut l'époque des expériences musicales proprement dites.

39Par extension, ce que nous avons appelé “ théâtralisation de la musique ” conduit les compositeurs à associer musique et images, entendons par là non un simple accompagnement d'une action filmée, mais une sorte de dialogue entre médias. Dans ce genre particulier, les cinéastes, comme l'écrit Schaeffer« ne demandent plus aux musiciens de leur fournir un simple accompagnement à leurs images. Ce qui les intéresse, c'est la communauté des démarches : des éclats de verre, des “ caustiques ”, des grains de sable, ou des taches d'encre, ils tirent ce qu'on serait tenté d'appeler des objets visuels, répondant aux caractéristiques essentielles de l'objet musical : oubli de l'événement qui leur a donné naissance, intégration à une organisation volontaire. Ce cinéma qu'on appelle abstrait est un art du temps, comme la musique ; les techniques de montage, réimpression, transformation sont comparables.30»

40Schaeffer rejoint ici Varèse :

Nous possédons aujourd'hui des moyens scientifiques qui ne permettent pas une reproduction tout simplement fidèle mais une production de combinaisons de sons entièrement nouvelles, avec la possibilité de créer de nouvelles émotions qui réveilleraient les sensibilités émoussées. [...] Entre cette partition sonore et la continuité dramatique du film, il devrait exister une relation intime et réciproque, une relation d'unité, de forme et de rythme.31

41Un exemple de cette relation entre image et sons concrets est donnée dans un essai de Jean Mitry, Symphonie Mécanique, qui est daté de 1955, sur une musique de Boulez. Mitry avait par ailleurs réalisé en 1949 un autre film intitulé Pacific 231, sur la musique d'Arthur Honegger. Le film, où apparaissent différentes machines en fonctionnement, comme une ligne d'embouteillage ou une ligne de cuisson de petits gâteaux, est accompagné d'une musique qui réutilise certains objets sonores attachés à l'image. Les sons obtenus par l'entrechoquement des bouteilles fournissent un ensemble de hauteurs discrètes et de structures rythmiques qui sont traitées de façon vraisemblablement sérielle. Ainsi s'effectue le lien logique entre le défilement automatisé de la chaîne de production et un assemblage sonore qui renvoie à une forme d'automaticité de la combinatoire musicale, notamment lorsqu'elle est sérielle.

En matière de conclusion

42L'invention de la musique concrète a mis les compositeurs dans une situation inconfortable car, du fait qu'elle a rompu avec les codes de la musique dite abstraite, elle a imposé aux compositeurs utilisant le nouveau média d'inventer un langage qui devait leur permettre d'organiser cet espace sonore encore, à l'époque, dans une phase exploratoire.

43Pour, dans un premier temps au moins, réintroduire des éléments signifiants dans cette mosaïque d'objets sonores qui, au fil du temps, se sont émancipés de leurs références causales, les compositeurs ont choisi un biais en combinant la diffusion du son par haut-parleurs avec l'exécution instrumentale sur scène, la théâtralisation de la mise en espace, voire, pour des œuvres ultérieures, l'ajout de projections de lumière ou l'association au film, ce en vue de répondre à une nécessité expressive mais aussi d'ouvrir la voie à des genres originaux, dont la musique mixte est l'un des exemples.

44La réunion des différents processus y apparaît comme la mise en musique d'une sorte de synesthésie où les modes d'expression non seulement se complètent, mais s'associent dans une hybridation qui les transforme en une nouvelle entité, authentiquement plurimédiale.

45Dans ces mixités, l'œuvre construit un entre-deux, un espace qui se joue des frontières et des conventions, où apparaît un mode d'expression unique, où s'élabore un langage neuf, issu de rencontres qu'on a considérées parfois comme improbables. C'est là que s'invente une nouvelle expression dans l'entrelacs de sonorités étranges et pourtant familières, dans des appariements inattendus, dans les correspondances invisibles et puissantes de l'intermédialité.

46L'obstacle à la constitution d'un langage qui permettrait d'associer musique instrumentale et musique fixée sur support tenait surtout dans la définition d'une syntaxe. Sur cette question, unevoie originalese dessine à partir des années 1980, au moment où l'enregistrement commence à être effectué sous forme numérique. Le changement de support permet en effet aux compositeurs de se libérer de deux contraintes, celle de l'immuable déroulement temporel imposé par la bande magnétique et celle de la fixation des sons sur le support. L'enregistrement numérique permet en effet de faire intervenir des machines qui contrôlent tous les paramètres de la diffusion du son et donc affranchissent l'interprète d'une concordance absolue avec les sons fixés. D'autre part, alors que la bande magnétique laissait peu de possibilités aux manipulations en direct, le support numérique rend aisé l'accès à n'importe quel événement sonore à tout moment de l'exécution. On peut y ajouter que les sons numérisés peuvent être modifiés en temps réel, ce qui autorise une véritable interaction entre les musiciens et l'enregistrement. C'est grâce à cette avancée technologique qu'ont pu être composées des œuvres comme Répons32de Boulez (première version en 1981) ou la série des pièces de Philippe Manoury, regroupées dans le cycle Sonus ex machina. En autorisant une totale liberté de manipulation des objets sonores, la musique mixte atteint alors une forme de maturité qui nous conduit à repenser notre rapport aux sons. Qu'il s'agisse de la perception d'événements musicaux dont il nous est impossible d'identifier la source ou de l'interaction de sons joués en direct avec ceux qui sont enregistrés, voire modifiés en temps réel, le discours intermédial offre non seulement un espace où se redéfinissent les modalités du discours musical, mais ouvre le champ des possibles d'une esthétique qui, en dépassant les contingences organiques de la matière sonore, transforme profondément notre écoute.