Colloques en ligne

Nathalie Froloff

« L’ombre des nuages » : l’Iran millénaire dans L’Usage du monde de Nicolas Bouvier

1Nicolas Bouvier, dans le dernier texte qui ferme Le Hibou et la Baleine, revient sur son parcours « d’Est en Ouest ». Alors même qu’il rappelle le sens historique de ses voyages, Bouvier regrette la grande méconnaissance par ses contemporains de cette Asie, « mère de l’Europe1 ». Mais il évoque surtout ce qui vient aggraver cette méconnaissance, en faisant désormais écran à notre représentation de l’Iran et partant, à la lecture de L’Usage du monde :

Pendant trente ans ou presque, je suis toujours allé vers l’Est. Il est naturel d’aller trouver les vieux avant de découvrir les jeunes. Je me félicite de ce choix bien que j’aie parfois trouvé cette « mère » rongée par le mimétisme post-colonial, pourrie par la corruption, l’opium, privée de son âme par un dogmatisme puritain, ou parfois morte de fatigue comme les vieux épuisés par trop de labeur.

Les grandes cultures meurent comme les lampes à huile s’éteignent. La Chine de Mao ne vaudra jamais celle des Tang, ni l’Iran des ayatollahs celui de Shah Abbas2. Il ne faut plus rien en attendre sinon la finesse, la patine, la rognure d’ongle de la lune à son décroît. Sinon une sagesse et un humour fourbu.3

2Bouvier rappelle ainsi la scission historique majeure que constitue la Révolution islamique de 1979 qui oblitère la dimension immémoriale des différents pays traversés. Dans L’Usage du monde déjà, Bouvier était confronté à une actualité brûlante, puisque son voyage avec Thierry Vernet en Iran se passait juste après la chute de Mossadegh. Riche de ses lectures, des cours de Jean Starobinski sur Montesquieu, Bouvier souhaite faire pourtant ce retour amont au centre de la civilisation, et en particulier découvrir l’Iran, en faire le point central de son récit. Après le temps de l’abstraction des études, est venu le temps de la « respiration4 » des voyages, de la découverte de la matérialité des lieux et des hommes.

3L’Iran, en effet, dans L’Usage du monde, constitue l’horizon géographique à atteindre, ou plutôt historique, son centre donc, comme incarnation des débuts de l’humanité. Bouvier va en faire un usage, par les mots, qui va dépasser le simple récit de voyage : car ce pays, plus que les autres sans doute, pourrait en retour être le lieu qui donne naissance à Bouvier en tant qu’écrivain, telle une matrice textuelle, fusionnant voyage et écriture.

« Pour avoir le sentiment du passé5 »

4Ainsi, plus qu’un voyage dans l’espace, Bouvier rappelle à plusieurs reprises qu’il s’agit d’un voyage dans le temps : l’avancée vers l’Est signifie un retour vers le lieu des origines de la civilisation. Dans L’Usage du monde, et à la différence des autres pays traversés, Bouvier évoque de manière prégnante l’existence « immémoriale6 » et « millénaire7 » de l’Iran, « ce tendre et vénérable monde ancien8 », ce dont témoigne d’emblée le titre du chapitre qui ouvre l’arrivée en Iran, « Le lion et le soleil » : ce lion solaire, armé d’une épée symbolise la Perse depuis le XIIIe siècle, les deux emblèmes figurant sur les pièces de monnaie depuis le XVIe siècle9 :

Ce sont des paysans assez misérables, soumis depuis des générations à un dur régime de fermage féodal. D’aussi longtemps qu’ils se souviennent, on ne leur a jamais fait pareil cadeau. Cela leur paraît d’autant plus suspect que, dans les campagnes iraniennes, l’Occidental a toujours eu réputation de sottise et de cupidité. Rien ne les a préparés à croire au Père Noël.10

5Bouvier inscrit ainsi son voyage dans une Perse mythique, dont il rappelle le nom à loisir, préféré à son nom moderne d’Iran, plus officiel mais dépourvu de toute connotation.

6Ces multiples remarques sur le caractère très ancien de la civilisation persane sont redoublées par des références historiques très précises mais elles-mêmes aussi très anciennes. Aussi Bouvier peut-il écrire :

 Voici dix-sept siècles déjà, l’Arsacide Artaban V écrivait à son vassal révolté Ardeshir : Tu as dépassé la mesure, et t’es toi-même attiré ton mauvais destin, toi KURDE, élevé dans les tentes des KURDES…11

7Si l’on peut lire quelques références à la récente actualité politique, en l’occurrence à Mossadegh et au coup d’État de la CIA12, ces remarques sporadiques à des événements pourtant brûlants qui occupaient tous les esprits, iraniens ou occidentaux, sont le signe même que ce voyage en Iran est un voyage archéologique, où les lieux de ces « trente générations et quelques dynasties13 », sont comme des strates à explorer. La postface écrite six ans plus tard témoigne de cette conception du voyage comme exploration historique et non géographique :

Revenir, mais surtout : creuser la terrifiante épaisseur de terre qui me sépare de tout cela. Voilà aussi de l’archéologie ! […] Encore une fois : revenir à la fouille.14

8On remarquera ainsi que Bouvier n’évoque pas les monuments et sites attendus dans tout circuit touristique en Iran, alors même qu’il voit tout ou presque de ce que les touristes viendraient voir, du marché de Tabriz à Persépolis, d’Ispahan à Téhéran. Ce qui pourrait alors relever d’un paradoxe n’en est pas un : il s’agit, comme chez Segalen, d’aller trouver l’épaisseur du monde, et non sa surface accessible faussement à tous15.

9Cette archéologie, ces fouilles, sont nécessaires pour dépasser l’exotisme et pour retrouver les origines du monde au cœur même du voyage, car ce projet est ici redoublé par une archéologie du savoir : tout le texte est innervé, tel un palimpseste, par d’autres auteurs, au premier rang desquels Hérodote, ce que Bouvier explicite dans son entretien accordé à la RTSR :

On finit par se sentir en absolue sympathie avec de vieux voyageurs d’autrefois qui ont fait une expérience analogue et qui allaient eux aussi en somme chercher en Asie une explication de leurs origines. C’est par exemple le cas d’Hérodote qui est un personnage qu’on finit par trouver extrêmement pertinent et astucieux dans ses jugements et dans sa façon de voyager et qui voulait un peu comme nous chercher une explication de ses origines à lui. Lui était d’ailleurs de mère asiatique et de père grec […] ce sont des textes qui ont gardé une fraîcheur merveilleuse et je crois d’ailleurs que pour comprendre les vieux pays il faut s’adresser à de vieux textes16.

10Aux côtés d’Hérodote17, quelques notes de bas de page, pas si rares, donnent des indications sur les sources de Bouvier utilisées pendant le voyage, ou après, lors de l’écriture. Cette réelle érudition18 – et l’on sait à quel point Bouvier était un grand lecteur – se fait pourtant discrète afin de ne pas en imposer au lecteur, ou plus encore, de ne pas recouvrir d’une strate supplémentaire les paysages et les lieux traversés – à la différence d’un Chateaubriand parlant latin en Orient. L’effacement de l’érudition fait écho à l’effacement progressif du moi19, « défait20 » par le voyage, et qui annonce « l’usure » de soi qui sera à l’œuvre dans Le Poisson-Scorpion21. Cette expérience du décentrement conduit à une réinterprétation du point de vue de l’histoire :

Et puis nous ne sommes guère plus objectifs, et d’un parti-pris plus récent : Alexandre, colon raisonnable apportant Aristote aux barbares ; cette manie encore si répandue de vouloir que les Gréco-Romains aient inventé le monde ; ce mépris […] des choses de l’Orient […] Les Gréco-Romains eux-mêmes – voir Hérodote, ou la Cyropédie – n’étaient pas si chauvins et respectaient fort cet Iran auquel ils devaient tant de choses : l’astrologie, le cheval, la poste, quantité de dieux, plusieurs belles manières, et sans doute aussi le carpe diem dans lequel les Iraniens sont passés maîtres.22

11Plutôt que d’appuyer les descriptions des lieux traversés sur un savoir livresque, Bouvier préfère s’éloigner des comparaisons pro domo, de la distance cynique du voyageur occidental pour redonner sa place à la curiosité et à l’émerveillement :

12Je préfère une approche plus primesautière, naïve, sauvage de la connaissance et dans laquelle les catégories – les pires adversaires de nos vies fugaces – cèdent le pas à un état d’émerveillement ou d’indignation quasi permanent.23

De l’émerveillement au merveilleux

13Car Bouvier va définir l’Iran comme « le pays du merveilleux » :

Ce mot me fit songer. Chez nous le « merveilleux » serait plutôt l’exceptionnel qui arrange ; il est utilitaire, ou au moins édifiant. Ici, il peut naître aussi bien d’un oubli, d’un péché, d’une catastrophe qui, en rompant le train des habitudes, offre à la vie un champ inattendu pour déployer ses fastes sous des yeux toujours prêts à s’en réjouir.24

14On voit ici comment ce merveilleux est en fait lié à un émerveillement du regard25, à cette tension naïve vers l’ailleurs et l’autre, sans fausse distanciation ni jugement. En miroir de la légendaire hospitalité persane26, Bouvier lui-même accueille tout ce qui fait l’Iran et intègre ses spécificités linguistiques et culturelles dans son texte. Aussi fait-il mention des roses27, fleurs symboliques de l’Iran, célébrées dans la poésie de Saadi, du raffinement et des rituels des repas28, de ce fameux bleu « coupé d’un peu de turquoise, de jaune et de noir qui le font vibrer et lui donnent ce pourvoir de lévitation qu’on n’associe d’ordinaire qu’à la sainteté29 », des proverbes iraniens qu’il reprendra ensuite dans Regards sur les montagnes du monde. Cette parfaite immersion dans ce pays se traduit ainsi par une comparaison entre les gens rencontrés et le fruit emblématique de l’Iran, montrant des nomades qui « éclatèrent comme des grenades trop mûres30 », à un moment pourtant terrible d’accident qui aurait pu être mortel. Loin d’être une réification, cette comparaison témoigne au contraire d’une fusion complète et « éclatante » entre les êtres rencontrés et ce qui fait l’essence et la saveur du pays ; elle transforme ainsi un événement tragique en une épiphanie31. Cette immersion dans le pays, va se concrétiser lorsque Thierry Vernet et Nicolas Bouvier vont devenir, forcés par l’hiver, de véritables habitants du pays grâce à leur séjour de six mois à Tabriz, et ne sont plus des « [êtres étrangers] au monde32 » – ils deviennent Persans, ou plus précisément des « Tabrizi33 ».

15Ainsi l’énumération incessante des pratiques et objets typiques de l’Iran vont au-delà de la couleur locale en n’étant pas exhibés comme tels : ils sont fondus au contraire dans la prose, comme un donné porteur de sensations qui mènent au bonheur, à l’éblouissement :

Avec ce pain, du thé, des oignons, du fromage de brebis, une poignée de cigarettes iraniennes, et les longs loisirs de l’hiver, nous étions du bon côté de la vie.34

16Car il s’agit bien de « dissiper l’exotisme35 » afin de pouvoir enfin s’émerveiller, de manière profonde, de tous les « détails36 », trouver les merveilles qui étonnent et enchantent, et faire que même les « étendues désolées, qui ne sont que mort et soleil » engendrent un sentiment « exquis37 ». Bouvier charmé par l’Iran devient alors lui-même enchanteur, « marquis de Carabas38 », dont le nom a pu être interprété comme appartenant au roi persan, Shah Abbas. Thierry Vernet éclaire cette référence, en renvoyant aux frères Tharaud et à leur ouvrage Vieille Perse et jeune Iran :

Dans leur bouquin, J. et J. Tharaud relèvent une hypothèse que j’ai vu énoncer comme une certitude il y a quelque temps : que Shah Abbas, roi d’Iran contemporain de Louis XIV, grand constructeur, d’Ispahan entre autres, serait le modèle du marquis de Carabas.39

17C’est donc le séjour contraint par l’hiver de six mois à Tabriz40 qui fait de Nicolas Bouvier un Persan, et plus encore « un vrai Carabas41 », figure exhaussée du voyageur :

Assis sur le capot pour soulager la voiture malade, assommé de fatigue, je cherchais un mot pour m’approprier ces images, et je me répétais machinalement : Carabas.42

18Malgré la volonté de Thierry Vernet de ne pas poursuivre plus avant ce voyage, d’avoir le sentiment d’être piégé, Bouvier au contraire garde de Tabriz, et de l’Iran de manière plus large, une image d’éblouissement, telles des épiphanies toujours recommencées. La rencontre avec le directeur de l’Institut franco-iranien de Téhéran qui semble tourner clairement au désavantage des deux voyageurs est ainsi renversée par l’évocation d’un fou rire qui emporte leurs sollicitations et les installe, de manière paradoxale, dans leur rôle respectif, l’un d’artiste qui pourra bientôt exposer, l’autre qui pourra le présenter lors d’une petite « causerie43 ». Le récit centré sur l’Iran témoigne ainsi de « ces moments de bonheur et de plénitude, […] de quasi lévitation », preuves d’une « capacité d’émerveillement toute neuve44 ». L’Iran devient ainsi, au fil des pages, le lieu de l’émerveillement, de « quelque chose de quintessentiel45 » qui conjugue « misère » et « poésie traditionnelle46 ».

Poésie et mélancolie

19L’émerveillement s’exprime surtout devant ce pays car il est imprégné de poésie sous toutes ses facettes. La langue elle-même apparaît d’emblée comme une langue à part, incarnation et miroir du pays, par son caractère « chaud, délié, civil avec une pointe de lassitude47 ». Cette musicalité de la langue se mêle à la prose de Bouvier qui inclut des termes persans – « tchador48 », « pharda49 » ou « insh’ Allah50 » – comme une politesse rendue aux Iraniens qui parlent tous français :

Comme Kyoto, comme Athènes, Téhéran est une ville lettrée. On sait bien qu’à Paris personne ne parle persan ; à Téhéran, quantité de gens qui n’auront jamais l’occasion ni les moyens de voir Paris parlent parfaitement français. Et ce n’est pas le résultat d’une influence politique ni – comme l’anglais en Inde – d’une occupation coloniale. C’est celui de la culture iranienne, curieuse de tout ce qui est autre. Et quand les Persans se mettent à lire, ce n’est pas Gyp, ni Paul Bourget.51

20Mais plus encore que la « musique […] superbe52 » de la langue, ce qui fascine Bouvier c’est la présence lumineuse de la poésie persane dans ces paysages et ces êtres « lyriques53 ». La poésie est en effet omniprésente dans ce pays et le récit est ponctué de multiples références à des poètes persans, non pas pour faire preuve d’érudition mais au contraire pour s’approcher au plus près du pays dont la poésie est « une des plus hautes du monde54 », d’Omar Khayam, à Saadi, en passant par Hafiz55, Hedayat56, ou Nizhami57. Bouvier répète à maintes reprises que l’Iran est « depuis deux mille ans58 », et avant tout, un peuple de poètes, l’expression de la poésie répondant en écho à la musicalité de la langue :

Le peuple d’Iran est le plus poète du monde, et les mendiants de Tabriz savent par centaines ces vers de Hafiz ou de Nizhami qui parlent d’amour, de vin mystique, du soleil et de mai dans les saules.59

21Pour souligner d’emblée cette présence de la poésie, Bouvier inscrit quelques vers de Hafiz en ouverture de son séjour iranien60, et fait écrire sur l’une des portières de leur voiture, comme une protection, un quatrain du poète de Chiraz pour conjurer le vol ou les dégradations61. Car ces vers sont un « Sésame » pour se faire accepter en Iran et ne plus être étranger, tant « l’emprise et la popularité d’une poésie assez hermétique et vieille de plus de cinq cents ans sont extraordinaires62 ». Cette présence intertextuelle de la poésie persane donne donc corps, au sein de L’Usage du monde, à l’évocation de l’Iran elle-même, à son inscription dans le texte par le biais des références et des mots persans63. Plus encore, cette intertextualité engendre en creux une autre forme d’écriture, comme en témoignent les quelques allusions à ce sujet dans le texte, mais surtout Routes et déroutes ou Le Dehors et le Dedans64. Devenir vraiment Persan signifie en effet s’imprégner de la poésie au point de devenir soi-même poète : Bouvier écrit ainsi ses premiers poèmes à Tabriz65 et l’on en trouve la trace justement, comme une reconnaissance, à la fin du séjour dans cette ville. Dans ces quelques vers, on peut déjà déceler la voix qui sera celle de Bouvier par la suite : donner forme à la sensation fugace qui naît du voyage en faisant entendre sa matérialité et son prosaïsme. Car tel est bien le rôle du poète que de « faire la poste entre les mots et les choses66 », d’accéder ainsi, de manière détournée, au réel par le détour d’une langue musicale, comme le persan, et oblique, comme la poésie. Par sa musicalité, la poésie peut tâcher de contourner le défaut des langues et tenter d’exprimer l’indicible67. Les poèmes iraniens de Bouvier, comme les ghazals, sont fondés sur des visions très concrètes, des instantanés qui surgissent de l’émerveillement, telles des épiphanies. En ce sens, la poésie redonne sens au voyage68, au moment même où le découragement pourrait guetter lorsque Bouvier et son ami deviennent, par la force de l’hiver, sédentaires. Voyage et poésie se mêlent ainsi par les inflexions qu’ils impriment l’un sur l’autre, par le choix de mots nobles69 qui disent justement le voyage, car le voyage lui-même est aussi chanté par les Persans en participant de « cette recherche mystique du chemin si vivace au cœur des Orientaux70 ». Le voyage, tout comme la poésie, constitue alors non pas un moment de traversée, de passage, mais au contraire une intégration aux coutumes du pays et à la diversité des peuples qui le composent, entre nomades et sédentaires71. La poésie se conjugue ainsi au voyage comme une forme de réconciliation de la plénitude du monde, tel un « antidote contre la solitude et la mort72 » :

Incantation de l’espace, décantation du texte. Pendant des années j’ai suivi ce mouvement pendulaire qui passe du « voir » au « donner à voir », la parole naissant non pas de l’exotisme qui n’est que preuve de malentendu, mais d’une géographie concrète patiemment investie et subie […] Pour les vagabonds de l’écriture, voyager c’est retrouver par déracinement, disponibilité, risques, dénuement, l’accès à ces lieux privilégiés où les choses les plus humbles retrouvent leur existence plénière et souveraine.73

22L’Iran apparaît alors comme ce lieu saillant dans L’Usage du monde, comme l’archétype de ce que représente le voyage pour Bouvier mais aussi l’écriture, entre « incantation » et « décantation », « émerveillement » et « moments qui vous saignent74 ». Car si l’Iran constitue bien l’acmé heureuse des voyages de Bouvier, il contient déjà en germe la déréliction à venir du Poisson-Scorpion, la mélancolie qui sourd, en écho aux poèmes d’un Hafiz évoquant l’amour perdu, la solitude et la mort. Ce renversement soudain du bonheur en quasi terreur apparaît de manière saisissante à Ispahan : la ville est identifiée à « l’émerveillement » pour devenir ensuite, à peine quelques lignes plus loin, « cette ville impalpable, ce fleuve qui n’aboutit nulle part », tels un « effondrement », un « refus », une « absence75 ». Ici, aucun motif n’est donné à ce changement de point de vue radical, si ce n’est l’idée que « des paysages vous en veulent et qu’il faut [les] quitter immédiatement76 ». Le voyage, qui a épuisé les gens comme les lieux, qui en a fait le tour, aboutit à une très brève conclusion sur l’Iran qui tourne court et va à l’encontre de l’émerveillement maintes fois rappelé dans ce long récit sur l’Iran. D’un seul coup, le pays célébré comme le centre de l’humanité, de la poésie, l’incarnation même de la découverte de soi par le biais de l’écriture, devient « un vieillard malade » que « nous détestions77 » – et cette fuite est comme l’annonce, et le signe, de la difficulté à écrire ces moments, cette « livre de chair de Shylock », cette ascèse de l’écriture qui suppose justement de se débarrasser du trop-plein, de ce qui encombre et étouffe78. La trajectoire de Bouvier va donc de l’illumination à la mort, à travers un Iran millénaire saturé de mots et de choses.

23Bouvier fait plus ici que renouveler le genre du voyage en orient : il relie l’Iran aux origines de l’histoire et de la poésie, faisant de son expérience non pas un décentrement mais, à rebours, un retour au centre du monde. L’émerveillement que ce pays lui offre s’incarne alors en une naissance à l’écriture et à soi-même :

Vous dites que je suis miniaturiste79… Pas de meilleur mot : il faut réduire ce vécu immense, ces vertigineuses parois de glace ou de sable, aux moyens minuscules dont nous disposons, contre nos limites, notre niaiserie congénitale, nos blocages, nos peurs, nos carences du langage et de liberté80.

24Bouvier, tel Perec, épuise complètement l’Iran, fait un usage de ce monde usé, non par un récit distancié ou exotique, mais par l’émerveillement du regard. Il rend ainsi leur épaisseur aux mots et aux choses, entre prose et poésie, vide et plein, pour « rendre à la vie l’Orient81 ».