Les « voix » de Michel Houellebecq — Présentation
1Ainsi que l’a montré Samuel Estier, dans un vaste article rétrospectif publié en 2013, le discours critique sur l’œuvre de Michel Houellebecq a bien du mal à s’émanciper d’un débat concernant sa valeur, morale ou esthétique, et impliquant, à des degrés divers, la figure auctoriale de cet écrivain ultra médiatisé1. Nous avons montré ailleurs2 que pour des lecteurs parfois trop avertis, ces questions ont parasité l’interprétation, au point de rendre certains romans pratiquement illisibles. La manière dont nous avons conçu le colloque international dont ces actes constituent le prolongement, qui s’est tenu à l’Université de Lausanne les 3 et 4 mars 2016, consistait à essayer de déplacer la question de la valeur, de sorte qu’elle ne renvoie plus nécessairement et uniquement à un jugement concernant la littérarité des textes, souvent adossé à des présupposés simplistes supposant que la valeur esthétique serait nécessairement en proportion inverse du succès commercial de l’œuvre ou de la visibilité médiatique de son auteur. Il s’agissait au contraire d’essayer de réfléchir sur des questions beaucoup plus générales, et certainement plus vitales pour les études littéraires, en reconnaissant que la valeur théorique de l’œuvre de Michel Houellebecq est indiscutable dans la mesure où, précisément, cette dernière nous oblige à revenir sur les principes qui guident nos jugements, dans le contexte d’une production élaborée en régime médiatique.
2Personne, en effet, ne contestera que Houellebecq occupe aujourd’hui le centre de l’attention des médias, tout en continuant à cliver le public et à diviser la critique. Parmi ses détracteurs, certains ont nourri une controverse sur le style de l’écrivain3, sur sa responsabilité morale4, voire sur celle des enseignants ou des chercheurs qui parlent de lui, et qui seraient ainsi placés devant le dilemme d’inclure ou d’exclure Houellebecq de leur corpus. Sur un plan moral, après avoir été un auteur sans style, un mystificateur ou un provocateur, certains le rangent désormais parmi les « nouveaux réactionnaires5 » et insistent sur la dangerosité de romans qui jetteraient de l’huile sur le feu en jouant sur les peurs des citoyens. D’autres, au contraire, défendent la liberté de la parole de l’écrivain, considèrent qu’il suscite des débats intéressants et ne manquent pas de célébrer un auteur qui parvient à saisir les enjeux de son époque, dressant un constat lucide sur le monde et maniant avec habileté des registres contrastés, alternant la neutralité scientifique avec l’humour burlesque, l’ironie assassine avec la sensibilité et une forme de réalisme dépressif.
3Ces discours contradictoires permettent de saisir l’hétérogénéité des points de vue que l’on peut adopter vis‑à‑vis d’un tel phénomène littéraire ; ils manifestent surtout une diversité d’actes de « cadrage interprétatif » (pour reprendre une notion développée par Liesbeth Korthals Altes6) qui se fondent sur un faisceau de présuppositions qui demeurent souvent implicites, voire impensés, avant que la critique académique s’en empare. Chaque fois qu’un lecteur affirme que Houellebecq n’est pas un écrivain, ou qu’il n’a pas de style, ou encore que ces deux affirmations sont équivalentes, il lui faut, peu ou prou, dévoiler ce qu’il entend par ce que devrait être un vrai écrivain, une vraie littérature, un vrai style. Ceux qui affirment au contraire que Houellebecq à un style bien à lui, mordant, efficace, et même pastichable ; ceux qui soutiennent qu’il a surtout le mérite de viser au cœur de la cible, de fouiller dans nos blessures les plus intimes, de sorte qu’il restitue à la littérature sa véritable fonction sociale ; ceux‑là dévoilent tout autant leurs conceptions du rôle que les fictions littéraires devraient jouer dans nos vies, et de ce qui fait qu’une œuvre est réussie. Par ailleurs, ces lectures divergentes, mais presque toujours évaluatives, ont en commun de replacer l’auteur au cœur de notre interprétation, alors que la critique littéraire des années soixante, longtemps relayée par les institutions scolaires et la pratique du commentaire de texte, nous avait habitués à évacuer cette figure derrière l’idéal d’une lecture objective. Houellebecq nous contraint alors à redécouvrir l’importance, dans le processus interprétatif, de la manière dont nous évaluons les intentions de l’écrivain ou la justesse de son propos, ainsi que l’influence de sa posture et de ses opinions relayées par les médias7, qui conditionnent en partie, volens nolens, nos jugements esthétiques, éthiques ou aléthiques8. Houellebecq possède donc un intérêt évident pour une approche de la littérature se donnant pour tâche de repenser les liens qui unissent la fiction au monde, que ce soit en amont, lorsque le lecteur s’interroge sur l’origine du discours, sur celui qui en est responsable, ou que ce soit en aval, lorsque se pose la question de la manière dont ce discours est en mesure de nous transformer, en bien ou en mal.
4Mais il n’y a pas de réponses simples à toutes ces questions, car s’il faut considérer le texte littéraire comme un discours ‑ c’est‑à‑dire un acte de langage produit par quelqu’un en vue de produire un effet sur quelqu’un d’autre9 ‑, il s’agit en même temps d’une prise de parole ambiguë, minée de l’intérieur par une indétermination énonciative fondamentale, par une intertextualité ou une interdiscursivité qui est peut‑être le lot de tout discours, mais qui se manifeste ici dans sa complexité la plus flagrante, la plus assumée et la plus travaillée. Mieke Bal affirme ainsi que pour « rendre compte que le récit ne vient pas de nulle part et que quelqu'un en est responsable10 », nous avons besoin de recourir à la métaphore de la « voix », mais cette dernière ne peut être entendue qu’au sein d’un enchevêtrement plurivoque et équivoque, de sorte que la recherche de cette voix constitue presque toujours une énigme et non une évidence. Ce qui l’amène à conclure que « question "qui" n'est pas seulement une personnification, sans doute problématique, d'un aspect textuel, mais aussi un début d'enquête, une question whodunnit, qui a commis ce crime, qui indique que s'il y a paroles qui portent, qui font acte comme nous l'a appris la théorie des actes du langage, il y a responsabilité pour ces actes11. »
5Nous espérons que ce colloque aura apporté quelques éléments de réponse dans cette enquête à laquelle nous convie Michel Houellebecq, tout en apportant un éclairage nouveau sur son œuvre et sur la manière dont nous la lisons. J’aimerais remercier tous ceux qui ont rendu possible l’organisation de ce colloque, en particulier, pour leur soutien financier, la Fondation pour l’Université de Lausanne, l’école de français langue étrangère et la section de français moderne de l’unil. Je remercie également chaleureusement Agathe Novak‑Lechevalier, qui a fourni la première impulsion qui m’a amenée à lancer ce projet à l’occasion d’un déjeuner à la brasserie Zimmer, ainsi que tous les conférenciers qui ont répondu favorablement à notre invitation, en dépit d’un contexte politique et médiatique qui n’offrait guère la sérénité habituellement nécessaire pour la réflexion académique. Je remercie enfin chaleureusement Samuel Estier, dont la passion et la connaissance encyclopédique de l’œuvre de Michel Houellebecq, ont été les moteurs principaux de cette entreprise, ainsi que Marc Escola, pour sa bienveillance et pour nous avoir guidés dans le processus de publication sur Fabula. Nous remercions enfin Michel Houellebecq, qui nous a accordé un entretien en marge de cette conférence, alors qu’il préparait son exposition à la Manifesta de Zurich, témoignant ainsi de son intérêt pour la réception de son œuvre dans le contexte académique.
6R. B.
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7L’année 2017 a commencé par un retour en fanfare de Michel Houellebecq sur le devant de la scène littéraire, et médiatique. Comme de coutume, ce retour est très différent des précédents, et reconfigure sinon en profondeur du moins en partie l’image et l’aura du « trublion », pour reprendre une appellation que l’Association des Amis de Michel Houellebecq attribuait au personnage en son temps. Contrairement à celui de janvier 2015, qui prit la forme d’un coup de massue au moment même où le terrorisme d’inspiration islamiste inaugurait une nouvelle série d’attaques plus violentes les unes que les autres sur le territoire français, ou à celui de juin 2016, qui révéla au grand jour et de manière spectaculaire un intérêt peu connu de l’écirvain pour la photographie et la dimension profondément artiste de sa démarche créative, son retour en ce début d’année s’apparente très clairement cette fois à un nouveau sursaut de légitimation, qui aux reconnaissances acquises du prix Goncourt en 2010 ou du prix de la BnF en 2015 ajoute un vernis supplémentaire de « classicisation » accélérée. La parution quasi simultanée du dernier numéro des Cahiers de l’Herne, qui lui est consacré, et du deuxième volume de ses œuvres complètes chez Flammarion, en sont la preuve manifeste. Deux autres publications, un petit texte de sa plume sur Schopenhauer et la réédition en poche de Soumission, complètent le tableau et font de l’auteur, sur les tables des libraires comme dans les colonnes de la presse ou sur les ondes radio, un incontournable.
8Cependant, un autre trait marquant distingue ce comeback ; l’individu Houellebecq, dans les médias, est absent. En effet, excepté son passage dans le journal du 20 h sur France 2 le 17 janvier, l’écrivain n’a accordé aucune interview, laissant le champ libre et la parole aux différents contributeurs du Cahier et autres observateurs en tout genre. Cette mise en retrait peut être interprétée de trois manières différentes, et la réalité se cache sans doute dans un certain mélange des trois : (i) comme un acte de générosité à l’égard des contributeurs du Cahier qui ont donné de leur personne ; (ii) comme une stratégie visant à renforcer sa position par un effet de nombre ; (iii) comme une lassitude face à la demande permanente et sans doute exponentielle des médias. Le voyage récent de Houellebecq en Argentine12, dont les premiers retours parvenaient au même moment ‑ dans la quasi indifférence des médias traditionnels ‑, accentue cette tension entre un auteur sacré dans son propre pays et le même faisant le bilan sur la situation des intellectuels français et parlant de lui au passé à l’autre bout du monde.
9Coïncidence ou signe du destin, cette configuration particulière de l’écrivain qui se dérobe et dans le même temps se met à nu, disparaît ici et réapparaît là, se joue des frontières et des temporalités, est on ne peut plus en phase avec la problématique du colloque qui s’est tenu en mars 2016 à l’Université de Lausanne et dont nous sommes très heureux de publier aujourd’hui les actes. Cette problématique, articulée autour de la question de la « voix », au sens le plus large possible, nous a permis de marquer un temps d’arrêt et de prendre un peu de recul pour mieux analyser, sous leurs différentes coutures, les phénomènes qui se déroulaient sous nos yeux et qui requéraient un examen approfondi, minutieux et global, à tête reposée. C’est la raison pour laquelle je tiens à gratifier son instigateur, Raphaël Baroni, pour la pertinence théorique et la grande valeur heuristique de cette problématique ‑ la diversité des axes explorés, la richesse des débats et son actualité prolongée le prouvent.
10Je saisis également l’occasion de remercier encore une fois tous les intervenants pour leur participation et leurs lumières, Jérôme Meizoz pour sa confiance et son rôle extrêmement généreux de relais, Marc Escola pour nous permettre de donner aux actes une vitrine exceptionnelle ainsi que Raphaël Baroni, dont le professionnalisme et l’amitié ont rendu l’organisation du colloque très exaltante. Un grand merci enfin aux trois chercheurs, Alain Corbellari, Frédérique Zahnd et Julia Zaparat, qui ont rejoint les rangs dans la foulée en proposant chacune et chacun un article, lesquels nourrissent nos discussions et propulsent le colloque vers sa seconde vie. Une seconde vie qui, nous l’espérons, appellera des développements nombreux et idéalement synergiques.
11S. E.