Colloques en ligne

Liouba Bischoff

Nicolas Bouvier, lecteur de Montaigne

1« J’adore avoir des dettes et j’en suis, heureusement, couvert », voilà ce que n’hésite pas à avouer Nicolas Bouvier avant de payer son tribut d’éloges à l’écrivain Henry Miller, « ce vieux troll » qu’il n’a pourtant « jamais rencontré1 ». C’est qu’on ne saurait lire son œuvre indépendamment d’une constellation d’auteurs dont il a retenu des leçons de liberté intérieure : tout d’abord le trio Cingria, Miller, Michaux, mais aussi et surtout Montaigne, qui semble occuper une place bien à part dans ce système de dettes, tant Bouvier a multiplié les témoignages de son estime. Dans des entretiens accordés en 1998 à Joël Calmettes et Olivier Bauer2, Bouvier nous présente un Montaigne amoraliste et cocasse, dont il admire au plus haut point l’art de remettre les choses dans leur juste perspective. Cet hommage final – d’autant plus fort que Bouvier apparaît à l’écran dans toute la fragilité de la maladie – est très loin d’être ponctuel, et se décline aussi bien dans les récits de voyage que dans les textes non narratifs de l’auteur. La Correspondance des routes croisées3, publiée en 2010, ne fait que confirmer cette affinité intellectuelle et engage à relire les œuvres de Bouvier au prisme de ce goût pour le XVIe siècle. On s’aperçoit alors que la référence à Montaigne, omniprésente et protéiforme, peut se loger aussi bien dans un titre – le fameux Usage du monde, emprunté à l’essai « Des Boyteux »4 –, qu’au détour d’un récit : Bouvier remobilise à souhait les expressions les plus saillantes, comme « la mercadence et la traffique »5. Mais la référence peut également être déguisée sous la forme d’allusions plus cryptées, de portraits malicieux ou d’emprunts stylistiques. Très rares sont les textes de Bouvier où ne se loge pas un discret clin d’œil à Montaigne6, et l’on ne peut que s’apercevoir de cette présence obsédante. Dans une perspective large, il est évident que Bouvier, qui a quitté la niche universitaire pour se mettre à l’école du voyage, est tout naturellement conduit à reprendre à son compte la vision pédagogique du voyage exprimée par Montaigne dans le chapitre « De l’expérience » :

Je ne sçache point meilleure escole […] à façonner la vie, que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantasies, et usances : et lui faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature.7

2Pour Montaigne, comme pour Bouvier, le voyage est un exercice de mise à l’épreuve et d’exploration de la diversité humaine. Mais le rapprochement ne s’arrête pas à cette conception somme toute éculée de la découverte du monde comme école du jugement. À bien y regarder, ce que Bouvier dit de Montaigne n’est pas sans révéler Bouvier lui-même, selon une logique d’appropriation réflexive qu’il va s’agir ici de mettre au jour. Si Bouvier peut être considéré comme « un Montaigne contemporain8 », c’est assurément que toute son écriture porte la trace de cette ombre tutélaire. Représentant avant tout un pôle d’identification, un miroir où se projeter, Montaigne n’est pas une cible de pastiche ou de parodie – tout au plus fait-il l’objet d’une tendre moquerie. Il fournit un véritable modèle de style de vie, qui ouvre la voie à ce que l’on pourrait nommer, avec Marielle Macé, des « possibilités d’être »9. À cet égard, il est logique que Bouvier s’approprie le Montaigne des Essais, et non pas l’auteur du Journal de voyage : non que Bouvier n’ait pas lu le Journal de Montaigne10, mais il est surtout sensible à l’usage de soi qui s’exprime chez Montaigne. Il existe certes une indéniable affinité entre les récits de voyage de Bouvier et le Journal de voyage de Montaigne, dans la mesure où Bouvier perpétue une certaine tradition de l’itinéraire capricieux, inaugurée par Montaigne et poursuivie au XVIIe siècle avec le genre du « voyage amusant ». Pourtant, c’est exclusivement le Montaigne des Essais qu’il va s’approprier, opérant un déplacement inattendu de la part d’un écrivain voyageur, qui consiste à préférer l’ouvrage sédentaire à la littérature nomade. Les Essais lui offrent à la fois une connaissance et une expérience du monde, dont il sort transformé.

S’approprier Montaigne : un long work in progress

3Des premiers écrits universitaires jusqu’à la maturité, en passant par les périodes de voyage, Bouvier n’a cessé de revenir sur les Essais et d’en affiner sa lecture, avec une remarquable continuité qui laisse à penser que Montaigne est une clé de lecture déterminante pour entrer dans son œuvre. Cet affinement progressif est marqué par plusieurs grands « moments Montaigne » qui, mis bout à bout, font émerger une vision cohérente. Le premier texte – inédit – de Bouvier sur Montaigne est un écrit de jeunesse, dont le caractère matriciel est mis au jour par des textes ultérieurs qui reprennent le même propos. En 1948, dans le cadre de sa licence de lettres à l’université de Genève, Bouvier suit les cours de Marcel Raymond, prend des notes sur Lanson et Strowsky ; il écrit un court texte plein d’ardeur juvénile, qu’il intitule « Montaigne » :

Je viens de passer une année au XVIe siècle, comme d’autres passent un an en Chine ou au Pérou – en journaliste. Une année dont je me souviendrai longtemps.

Et c’est en journaliste que j’aimerais évoquer ici les deux aspects les plus « sensationnels » du Siècle, puis, au terme de ce reportage, interviewer un homme qui a vécu et passionnément observé ce « notable spectacle » : Montaigne. Le prendre comme arbitre de ce siècle finissant, comme juge de ligne, et lui demander ce qu’il en pense.

Et pourquoi ne ferait-on pas de journalisme à propos du XVIe siècle ? C’est une époque d’excès et de contraste : libérale, ardente, enthousiaste à son début, fanatique, mélancholique, amère, à son terme. La pâture du bon journalisme, c’est la vie, et jamais l’Europe n’a plus violemment vécu.11

4Ce texte de jeunesse, qui épouse avec humour et fraîcheur la rhétorique du journalisme sportif, est l’acte de naissance du compagnonnage de Bouvier avec Montaigne. Il rend compte de l’impression vive provoquée par la plongée dans le XVIe siècle– « une année dont [Bouvier se souviendra] longtemps » – et joue un rôle que l’on pourrait qualifier de programmatique, dans la mesure où Bouvier restera fasciné toute sa vie par cette époque si turbulente.  

5 On comprend dès lors que le premier voyage au long cours se soit fait sous l’égide de cette lecture marquante. A partir de 1953, sur la route de L’Usage du monde – deuxième grand « moment Montaigne » –, Bouvier parvient à se faire inviter comme conférencier, notamment à Téhéran. Il ne fait pas mention d’un exemplaire en Français dans ses bagages, mais on peut en supposer l’existence, à moins que Bouvier n’ait cité Montaigne de mémoire dans ses conférences ; en revanche, ce qui est certain, c’est que Bouvier se procure à Galle une édition des Essais de 1610, traduite en anglais par Floriot12, très utile pour s’adresser dans une langue accessible au public asiatique. Les carnets de notes de son séjour à Galle fourmillent ainsi de notes prises sur Montaigne en anglais ; parallèlement, la Correspondance des routes croisées reflète l’état des méditations sur Montaigne pendant ce premier long voyage.

Bien bossé à Montaigne […]. C’est très difficile ; ma vision du XVIe a changé, s’est augmentée, mais pas encore reprécisée. Je suis obligé de couper et de tailler sans savoir où finit la chair, où commence l’os. […]. Le découpage j’en suis content : c’est beaucoup plus Montaigne qui apparaît sur sa porte et dit voilà, c’est moi, avec toutes sortes de petits travers, de grandes fraicheurs, de grandes indulgences. Derrière lui les événements du siècle font BOUM, les navires sombrent, les villes brûlent, on s’envoie des lettres d’amour. 

L’idée d’Elie Faure que ‘le drame n’est pas un châtiment’, m’intéresse hautement, elle est tout à fait conforme à un certain paganisme libérateur de cette époque que j’aime tant. […] Mon idée, c’est que nous sommes beaucoup plus près de ce temps (le XVIe) qu’on ne l’a jamais été depuis, que c’est donc à nous de le faire revivre, comme Giono ressusciter Melville.13 »

6Cette lettre à Thierry Vernet rend bien compte de la démarche de work in progress dans laquelle s’inscrit Bouvier : il s’agit d’aller toujours plus loin dans la restitution, voire dans la résurrection du XVIe siècle, dont la modernité lui a été révélée par les ouvrages de l’historien Henri Hauser14. Il est donc entré dans cette époque par la porte de l’historiographie, et va donner un caractère toujours plus contextualisé à sa vision de Montaigne, comme en témoigne la dernière conférence qu’il lui consacre en 1986, intitulée « Montaigne juge son temps ; le mouvement des idées au XVIe siècle15 ». Cette conférence, prononcée au Club 44 à La Chaux de Fonds, constitue le troisième grand « moment Montaigne » et s’apparente à une version revue et augmentée du tout premier texte, celui de Bouvier étudiant. Pour la première fois, Bouvier s’efforce de décrire le XVIe siècle, et il le décrit au présent, conformément à sa conception de l’histoire comme voyage dans le temps. Il accumule les métalepses pour donner à son public l’impression d’être dans l’actualité de l’époque : l’homme du XVIe siècle est décrit au présent de narration avec force détails sur son apparence physique, son alimentation et sa santé, puis l’on se focalise sur Montaigne en tant que témoin privilégié de son siècle. Le pays sent la poudre,

Et c’est pourtant là, dans ce coin de campagne, que Montaigne vient de terminer son livre […]. Le silence de sa bibliothèque, ce matin du 1er mars, est pour moi le plus émouvant du siècle ; j’y pense très souvent avec reconnaissance et plaisir. C’est un silence familier, savoureux, ensoleillé16

7Il s’agit bien de faire revivre une époque que Bouvier a vécue passionnément, et de s’immiscer dans le quotidien de l’un de ses représentants les plus illustres. Bouvier a fait sienne la définition que donne Brunetière de l’humanisme, que l’on peut retrouver dans ses notes universitaires : « L’humanisme c’est non seulement l’homme mesure de toutes choses mais aussi l’homme rattaché à l’homme à travers le temps17 ».

8 Fort de cette conception humaniste, Bouvier s’engage alors dans une relation de grande familiarité avec Montaigne, cet homme universel dont l’ombre amicale accompagne tout le trajet de L’Usage du monde, et le séjour à Ceylan qui lui succède. Les Essais jouent le rôle d’un véritable viatique, au sens propre comme au figuré, puisqu’ils constituent à la fois une provision de route, une pièce essentielle du bagage, et un soutien précieux dans les temps difficiles. Dans sa conférence de 1986, Bouvier raconte qu’il a retrouvé Montaigne dans presque toutes les bibliothèques des Alliances françaises : on peut supposer qu’il ne disposait pas de son propre exemplaire en français, mais qu’il a pu lire Les Essais au gré des étapes du voyage. Trente ans plus tard, il se réjouit encore de ces trouvailles inopinées, dictées par les hasards de la route :

J’avais l’impression que toute cette connaissance acquise par la plante des pieds me rapprochait un peu de lui et de son temps ; cette connaissance que lui-même décrit comme ‘hasardeuse, pillarde et singeresse’18 

9La connaissance de Montaigne est donc d’autant plus savoureuse qu’elle s’acquiert dans des contextes à chaque fois singuliers. Lus en Orient, Les Essais revêtent une toute autre signification, à la faveur d’un improbable rapprochement des espaces et des époques. Bouvier établit, par exemple, un parallélisme entre ce qu’il a pu voir en Afghanistan en 1953 – une transition agricole consistant dans le passage de la faucille à la faux – et le vécu de Montaigne : la « révolution technique » qui a lieu en Afghanistan correspondrait à celle « à laquelle Montaigne a pu à peu près assister enfant en Guyenne.19 » Les expériences et les époques se superposent, alors même qu’il s’agit de territoires très éloignés. Bouvier explore la verticalité du voyage, déjà mise en avant par Lévi-Strauss dans Tristes tropiques : « Un voyage s’inscrit simultanément dans l’espace, dans le temps et dans la hiérarchie sociale.20 »

Face à l’altérité, une présence familière

10Cependant, tout en s’immergeant dans le XVIe siècle, Bouvier ne cesse d’incorporer Montaigne à l’expérience orientale, comme pour rendre l’étrange plus familier et le familier plus étrange. Montaigne apporte une présence réconfortante qui semble avoir ce pouvoir magique de se réincarner sous les traits de n’importe quel étranger, à l’instar de l’imam Djumé, « la plus haute autorité religieuse » de Téhéran. La ressemblance avec Montaigne est gage de bienveillance et de bonhomie :

Lui, c’est une sorte d’affable Montaigne en turban blanc, avec un visage plein, une barbe en collier et des yeux spirituels qui ne lâchent pas l’interlocuteur. L’itinéraire que nous prétendons suivre semble le tracasser sérieusement.21

11L’imam Djumé se révèle être un Montaigne iranien, qu’il a suffi de vêtir autrement – le col à fraise devenant un turban blanc – pour l’orientaliser. Trouver « une sorte de » Montaigne sur sa route est interprété comme un signe positif, et lorsque la solitude se fait trop pesante, il suffit de convoquer cette figure protectrice pour faire face à l’adversité. À Ceylan, l’île maudite, l’imagination fiévreuse de Bouvier se raccroche à Montaigne afin de retrouver une stabilité psychologique. Montaigne est l’un des éléments centraux de l’ « inventaire du monde » auquel se livre Bouvier durant son séjour à Ceylan :

Je puis commencer mon inventaire du monde n’importe où et n’importe quand. La musique bosniaque ou le Grand Moghol, Gobineau ou les guêpes du Kandahar, les tulipes sauvages du printemps kurde ou Montaigne. J’ai tout ce foutoir vidéo-culturel à réduire par alchimie dans cet incubateur.

 Pourquoi pas commencer par Montaigne : j’ai besoin de familiers pour équilibrer tout ce qui m’échappe encore ici. Tirons-le un peu vers ces Indes orientales dont il ne s’est jamais préoccupé, tout soucieux qu’il était des méfaits espagnols aux Amériques et du misérable Moctezuma. Rappelons-lui cette mère juive portugaise qu’il efface et dont la famille a dû tremper jusqu’au cou dans l’Insulinde, le girofle et la traffique. Le voilà croquant des grains de coriandre, le pourpoint taché de curry, les joues creusées par la fièvre jaune. Que n’aurait-il pas écrit sur les abominations d’Albuquerque22, nourri à la becquée par sa concubine indienne dans le vacarme d’une marmaille olivâtre !23

12Principal figurant d’une scène exotique fantasmée, Montaigne est désormais « indianisé » sous la plume de Bouvier. Les Essais représentent ce viatique dont le voyageur a besoin pour surmonter l’épreuve, peu importe l’absurdité qu’il peut y avoir à transplanter Montaigne dans les Indes orientales. Bien conscient du caractère incongru de ce déplacement, Bouvier choisit de le traiter sur un mode comique, et trouve le point de jonction, purement hypothétique, qui permet tant bien que mal de raccorder Montaigne à la coriandre et au curry : il s’empare d’un petit détail biographique. Avec sa mère juive portugaise, Montaigne pourrait avoir eu des liens avec l’Orient, le Portugal ayant été la première puissance européenne à coloniser Ceylan, en 1505 ou 1506 ! Et l’on se prend à rêver d’un essai que Montaigne aurait pu écrire sur la colonisation de l’Asie, pour faire pendant aux « Coches »… Le chapitre « Des Coches » est l’un de ceux que Bouvier cite régulièrement pour servir des propos anticolonialistes. Mais dans son cas, on ne saurait parler d’engagement véritable : malgré une sensibilité anticolonialiste, Bouvier s’oriente plutôt vers une posture de retrait, qu’il a également décelée chez Montaigne, cet « homme tranquille24 » et cosmopolite, dont la vie est faite de voyages en Europe, de lectures humanistes et, surtout, d’amitié.

13 La question de l’amitié est en effet l’une des pierres de touche de la relation à Montaigne. Entre les rencontres sur la route, l’amitié avec Thierry et le compagnonnage avec Montaigne, Bouvier ne cesse d’entretenir ce miracle de pouvoir se doubler. L’Usage du monde – du voyage à la publication – est une aventure vécue en tandem, qui célèbre dans l’euphorie les pouvoirs d’une amitié dont François Laut a déjà souligné le caractère montaignien :

Nicolas Bouvier et Thierry Vernet vont vivre ensemble seize mois sur la route de l'Orient, exister chaque jour sous le regard de l'autre - jouir réciproquement de leur vraie image, aurait dit Montaigne.25

14Or, malgré une harmonie sans nuages, l’itinéraire à deux s’achève pour Nicolas en voyage solitaire, en raison du départ anticipé de Thierry pour Ceylan, puis pour l’Europe. A compter de cette séparation, on observe une intéressante substitution, l’amitié fictive – avec Montaigne – venant remplacer l’amitié réelle – avec Thierry. Une fois seul à Ceylan, Bouvier se plonge à corps perdu dans la lecture des Essais, comme pour compenser l’absence de l’ami proche. L’amitié littéraire semble même prendre le dessus sur l’amitié réelle, si l’on en croit le carnet de route à Galle, où Bouvier affirme qu’« on peut vivre longtemps sans connaître un ami aussi bien qu’on connaît Montaigne après les Essais26»… un aveu qui sonne comme une trahison, et qui aurait eu de quoi contrarier Thierry, si Nicolas n’avait continué à communiquer avec son compagnon de voyage par le biais de la Correspondance. Au fil des lettres échangées entre Asie et Europe, c’est une véritable légende de l’amitié que construisent à deux voix Thierry et Nicolas. Comme Montaigne et La Boétie, ils reconnaissent en l’autre un jumeau de cœur, et s’encouragent dans une logique d’émulation. Leur expérience de l’amitié est très explicitement calquée sur le modèle de leurs illustres prédécesseurs, notamment dans cette lettre où Nicolas fait référence au chapitre « De l’amitié », et à cette phrase célèbre : « Lui seul jouissait de ma vraie image et l’emporte27 ». La référence est certes fautive puisque la citation se trouve en réalité dans l’essai « De la vanité », mais ce qui importe ici, c’est l’identification à un modèle idéalisé :

Je pense que pendant ces années de routes, de chambres et d’installations toujours nouvelles, Moda Palace, Khaznin, Mahabad, ou la clinique Chaghaghi, on en est arrivé à quelque chose de semblable, et quand je vois « Salut vieux frangin » au dos d’une enveloppe jaune qui contient tes dessins, ça me paraît aussi ancien que l’espace et bien aussi durable.28 

15Cette amitié montaignienne impressionne par sa longévité, mais aussi par sa densité : au fil de l’échange épistolaire, on voit opérer une influence réciproque. Thierry engage à son tour une relation avec Montaigne – si bien que le duo se transforme presque en trio – et s’essaye lui aussi à des interprétations, avec toute la liberté et la fraîcheur qui le caractérisent. C’est ainsi qu’il médite sur le jardinage, la mort et la réincarnation à partir d’une formule de Montaigne issue de l’essai « De la physionomie »:

Entre deux coups de boulot, profitant du soleil, on a jardiné. Première fois de ma vie. Si jamais je meurs je veux être enterré et qu’on plante sur ma tombe des fleurs ou un arbre à racines profondes, pour être sûr que mon suc servira encore longtemps à faire fleurir quelque chose. Lu dans Montaigne : « La défaillance d’une vie est le passage à mille autres vies. »29

16Depuis l’Europe où il est rentré le premier, Thierry alimente la passion commune pour Montaigne, et semble lui aussi privilégier ce qui dans les Essais résonne avec la connaissance de l’Orient, en l’occurrence la notion de passage qui correspond, dans le bouddhisme ou l’hindouisme, à la réincarnation. Bouvier se saisira d’ailleurs de la même citation pour illustrer l’une des images de son musée imaginaire : dans Le corps miroir du monde, « La défaillance d’une vie est le passage à mille autres vies » apparaît en guise de commentaire d’une anatomie tantrique du XIXe siècle30. La Correspondance contribue ainsi à renforcer l’image d’un Montaigne orientalisé, tout en stimulant le sens de l’amitié.

Un ethos montaignien

17 Dès lors qu’il s’agit de se confronter à l’écriture, cette amitié sacrée doit toutefois laisser place à une relation de soi à soi. Le nous s’efface devant le je, sujet d’une expérience littéraire qui prend, à bien des égards, l’allure de l’essai. Même s’il n’écrit pas des essais à proprement parler, Bouvier s’inspire d’un style et d’un ethos, et son œuvre recoupe souvent les deux aspects de l’essai qu’a distingués Marielle Macé dans Le Temps de l’essai31, à savoir l’anti-pédantisme, d’une part, et la mise à l’épreuve de soi orientée vers la quête d’une sagesse, d’autre part.

18L’essai se caractérise d’abord par l’absence de prétention à la maîtrise, de la part d’un amateur qui se refuse à accepter l’étiquette de savant. Tout comme Montaigne, Bouvier ne cesse de dénoncer le pédantisme, convaincu de l’inutilité d’un savoir ornemental qui encombre la mémoire et ralentit le jugement. Il fonde la connaissance de soi sur l’expérience et l’intuition plutôt que le savoir livresque, et se montre généralement sceptique face aux affirmations trop tranchées et aux vérités indubitables. Il nous livre dans ses carnets du Japon un autoportrait émaillé d’allusions implicites à des thèmes des Essais – le refus du système, la médiocrité, les compétences limitées, le passage, le doute, ou encore la marqueterie mal jointe :

On ne voyage pas pour confirmer un système, mais pour en trouver un meilleur, auquel on fera bien de ne pas adhérer trop longtemps. Ce qui importe c’est le passage. Mon livre est celui d’un homme qui, à force de manquer de méthode (et ce n’est pas un parti pris : je cherche à être méthodique mais sans y parvenir), trouve tantôt mieux tantôt pire que tout ce à quoi ses ambitions raisonnées auraient pu le conduire. Une médiocrité désordonnée, toute trouée de fenêtres, parcourue de courants d’air : on a des chances d’en guérir. Organisée, elle vous enferme.

Il y a des esprits organisés qui font leurs valises, traversent un pays ou y séjournent puis… « font le tout de la question ». Moi ce sont plutôt les questions qui m’entourent, m’encerclent, m’assiègent et je pare les coups comme je peux.32

19À l’instar de Montaigne, qui « parle enquerant et ignorant33 », Bouvier privilégie la modalité interrogative et le non-savoir. Il se donne à voir comme un être en mouvement, métaphoriquement parcouru de « courants d’air », sans chercher à se montrer sous un jour particulièrement favorable. Cet autoportrait construit ce que l’on pourrait nommer, à la suite de Jérôme Meizoz, une posture d’auteur, c’est-à-dire une représentation de soi à travers le discours que l’auteur tient sur lui-même et la description de ses manières d’être34. Pour Bouvier, comme pour Montaigne, il s’agit de se placer dans une posture de gaie ignorance, et de confier au lecteur assez de petits défauts sympathiques pour créer une connivence. Cette posture anti-méthodique permet de légitimer une écriture primesautière, soumise à l’aléatoire et au quotidien : c’est que le style de Bouvier se caractérise par une grande souplesse dans le traitement des sujets abordés. Ses récits de voyage et ses ouvrages d’iconographie – notamment Le Corps, miroir du monde, véritable kaléidoscope d’images et de citations – se déploient dans une libre circulation permanente, qui permet de « transcender les catégories, les distinctions, les périodes de l’Histoire35 ». Toujours en quête de la fraîcheur et de la cocasserie, Bouvier s’inspire indéniablement du style erratique de Montaigne, qui « girovague, digresse et furète dans l’espace et dans le temps, niaisant et fantastiquant »36. Dans L’Usage du monde, il s’amuse à prendre au pied de la lettre la méthode digressive de Montaigne, telle qu’est exposée dans l’essai « Sur des vers de Virgile » :

Tout argument m’est egallement fertile. Je les prens sur une mouche. […] Que je commence par celle qu’il me plaira ; car les matieres se tiennent toutes enchesnées les unes aux autres.37

20Bouvier va prendre littéralement son argument « sur une mouche » dans le chapitre de L’Usage du monde consacré à l’Afghanistan, où il brosse en deux pages, à coups de digressions et de références autorisées, un portrait satanique de cet ennemi de l’homme : la mouche d’Asie. « Les anciens, qui y voyaient clair, l’ont toujours considérée comme engendrée par le Malin.38 »

21Cependant, au-delà de cette posture critique et ludique face au savoir, au-delà de la pratique généralisée de la citation, c’est également un ton, ce ton simple et chaleureux des Essais, que Bouvier retient de Montaigne. La Correspondance des routes croisées va bien dans ce sens d’un style oral et familier, ou, pour le dire en termes montaigniens, d’un « parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche39 ». Le naturel et la transparence du texte sont des qualités primordiales que Bouvier souligne chez Montaigne ; mais il les trouve encore mieux employées dans un texte légèrement antérieur aux Essais, qu’il a découvert en voyage : les Mémoires de l’empereur Babour, fondateur de l’empire mogol qui vit le jour en Inde au début du XVIème siècle. Après l’imam Djumé dans L’Usage du monde, c’est un empereur lettré qui va incarner un équivalent de Montaigne en Orient. Dans La Descente de l’Inde, Bouvier évoque les Mémoires de Babour et ne cache pas sa préférence pour cet auteur dont l’écriture lui semble encore plus rafraîchissante que celle de Montaigne :

c’est un document de six cents pages extraordinaire […] sur les goûts et les humeurs, les réflexions de cet homme étrange qui, suivant avec quatre-vingts ans d’avance le conseil de Montaigne, s’est dépeint dans sa forme simple, naturelle, ordinaire. Avec plus de mérite d’ailleurs, car alors que Montaigne n’était qu’un petit gentilhomme de Guyenne, il est bien rare de trouver tant de malice, de candeur et d’humilité dans les Mémoires d’un grand padichah.40 

22Le commentaire sur les Mémoires de l’empereur Babour n’est qu’un exemple supplémentaire de la façon dont Bouvier s’ingénie à orientaliser Montaigne – une logique qu’il va conduire à son terme en faisant de l’auteur des Essais un véritable sage oriental, incarnant l’envers de la pensée occidentale et la mise à l’épreuve de soi.

23 Il est à cet égard significatif que Bouvier mobilise presque exclusivement41 le plus épicurien des livres des Essais : le livre III, et notamment les derniers chapitres du livre III – « De la vanité », « De l’expérience », « Des coches », « Des boiteux », « De la physionomie » –, qui sont entièrement tournés vers ce que Montaigne nomme, dans l’essai « De l’expérience », l’art de savoir « vivre à propos ». Comme l’a montré Sylviane Dupuis42, il y a chez Bouvier, malgré « l’obsession (très “romande”) de l’effacement », un « éperdu besoin de (re)connaissance de soi ». Le récit de voyage a beau être centrifuge, il n’exclut pas le mouvement centripète, et ce que recherche avant tout Bouvier, c’est la plénitude de l’être, la paix intérieure – en somme, cette « conscience heureuse43 » que Marcel Conche a perçue chez Montaigne. L’Usage du monde est constamment tendu vers la quête du bonheur et la jouissance de chaque instant : c’est quand « le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes44 » que l’existence est la plus riche. L’Orient laisse libre cours à une nonchalance salvatrice, tandis qu’en Occident règne sans partage une éthique du travail et de l’effort. Or, aux yeux de Bouvier, c’est Montaigne qui va cristalliser le clivage entre ces deux morales. Dans la préface à La Vie immédiate d’Ella Maillart, Bouvier s’appuie sur le dernier chapitre des Essais, « De l’expérience », pour déplorer la pauvreté de notre rapport au temps qui passe :

Les Européens sont toujours pressés. Il ne suffit pas que le temps passe, hélas sans espoir de retour ; il faut encore en Occident que, de toute part, on soit cravaché, harcelé, qu’on nous rappelle sans cesse à l’ordre et à l’heure.

Montaigne avait bien vu la stupidité et la stérilité de cette attitude lorsqu’il écrivait : « Nous sommes de grands fols… il a passé sa vie dans l’oisiveté, disons-nous… je n’ai rien fait aujourd’hui. Quoi ? n’avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la plus fondamentale mais la plus noble de nos occupations.45 »

24Parce qu’il défend le potentiel vital et créateur de l’oisiveté, Montaigne incarne l’envers de la pensée occidentale, au point que Bouvier finit par le présenter comme un sage taoïste dans sa conférence de 198646. Il rejoint ainsi l’idée, parfois avancée par certains sinologues, qu’il existe des lieux privilégiés d’ouverture de la pensée européenne à ce qui constitue son « ailleurs », et que l’œuvre de Montaigne en est un. Le rapprochement se limite certes à quelques ressemblances de surface, qui ne résistent pas à une analyse poussée : comme le souligne Jean-François Billeter dans ses Leçons sur Tchouang-Tseu, au sujet du dualisme du corps et de l’esprit, « Tchouang-Tseu semble raisonner comme Montaigne, mais il a en tête un schéma différent.47 » Il n’en reste pas moins que pour un non-spécialiste comme Bouvier, la lecture des Essais entre en résonance avec ce que le voyage peut laisser entrevoir d’une conception orientale de la sagesse, entendue en termes de disponibilité : pour Bouvier, Montaigne est d’abord celui qui a su se rendre disponible afin de retrouver la fraîcheur de l’observation et de l’expression. Or, c’est bien cette déprise que Bouvier n’a cessé de cultiver dans sa propre pratique du monde. Quitter l’Europe, c’était à la fois s’abandonner au mouvement de la vie elle-même, et redécouvrir la saveur de la langue à travers le conte oriental. C’était, plus largement, prendre ses distances avec la pensée occidentale en mettant ses pas dans ceux de Montaigne.

25L’héritage montaignien dont se revendique Nicolas Bouvier est ainsi le fruit d’une lecture sélective, qui accentue les points de contact entre l’Orient et les Essais. La figure de Montaigne est véritablement incorporée à l’expérience du monde, et envahit toute l’œuvre de sa présence diffuse. Bouvier n’est pas le seul voyageur du XXe siècle à se reconnaître dans l’entreprise de connaissance de soi qui préside aux Essais, puisque Cendrars lui-même a placé, en épigraphe de Bourlinguer, une citation du livre II : « je me suis présenté moy-mesmes à moy pour argument et pour subject.48 » Montaigne est décidément un auteur qui parle aux voyageurs et aux marcheurs-penseurs, à l’instar également de Ralph Waldo Emerson : auteur d’un essai sur « Montaigne, ou le sceptique », Emerson voulait écrire, comme ce dernier, un livre « drôle, rempli de poésie, de théologie, de choses journalières, de philosophie, d’anecdotes, de scories » – un projet qui n’est pas sans rappeler celui de Nicolas Bouvier, d’autant que L’Usage du monde s’achève sur une citation d’Emerson :

… et ce bénéfice est réel, parce que nous avons droit à ces élargissements, et, une fois ces frontières franchies, nous ne redeviendrons jamais plus tout à fait les misérables pédants que nous étions.

26Pour se rendre disponible au dehors, encore faut-il décaper le dedans : de Montaigne à Bouvier, en passant par Emerson, le bon usage du monde dépend avant toute chose d’un bon usage de soi.