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François Laut

Écrire en s’en f..., ou le plaisir des mots tombés du ciel

1Dilettantisme genevois, inspiration calviniste ? Connaissant Nicolas Bouvier, on peut en douter. Pas davantage provocation de ma part, l’honneur m’étant échu d’ouvrir ce colloque, mais plutôt l’envie d’interroger un paragraphe isolé à la fin d’un carnet de voyage indonésien, paragraphe qui commence ainsi :

Le 3 mai 1971. Écrire en s’en foutant complètement implique qu’on se foute aussi du reste [...] Je ne pourrais écrire librement – cédant au plaisir des mots tombés du ciel – que lorsque je vivrai librement¹1 .

2Nicolas Bouvier goûtait la gaieté noire, mais ici la tonalité n’est que sombre, l’écrivain se dépeignant dans un « pays de nerfs » – « glace étincelante, écrirait Akutagawa » (dont on sait qu’il se suicida sur une vague inquiétude) – son intelligence seulement moqueuse et destructrice, et « vingt ans de vie passionnée, parfois heureuse, parfois consciente » lui ayant « juste permis d’inviter » chez lui ce qui « l’égorge. »

3On ne retiendra du biographique que le contexte créatif : après une année 1970 très employée avec l’exposition internationale d’Osaka où il a été invité en tant qu’artiste du pavillon suisse, un voyage en Corée avec son épouse Eliane, un autre, solitaire, en Indonésie, Bouvier donne le sentiment de ne plus savoir comment restituer littérairement, selon une formule maintes fois utilisée, les dons que le voyage prodigue. Un récit de voyage ? L’Indonésie ne quittera pas les feuilles de route, la Corée si, mais vingt ans plus tard. Une chronique intime ? Reprendre son Japon de 1967 où il a écrit le texte et réalisé l’illustration, l’ouvrage d’un homme à mi-chemin de quelque chose, selon lui, mais de quoi précisément ? Faire un conte fantastique de son expérience cinghalaise de 1955 ? Il hésite, il a perdu l’état de grâce, écrit-il du Japon en juillet 1970, entre ses deux périples, il n’a plus, pense-t-il, la tendresse, la sincérité, la confiance ni le courage pour payer la dette qu’il dit avoir pour tout ce qui lui est apparu, « femme, amis, pays, travail, chierie, enfants », ni la « recette » qu’il cherche « avec la plante des pieds, avec une machine à écrire, des caméras, du sommeil... »2

4Cette dette, on le sait, a été contractée dans les usages du monde que le Genevois a multipliés durant son exploration entre 1953 et 1956. Rappelons-les. Le premier a été de rester à peu près indemne, en voyage on est malade la plupart du temps, disait-il, et on tombe malade quand on peut, de survivre aux risques, car ce fut un monde âpre et rude, vécu souvent rudement ; le second, de vivre sur le mode le plus intense et lyrique possible, on vit très peu disait Bouvier, très peu et gauchement, avec une sensibilité de « linge éponge », le voyage par son état d’alerte permanent – « la bonne guerre » – permettant d’éprouver pleinement les choses par rapport à soi et non par rapport à un milieu qui vous a déterminé à les percevoir à sa façon. C’est ce qu’il dit littéralement lors de sa première interview à la télévision suisse romande, en 1963, au moment de la publication de L’Usage du monde. Le journaliste est un homme jeune, comme lui, mais il se rogne la peau des ongles et l’interroge, inquiet : « Mais ce départ, c’était une manière de révolte ? » Bouvier réfléchit posément et répond : « Non, une manière de respiration », et d’expliquer comment les agencements déracinement-vulnérabilité, engagement-réceptivité, peuvent faire naître dans certaines circonstances (une heure, la beauté d’un lieu, un état physique) des instants d’indicible bonheur. Les coups de cymbale d’un monde polyphonique. Comme il l’écrivit en majuscule dans un carnet indien, après une journée passée dans le canyon de la Doab :

J’ÉTAIS PRESQUE MORT DE BONHEUR.

5Ou quand, allongé la nuit sur un banc dans une gare de triage de l’Inde du sud, il sentait le pays s’étendre dans les quatre directions de l’espace, « et la vie comme une main qui avait rejoint la mienne3. »

6« Il n’y a pas de mots pour ces instants. » Voilà donc une tâche impossible pour un jeune homme parti pour devenir écrivain par le voyage, idée abstraite au début, mais qui va se concrétiser au Sri Lanka, à Galle, en même temps qu’une ambition nouvelle se lève : un livre du monde, un livre total conçu avec Thierry Vernet, un conte ou un livre pictural, musical, historique, utilisable sur tous les plans, « spirituellement, pratiquement, mécaniquement, médicalement, artistiquement4 » – ses réalisations partielles, reportages, articles historiques, conférences, essais de fiction, allant se fondre dans l’écriture, à son retour en Suisse, entre 1957 et 1962, d’un récit circonscrit à une route vers l’Orient de Genève à la Khyber Pass. Et ce au prix de ce qu’il appellera plus tard, faisant allusion au Marchand de Venise de Shakespeare, « la livre de chair de Shylock » : pour Bouvier, le créancier est le monde, la livre de chair celle de l’écrivain, son style, son insuffisance, les gouffres qui l’entourent. Écrire, ou « fatiguer des mots qui ont traîné partout », semble un effort énorme et vain face à cette dette qui est un devoir de célébration.

7Mais quand le cher travail va, tout va. Nicolas Bouvier a réussi à raconter son voyage sans être dévoré par lui. Seulement rien n’est jamais acquis dans ce métier, on recommence chaque fois à zéro. Et quand on est dans une impasse personnelle, comme décentré, en pleine passivité souffrante ? Écrire en s’en foutant ? Comment retrouver une liberté intérieure ?

8La dépression peut se conjurer et se conjuguer, imagine Bouvier, à travers la poésie qui serait à la fois exorcisme et thérapie. Au cours de cette période « chagrine » qu’il pointe en deux dates et deux lieux, Kyoto 1966, Genève 1971 (« chaque jour / je reçois de moi-même / ce que l’usage est d’appeler / de “mauvaises nouvelles5”... »), Nicolas Bouvier travaille à son métier d’iconographe, compose et publie des poèmes dans la revue Écriture de Bertil Galland, et découvre le plaisir « des mots tombés du ciel. » « Ils sont baignés de noir, mes poèmes », écrit-il à Thierry Vernet, « mais j’étais à ma façon heureux. » Il définit son art poétique comme un langage qui vient de son moi le plus secret : « Autour d’une phrase un dépôt cristallin se forme jusqu’au déclic où on comprend, non pas ce qu’on veut dire, mais ce que le poème vous veut. »6 C’est une visite, un poème, une visite d’images, de mots bizarres, on les note, on laisse décanter ; les visiteurs déclinant lentement leur identité, on écrit. Poétique de la rencontre heureuse, du tout-venant peut-être, où la muse inspiratrice et l’inconscient surréaliste ne sont pas loin. « Mots du secret, du souci et de l’ombre, murmures, portée de rats, fourrure du souvenir7... » Il en fera un recueil, Le dehors et le dedans, émouvant aussi bien poète et critique : Ici, « ... au même hameçon la béatitude et le désespoir. »8 ; là, « ... de fines lames, souples, poignantes, chantantes (...) le voyage, tel qu’il s’y distille, prend toute sa signification : en arriver à la saveur fondamentale et âcre de l’existence ; s’exposer aux lumières du dehors pour que la plaque photographique intérieure réagisse et révèle son sel le plus sensible. »9

9Pendant cette thérapie parallèle, Nicolas Bouvier lit et calligraphie des poèmes, il en murmure, il en marmotte pour conjurer le mal, ceux d’Henri Michaux par exemple. Il écrira plus tard que Michaux lui a rendu le goût d’écrire quand les mots avaient perdu leur couleur. En écho au « j’m’en foutisme » proclamé du Suisse, voici le Belge :  postface de La nuit remue¹10 : « Les morceaux, sans liens préconçus y furent faits paresseusement au jour le jour, suivant mes besoins, comme ça venait, sans ‟pousser”, en suivant la vague... » ; celle de Plume²11 : «  Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. » Puis cet aveu, ailleurs, qu’il hésitait toujours continuer à écrire, que c’est guérir qu’il voulait.

10Nicolas Bouvier va guérir et continuer son travail d’artisan, en « vaguemestre » qui fait la poste entre les mots et les choses. Autre lecture significative à cette époque, celle de Jean-Paul Sartre, qui a publié Les Mots en 1964, un ouvrage dont Bouvier a loué l’immense mérite, celui d’avoir montré à merveille, dit-il, le problème de notre insuffisance, reprochant néanmoins à Sartre que le plaisir d’avoir compris cette carence l’a dispensé d’en souffrir. L’enfant Jean-Paul, selon l’adulte Sartre, tenait les mots pour la quintessence des choses et prenait le langage pour le monde...

11Bouvier prolongera ses expériences poétiques à la recherche d’un nouveau langage, musical, liquide, « inclusif comme la mer », le passage par une poésie où l’auteur intervient peu étant le chemin salvateur vers la prose retrouvée : il va reprendre ses « diableries cinghalaises » sur un mode supérieur, attendant, comme il l’écrit, « une pression forte » pour que « le langage reprenne sa violence, sa transparence ou sa musique, que les mots sonnent justes, se trouvent sans se chercher. »12 Vœu pieux, car c’est vite replonger dans une forge douloureuse, on tape sur un chaudron fêlé, disait Flaubert, quand on veut faire danser les étoiles. Blocage, panique, « ça se désaffectionne », mais il en sortira avec Le Poisson-Scorpion.

12Y aurait-il une dialectique de l’écriture chez Bouvier, entre hasard et nécessité, désinvolture et arrachement intérieur, immédiateté et longue patience ?

13Écrire en se moquant de l’écriture (et de soi-même), écrire en dehors de tout projet littéraire pourrait apparaître comme un sommet :  écrire enfin libre, détaché, zen (il évoquait le moine désenchaîné du « Zen classique », dans son carnet indonésien), après avoir gravi avec tant de peine la pente d’un livre, fruit d’une conviction profonde, intimement nécessaire, les mots les uns derrière les autres, les lignes les unes après les autres... Mais la réalité est qu’on n’atteint jamais le sommet, comme en voyage on n’atteint jamais le but, finis terrae, non, cela recommence, Nicolas Bouvier n’a jamais cessé de se projeter, de repartir, de réécrire. Et c’est peut-être dans les courts périples, près du but, mais jamais au but, dans l’épuisement de la marche, qu’il a pu ressentir la plus grande félicité. Pensons au Hallasan, ce volcan coréen escaladé par Bouvier et son épouse en 1970. Il évoque une dictée, d’une splendeur sourde. Cette dictée, c’était les énormes blocs de lave qu’ils n’avaient qu’à suivre Eliane et lui comme une écriture, jusqu’au point d’épuisement où elle s’achevait et où le monde surgissait, l’idéal étant de faire fusionner ce bonheur du monde et un bonheur d’écrire, dans de brefs moments justes comme des satori.

14Nicolas Bouvier n’a jamais cessé d’entrer dans la forme pour inventer la sienne et célébrer le bonheur d’une saisie du monde extérieur. Mais le langage est limité. Il pensait que si le langage parvenait à rendre compte de la totalité du monde sensible, celui-ci disparaîtrait immédiatement. Peut-être Nicolas Bouvier a-t-il voulu simplement sauver le monde ?