Colloques en ligne

Hervé Guyader

Nicolas Bouvier à l’écoute de Mahler et Debussy

1La poésie, comme la musique, comme le voyage, est le mouvement même. C’est l’idée que suggère Nicolas Bouvier lors d’un entretien radiophonique que l'on peut écouter sur le CD inséré dans le livre L’Oreille du voyageur et datant de 1996. Il se présente en effet dans ses poèmes comme un voyageur, comme un passant, ce qui explique son goût pour Gustav Mahler (1860-1911), l’auteur des Lieder eines Fahrenden Gesellen (Chants d’un compagnon errant, composés en 1883-1884). Ceux-ci l’inspireront au point de l’inciter à reprendre le titre de « Chansons d’un compagnon voyageur » dans la première partie de son recueil de poèmes Le Dehors et le Dedans. « Les Lieder », écrit Mahler, « sont censés représenter un compagnon errant qui, frappé par le destin, s'en va de par le monde, progressant ainsi au hasard »1. L'être flottant, fugitif et perdu qu'est l'errant des Lieder a, dans Le Dehors et le Dedans, laissé place au voyageur, qui parvient à se fixer grâce à l'écriture. 

2Nicolas Bouvier affectionne également Claude Debussy (1862-1918), au point de lui dédicacer son livre Le Poisson-Scorpion. Dans le livre d’entretiens Routes et Déroutes ainsi que dans le film Le Hibou et la Baleine, il explique qu’il a composé ce livre pendant qu’il écoutait en boucle le Premier quatuor à cordes, composé en 1893. La question que je me pose, en tant que lecteur et en tant que mélomane, est de savoir comment Bouvier réussit à relier dans son œuvre ces deux compositeurs que tout oppose.

3Mahler. On peut s’étonner d'un tel rapprochement établi par Nicolas Bouvier lui-même. En effet, les symphonies de Mahler, considéré par les musicologues comme un des plus grands symphonistes du XXe siècle, peuvent paraître interminables. À ces dimensions dans le temps s'ajoute l'utilisation d'un orchestre « géant ». La Symphonie n° 8 par exemple, dite « Symphonie des mille », est une des plus vastes de la musique symphonique. L’amplitude de ces symphonies était alors considérée comme une faute impardonnable par Debussy, l'exact contemporain de Mahler. Nadia Boulanger par exemple, en 1920, souligne à quel point l'architecture, l'esthétique de Mahler, par sa dimension, est contraire à l'esprit français, fait de mesure et d'harmonie. Les poèmes de Bouvier, au contraire, sont très courts et tiennent tous en une, voire deux pages, ce qui permet à l'œil de les saisir comme un tout vertical, sans raideur ni fixité.

4Les Lieder de Mahler : il s’agit de quatre ballades avec accompagnement d’orchestre, d’abord écrits pour voix de basse et piano, puis orchestrés. Un compagnon, trahi par sa belle, y donne libre cours à des sentiments successivement mélancoliques, insouciants, passionnés, désespérés, apaisés enfin. 

5Pourquoi Nicolas Bouvier a-t-il été à ce point captivé par l’auteur du Chant de la terre ?  Est-ce parce que Mahler lui-même s’est senti comme son fahrenden Gesellen exilé dans un monde de duperies et d’apparences trompeuses ? Ou parce que le contraste entre la beauté de la nature et la douleur humaine est à ce point saisissant ? Ces Lieder ont en tout cas une tristesse qui est, selon Bouvier, inséparable de la vie de voyage, et même de la vie tout court : « Il ne faut pas croire que la route soit toujours un pique-nique, il y a de grands moments, de grandes nappes de mélancolie, qui sont d’ailleurs très fécondes et nourricières » (Ov, CD). 

6Aucun autre compositeur ne fut, autant que Mahler, partagé entre le XIXe et le XXe siècle, entre la musique tonale et la musique atonale. On trouve dans son œuvre des variations sur le thème du sublime et du banal, de l'idéalisme et du réalisme, de l'individuel et du collectif, du savant et du populaire, du majeur et du mineur, du Lied et de la symphonie.

7L’écoute de ces Lieder nous révèle une alternance des tempi lents et rapides qui renforce l’intensité musicale et l’effet dramatique ; par ailleurs, les éléments artistiques et populaires se combinent et se mélangent de façon tout à fait originale, Mahler s’étant inspiré d’un recueil de contes. Les mélodies qui reviennent sans cesse sur elles-mêmes sont significatives d’une certaine lassitude du voyageur qui lui ôte le courage de poursuivre plus avant ; Bouvier, de plus en plus miné par des voyages qui l’ont terriblement affaibli, pouvait en effet assez facilement s’identifier au fahrenden Gesellen.

8Mahler est par ailleurs le premier compositeur à avoir choisi d'orchestrer ce genre typiquement allemand que sont les Lieder. Avant lui, tous, que ce soit Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Schumann, Brahms, et d'autres encore, composent des Lieder essentiellement pour voix et piano. Le fait de remplacer le piano par un orchestre n'est pas anodin et pourrait également expliquer l'attention toute particulière que porte l'auteur de L'Usage du monde à Mahler. On se souvient de Bouvier chantant la « polyphonie du monde » : « La création est une incessante polyphonie dont nous n'avons par paresse, routine, insuffisance d'être, qu'une lecture monodique », se plaît-il à répéter. Peut-on imaginer que la simple voix d'un piano relève d'une écoute « monodique » du monde, alors que celle d'un orchestre, avec ses multiples timbres apportés par les cordes, les bois, les vents, les cuivres, les claviers, les percussions, est mieux à même de rendre compte de cette polyphonie ? Il faut, écrit Bouvier, être ouvert « à ces “constructions harmoniques” qui organisent le monde, selon une magie qui peut être noire ou blanche » (O, 1082). Noire ou blanche comme les touches d'un piano, comme les notes d’une partition, en mineur ou en majeur. Noire ou blanche comme les ténèbres et la lumière, la tristesse et le bonheur, la mort et la vie qui jalonnent toute son œuvre. 

9Le monde procure à Nicolas Bouvier à la fois jubilation et impatience. Mais tout cela repose sur quelque chose de très sombre, très dramatique, comme si l’excès de lumière qu’il est allé chercher sur la peau du monde avait besoin d’un repli intérieur plus obscur. Dans Le Dehors et le Dedans, il se dévoile avec une pudeur extrême. Il y a dans ses poèmes, notamment dans ceux du Dedans, un dévoilement dont il a mis longtemps à accepter qu’il fût connu. Car il faut bien souligner le fait que Nicolas Bouvier ne cache rien, y compris les états de déréliction qui le prennent souvent, notamment au moment de l’écriture : il est franc, avec le bonheur comme avec le malheur. Ce sont ces deux aspects qu’il faut dire, avec une égale lumière, des mots égaux. Bouvier le souligne d’ailleurs lui-même : « S’il y a un aspect dyptique, dièse/bémol entre le dehors et le dedans, c’est que je n’imagine pas la musique sans bémols. Ce sont des complémentaires indispensables. On ne peut pas connaître la joie si l’on n’a pas connu le chagrin » (O, 1378).

10Si le gigantisme des orchestres de Gustav Mahler tranche avec la brièveté et la concision des poèmes de Nicolas Bouvier, le rapprochement que celui-ci établit avec la musique de Claude Debussy peut surprendre tout autant. En effet, la musique de ce compositeur est avant tout une musique de ciel et d'eau, de parfum et de couleurs. Elle est étrangement vide de présences humaines, et c’est là une différence fondamentale avec l’œuvre de Bouvier. La nature de Debussy, ni hostile, ni accueillante à l'homme, l'ignore avec une superbe tranquillité.

11Ce qui relie les deux années couleur de jeunesse et de bonheur de L’Usage du monde et les trois saisons en enfer cingalais, c’est ce Premier Quatuor à cordes en sol mineur opus 10, en particulier le troisième mouvement, l’andantino en ré bémol majeur, indiqué « doucement expressif », qui laisse à l’auditeur un sentiment diffus, une sensation d’impalpabilité. Le Quatuor de Debussy, pour Bouvier, est « un exemple de la félicité qui peut exister dans la musique occidentale », un « florilège des vertus de l’Europe », un « joyau d’équilibre et de bonheur » (O, 1352). Ce morceau, il l’a écouté dans des circonstances exactement opposées, comme il l’explique dans le film de Patricia Plattner, Le Hibou et la Baleine : « J’entendais tout le temps cette musique [dans le Nord-Afghan], il faisait frais, c’était l’automne, on était à cheval tout le temps, c’était le contraire de ce que j’étais en train de vivre tout seul, petit lettré merdeux baisé par les tropiques, dans une météo qui n’était pas la mienne. Et quand j’ai écrit Le Poisson-Scorpion, c’est à dire vingt-trois ans plus tard, tellement j’hésitais à retourner dans cet incubateur maléfique, je me suis passé ce quatuor au moins deux cents fois sur mon tourne disque ». 

12Les musicologues s’accordent à reconnaître à ce Quatuor un souci du timbre et de la matière (au sens pictural du terme), ainsi qu’un usage habile de la forme cyclique et de la métamorphose d’une même idée fondamentale. Assurément, cette œuvre convient à merveille pour évoquer une île, Ceylan, où tout « est sujet à métamorphoses » (O, 733). 

13Cette forme cyclique, ces métamorphoses que l’on observe dans la musique de Debussy ne sont pas non plus exemptes d’une certaine immobilité. Le rythme debussyste se caractérise par une giration statique, un tournoiement sur place. Ce statisme convient parfaitement pour musiquer le sentiment d’immobilisme et d’enlisement vécu par le voyageur à Ceylan. Le refus par Debussy de développer, de moduler, ainsi que sa fascination pour l’hypnose immobile des pédales, se retrouve dans Le Poisson-Scorpion ainsi que dans le poème « D’un plus petit que soi », où l’on voit le voyageur fasciné, comme pétrifié, par le monde microscopiques des insectes. Sans doute ce statisme dans la musique de Debussy relève-t-il d'une conception profondément fataliste de la vie, et s'incarne-t-il dans une conception asiatique de la musique ? 

14Une lecture approfondie nous révèle que le compositeur apparaît de manière implicite et sans doute inconsciente dans une grande partie de l’œuvre de Nicolas Bouvier, notamment celle relative au Japon. Qu'est-ce qui a pu motiver de sa part un tel intérêt ? La passion des images et de la musique sans aucun doute : « J'aime les images presque autant que la musique »2, disait Debussy. On sait à quel point le compositeur était fasciné par les vastes horizons sonores qui s'ouvraient devant lui et qui allaient de la musique chinoise jusqu’aux musiques de l'Espagne : « J'ai toujours observé et j'ai tâché, dans mon travail, de tirer parti de mes observations », écrit Debussy3. Bouvier aurait pu reprendre à son compte ces deux assertions. Debussy avait l’intuition de l'importance des musiques extra-européennes, des traditions afroasiatiques, pour la régénération et le renouvellement de notre langage sonore. Bouvier, lui, part sur les chemins de l'Orient avec son ami Thierry Vernet. C’est la découverte de cette musique populaire qui les a incités à partir avec un Nagra vers l’Est, vers l’Orient, afin de découvrir l’Asie, cette « mère courbée » (Lorenzo Pestelli). 

15À l'Exposition universelle de Paris en 1889, Debussy découvre de nouvelles sonorités, en particulier celles apportées par les gamelans, les orchestres traditionnels indonésiens. Le souvenir de ces gamelans lui inspire un commentaire, dans lequel il avoue aimer « ces charmants petits peuples qui apprirent la musique aussi simplement qu’on apprend à respirer. Leur conservatoire c’est : le rythme éternel de la mer, le vent dans les feuilles, et mille petits bruits qu’ils écoutèrent avec soin, sans jamais regarder dans d’arbitraires traités ».

16Cette approche sensible, sensuelle, non intellectuelle et non dénuée d’humour, de la musique ne pouvait que plaire à Nicolas Bouvier : n’est-il pas en effet allé chercher, comme Gorki, ses universités sur les routes ? Cette découverte du monde par la plante des pieds a rendu Bouvier sensible aux tilleuls « qui savent tout Schubert par cœur » (O, 906), ou encore aux peupliers et acacias « alignés sur la portée du pré / comme les notes d’un kyrie » (« Poème vert »). « La musique est un art libre, jaillissant, un art de plein air, un art à la mesure des éléments, du vent, du ciel, de la mer », affirme Debussy. Bouvier, lui, part du Conservatoire de Genève pour entendre les musiques populaires du monde entier, s’arrêter au « conservatoire de la mer et du vent » et contempler le spectacle de l’eau, du vent et des nuages. Il écrit : « La musique a pris la clé des champs, la musique prend la clé des rues : elle revient nous trouver où nous ne l’attendions plus, elle renouvelle, par alliances inattendues, son répertoire et son public. Elle vient de toujours, elle vient de partout »4.

17De fait, ces deux compositeurs, Gustav Mahler et Claude Debussy, jouent un rôle majeur dans l’écriture de Nicolas Bouvier. Celui-ci est un des dédicataires du Poisson-Scorpion, et celui-là nommément cité par Bouvier dans le disque L’Oreille du voyageur. L’un, Mahler, est donc en quelque sorte « dans » les poèmes, et l’autre en « dehors ». Il me semble intéressant de réunir, à travers les poèmes du Dehors et du Dedans, ces deux frères ennemis en musique que sont les auteurs du Chant de la terre et de La Mer. Je vais à présent tenter de les rapprocher comme s’il s’agissait d’établir de nouvelles passerelles entre un Occident et un Orient musical, afin de vérifier si l’ « unité du monde » dont parle Bouvier est à l’œuvre dans ses poèmes et quel rôle peut y jouer la musique. 

18La personnalité de Claude Debussy pourrait éclairer sous un jour nouveau l’œuvre de Nicolas Bouvier. Une partie du travail du poète consiste à relier les contraires. Il en est de même pour le compositeur, qui avouait passer parfois des semaines à se décider pour un accord plutôt que pour un autre, et à attendre l'instant propice d'acuité, d'inspiration, qui lui révèlerait l'accord juste. Les musicologues ont bien souligné le fait que, pour lui, la musique est un total de forces éparses virtuellement disponibles dans l'univers. Le rôle du créateur est de rassembler ces forces pour les faire fructifier.

19Cette disposition d’esprit n’est pas particulière à Debussy. On retrouve en effet chez Gustav Mahler une même volonté de relier ce qui est séparé et d’ordonner les choses pour « les unir en un tout cohérent »5. Les nombreuses variations que compose Bouvier sur le thème de la « polyphonie du monde » montrent à quel point sa pensée est finalement très proche de celle de Mahler et Debussy. 

20Dès lors, l’on comprend mieux le lien très fort qui unit le poète aux deux compositeurs. Cette volonté de relier, de réunir, n’est pas propre aux musiciens, on la retrouve chez bon nombre de poètes en Suisse romande. En effet, l’isolement du pays pendant la guerre, le fait aussi d’être resté spectateur a engendré un malaise, un sentiment d’étouffement et de solitude. Les années 1950-1960 ont vu l’éclosion d’une nouvelle poésie, marquée par la volonté d’ouvrir des fenêtres, de faire circuler des mots nouveaux, et de sortir de la mauvaise conscience6. Dans L’Échappée belle, Bouvier évoque « l’attente adolescente du monde » et « l’impatience de vivre » qui étaient les siennes à ce moment-là, alors que dans l’Europe encore chaude de décombres rôdait l’ombre de la mort. Il a été profondément marqué par le climat qui régnait alors en Suisse romande. 

21La poésie, pour Bouvier, est un moyen de réparer ce qui est mal fait dans le monde, ce qui est de ce dedans déficelé par l’inquiétude et l’angoisse, les mots qui manquent. Il ne fait pas confiance à ces derniers. C’est parce que les mots importants font défaut, ils s’usent, ils perdent leur sens. Il a vécu ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire ce moment où les mots ont dérivé de leur vrai sens, où le langage a été dévoyé par les idéologies, les totalitarismes et les propagandes qui répandent cette « fausse parole » dont parle Armand Robin. C’est tout le travail des poètes qui a permis cette restauration afin de redonner un sens juste aux mots. La poésie a ce pouvoir-là, comme la musique, d’assembler des morceaux épars pour retrouver une unité perdue. 

22De fait, les mots, pour Bouvier, jouent un rôle spirituel, mais sans aucune mystique ni aucune profession de foi. Comme d’autres poètes avant lui, tel Saint-Pol Roux, Bouvier fait l’expérience du langage qui permet de restituer, de restaurer, de ravauder ce qui est troué, de raccommoder la déchirure, ce qui lui fait dire par exemple que « la poésie est là pour corriger les erreurs de Dieu »7. Cet acte de réparer, très proche de celui de rédimer, permet au monde d’imaginer, de rêver un certain nombre de réconciliations, et ainsi de « relier » le dehors et le dedans, la musique et la poésie, l’écriture et la vie. Se développe ainsi au fil des pages et des entretiens de Nicolas Bouvier la vision artisanale d’un poète, anti démiurgique, modeste, accroché aux choses du monde. Celle aussi d’un « compagnon voyageur » de la poésie, qui peut, à n’importe quel endroit du monde et à n’importe quel moment, accomplir ce travail artisanal qu’est l’écriture.

23Cette volonté de relier, commune aux poètes et aux musiciens, semble aller dans le sens d’une grande osmose panthéiste. Voici par exemple ce qu’écrit Debussy : « La musique n'est pas destinée à une reproduction plus ou moins exacte de la nature, mais aux concordances mystérieuses entre la nature et l'imagination ». Debussy recherche une « concordance » entre l'objet et sa perception recréée. Toutes ces « concordances », toutes ces « correspondances », pour reprendre un mot cher à Baudelaire, se retrouvent chez Nicolas Bouvier, qui se qualifie également de « panthéiste », car, dit-il, il a « le sentiment que le monde est fait d'éléments différents – la lumière, les couleurs, une musique qui vient de près ou de loin, une odeur qui monte d'une cuisine, une présence ou une absence, un silence – et que tous ces éléments conspirent pour créer des monades harmoniques » (O, 1306).

24Mahler, quant à lui, ne pouvait comprendre le génie de Debussy. Ces deux compositeurs, aussi radicalement opposés soient-ils, sont aussi ceux qui ont le plus influencé Bouvier dans l’écriture du récit cingalais et celle des poèmes : c’est un peu comme s’il était tiraillé entre deux contraires. Est-ce à dire que Le Dehors et le Dedans s’oppose au Poisson-Scorpion, de la même manière que Mahler s’oppose à Debussy ? Cette tension est à l’œuvre dans ses deux livres, puisqu’on y trouve une référence, revendiquée, à Debussy dans l’exergue, et une autre, plus souterraine et implicite, à Mahler ; Debussy représenterait alors une conception de la musique, et donc de la vie et de l’écriture, que l’on pourrait présenter comme lumineuse, apollinienne, et Mahler comme son revers obscur. Il faut plutôt voir dans l’intérêt qu’il porte à ces deux compositeurs une constante dans son activité créatrice. Bouvier, on le sait, est un homme tout en contrastes, il aime ce qu’Anne Marie Jaton a appelé la « polarité des contraires », qui est à même de rendre compte de cette « polyphonie du monde » si chère à ses yeux – et à ses oreilles. Sa profonde vie intérieure semble nourrie de paradoxes qui, loin de paraître incohérents, semblent au contraire présenter une certaine unité de style et de pensée s’accordant bien à l’idée qu’il se fait de la vie et du voyage, et qui se révèlent comme un possible accès à cette « unité du monde » qu’il recherche.  

25Nicolas Bouvier nous invite peut-être à lire ses poèmes de la même manière que lui quand il écoute la musique, que ce soit la musique dite « classique » occidentale ou les musiques populaires des Balkans et de l’Orient. L’écoute de la musique ressemble à cette systole-diastole qui, selon lui, caractérise le voyage et l’écriture (« s’attacher et s’arracher »). Bouvier semble se partager entre d’une part la musique « classique », savante de l’Occident, et d’autre part les musiques populaires de l’Orient, entre les musiques faites de notes extrêmes et de tensions, et les musiques qui rechercheraient davantage les accords, à l’image de ce Japon qu’il aime tant. Dans ses carnets du Japon, voici par exemple ce qu’il écrit : « Réunir, rassembler est une marotte et un besoin profond. […] L’Orient a été élevé par des sages qui harmonisent et qui rassemblent » (VP, 145-146). Comme on le voit, Nicolas Bouvier a du mal à trouver un équilibre, et cette « unité du monde » qu’il recherche ne s’acquiert décidément pas de manière immédiate et spontanée.