Colloques en ligne

Thierry Maré, Université Gakushûin, Tokyo

Usages du bout du monde. Le Japon, Roland Barthes et Nicolas Bouvier

1Laissez-moi commencer par un souvenir d’enfance. En 1970, le Japon colonisa la bibliothèque de mon père. Littérature, synthèses journalistiques, prospectives et récits de voyageur s’enchevêtraient aux manuels de tourisme. Parmi ces livres, lus comme on lit à douze ans, sans discernement ni distance, deux m’avaient profondément impressionné. Le texte s’y mêlait aux images, l’écriture était alerte et subtile. Je m’éveillais alors au plaisir des phrases. L’un de ces volumes, publié chez Skira, s’intitulait L’Empire des signes ; l’autre, aux Éditions Rencontre à Lausanne, simplement Japon. J’ignorais tout de leurs auteurs. Par la suite, si le nom de Roland Barthes devint vite familier, celui de Nicolas Bouvier sombra dans ma mémoire. Vingt ans plus tard — j’habitais à Tôkyô déjà depuis quelque temps — à l’occasion d’une réédition de la Chronique japonaise, mon attention fut attirée par un article de presse. J’eus aussitôt le soupçon qu’il s’agissait du livre d’autrefois, découvert sous un autre titre et dont, après plus d’un quart de siècle passé au Japon, il m’est possible d’affirmer sans exagération qu’il a pour une part déterminé ma vie. C’est donc à une sorte d’hommage que j’entends d’abord m’employer, en confrontant l’opuscule publié en 1967 sous le titre Japon avec L’Empire des signes : rapprochement arbitraire auquel cette introduction tente au moins d’offrir une justification biographique. Le texte de Nicolas Bouvier sera ensuite rapporté à lui-même, à travers les transformations dont l’affecte la Chronique japonaise.

2Entre L’Empire des signes et le livre intitulé Japon, quoi de commun — sinon le Japon bien sûr ? De notoriété différente, les auteurs de ces ouvrages touchent un public différent, ou qui l’était naguère. Une grande part de l’œuvre de Barthes, sémiologie ou théorie du texte, provient de l’université au sens large (CNRS, École pratique des hautes études, Collège de France). À l’exception de quelques leçons alimentaires au cours de ses voyages, le rapport à l’enseignement de Nicolas Bouvier semble s’être limité aux tournées « Connaissance du monde » et au rôle de guide touristique en Chine. L’Empire des signes a été publié dans une collection consacrée à la littérature et aux beaux arts, « Les Chemins de la création », accueillant également Aragon, Francis Ponge ou Claude Simon. L’auteur s’y défend d’emblée d’avoir traité du Japon réel, s’étant contenté de « prélever quelque part dans le monde (là-bas) un certain nombre de traits (mot graphique et linguistique), et de ces traits former délibérément un système1 ». Le livre Japon, objet d’une commande précise, devait originellement constituer le cinquante-huitième volume d’une série intitulée « Atlas des voyages » et voisiner avec des brochures sur l’Irlande, l’URSS ou le Mexique. La première phrase du texte, prédicative, a beau jouer du paradoxe et de la paronomase : « Le Japon n’est pas tant un pays mystérieux qu’un pays mystifiant2 », elle n’en a pas moins l’allure d’une définition.

3Ces différences n’offusquent pas des affinités réelles : en premier lieu, l’abondance et la qualité des images, même si les reproductions de la maison Skira sont d’une qualité technique incomparable avec celles des Éditions Rencontre — la Chronique japonaise, en revanche, étant complètement dépourvue d’illustration. Le livre de Barthes et celui de Nicolas Bouvier communient en outre dans l’hommage à Henri Michaux : non sans ambiguïté, toutefois. La référence, en effet, ne va pas de soi. Dès l’ouverture de L’Empire des signes, Barthes présente deux manières « d’imaginer un peuple fictif ». La première (qu’il ne choisit pas) consisterait à prendre délibérément le parti du roman, à « fonder une nouvelle Garabagne, de façon à ne compromettre aucun pays dans [s]a fantaisie3 ». Cette allusion évoque Michaux sous la figure d’un manipulateur du langage, inventeur d’une contrée fantastique dont la physionomie déformée touche au mythe, à l’épopée, aux grands textes utopiques de Rabelais à Swift ou Lewis Carroll : au risque, ajoute Roland Barthes, de compromettre « la fantaisie même […] dans les signes de la littérature ». C’est un tout autre Michaux qu’à la dernière section du livre Japon, regroupant les livres « qui [lui] ont apporté le plus », Nicolas Bouvier range aux côtés de Ruth Benedict ou de Thomas Raucat : « Quand le Japon vous agace, lisez le chapitre qui lui est consacré par Henri Michaux dans son Barbare en Asie4». On sait aussi combien la lecture d’Ecuador a influencé l’auteur du Poisson-scorpion5. Un barbare en Asie, Ecuador, pour singuliers qu’ils soient, sont de « vrais » livres de voyage. Le narrateur et l’auteur s’y confondent pour consigner certaines particularités charmantes ou fâcheuses de contrées véritables, véritablement visitées. Essentialiste et péremptoire6, le voyageur livre à son lecteur le fin mot du monde, tout ce qu’il faut penser de « l’Indien », du « Chinois » ou de « la Japonaise », au singulier collectif, sans craindre les jugements de valeur ni les définitions à l’emporte-pièce. Il y a bien deux usages de Michaux, voire deux Michaux complètement différents !

4L’écart le plus considérable, toutefois, porte sur la voix énonciative. Le pronom « je » n’a pas le même sens pour les deux écrivains. Nicolas Bouvier revendique hautement sa subjectivité de voyageur. Entièrement rédigé à la première personne7, son texte ne nous épargne pas grand-chose de ses goûts, de ses dégoûts ni de ses sautes d’humeur. De la première personne du singulier, Barthes fait au contraire un usage parcimonieux, lui préférant souvent des pronoms moins personnels ou des périphrases. La subjectivité semble en retrait, sinon en creux, simple centre de gravité conférant à l’assemblage des fragments l’unité d’une rencontre. Certains indices sont là, comme autant de clins d’œil : des fragments d’écriture reproduits dans le « lexique du rendez-vous », une photographie découpée dans le Kôbe Shinbun8 Soigneusement neutralisé, le « je » barthésien tend vers l’indéfini. Entre les deux stratégies textuelles, la différence devient criante à chaque fois — du reste assez souvent — que Barthes et Bouvier décrivent les mêmes objets : le théâtre , le sumo, l’empaquetage. Le registre de la cuisine est particulièrement révélateur. Dans L’Empire des signes, l’éloge de la tempura, son évanescence, sa légèreté, laisse à penser que Roland Barthes ne détestait pas les crevettes en beignet — il n’ira pourtant pas jusqu’à l’avouer formellement9. Si Nicolas Bouvier s’épanche assez peu sur ce qu’il aime, il devient en revanche intarissable au sujet de ce qu’il n’aime pas : au point qu’on en arrive à se demander comment il se nourrissait lors de ses séjours au Japon ! « Les produits de mer mis à part, je n’ai pas grande estime pour la cuisine japonaise, qui consiste à préparer avec un goût parfait des aliments qui n’en ont guère10. » La description du riz blanc scelle la rupture entre nos deux auteurs. Barthes « ne peut [le] définir que par une contradiction de la matière », « à la fois cohésif et détachable » et comparable à la neige en flocon11. Pour l’auteur du livre Japon, il s’agit au contraire d’un « véritable béton aux grains trop cuits collés en mottes et généralement servi à la température du corps12 ».

5Il n’est certes pas difficile d’imaginer qu’un célèbre intellectuel en visite est conduit à fréquenter de meilleurs restaurants qu’un globe-trotter désargenté. Plus qu’à une différence d’expérience ou de goût alimentaire, pourtant, nous avons affaire à deux dispositifs d’écriture. Barthes développe une série d’oppositions dont il se plaît à faire naître une structure. L’ensemble du système, sa cohérence, l’emportent en principe sur le pittoresque des détails, voire sur leur sens, le signe ayant été préalablement défini par sa capacité à circuler. C’est à un autre degré que naît la signification, par confrontation avec le système de valeur « occidental » qui lui est implicitement opposé. De cette fluidité vide et ludique, L’Empire des signes transforme le Japon en modèle idéal, c’est-à-dire imaginaire. La quête de Nicolas Bouvier paraît d’une tout autre nature, qui se laisse apercevoir à l’entre-deux du récit. La narration est en même temps exploration : hallucinée parfois, comme dans l’équipée du Hokkaidô. Le voyage est à la fois prétexte et pierre de touche d’une évolution qui confine à la métamorphose. Le voyageur et le pays visité sont placés sur le même plan : « Je suis curieux de voir qui du pays ou de moi aura le plus changé13. » Cette égalité, néanmoins, n’est qu’une façade.

6L’analyse ludique barthésienne et le dolorisme empathique de Nicolas Bouvier se rejoignent en effet sur un point capital. Les développements de L’Empire des signes sur l’effraction, l’exemption du sens, le cabinet des signes sans direction ni contenu — sinon d’autres signes —, répondent aux considérations qui, chez l’écrivain suisse, fourniront un titre au recueil posthume Le Vide et le Plein, rassemblant les carnets préparatoires à l’écriture du livre publié aux Éditions Rencontre. Commune aux deux auteurs, la reconnaissance d’une vacuité centrale, d’un déportement à l’infini du contenu fait néanmoins l’objet d’une évaluation différente. Barthes observe le phénomène avec une bienveillance heureuse, satisfait que « l’imaginaire se déploie circulairement, par détours et retours le long d’un sujet vide14 ». C’est même une des conditions essentielles à l’élaboration de ces « signes » dont le pays devient « l’empire », au gré d’une fiction pseudo-saussurienne revue par Lévi-Strauss : « Il ne s’agit pas d’écraser le langage sous le silence mystique de l’ineffable, mais de le mesurer, d’arrêter cette toupie verbale, qui entraîne dans sa giration le jeu obsessionnel des substitutions symboliques15. » Nicolas Bouvier, pour sa part, est plus circonspect. Sans doute lui arrive-t-il de conserver une neutralité prudente. Dans l’ouverture du livre Japon, à l’interlocuteur imaginaire qui l’invite à aller « au fond des choses » il répond n’être « plus certain que les choses aient un fond sur lequel on puisse confortablement s’asseoir. Existe-t-il une loi céleste qui donne l’avantage au fond sur les bords ? Considérez un bol et décidez vous-mêmes16. » Souvent, toutefois, la perplexité le conduit à l’agacement, voire, en certains moments d’humeur noire, à la détestation17. Dans « l’hiver qui n’en finit pas », Kyôto devient « une immense école pleine d’élèves soumis et vannés, pleine d’ombres, pleine de choses sues qui n’apportent rien, importent peu, et qu’il faudra de toute façon oublier pour revivre18 ». Les dernières lignes sont éloquentes : « Et si vous ne “comprenez pas”, c’est qu’il n’y avait rien à comprendre, du moins pour vous, cette fois-là. Et si le Japon vous “échappe”, c’est que vous n’en aviez pas besoin19. » Dans sa courtoisie mesurée, l’adieu sonne comme une fin de non-recevoir.

7Jusqu’à présent j’ai parlé des deux ouvrages que j’avais lus en 1970. Or, si L’Empire des signes n’a jamais changé de titre ni de texte, le cinquante-huitième volume de la collection « Atlas des voyages » et les Éditions Rencontre elles-mêmes n’existent plus depuis longtemps. Le principal ouvrage que Nicolas Bouvier ait publié de son vivant sur le Japon s’appelle désormais Chronique japonaise et présente avec le livre de mon enfance des différences qui ne se réduisent pas à la suppression de son iconographie. Le nouveau titre le souligne : l’accent, désormais, est mis sur le temps, capital en un double ou triple sens. Le voyage opère d’abord dans l’histoire : celle du Japon lui-même, à partir des origines légendaires. D’une grande alacrité, la réécriture partielle du Kojiki constituait jadis un de mes chapitres favoris. L’histoire y succède au mythe avec une souplesse digne de Tite-Live et, pénétrant dans l’âge moderne, y garde encore un air de fantasmagorie ou, du moins, la trace d’un parti pris clairement assumé. Le passé japonais n’est jamais envisagé dans sa continuité. D’évidence, Nicolas Bouvier a concentré son récit sur les moments de contact avec l’étranger. L’image du Japon se construit grâce aux récits des témoins confrontés au pays ainsi qu’à ses habitants. La cour des Han recevant les premiers ambassadeurs de l’île de Wa et sa surprise devant l’élégance vestimentaire des « barbares » anticipe la fascination des Jésuites trompés par l’apparente proximité du christianisme et du zen. Les réactions de la presse émerveillée devant les prouesses de l’armée japonaise en guerre contre la Russie préparent les considérations sur l’occupation américaine et ses conséquences — encore bien visibles en 1956. En contrepartie, de longues périodes sont laissées dans l’ombre : celles où les Japonais sont restés, pour ainsi dire, entre eux ! Des combats entre Minamoto et Taira, objet d’une multitude d’épopées, de romans et de films, pas plus que du shôgunat de Kamakura, voire de celui d’Edo, le lecteur de Chronique japonaise n’aura pas entendu parler.

8Une sorte d’appareil optique est ainsi mis en place. Le peuple Japonais, sa civilisation, sont déterminés de l’extérieur, par le regard d’autrui. La place qu’ils occupent dans le monde est celle que ce monde leur donne, comme à l’une des pièces d’un puzzle immense. Si les seuls ouvrages sur le Japon que Nicolas Bouvier cite avec éloges sont en langue anglaise ou française, ce n’est pas seulement par ignorance des kanji ou pour congédier d’avance les débats idéologiques aux relents de nationalisme qui caractérisent l’abondante bibliographie japonaise sur la question. Cette condition tient un rôle essentiel dans la stratégie d’écriture. Alors même qu’il prétend s’imprégner des pays qu’il visite, récusant la pratique du tourisme (au moins jusqu’à un certain âge) afin de mieux s’immerger dans la vie collective, l’auteur-narrateur tient à préserver son altérité. Son statut d’étranger lui semble irréductible : jamais il ne s’en départ, persuadé qu’il est d’être objectivé par le regard d’autrui : « Et en écoutant la conversation de la table voisine, je me suis parfois bien amusé de la façon dont on s’y amusait de moi20. » Si longtemps qu’il s’établisse quelque part, Nicolas Bouvier demeure à l’extérieur : au point qu’on pourrait y voir une condition fondamentale de son rapport au monde21. Or cette distance fonctionne dans les deux sens. L’étrangeté est réversible.

9Le livre intitulé Japon l’affichait d’entrée de jeu, dès la page de garde, avec les deux caractères chinois du mot gaijin, terme par excellence (et pas des plus polis) servant à désigner ceux qui ne sont pas du pays. Faute de légende en français, l’allusion risquait d’échapper au lecteur peu familier des langues exotiques : aussi ces idéogrammes sont-ils redoublés d’une citation de La Fontaine empruntée aux « Deux pigeons » — sans doute pas la fable la plus enthousiaste vis-à-vis des voyages : « J’étais là, telle chose m’advint. » Tel est bien le discours de celui qui est revenu, pour lequel le pays visité est désormais rendu aux brumes lointaines, rejeté dans la dimension perfective du passé simple. Encore trois pages et le texte proprement dit s’annoncera sous une autre épigraphe, cette fois-ci de Kobayashi Issa, insistant au contraire sur l’expérience exaltante du déplacement. Quelques années plus tard, l’ouverture paratextuelle de la Chronique japonaise sera complètement transformée : et pas seulement, me semble-t-il, parce que la volonté de bannir toute illustration excluait d’avance la reproduction des lettres chinoises. Le vers de La Fontaine est remplacé par deux citations de la littérature japonaise classique : l’une d’Ueda Akinari, déplorant la difficulté d’obtenir un compte rendu véridique des choses, l’autre de Bashô qui, dans un étrange haiku de quatre « vers22 », renvoie l’errance à une sorte de rêve. La citation d’Issa a disparu en même temps que l’introduction de six pages dont elle formait l’exergue, remplacée par un premier extrait du « cahier gris », méditation théorique et journal intime à la fois. Où le livre Japon marquait d’emblée une différence absolue entre deux espaces, non moins imaginaires et tronqués l’un que l’autre, la Chronique japonaise s’efforce de brouiller les frontières, quitte à miner l’idée même de réalité au nom d’une subjectivité souveraine.

10Dans cette nouvelle perspective, les fragments du « cahier gris » semblent avoir pour fonction principale de marquer les différentes strates temporelles du texte, brisant la continuité artificielle qui caractérisait la présentation antérieure et s’efforçait à la généralité. Ainsi le volume des Éditions Rencontre se terminait-il par une série de feuillets typographiquement distincts, intitulés « L’état de la question », appendice documentaire au début duquel, paradoxalement, l’auteur proclamait son scepticisme vis-à-vis des « facteurs objectifs ». Les informations sur la superficie et le climat y voisinaient avec des considérations toutes personnelles concernant la cuisine, le niveau de vie, l’éducation ou l’importance de la paysannerie : remarques si peu « objectives », en effet, qu’elles se concluent par une véritable déclaration de rupture ! « J’ai fait mes classes. Je vais quitter l’école. Je reviendrai en congé23. »

11Le morcellement chronologique de la Chronique japonaise permet aussi d’apprécier la différence de ton entre les textes qui se rapportent au premier voyage de Nicolas Bouvier, en 1954-1956, et ceux du deuxième voyage, avec les déchirements qu’il laisse imaginer : par exemple la lassitude d’Éliane Bouvier vis-à-vis d’un pays où elle s’est sentie « si souvent étrangère, exilée et perdue », puis celle de Nicolas Bouvier resté seul à Kyôto. Le mouvement du livre conduit au désenchantement. Cette structure évolutive lui confère une orientation qui tempère l’explosion finale des « Adieux ». Tel est en effet le titre du dernier chapitre, dans la Chronique japonaise aussi bien que dans le livre Japon. Les deux textes ne se distinguent qu’aux derniers paragraphes. Le plus ancien s’y révèle alors beaucoup plus violent, plus explicite aussi, dans l’énoncé d’un refus que la réédition s’efforcera d’estomper. Le point de divergence est marqué par une citation del’Apocalypse de Jean (6, 12-14)24 : « Alors il se fit un violent tremblement de terre et le soleil se fit aussi noir qu’un sac de crin, et la lune devint tout entière comme du sang, et les astres du ciel s’abattirent sur la terre comme les figues avortées que projette un figuier tordu par la bourrasque et le ciel disparut comme un livre qu’on roule. » Dans le livre Japon,ce passage est suivi d’une véritable profession de foi : « Ainsi s’exprimaient les rédacteurs de l’Apocalypse, et le jour où un poète de Kyoto [sic] me sortira quelque chose d’aussi transportant, je suis prêt à changer de peau, mais pas à moins. » Ne fût-ce que pour un moment, l’écrivain suisse revendique explicitement l’appartenance chrétienne qu’une grande part de son œuvre proclamait d’une manière moins ouverte. Cet enthousiasme est un effet de langage : l’effet même du langage, révérence à l’égard du « Verbe » dont les « crânes jaunes et prudents et savants » des habitants de Kyôto, « immense école pleine d’élèves soumis et vannés », seraient l’exact opposé. Il est vrai, se reprend Nicolas Bouvier, que « l’important n’est pas tant de changer de peau que d’accepter celle des autres25 ». L’aveu est pourtant si net que, vingt ans plus tard, l’auteur tentera d’en retourner l’effet avec une habileté qu’il n’est pas interdit de juger machiavélique. Dans la Chronique japonaise, le fragment néo-testamentaire débouche directement sur une antithèse opposant l’antique splendeur de Heian-Kyô au destin muséal qui est désormais le sien. Les figures employées sont autant de variations sur les paroles de saint Jean, le ciel « roulé comme un livre » laissant place au déroulement d’un tableau noir. Cependant la critique est vite remise en perspective, rapatriée en quelque sorte : « Je parle comme un contestataire de Kyodaï [sic] (l’université impériale de Kyoto [sic]). Me voilà bien Japonais !… » Pour mieux masquer ce grand écart, la fin du paragraphe transporte la thématique biblique dans le contexte de l’ancienne capitale japonaise, comparée à Leipzig et à son « académisme judéo-gœthéen ». Le bouclage rhétorique est confondant, qui permet de retourner l’amertume en autocritique : « et derrière ces retranchements, certificats et barbacanes, une liberté cristalline, une leçon de tout et de rien que j’ai très mal reçue ». L’aveu du péché comme le repentir ne sont-ils pas des étapes indispensables sur la voie du chrétien ? Tel pourrait bien être le modèle secret du voyage pour Nicolas Bouvier. « Il est temps que je reprenne mon sac pour aller vivre ailleurs.26 » Le voyage à accomplir, le livre à écrire sont explicitement liés à une ascèse de la douleur : « Quelques-uns [des livres sur le Japon], trop rares, sont des perles que leur auteur a attendues le temps qu’il fallait et pour lesquelles il a payé le prix fort27. »

12À cet égard les textes du Vide et le Plein révéleront les contradictions que les deux ouvrages antérieurs tendaient à atténuer. Le modèle ascétique du voyage comporte une limite à ne pas franchir. Mourir au monde, à la rigueur, mais pas question de fondre sa précieuse individualité dans la bouillie collective ! Surtout, ne jamais abdiquer la distance entre le monde et soi. « Un Japonais, ôtez-lui sa situation, son grade, ses dan, ses patrons qui le font trimer et ceux qu’il peut faire trimer à son tour, on a le sentiment qu’il ne reste rien ! (nous, il ne nous reste pas grand-chose, mais tout de même)28. » Cette distance douloureuse est la rançon de l’œuvre. Entre dolorisme et colère, le texte de Nicolas Bouvier raconte avant tout le « voyage d’une âme » : au bout du bout du monde, il n’aura trouvé que soi, mais n’a rien cherché d’autre.