Colloques en ligne

Anne Pellus

Hybridité, Intermédialité, Politique sur la scène chorégraphique contemporaine : Then love was found and set the world on fire d’Hooman Sharifi

« Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé. »

William Faulkner

1 Notre approche de l’intermédialité s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur les dispositifs hybrides expérimentés ces dernières années dans la danse contemporaine et, plus généralement, sur les formes et les effets de la porosité entre les pratiques et les techniques artistiques dans la création. En effet, si l’hybridation entre les arts, entre l’art et la vie, a pu être, au début du xxᵉ siècle, synonyme d’une politisation de l’art, ce principe d’équivalence a désormais perdu tout caractère d’évidence. Parce que les pratiques mélangistes se sont généralisées, l’hybridation a cessé d’être aujourd’hui le seul fait d’avant-gardes ambitionnant de transformer la société : ni marginale, ni réellement transgressive, elle est reconnue, valorisée, voire « labellisée » par les institutions culturelles occidentales, que ce soient les centres d’art contemporain ou les « scènes actuelles », théâtrales, circassiennes et chorégraphiques. En fait, à l’heure de la postmodernité, la question se pose même de savoir si la mixis, sorte de nouveau marqueur contemporain, n’est pas plutôt le symptôme d’une dépolitisation de l’art, en quoi elle se différencierait profondément des expérimentations des avant-gardes historiques. Dans son essai sur le postmodernisme1, le chercheur américain Fredric Jameson fait l’hypothèse que la généralisation et l’accélération des pratiques hybrides s’inscrit dans un processus de globalisation propre au « capitalisme tardif », qui impose comme une nouvelle idéologie - c’est-à-dire un modèle de pensée à la fois politique et esthétique - « l’inéluctable devenir d’un système-monde standardisé/uniformisé2 ». Que l’on suive cette hypothèse, l’effacement des frontières entre les arts et les genres ne favoriserait donc pas tant l’émergence d’une esthétique de la diversité qu’elle ne tracerait une ligne de fuite vers un horizon unique de l’art, selon une dynamique d’uniformisation et d’appropriation. Ainsi, par une étrange ironie de l’histoire, la mixis pourrait tendre à produire aujourd’hui une esthétique de l’indistinction où la porosité entre les arts et les genres ne serait plus synonyme de mise en friction, de dialogisme, ni même d’hétérogénéité - autant de facteurs qui ont participé pleinement de l’émergence d’un art critique au xxᵉ siècle.

2 Même si nous rejetons une certaine doxa postmoderne qui prétend que les formes hybrides sont a priori transgressives (voire subversives), pour autant, nous ne prétendons pas que l’hybridité a irrémédiablement perdu toute puissance disruptive et transformationnelle, autrement dit toute potentialité critique. L’extrême diversité des propositions de la scène contemporaine nous invite plutôt à examiner avec attention les manifestations de la mixis qui y sont expérimentées afin de mettre en lumière des différences en termes de discours, de pratiques et de formes pouvant expliquer des différences en termes d’effets. Et parce que nous nous intéressons aux relations entre l’art et le politique, nous nous demandons à quelles conditions, à l’heure du « tout hybride », l’hybridation peut encore “invit[er] à la découverte de l’indéterminé, du différend, du non-encore-là”3 » et participer d’une politisation de l’art. À cet égard, la danse contemporaine constitue un champ de recherche particulièrement intéressant, véritable laboratoire pour toutes sortes d’hybridations et de pratiques intermédiales4, du mélange des arts à l’expérimentation des nouvelles technologies. Là, le corps constitue souvent le plus petit dénominateur commun entre des créations hybrides extrêmement diverses, un constat qui conduit le philosophe François Frimat à définir a minima la danse contemporaine comme « ce qui répond à une intention précise : faire actualité dans notre présent immédiat à partir du corps comme paradigme de l’investissement de tout médium5 ».

3 À l’intérieur de ce champ, nous allons nous intéresser à l’une des dernières créations du chorégraphe norvégien d’origine iranienne Hooman Sharifi : intitulé Then love was found and set the world on fire, ce spectacle a été créé en 2012 dans le cadre du festival Montpellier Danse avant d’être présenté en avril 2013 sur la scène de La Fabrique à Toulouse. Œuvre hybride au carrefour de la danse contemporaine, de la performance, de la musique et des arts visuels, elle se veut aussi politique, du moins si l’on s’en tient aux intentions exprimées par le chorégraphe. En effet, selon Hooman Sharifi, « l’art a tout à voir avec la politique », « politique » qu’il définit en termes de « conscience sociale » et d’« engagement6 ». En prise avec le réel, Then love was found prend sa source dans le soulèvement postélectoral qui a eu lieu à Téhéran et dans les grandes villes iraniennes en juin 2009, événement qui a été présenté comme une « Révolution Twitter » en raison du rôle joué par ce réseau social dans l’organisation des manifestants et dans la visibilité du soulèvement au niveau international. Malgré la censure gouvernementale, de nombreuses photographies et vidéos amateurs ont été prises au cours des manifestations ; largement diffusées sur la Toile, elles ont très vite constitué la principale source d’information sur l’ampleur du mouvement et la violence de la répression. Dans Then love was found, ce matériau documentaire donne lieu à la création d’un dispositif scénique de diffraction de l’événement historique dans les corps vivants et les images, véritables « opérateurs temporels de survivance7 ». En effet, comme l’explique Giorgio Agamben dans Image et Mémoire, « chaque événement agissant sur la matière vivante y laisse une trace, que Semon appelle engramme8. L’énergie potentielle conservée dans cet engramme peut être réactivée et déchargée dans certaines conditions9 ». Transposant la notion d’engramme du champ neurophysiologique au champ des arts visuels et chorégraphique, nous faisons l’hypothèse que le dispositif hybride de Then love was found tente de créer les conditions de réactivation de la trace mnésique de l’événement dans lequel le spectacle s’origine… Manière de nous demander si le dialogue intermédial n’a pas ici pour enjeu - et peut-être pour effet - une politisation de la danse, art toujours menacé d’être ramené à son « inexorable fonction de divertissement10 » dans le « vertige de la dépense gratuite11 ».

Un dispositif d’hybridation politique

4 Bien qu’Hooman Sharifi soit danseur et chorégraphe, il manifeste à travers toutes ses créations un intérêt prononcé pour l’hybridation, ce que le nom de sa compagnie, Impure Company, exprime clairement. Si Then love was found se présente avant tout comme une pièce chorégraphique pour cinq danseuses et danseurs, les arts visuels y tiennent une place importante, le chorégraphe ayant collaboré avec deux artistes d’origine iranienne comme lui : la plasticienne Elika Hedayat et la photographe et vidéaste Sima Khatami. Dans ce projet, il semble que la volonté du chorégraphe de collaborer avec des artistes issues des arts visuels aille bien au-delà de la seule nécessité de recourir à des compétences artistiques spécifiques que lui-même ne maîtriserait pas. La collaboration entre chorégraphes et plasticiens n’est ni rare ni nouvelle dans l’histoire de la danse et a souvent pour objectif la réalisation d’une scénographie au service du projet chorégraphique. Il ne s’agit pas non plus d’utiliser « le brouillage des frontières et […] la confusion des rôles pour accroître l’effet de la performance sans questionner ses principes12 » dans la mesure où la démarche inter-artistique n’a rien ici de formaliste. Dans Then love was found, le dialogue entre les arts a plutôt pour enjeu le partage d’une compréhension13 et d’une mémoire de l’événement, et ce, à travers l’expérimentation des modalités par lesquelles la trace mnésique s’exprime, selon que le médium en est le corps ou l’image. Plus encore, par la mise en relation des corps vivants et des images projetées, le dispositif hybride du spectacle tend à créer les conditions d’un dialogue intermédial révélant à l’œuvre dans la danse et les arts visuels une tension entre un devenir-image du corps et un devenir-corps de l’image.

5 Bien qu’ancrée dans l’histoire, cette création ne constitue pas non plus une tentative de reconstitution collective d’un événement historique : même si en tant qu’Iraniens, les trois artistes l’investissent sans doute d’une importante charge affective, aucun des trois n’a du soulèvement de 2009 une expérience directe. La connaissance qu’ils en ont passe par des images médiatisées - photographies ou courtes séquences vidéo prises « à chaud » avec des téléphones portables ou des appareils photographiques -, images nécessairement lacunaires même si leur valeur documentaire, voire leur capacité d’authentification, peut être ressentie d’autant plus fortement qu’elles ont déjoué la censure. Dans Then love was found, la question centrale est donc celle de la trace, question que le spectacle ne cesse d’approfondir en révélant, par les moyens de la danse et des arts visuels, la charge mnémonique des images prises au cours du soulèvement, sans pour autant donner à voir ces images. De fait, seule une brève séquence vidéo contemporaine des événements est projetée à la fin du spectacle, et encore n’est-elle pas donnée à voir dans son format original puisqu’elle a été préalablement retravaillée par la vidéaste Sima Khatami. À partir de ce matériau documentaire, le spectacle s’attache donc à ouvrir un nouvel espace d’images : d’abord, des images chorégraphiques nées de l’exploration en direct par les danseuses et les danseurs des flux, des énergies, des gestes, des postures, des états de corps des manifestants de 2009 ; puis, des images vidéo prises après les événements par Sima Khatami sur les lieux du soulèvement et qui représentent des murs couverts de graffitis - images qui conservent donc une certaine valeur indicielle ; enfin, projetées sur le mur du fond de la scène, des images fixes dessinées en noir et blanc par la plasticienne Elika Hedayat et qui tranchent par leur caractère macabre : c’est d’abord, en ouverture du spectacle, une fresque fantastique, sorte d’avatar contemporain du Triomphe de la Mortde Bruegel l’Ancien, puis une série des figures grotesques semi-humaines, semi-animales qui apparaissent sporadiquement.

6 De la rencontre entre la danse et les arts visuels - à quoi il faudrait ajouter la musique, mais nous n’en parlerons pas ici – naît une œuvre ostensiblement hybride, qui, pour reprendre les termes de Jacques Rancière, « propose de concevoir [la scène chorégraphique] comme une nouvelle scène de l’égalité où des performances hétérogènes se traduisent les unes dans les autres14 ». En effet, même s’il signe la chorégraphie et la mise en scène du spectacle, Hooman Sharifi semble avoir laissé une grande autonomie à ses collaboratrices artistiques, ce qui crée une esthétique marquée par l’hétérogénéité. La technique privilégiée est celle du collage, jouant du « choc sur une même surface d’éléments hétérogènes, sinon conflictuels15 », « choc » créé entre des images qui ne sont pas « taillées dans la même étoffe16 » : images chorégraphiques créées en direct par les danseurs ; images médiatisées projetées à différents endroits du plateau, fixes ou mouvantes, photographiques ou picturales, en noir et blanc ou en couleur, documentaires ou fictionnelles. À noter que, contrairement à nombre de spectacles chorégraphiques, dans Then love was found, la vidéo n’est pas utilisée dans le but de créer un décor ou un « environnement » sensible, encore moins dans celui de « produire des effets irréels ou […] des effets d’optique » par la production du « simulacre d’une interactivité, entre le danseur et l’image projetée17 ». Le dispositif scénique est plutôt envisagé comme un « bloc de co-existence18 » entre des points de vue différents, c’est-à-dire situés différemment – une idée rendue sensible par la discontinuité du traitement du temps et de l’espace. D’abord, on observe que la mise en scène des images multiplie les plans et les échelles : le mur du fond de scène fait office à plusieurs reprises d’écran de projection et a la dimension d’un écran de cinéma ; l’espace délimité au sol par de grandes feuilles de papier kraft constitue également un espace de projection pour les interprètes et pour toutes sortes de matériaux et d’objets qui peu à peu le recouvrent ; enfin, une petite palissade en bois de facture grossière installée à jardin est utilisée par intermittence au cours du spectacle pour la projection des images vidéo de Sima Katami. À cette multiplicité des plans s’ajoute la discontinuité temporelle qui prévaut dans la diffusion des images médiatisées comme dans le montage des séquences chorégraphiques. En effet, les interprètes sont toujours à vue, qu’ils soient dans l’espace ou hors de l’espace de jeu, et donnent donc à voir, selon les moments, une corporéité dansante ou quotidienne. Les séquences dansées se présentent donc au même titre que les images projetées comme des fragments autonomes où sont restitués des flux, des gestes, des postures, des états de corps très divers, des « coupes mobiles de durées19 » arrachées au flux du temps et que les danseurs réactualisent sous nos yeux de manière ostensiblement parcellaire.

7 Dans ce spectacle, les techniques du montage et du collage ont pour effet d’attirer l’attention du spectateur sur un temps et un espace intervallaires irréductibles entre les images et que l’image d’ensemble engendrée par le spectacle ne prétend pas réduire. Aussi le spectateur est-il invité à circuler entre ces dernières selon les modalités de la pensée ou de la mémoire, à jouer, en un mot, un rôle d’interprète actif. Bien sûr, en raison de son esthétique fragmentaire très postmoderne, on peut se demander dans quelle mesure Then love was found ne traduit pas un renoncement à la représentation, en d’autres termes, si ce spectacle n’est pas un pur reflet de l’incohérence et de l’éclatement du monde n’offrant aucun point de vue repérable sur lui. Or, selon nous, il n’en est rien. Pluriel et dialogique20, le dispositif scénique est conçu ici comme un espace de dissensus où artistes et spectateurs sont invités à appréhender le monde « comme quelque chose qui est commun à plusieurs, qui se tient entre eux, qui les sépare et qui les lie, qui se montre différemment à chacun et qui ne peut être compris que dans la mesure où plusieurs en parlent21 ». En outre, à l’opposé de « l’œuvre d’art totale », l’hétérogénéité de la forme ostensiblement hybride, en rendant impossible toute illusion de totalité, crée un effet de distanciation qui politise la réception. C’est pourquoi ce spectacle est selon nous profondément politique. C’est aussi pourquoi  le montage et le collage s’inscrivent ici dans la logique esthético-politique des avant-gardes du xxᵉ siècle qui y voyaient bien plus qu’une technique et une pratique artistiques : « un engagement idéologique22 ». Dans Then love was found, ces techniques acquièrent de surcroît une pertinence et une profondeur particulières en participant au premier chef de la construction du sens. En effet, elles condensent une idée essentielle du spectacle à savoir que les images sont des « montage[s] de temps et de lieux différents23 », en d’autres termes, des formes de survivance.

Devenir-images des corps et devenir-corps des images

8 Comme le rappelle Georges Didi-Huberman, « devant une image, il ne faut pas seulement se demander quelle histoire elle documente et de quelle histoire elle est contemporaine, mais aussi : quelle mémoire elle sédimente, de quel refoulé elle est le retour24 ». En fait, l’ensemble du spectacle pourrait être analysé à la lumière du concept de survivance inventé par l’historien de l’art Aby Warburg pour qui « les images sont vivantes, mais […] sont faites de temps et de mémoire, leur vie [étant] toujours déjà Nachleben, survivance, toujours déjà menacée et en train d’assumer une forme spectrale25 ». Dans les images anthropomorphes de l’art, ces survivances prennent la forme de ce qu’Aby Warburg appelle des « formules de pathos » soit « les formes éternelles de l’expression de l’être de l’homme, de la passion et de la destinée humaine26 » ou, pour le dire autrement, les « formes corporelles du temps survivant27 ». Dans L’Image survivante, essai inspiré par l’œuvre d’Aby Warburg, Georges Didi-Huberman souligne le rapport entre les « formules de pathos » présentes dans les images anthropomorphes et leur « intensité chorégraphique », elles qui semblent contracter « dans un brusque arrêt, l’énergie du mouvement et de la mémoire28 ». Or, dans Then love was found, les « grandes énergies configurantes » de la révolte et de la terreur captées par les images vidéo du soulèvement sont révélées par le dispositif intermédial selon les modalités d’une double déterritorialisation : le devenir-images des corps et le devenir-corps des images.

9 D’abord, la mise en relation de la danse et des images met en évidence « l’intensité chorégraphique » de la séquence vidéo filmée au cours des événements. Projetée sur l’écran du fond de scène à la fin du spectacle, cette séquence de cinq minutes montre une foule de manifestants, filmés frontalement en plan d’ensemble, qui avancent dans un mouvement convulsif au milieu d’une immense avenue. Le traitement effectué de ces images par Sima Khatami les décontextualise et en intensifie le caractère spectral29 : très ralenties, en noir et blanc, non sonorisées, souvent floues, elles sont d’abord difficilement lisibles. En revanche, le ralenti et le passage au noir et blanc font ressortir les corps et les trajectoires, les mouvements de rassemblement ou de dispersion, ce qui permet au spectateur de reconnaître des gestes et des postures expressives, ce que nous pourrions appeler les « formules de pathos » de la révolte et de la terreur. Ainsi, ces images convoquent toute une mémoire et tout un savoir qui vont bien au-delà des seuls événements dont elles sont la trace. En outre, les modalités de projection de la vidéo dans le dispositif invitent le spectateur à un retournement du regard vers leregardeur, l’incitent à adopter en quelque sorte la position dangereuse du témoin : ces images tremblées tournées en état d’urgence sont doublement instables, sortant de temps en temps du cadre de l’écran pour apparaître de travers. Ce redoublement de l’instabilité des images au moment de la projection attire l’attention sur le mouvement, voire la performance de celui qui les a prises, rend visible en quelque sorte son geste tremblé comme un miroir de la gestualité convulsive des manifestants saisis à l’intérieurdu cadre des images.

10 Si le traitement de cette séquence vidéo procède donc déjà d’une intention chorégraphique, l’essentiel de la démarche d’Hooman Sharifi passe par un travail avec les danseuses et les danseurs. À partir des images vidéo du soulèvement, le chorégraphe semble s’attacher à rendre visibles les « formes corporelles du temps survivant » présentes dans le flux des images médiatiques et à rendre sensible la manière dont ces « formules primitives » sont « capables d’agiter, de mouvoir le présent même de nos gestes30 ». Dans le glissement transmédial de l’image vidéo à l’image chorégraphique ne s’accomplit pas seulement une sorte de processus d’incarnation (voire de réincarnation), mais aussi un changement de statut des images qui passent du champ de la communication à celui de l’art, saut catégoriel qui est aussi celui qui sépare les images destinées à être vues de celles destinées à être regardées. Ainsi, Hooman Shafifi arrache des mouvements, des gestes, des postures au flux des images vidéo postées sur internet, gestes « trouvés », certes, mais déjà marqués par une « intensité chorégraphique » qui les distingue fondamentalement des gestes quotidiens auxquels « une absence d’accentuation […] confère ce caractère atone, discret, qui dans nos cultures, caractérise les gestes de tous les jours31 ». À partir de ce corpus de gestes, Hooman Sharifi fait naître une danse d’une grande puissance expressive par un travail sur l’espace, les flux, les accents, les rythmes, l’émergence de la corporéité dansante prenant appui sur une musique à base de percussions. Bien que le traitement chorégraphique change la qualité des gestes en les faisant échapper au naturalisme, ils conservent malgré tout une forte dimension mimétique. La corporéité dansante produit ce que la chercheuse Michèle Febvre appelle un « effet reconnaissance », « le réel [faisant] écho à la manifestation visible du corps dansant, à ses relations dans l’espace32 ». Cet ancrage dans le réel est encore plus sensible lorsque les danseurs interagissent entre eux ou recourent à des objets, qu’ils accomplissent des actions (comme froisser des boules de papier, trainer un corps, cogner sur un morceau de tôle, etc.). La danse se déterritorialise alors vers la performance, mais aussi vers le théâtre comme si se rejouaient des fragments de scènes de l’événement historique dans lequel le spectacle s’origine. En même temps, Hooman Sharifi ne cherche pas à effacer les traces de la médiatisation par l’image qui a nourri la création chorégraphique : elle reste perceptible, notamment, dans la discontinuité du montage qui joue sur la répétition des mêmes phrases gestuelles et sur l’interruption du mouvement. Comme la césure en poésie soustrait le mot au flux du sens pour mieux « l’exhiber en tant que tel », l’abandon soudain de la corporéité dansante par les interprètes, « en arrêtant le rythme et le déroulement des mouvements », fait apparaître le geste33. De la sorte, l’image semble imposer sa pulsation propre aux corps vivants comme pour révéler la parenté secrète entre les gestes et les images en tant qu’« opérateurs temporels de survivance ».

Spectralité des images et « formes-traces34 »

11 L’idée de survivance circule entre les corps et les images dans l’ensemble du spectacle comme une même pensée latente, transformant la scène en un dispositif à la fois visuel et kinesthésique de perception des forces à l’œuvre dans les « formes corporelles du temps survivant ». Dans ce dispositif, le spectateur est invité à considérer le plateau comme une surface d’inscription sensible. L’espace dans lequel évoluent les interprètes est recouvert de grandes feuilles de papier kraft où les danseurs habillés de noir se projettent et dessinent des figures invisibles. Au fil des passages, les feuilles fixées au sol se froissent puis se déchirent et le plateau se transforme progressivement en surface cicatricielle marquée par les mouvements, les gestes, les flux dont elle a été traversée. Dans la note d’intention de Then love was found, Hooman Sharifi explique qu’il souhaite créer dans ce spectacle « une image mouvante pleine de couleur, de chaos, de crasse et de grotesque35 ». De fait, à la fin du spectacle, le plateau porte les traces du mouvement dont il a été le théâtre et forme un tableau de dévastation recouvert de sacs plastiques, de pièces de tissu abandonnées, de papier déchiré et froissé maculé de rouge et émaillé de paillettes d’or. Du reste, la question de l’inscription se pose autant en termes de corps que d’image, ce qu’un passage situé à mi-temps du spectacle montre très bien. Les images vidéo filmées en Iran après le soulèvement par Sima Khatami sont projetées sur la petite palissade installée sur la scène : en couleur et en gros plan, elles représentent des pans de murs couverts de graffitis en caractères persans tracés à la peinture noire. Ces inscriptions apparaissent en surimpression sur le mur de l’installation. Simultanément, les danseurs vêtus de noir dessinent dans l’espace des figures qui se font et se défont sans cesse ; la plupart du temps, les interprètes évoluent à côté des images projetées et semblent réactiver par leurs gestes les mouvements dont les signes calligraphiques sont la trace. Mais parfois, les danseurs pénètrent dans le champ de projection des images. Alors, les corps inscrivent leurs ombres mouvantes dans le cadre, ombres qui se superposent aux caractères calligraphiques projetés sur l’écran. Dans ce passage du spectacle, le dialogue entre la danse et les images invite à penser la première comme un art calligraphique et la seconde comme un art du mouvement, à apercevoir le geste dans la trace écrite et le pouvoir d’inscription en puissance dans le geste.

12 Comme beaucoup d’autres moments du spectacle, cette séquence joue sur la technique du doublage entre les corps vivants et les images médiatisées, ce qui invite le spectateur à réinterroger la présence dans son rapport avec la trace36. Or, on sait à quel point la présence constitue peut-être une qualité première de l’acte de danse, « présence totale à l’instant, sans délai et sans anticipation fixatrice37 ». Dans le passage que nous venons de décrire, Hooman Sharifi met précisément en tension la dimension spectrale38 des images et la présence des danseurs pour mieux explorer la frontière ténue qui sépare l’une de l’autre : à première vue, les images vidéo de Sima Kathami sont présentées comme des traces, d’autant plus que leur contenu en thématise l’idée en ne montrant du soulèvement que des vestiges peints sur des murs. Dans le dispositif scénique, la présence vivante des danseurs apparaît donc comme une possible manière de libérer ces images de « leur destin spectral39 ». Mais, dans le même temps, la projection des ombres mouvantes des danseurs sur l’écran qui se superposent aux graffitis suggère que cette présence est toujours au bord de la « spectralisation ». Jouant sur la même ambivalence, le procédé du doublage est repris au moment de la projection de la séquence vidéo du soulèvement à la fin du spectacle : dans ce passage, les danseurs habillés de noir évoluent devant l’écran et paraissent ainsi réactualiser les gestes des silhouettes fantomatiques de la vidéo. Le processus d’incarnation et de présentification de l’image par la danse est ressenti d’autant plus fortement que la vidéo étant non sonorisée, les interprètes produisent en direct, par le bruit de leur souffle et celui de leurs déplacements, une sorte de doublage sonore de nature profondément organique. Cependant, comme dans l’exemple précédent, le dispositif fonctionne à double sens : en même temps que l’image semble actualiser dans la danse sa capacité de survivance, les fragiles silhouettes saisies par la vidéo apparaissent en arrière-plan comme la préfiguration de l’inévitable « spectralisation » des corps vivants.

13 De ces différentes analyses, nous pouvons déduire que le dispositif intermédial dans ce spectacle répond avant tout à une nécessité mémorielle et politique : à première vue, il s’agit pour le chorégraphe de ranimer le passé par la déterritorialisation de l’image vers la danse, déterritorialisation qui s’origine dans la capacité propre des images à condenser une charge émotive et une formule iconographique et dans la capacité du geste à faire image. Cette expérimentation interartistique et intermédiale constitue, selon nous, une réponse chorégraphique à l’urgence politique, dans un « présent “post-utopique” de l’art40 », de « faire du passé une force et non un fardeau41 », mais aussi de redonner corps à l’engagement – une idée qui, nous l’avons vu, est au cœur du manifeste artistique d’Hooman Sharifi. Cependant, le dispositif intermédial met aussi en évidence que le présent se constitue à l’intérieur du passé, les images ayant le pouvoir de « faire lever » toute une mémoire susceptible de « reconfigure[r] le présent lui-même42 ». C’est pourquoi il s’agit aussi dans le spectacle de faire apparaître le « refoulé » des images qui fait retour dans le présent. Ce retour du refoulé se manifeste dès le début du spectacle à travers le choc sensible provoqué par l’apparition du tableau d’Elika Hedayat : en effet, la toute première image de Then love was found est une fresque macabre et fantastique qui s’inscrit dans la très ancienne tradition picturale de représentation des Enfers. Cette image est convoquée sur le mode du surgissement : jouant sur l’illusion optique d’un rapprochement progressif, l’image, d’abord petite et floue, grandit peu à peu jusqu’à occuper la totalité de l’écran tout en se précisant progressivement pour révéler au spectateur ses détails monstrueux. Cette image est par excellence ce que George Didi-Huberman appelle une « image-symptôme » : « Quelque chose qui surgit dans le présent […] se révèle, à bien l’analyser, comme un processus pétri de mémoire inconsciente43 ». Elle a donc à tous égards une valeur programmatique.

14 Comme nous avons tenté de le montrer dans notre analyse, le dialogue intermédial chez Hooman Sharifi s’enracine dans la nécessité de confronter la danse avec le réel et de réfléchir aux modalités par lesquelles la danse pourrait contribuer à l’action politique. Indéniablement, Then love was found and set the world on fire peut être considérée comme une œuvre engagée dans la mesure où elle se donne comme la production d’un artiste « en situation ». Pour autant, elle ne se présente pas comme une œuvre refermée sur elle-même, mais comme le lieu d’une relation dialogique – c’est-à-dire libre, égalitaire et effective44 - entre les arts, les artistes et les spectateurs, ce qui contribue au premier chef à sa politicité. Par son rejet du pur formalisme, ce spectacle se distingue de nombreuses propositions de la scène chorégraphique contemporaine où le recours aux arts visuels n’est souvent qu’un moyen supplémentaire au service de la sublimation du corps dansant dans sa puissance métamorphique. En faisant du corps en mouvement « le sujet, l’objet et l’outil de son propre savoir45 », voire de tout un savoir, Hooman Sharifi s’attache, quant à lui, à rendre visibles les empreintes expressives qui s’inscrivent dans la mémoire collective et que les images médiatiques, aussi nombreuses et aussi diverses soient-elles, ne suffisent pas à elles seules à rendre visibles. Dans ce spectacle, la danse, art dit de « la dépense », de « l’éphémère », de « ce qui ne s’inscrit pas », se révèle comme un possible remède contre l’oubli.