Colloques en ligne

Pierre Schoentjes

L’ « entomologie sauvage » de Nicolas Bouvier : l’ironie et l’effroi

Variations sur un thème : les hasards significatifs

1En mars 2005 le visiteur du Musée d’art contemporain de la ville d’Ostende (PMMK) était confronté à l’installation suivante : sous une feuille de solide plastique translucide recouvrant une structure faite d’un grossier bois de coffrage, il devinait un plateau au relief accidenté, mais dont le détail échappait. Placé dans un étroit passage en dehors des grandes salles d’exposition, l’ensemble incitait à la curiosité : à condition de se baisser légèrement et de soulever un pan de la bâche, il était possible de s’introduire à l’intérieur de cette espèce de cabane basse. L’on découvrait alors une vaste maquette représentant un paysage de tranchées dans lesquelles les figurines de combattants avaient été remplacées par des scarabées de différentes espèces, fichés dans le décor comme dans une boîte géante d’entomologiste. Les armées aux couleurs miroitantes se faisaient face : la disposition des insectes collés sur le support suggérant tantôt une percée en direction des lignes ennemies, tantôt un mouvement d’approvisionnement venu de l’arrière.

2Même à défaut d’indication plus précise, chacun se rendait compte qu’il était en face d’une œuvre de Jan Fabre, l’artiste flamand dont le nom renvoie au célèbre entomologiste, et qui a développé toute une partie de son œuvre en s’appuyant sur l’utilisation d’insectes, à commencer par les scarabées.

3Lorsque je me suis retrouvé sous la bâche avec quelques amis, j’ai eu la surprise de voir accourir un gardien qui nous a demandé fermement de bien vouloir sortir de là… Comme nous l’apprîmes alors, il ne s’agissait en réalité pas du tout d’une installation, mais d’une restauration en cours. Les larves de scarabées, mal naturalisées, avaient éclos et des insectes vivants s’étaient mis à participer à l’œuvre, lui donnant un surcroît de réalisme que l’artiste lui-même n’avait pas osé imaginer et ce alors même qu’il s’était servi d’araignées vivantes dans ses premières oeuvres.

4Confronté à l’invasion des coléoptères le conservateur s’est vu contraint de placer l’œuvre sous une cloche de plastique afin d’y pulvériser un puissant insecticide destiné à venir à bout d’acteurs qui n’avaient pas été conviés. C’est cette atmosphère chargée d’émanations toxiques que nous avions respirée en allant voir de plus près le travail de Fabre.

5Il est difficile de passer outre à l’ironie de la situation: une œuvre qui pouvait suggérer les combats de la Première Guerre Mondiale avait reçu un surcroît de réalisme non seulement en prenant vie, mais encore en voyant l’éclosion de cette vie détruite par un traitement identique à celui qui avait frappé certains combattants de l’époque : une attaque au gaz…

6Nicolas Bouvier est moins éloigné de cette anecdote qu’il n’y paraît à première vue. D’abord parce que le Poisson-scorpion, dont il sera question ici, fait aux insectes en général et aux scarabées en particulier une place qui rappelle celle que leur confère Jan Fabre. Ensuite, et plus significativement, parce que les larves de scarabées à Ostende ont selon toute vraisemblance été détruites par un produit Rentokil, une marque qui se dispute avec Bayer le marché lucratif des insecticides. Or, Rentokil – nom dans lequel il faut lire [R] ento kil[l] dans une étymologie qui mêle grec et anglais pour signifier « qui tue des insectes » ­– est la société fondée en 1925 par Harold Maxwell-Lefroy, l’entomologiste professeur à l’Imperial College de Londres, et dont le Indian Insect Life (1907) acheté « pour trois roupies1 » chez un brocanteur de Colombo a été le livre de chevet de Bouvier pendant son séjour à Ceylan.

7Une ironie supplémentaire prend forme dans cette constellation qui peut déjà donner le vertige: Maxwell-Lefroy est mort en s’efforçant de transformer ses connaissances scientifiques en application pratique ; l’année même de la création de Rentokil il a en effet été mortellement intoxiqué par des gaz censés venir à bout de la vermine, et qu’il expérimentait dans son laboratoire.

8La lecture de Nicolas Bouvier apprend que l’auteur goûte ce type d’enchaînements, où le hasard semble arriver à dessein : scarabées dont la progéniture reprend vie, inventeurs tués par leurs propres inventions… A la vue d’un escarbot géant qui « pousse devant lui sa boule de crottin » (PS 799) il notait en effet: « Je l’ai retrouvé sans peine dans les planches de Leffroy -je ne crois plus au hasard- à la page même qui, voilà quelques mois, m’avait assez intrigué pour que j’achète ce bouquin » (PS 800, je souligne).

9Ce dessin d’entomologiste auquel il est fait allusion a été décrit en début d’ouvrage, à la page où Bouvier raconte comment il a fait l’acquisition du « gros volume qui [lui] a l’air écrit pour [lui] » (PS 745) :

Les clichés sont un peu brouillés mais lisibles. Vous ouvrez au hasard : c’est un grand coléoptère de dos, donc en redingote, dressé sur ses pattes arrière, qui pousse quelque chose devant lui. Quoi ? l’image miroite sous la lampe acétylène. Dans le texte en page de gauche vous pouvez lire « They happen to fly at rains ». Je relève avec plaisir que G. Th. Leffroy n’est pas, lui, catégorique. Il répugne à trancher et laisse à ces insectes l’entier exercice de leur libre arbitre. Qu’ils volent donc sous la pluie quand le cœur leur en dit. Vivrons-nous pour comprendre ? Shall we ever meet again ? (PS  745, je souligne)

10C’est le « hasard » qui fait trouver à Bouvier un livre écrit « pour lui », et le « hasard » toujours qui lui fait croiser la route de l’insecte dont la représentation l’avait décidé à acheter le livre. Nul doute que nous trouvons ici l’expression d’une forme de croyance qui vire parfois à la superstition ; celle que Bouvier commente avec lucidité quand il écrit : « Le voyage, comme la médiocrité de ma vie, m’ont rendu un brin ritualiste » (PS 767). Dans un paragraphe qui débouche sur une interrogation sur la mort – « Shall we ever meet again ? » pouvant se lire dans le prolongement du célèbre « We’ll meet again » (1939) de la chanson de R. Parker et de H. Charles – Bouvier s’interroge sur le sens de la vie, sur les présages qui l’accompagnent et les hasards qui la dirigent.

11Il semble toutefois que Bouvier ait aussi « un peu » manipulé le hasard afin qu’il serve mieux ce livre éminemment construit qu’est Le poisson-scorpion. Quand l’auteur donne la référence à l’ouvrage, il écrit: « Je suis tombé sur Insect Life of India par G. Th. Leffroy (DSO, VC) Calcutta 1907. Encore un colonel en retraite ; il a dû gagner ses médailles à Khartoum avant d’épingler des papillons » (PS 745). Or, une recherche bibliographique ne permet pas de découvrir l’ouvrage dont Bouvier donne ici la référence, pas plus que l’auteur ; l’on trouve par contre facilement le Indian Insect Life de Harold Maxwell-Lefroy, publié à Calcutta en 19092. Il est possible évidemment qu’une édition antérieure ait existé avec un titre proche de l’ouvrage définitif et d’imaginer que l’auteur se soit servi à cette occasion d’un pseudonyme reprenant approximativement son nom. Cela est toutefois peu probable dans la mesure où l’édition de 1909 précise qu’il s’agit d’un travail original qui n’a pas donné lieu à une publication antérieure.

12A défaut d’informations complémentaires nous ne pouvons donc que constater que cet ouvrage comporte une phrase proche de celle citée par Bouvier. A l’occasion du commentaire consacré précisément au scarabée Heliocopris Midas, l’entomologiste note en effet que « many forms fly in the rain » (IIF 247), la phrase dont Bouvier propose une variante3. L’on notera en passant que Maxwell-Lefroy s’arrête dans ce paragraphe à la valeur durable des observations de Fabre, auxquelles il renvoie ses lecteurs intéressés.

13Il est raisonnable d’imaginer que Bouvier n’avait plus le volume complet sous les yeux quand il a rédigé Le Poisson-Scorpion plus de vingt-cinq ans après son séjour à Ceylan : l’iconographie disponible dans l’édition <Quarto> suggère d’ailleurs que le livre a été découpé et certaines illustrations collées sur les plans fixés sur les murs de la « chambre rouge4 ». C’est sans doute de mémoire ou d’après des notes imprécises que travaille Bouvier; c’est certainement de manière erronée qu’il orthographie le nom de l’auteur. Ce qu’il donne pour une citation littérale de l’ouvrage n’est en réalité qu’une réécriture approximative, susceptible de varier d’une page à l’autre du Poisson-scorpion :

C’est un mâle de la variété « Heliocopris Midas » (…) Et c’est à son propos que l’auteur ajoutait « sometime, they fly in the rains ». Do they ? Sometime ? Doux Jésus, voilà bien la litote anglo-saxonne ! (PS 800)

14A cinquante pages d’intervalle les phrases ne sont plus les mêmes. Néanmoins, la manière dont Bouvier se souvient de l’Insect Life of India demeure sans doute significative ; au-delà de l’anglais approximatif « They happen to fly at rains » (PS 745)/ « sometime, they fly in the rains » (PS 800) la formule permet à Bouvier de s’interroger sur le sens de la vie et sur le problème du libre arbitre, autant de questions intimement liées aux hasards significatifs. La phrase anglaise fait clairement référence à cette ironie du monde dont Bouvier voit un exemple supplémentaire dans le fait que les Anglais ont « pu piller l’Inde (…) et y être aujourd’hui tenus en grande estime » (PS 745).

15C’est à un jeu de variations sur un thème que Bouvier se livre ; une pratique dont l’idée lui est venue suite à l’écoute de Debussy, compositeur auquel Le Poisson-scorpion est d’ailleurs dédié. Si la Première sonate pour piano de Fauré a inspiré les pages qui ont trait à Colombo, c’est Debussy qui domine l’ensemble du séjour à Ceylan, comme d’ailleurs l’écriture du livre. L’écrivain déclare avoir écouté plusieurs centaines de fois le Premier quatuor à cordes ; c’est lui qui à l’époque l’a empêché de « perdre totalement la raison5 » :

Le Poisson-Scorpion est un texte que j’ai rythmé et construit comme une sonate, avec des codas, des thèmes qui reviennent, des récurrences délibérées, ce qui explique aussi que je l’aie écrit en écoutant de la musique. En général, j’écris dans le silence, mais si j’ai de la peine à m’y mettre, que je ne suis pas inspiré, j’écoute un concerto romantique, qui fait un peu fondre la cire, qui la rend plus ductile et me permet de me remettre au travail. (ibid.)

16Le thème de l’Heliocopris Midas participe de cette écriture inspirée par la musique. Le scarabée apparaît d’abord dans un livre d’entomologie, ensuite dans les rues de Galle : d’une occurrence à l’autre, mais selon la logique des images mises en place par Bouvier, le porteur de « redingote » (PS 745) est devenu un « Monsieur de compagnie », pour reprendre ici le titre du chapitre XVII (PS 799). Il est clair que la manière dont les variations sont amenées dévoile une écriture joueuse et ironique, à travers laquelle Bouvier prend ses distances avec le cafard maladif qui s’est emparé de lui pendant son séjour à Ceylan. Nous y reviendrons.

17Si le contrepoint ironique est une des manières que peut prendre le jeu sur les variations, il en est d’autres qui sont moins souriantes. Notre exemple liminaire en offre une l’illustration intéressante, et qui touche le nom du savant, auteur de l’ouvrage d’entomologie. Nous ne l’avons pas relevé jusqu’à présent mais le lecteur aura sans doute noté l’écart qui existe entre le nom que lui donne Bouvier et celui sous laquelle on le retrouve dans les bibliographies et les encyclopédies. Le poisson-scorpion désigne du nom de Leffroy celui que les ouvrages de référence nomment (Maxwell-)Lefroy. Il est permis de penser qu’il s’agit ici encore d’une coquille, commise par un Bouvier qui n’a plus le volume sous la main au moment de la rédaction. Mais ce changement de nom n’en demeure pas moins significatif puisque par un nouvel hasard bienvenu, la variation introduite par Bouvier conduit à charger le nom d’une connotation qui rejoint parfaitement l’image des insectes dans Le Poisson-scorpion : celui d’effroi. La graphie avec le double f invitant bien plus directement que le véritable nom de l’entomologiste à faire le rapport avec l’inquiétant malaise virant parfois à la peur panique éprouvé par Bouvier sur l’île.

L’effroi : « des choses très inquiétantes qui remplissent l’esprit »

18Certains insectes sont depuis longtemps associés à la culture humaniste ; c’est le cas notamment des abeilles : de Virgile à l’Américaine Sue Hubbell – qui a signé avec A Country Year (1983) un des plus beaux textes récents qui leur est consacré – en passant par Maurice Maeterlinck, les écrivains ont fait dans leurs œuvres une place de choix à cet insecte en même temps que certains d’entre eux n’ont pas dédaigné s’adonner à l’apiculture. Le Poisson-scorpion témoigne de ce lien étroit ; Bouvier nous montre en effet son père écrivant « de sa fine écriture d’humaniste » (PS 766) un post-scriptum à une lettre de sa mère. Le père y fait la liste « des cadeaux qu’il a reçus pour son soixantième anniversaire : un banc de jardin, un tablier vert à larges poches, un sécateur, un bouquin sur les abeilles, un pot de miel » (ibid.).

19C’est à l’opposé des abeilles et de la sérénité qui s’y associe que Bouvier choisit les insectes, crustacés et autres créatures maléfiques qui peuplent Le Poisson-scorpion. Ils vont tenir leur rôle dans un décor qui est aussi inquiétant qu’eux. Bouvier anthropomorphise en effet volontiers les paysages : le bonheur de la descente de l’Inde était marquée à l’incipit par un souriant « Le soleil et moi étions levés depuis longtemps » (PS 727). La prise de contact avec Ceylan sera déjà nettement plus inquiétante :

Les arbres qui avaient eu raison des étranges agencements de citernes et d’écluses sont morts depuis longtemps et leurs surprenants squelettes polis gesticulent aujourd’hui sur l’eau noire. Ici et là, la tache mauve d’un bougainvillier tremble dans la vapeur du midi. Pas de quoi en faire un paysage : cette étendue de miroirs éclatés, silencieux, ternis, suggère plutôt le trou de mémoire ou le doigt posé sur une bouche invisible. (PS 730)

20Dans cette scène les insectes se devinent déjà dans les squelettes industriels ; ils vont prendre forme dans la suite de l’œuvre, à côté d’autres animaux à la réputation inquiétante. Comme pour le paysage, Bouvier anthropomorphise : l’on verra ainsi une blatte sur le col d’un médecin « palper l’air de ses antennes comme pour (…) demander conseil » (PS 747) et des vampires découvrir « des ventres de catins bien bourriquées » (PS 774). L’omniprésence d’eau stagnante est l’occasion de faire surgir des nouvelles images, qui rappellent l’univers noir du symbolisme belge :

C’est un canal d’eau morte entre deux berges de terre noire et friable où des milliers de crabes dressés devant leurs trous balaient l’air de leur pince droite dans un geste racoleur et douteux. (PS 735)

21Ainsi qu’on le constate ici, les rapprochements font régulièrement appel aux images de la sexualité trouble des prostituées : cette thématique fait d’ailleurs l’objet d’un épisode entier du livre et devra retenir notre attention.

22Observons ici seulement que si les animaux sont représentés comme des humains, le principe inverse est à aussi l’œuvre. En vérité le procédé est ancien chez Bouvier, dont les comparaisons transformaient déjà dans L’usage du monde « de vieux magistrats roués » en « matous6 » ou aboutissaient dans Chronique Japonaise à faire l’autoportrait de l’auteur vivant « accroché comme une tique7 ».

23Mais Le Poisson-scorpion est différent en ceci que la pratique est systématique et que l’auteur privilégié quelques espèces spécifiques, à commencer par les insectes et crustacés. Pour un seul bonze mendiant « comme un mauvais chien passa[nt] au large d’autres chiens plus mauvais que lui » (PS 774), il y a pléthore d’images qui renvoient aux animaux crochus et rampants ; ainsi ces clients d’auberges « bouillis » comme des crabes, ces enfants traités en « mouches à merde » (PS 786) ou encore ce padre, « vieux grillon badin et calciné » (PS 794). Des allusions très fréquentes aux Fables de La Fontaine et à ses « mouche[s] » ou « vermisseau[x] » (PS 744) renforcent encore la pratique.

24« Indigo street », le chapitre VIII, qui fait le portrait des voisins, est tout entier construit autour d’un rapprochement avec les insectes. Ces personnages sont présentés « le chignon couronné d’un haut peigne d’écaille, immobiles, chrysalides piquées au bord de fauteuils sino-bataves polis comme des ossements, et taillés dans un teck aussi dur que les termites » (PS 760), tandis que leur attitude « rappelle l’immobilité de grands insectes aux aguets » » (ibid.)

25Ailleurs, le mari disparu d’une boutiquière obèse ainsi que la sexualité de ce couple sont évoqués à travers les mœurs des termites :

Chez une des termites de notre île (Euternes fatalis) qui est précisément en train de réduire mon auberge en farine, la reine est trente mille fois plus volumineuse que le roi, installé à vie comme un concierge à l’entrée de sa vulve. (PS 788)

26On voit la place accordée ici aux coïncidences : c’est en effet la proximité des insectes réels qui par synecdoque motive le rapprochement. Dans ce passage apparaissent à nouveau aussi les références à une sexualité inquiétante : elles constituent un motif récurrent de l’oeuvre et qui se déploiera pleinement dans le chapitre XIV. Ces pages évoquent le périple entrepris par un Bouvier qui s’est laissé persuader par un voisin d’aller voir des filles dans un bouge des collines :

A en croire les courbes que, pour me convaincre, ses petites mains traçaient dans l’air humide, ces enchanteresses rappelleraient un peu les grandes fourmis Ponérines, tailles étranglées, corselets bien garnis, fortes hanches, cuisses musclées, mâchoires d’ogresse. (PS 781)

27L’écriture transforme le monde des insectes en un univers maléfique: elle rend sensible par ce biais la détresse physique et mentale dans laquelle Bouvier est plongé pendant son séjour sur l’île.

28Cependant le travail de l’écriture va plus loin encore, en ce qu’il accentue le malaise en créant des hybrides et en faisant apparaître des métamorphoses. A la fin du chapitre consacré aux voisins, Bouvier montre ceux-ci s’éloignant « dans la lumière à pas titubants, là où le vent hasardeux les pousse, comme des brindilles » (PS 761). La phrase est ambiguë puisque le lecteur peut voir soit des brindilles d’herbe, si c’est l’univers végétal qui s’impose à lui, soit des phasmes, ces insectes-brindilles, si dans le prolongement du registre dominant de ce chapitre qui est celui des insectes, il privilégie le règne animal. Une hésitation peut naître, d’autant plus attendue que c’est en raison de sa ressemblance avec la forme végétale que l’insecte a reçu son nom commun.

29Les comparaisons de Bouvier exploitent volontiers ces possibles que fait naître l’ambiguïté. Il note ainsi dans le même chapitre : « parfois un crabe-pèlerin, balayé par la bourrasque, traverse [Indigo Street] de bout en bout, pinces étendues, en tournoyant comme une feuille morte » (PS 759). L’image fait cette fois apparaître un hybride : moitié végétal, moitié animal. Bouvier procédera d’ailleurs de même avec certains objets :

Au milieu de la chaussée, une paire de lunettes rondes à monture de fer est cabrée les branches en l’air, l’air mécontent, grand insecte irascible et fragile à la recherche d’un nez envolé le Diable sait où. (PS 750)

30L’on constate ici que le travail de la métaphore conduit à faire basculer le texte vers un univers fantastique, celui de La main de Götz von Berlichingen de Jean Ray ou de L’araignée qui pleure d’Olivier Redon. En raison de l’allusion au nez envolé, le texte invite aussi à faire le rapprochement avec Le nez de Nicolas Gogol où l’appendice nasal de Kovaliov décide de mener une vie indépendante de celle de son propriétaire.

31Des allusions à la peinture renforcent l’impression d’étrangeté et de malaise caractéristique du genre fantastique, ainsi dans cette phrase qui décrit l’Heliocopris Midas ayant tenu compagnie à l’auteur pendant une semaine :

[L’escarbot] est même parvenu à soulever le couvercle et j’ai vu apparaître entre deux pattes qui agrippaient les bords sa grosse tête obtuse et courroucée coiffée de tôle comme ces personnages-marmites qui hantaient Jérôme Bosch. (PS 799)

32La mention du peintre du Jardin des délices ouvre résolument le texte du côté de l’hybridité et de l’effroi. Bouvier ira d’ailleurs jusqu’à faire une place à ce qui apparaît comme une véritable métamorphose : il est inutile de rappeler Kafka quand l’auteur déclare : « Je n’ai pas encore de pinces mais je commence à avoir des antennes » (PS 770) tant la référence s’impose. La fin du Poisson-scorpion envisagera la métamorphose de l’auteur sur le mode de l’effroi absolu – « J’étais muet de terreur » (PS 809) – provoqué par la vision d’un saltimbanque qui s’enfonce des petits poignards dans la nuque. Bouvier s’éloigne paniqué et dans sa fuite il se blesse l’arcade sourcilière à un écriteau:

Je passai les mains sur mon visage ruisselant, m’arrêtai pour lécher mes paumes – c’était délicieux et salé – et poursuivis mon chemin en laissant derrière moi une trace gluante comme les insectes moribonds que j’avais si souvent vus sur mon mur. (ibid.)

33L’autoportrait de l’auteur en insecte écrasé montre l’absolu désarroi qui s’est emparé de lui, Bouvier déclarera d’ailleurs avoir vécu à l’époque « l’envahissement de la raison par la déraison » (RD 1331). Insecte parmi les insectes qui pointent leurs « pinces, dards et élytres » (PS 810), l’écrivain vit Ceylan comme un « petit enfer » (PS 805).

34Si l’effroi est le mode sur lequel a été vécu le séjour sur l’île, ce n’est cependant pas la seule tonalité qui se fait entendre dans Le Poisson-scorpion. Le traumatisme a en effet été intégré, sinon dépassé, par une écriture qui fait une place importante à l’ironie.

35La coïncidence de l’effroi et de l’ironie ne doit pas surprendre ; ce mélange est en effet constitutif du genre fantastique, qui trouve son origine dans le romantisme allemand et ses continuateurs à l’étranger. E. T. A. Hoffman et E. A. Poe, pour ne citer que les plus célèbres représentants, ont pratiqué une écriture dans laquelle les deux registres se mêlent de manière indissociable. Ce que nous connaissons en France sous le titre d’Histoires extraordinaires ou de Contes fantastiques s’intitulait à l’origine Tales of the Grotesque and Arabesque (1840), un titre qui renvoie directement à l’ironie qui leur est constitutive.

L’ironie : « l’autre côté du miroir »

36La critique, qui dispose depuis de nombreuses années des déclarations de l’auteur au sujet de son état d’esprit à l’époque, a mis très fortement en avant la dépression sévère de Bouvier qui l’a conduit à deux pas de la folie. Mais les premiers articles de réception ne glosaient pas nécessairement dans ce sens, aujourd’hui largement convenu. Ainsi Francine Martinoir trouvait même dans Le Poisson-scorpion l’expression d’une affection pour Ceylan et qui découlait selon elle du fait que tout y est « à l’état de vestiges, de fragments, de ruines »8.

37Quoi qu’il en soit, il est raisonnable d’imaginer qu’au moment de l’écriture, l’ironie ait été une manière de se détacher de la noirceur grouillante et envahissante d’un Ceylan placé sous le signe des insectes. C’est pourquoi l’île apparaît en contrepoint: Bouvier raille gentiment l’idylle qu’y ont vécue Thierry Verney et son épouse, leur vie façon « Paul et Virginie » (PS 736) et leur bonheur sous les tropiques qui prend la forme d’une « carte historiée » (PS 738). Son constat à lui est différent: Ceylan c’est « L’Arcadie de voyages de noces victoriens qui ont fait date. Un paradis pour entomologues » (PS 728).

38Dans cet anti-Eden, l’écriture tiendra littéralement les insectes à distance. Bouvier découpe en effet certaines images de Leffroy pour les coller sur les premières maquettes de ce qui deviendra plus tard son livre. Il y a un rapport très net entre la mise à distance des insectes et l’écriture :

Je regagnai ma chambre tout ragaillardi, expulsai à coups de balais quelques bernard-l’ermite, scolopendres et scorpions dont le karma me paraissait indécis, punaisai au mur une grande feuille de papier pour les idées du lendemain (…) (PS 796)

39Dans cet univers dominé par les insectes, le choix du mot « punaisai » ne doit évidemment rien au hasard. Selon le principe de reprise avec variation qui organise Le Poisson-scorpion, l’image de l’écrivain qui balaie la vermine reviendra ultérieurement dans le live à travers la notation  suivante : « Balayé la chambre et punaisé une nappe de papier vierge contre mon mur bleu pour piéger les idées du jour et surtout couper ce chemin de fourmis qui me fait tourner la tête. » (PS 804), qui constitue un écho manifeste.

40Ecrire pour parvenir à éloigner le monde des insectes, mais aussi pour tenir ceux-ci définitivement à distance. Dans cette entreprise-là l’ironie a toute sa place, c’est ce qu’illustre le chapitre qui retrace l’expédition vers les femmes de petite vertu habitant les collines. Le ton d’inquiétude, lié à la sexualité supposée dévorante des prostituées, bascule ici dans une tonalité résolument souriante :

J’étais lassé aussi du spectacle de mes insectes qui s’épousent ou se dévorent sans trêve. La familiarité quotidienne de ce microcosme n’est pas sans vertige ni danger et ces interlocuteurs qui gesticulent perchés sur l’ongle de mon pouce ou que j’agace du bout de mon crayon finissent par me donner des étours. Donc assez d’entomologie sauvage ; assez d’idées-nymphes épinglées sur mon mur bleu ou en train de germer comme des pois dans ma tête malade. Buffon devait bien, à l’occasion, croquer une marquise, et Fabre culbuter la bonne. Non ? Trois hourras pour Flemming et hardi les tréponèmes ! » (PS 782)

41Le passage rejoint l’ironique titre du chapitre « Hommage à Flemming », scientifique loué ici comme découvreur de la pénicilline. Dans un passage qui laisse à l’implicite de l’ironie toute occasion de se déployer Bouvier se montre triomphant – provisoirement du moins – de ces humeurs noires en reniant ce que de manière révélatrice il nomme maintenant ses travaux d’entomologie sauvage.

42L’on peut imaginer qu’en tenant l’effroi à distance par la puissance de l’ironie, Bouvier retrouve ce mode d’écriture qu’il semble tant apprécier chez son père. L’incipit de l’ouvrage donnait d’ailleurs une tonalité qui n’était pas sans ironie: Bouvier s’y montrait en effet se souvenant que c’est « le jour de [s]on anniversaire, et du melon acheté dans le dernier bazar traversé la veille au soir. Je m’en fis cadeau (…) » (PS 727). La coïncidence des deux évènements fortuits – anniversaire et achat de melon – se transforme en rapport de cause à effet qui invite au sourire.

43L’ironie qui surgit dans les premières lignes de l’ouvrage fait surface régulièrement, à l’intérieur même du texte comme dans sa périphérie. Les exergues et certaines citations y participent en raison des contradictions internes qu’elles exposent – « Avez-vous (…)/ Des punaises ?/ Quantité de punaises, Dieu soit loué ! (Dylan Thomas) » (PS 739) –, des incongruités qu’elles suggèrent – « un insecte m’attend pour traiter » (Saint-John Perse) (PS 799)  – ou du contraste qui s’établit entre elles et le contenu du chapitre qu’elles introduisent –« va voir la fourmi, paresseux, et inspire-toi de ses œuvres (Proverbes, VI, 6) » (PS 778).

44Dans le corps de l’œuvre l’ironie s’en prend parfois à des cibles spécifiques, comme les habitants de l’île dont le discours indirect libre raille les superstitions:

Pourquoi s’encombrer d’un balai lorsqu’il suffit de murmurer un « mantra » pour fendre la nuit comme une étincelle. (…) Ici, les pieds du voleur auraient pourri dans ses sandales avant même qu’il ait tourné le coin. » (PS 775)

45Les insectes seront l’objet d’un traitement similaire, Bouvier faisant mine d’admirer le génie militaire et les talents architecturaux des animaux à six pattes :

Pour les exécutions fignolées, les besognes menées à chef, l’esprit de suite, les sobres massacres et les travaux de génie civil à côté desquels le Louvre est un simple pâté, prière ici de s’adresser aux insectes. Trouvez-moi un Bourbon ou un Grimaldi qui en ferait autant. (PS 778)

46Mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait une cible spécifique, Bouvier se sert aussi de l’ironie pour mettre en place une transition; ainsi quand il interrompt l’évocation de ses travaux sur les Hittites par cette petite notation « vraie » : « J’avais couvert trois grandes pages quand un scorpion noir a dégringolé des poutres de mon plafond dans mon bol de thé. Etourdi ? Poussé par un frangin blagueur ?» (PS 768).

47Si l’on pense à l’importance de la construction-sonate qui sous-tend Le Poisson-scorpion, il est permis de rattacher ces changements de tons aux ruptures d’atmosphère mis en place depuis le romanisme par les sonates, moments musicaux et autres arabesques composés par Schubert et Schuman, et que la musique française de Ravel, de Debussy ou de Satie exploitent volontiers.

La qualité de l’observation

48Le Poisson-scorpion mêle effroi et ironie : l’expérience de Ceylan a été vécue sur le mode du traumatisme, l’écriture s’efforcera de le surmonter en créant une distance réflexive. Il s’agit toutefois de garder à l’esprit que ce livre éminemment travaillé doit sa force première aux qualités d’observation de Nicolas Bouvier. Le livre montre parfaitement que si le dessin constitue un excellent moyen pour apprendre à voir, et qu’il est à ce titre central dans la formation de tout naturaliste, l’écriture peut enseigner la même chose.

49L’acuité du regard dans le domaine de l’histoire naturelle transparaît dans l’ensemble du livre qui voyait d’ailleurs Bouvier annoncer derechef : « J’aurai plus souvent affaire aux insectes qu’aux hommes » (PS 29). Les qualités d’observateur sont particulièrement tangibles dans certaines pages devenues aujourd’hui de véritables morceaux d’anthologie. L’apparition de l’escarbot qu’il reconnaît par la lecture de Leffroy en constitue un bon exemple :

Quand je l’ai vu traverser la rue j’ai cru que c’était une souris. C’était un escarbot, mais façon tropiques, cornu, cinq fois plus gros que ceux que La Fontaine pouvait voir à Versailles. La taille d’une tabatière de poche. Il poussait devant lui une boule de crottin, poussait tout en retenant de peur que le vent de mer ne la lui emporte. J’étais sur le fauteuil du barbier, la gueule pleine de savon. J’ai éloigné le rasoir de ma gorge et j’ai bondi dans la rue pour le capturer. Il ne l’entendait pas du tout de cette oreille et m’a fendu l’extrémité du pouce en guise de bonjour. La douleur et la surprise m’ont fait serrer le poing : il s’est aussitôt tétanisé, faisant le mort sans lâcher sa boule comme ces gisants impériaux qui tiennent la Sphère du Monde contre leur cœur sans vie. (PS 799)

50L’animal est rapproché de son homologue personnage de La Fontaine : mais si c’est des Fables qu’il tire son nom, la réalité de l’insecte réel ne disparaît pas pour autant derrière la « littérature », comme c’est le cas dans l’approche fantaisiste du fabuliste.

51La description du vol nuptial des termites compte également parmi les descriptions les plus réussies du monde des insectes. L’écrivain est descendu voir la scène « une lanterne sourde à la main » (PS 770), montre les termites dans un univers où « Scolopendres, engoulevents, araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde d’assassins que je commence à connaître est littéralement sur les dents » (ibid.):

[Les termites] s’ébrouaient au bord des failles et prenaient leur essor dans une nuée fuligineuse et bourdonnante qui brouillait les étoiles. Bref enchantement. Après quelques minutes d’ivresse, ils s’abattaient en pluie légère, perdaient leurs ailes, cherchaient une fissure où disparaître avec leur conjoint. Pour ceux qui retombaient dans la cour, aucune chance d’échapper aux patrouilles de fourmis rousses qui tenaient tout le terrain. (PS 770, 771)

52Ici encore, c’est à partir d’une observation minutieuse de l’univers naturel que l’écriture se déploie. La description de la réalité est première et c’est à partir d’elle que les jeux des images et des métaphores prennent forme. Dans la page qui embraye sur la vision du scarabée, ils aboutissent à esquisser un monde de folie prêt à exploser où l’insecte protagoniste devient « Flic en bourgeois » et la balle de crottin un « bombe à retardement » (PS 800). Placé sous la devise qui veut que « les élans du coeur ne vont pas sans danger », l’envol nuptial des termites offre quant à lui l’occasion de transformer le « premier bal » des insectes « [p]uceaux et pucelles » en un carnage de champ de bataille peuplé de « soldats cuirassés » et de « [f]antassins frénétiques » et qui voit tel héroïque « risque-tout quitt[er] sa tranchée et saut[er] dans la mêlée » (PS 770-772).

53L’écriture de Nicolas Bouvier rejoint ici la mise en scène de Jan Fabre : le détour par les insectes ne s’opère que pour mieux renvoyer l’homme à ses angoisses essentielles. L’on retiendra ici qu’en ce qui concerne Le Poisson-scorpion au moins, ce résultat n’est obtenu que parce que l’auteur greffe son univers métaphorique sur un monde qu’il a d’abord eu soin de présenter au lecteur dans sa réalité la plus concrète, la plus tangible.

54C’est dans le double mouvement de respect de la réalité et d’embrayage sur l’imaginaire que réside la réussite du Poisson-scorpion et il est légitime dès lors de clore ici en rappelant un principe cher à Cleanth Brooks, le grand représentant de la New Criticism américaine. Ce critique écrivait que l’on peut reconnaître la meilleure littérature au fait que le thème n’apparaît jamais comme une abstraction mais que son symbolisme s’inscrit dans « la réalité dans laquelle nous vivons, par une vision enracinée dans l’expérience concrète, aux facettes multiples, et à trois dimensions9 ». Les pages qui s’interrogent sur l’ironie comme principe de structure recourent à l’image du cerf-volant – par lequel Brooks ne désigne pas l’insecte, mais le jeu des enfants – pour expliquer comment le poème ne peut s’élever que s’il est chargé par le poids du concret : « S’il est correc­tement lesté, et la tension sur son fil maintenue, le cerf-volant s’élève d’un mouvement régulier contre la poussée du vent » (ibid.).

55Le Poisson-scorpion est ce cerf-volant, « grand papillon amarré haut dans le ciel » (PS 777),  un texte majeur qui s’élève parce qu’il accepte de se charger du poids du réel.