Colloques en ligne

Jérôme Meizoz

Vers l’au-delà médiatique : La Carte et le Territoire

J’ai choisi de ne pas me montrer à la télévision et de limiter au maximum mes apparitions publiques. Mes livres et ma renommée auraient grandement profité pourtant de la réclame de mon seul visage, de l’harmonie délicate et sévère de ses traits, de cette ardeur inquiète de mon regard, de la tendre ironie de mon sourire. Je n’ai pas voulu de cette facilité1.

1Les écrivains (et plus généralement les professions artistiques) font face aujourd’hui à une demande généralisée de présence et de singularité2. À leur égard s’exerce une double injonction simultanée : celle d’assumer un rôle et un statut collectivement élaborés (celui d’écrivain, de peintre, etc.) et de l’incarner dans le même temps de manière unique, dans une présentation de soi et une parole singulières. Jacques Derrida le remarque, par exemple, à propos des rares et désarmants entretiens de Patrick Modiano à la télévision :

Il y a quelqu'un que j'admire à la télévision, si un jour j'y vais, il faudrait que je fasse comme lui, c'est [Patrick] Modiano. Voilà, il a réussi à faire accepter que non seulement les gens patientent quand il ne trouve pas ses mots, personne ne peut obtenir cela, mais il arrive que les gens espèrent qu'il va continuer parce que si un jour il parle vite... […]. Voilà quelqu'un qui a réussi à transformer la scène publique et à la plier à un rythme qui est le sien, il a réussi à signer sa scène publique3.

2À une telle injonction répond le travail postural des écrivains (et des professions artistiques), manifeste par exemple lors de leurs apparitions médiatiques. Par « posture », j’entends, pour reprendre les termes de Derrida, la signature personnalisée du positionnement auctorial (Meizoz 2007, 2011, 2016). Ce marquage est sensible aussi bien dans les conduites publiques que dans les formes discursives. Sur la scène publique de la littérature, l’écrivain s’exprime muni d’un masque institutionnel, garant paradoxal de sa singularité.

3La médiatisation croissante des écrivains (et des professions artistiques en général), de 1830 à nos jours, n’est pas sans susciter des critiques quant à l’exposition publique des auteurs au détriment des œuvres, mais aussi quant aux revers de la « célébrité ». La Carte et le Territoire (2010) de Michel Houellebecq me semble se faire l’écho romanesque de cette ambivalence profonde.

4Dans cet article, je vais donc décrire la construction médiatique d’une singularité sous le nom de « Houellebecq ». Dans un second temps, je lirai ce roman (Prix Goncourt 2010)comme mise en intrigue des aléas d’une telle singularité.

Médiatisation et montée en visibilité

5Exercée dans la sphère du « renom » et de la réputation, la prestation publique des artistes est médiatisée par les images. Dans Figures publiques (2014), l’historien Antoine Lilti montre comment émerge, au mitan du xviiie siècle, avec les valeurs d’originalité et de singularité, une curiosité publique pour la vie privée des grands hommes et femmes. Cette curiosité pour Rousseau et Voltaire, par exemple, est relayée par une abondance d’images (tableaux, gravures, caricatures) de ce que l’on commence alors à nommer les « célébrités », et bien plus tard les « vedettes » et « stars ».Sous formes de portraits gravés vendus à prix modiques sur les marchés, figurines de cire, tasses imprimées, les visages des célébrités du temps (un prince ou une courtisane, un brigand populaire, un castrat ou un auteur réputé) circulent dans un très large public.Ce cortège d’images admiratives ou satiriques s’articule à la diversité des postures auctoriales.

6Dès la Révolution française, un véritable dispositif visuel est donc en place que viendra potentialiser la seconde révolution médiatique avec la naissance de la presse quotidienne dans les années 1830, la radio dès 1930, la télévision dès les années 1950, puis internet. La modernité littéraire est la pleine héritière de ce répertoire visuel, notamment quand la littérature s’y présente comme une activité exercée sous les yeux de tous. En 1927, un patron de presse parisien, Eugène Merle, souhaite fonder un quotidien à sensation, Paris‑Matinal, et propose à Georges Sim (il ne signe pas encore de son patronyme) d’installer dans les locaux de la rédaction une cage de verre où l’auteur écrirait, sous les yeux du public, un roman en trois jours et trois nuits. Le projet est annoncé à grand renfort de publicité et fait l’objet de diverses moqueries, mais le journal fait faillite avant même son premier numéro et tout s’interrompt. En mai 2015, l’agence créative Happy City Lab a repris cette idée au Salon du livre de Genève : quatre écrivains ont accepté d’écrire une courte fiction, en direct, sous les yeux des spectateurs4.

7À l’automne 2013, la RAI 3, télévision publique italienne, a créé la toute première émission de téléréalité « littéraire ». Intitulée « Masterpiece », diffusée tous les dimanches soir à 21h50, elle met aux prises 70 candidats écrivains qui, devant un jury d’écrivains reconnus, doivent présenter leur parcours personnel, rédiger un texte en trente minutes à partir d’une expérience vécue (visite d’un hôpital, etc.), et défendre un projet de roman devant une éditrice de la maison milanaise Bompiani, qui publiera le vainqueur.

8L’impératif de visibilité et la gestion des « apparences sociales » (Carnevali 2012) dans un champ de pratiques, comme conditions de la reconnaissance, se sont imposés aux producteurs artistiques en quête d’un public. Tous n’acceptent pas de gaieté de cœur ces gestes promotionnels, estimant que la littérature libère tous ses effets dans le livre imprimé et en l’absence de l’auteur. Dans son blog L’Autofictif, Éric Chevillard l’illustre sur le mode comique :

J’ai choisi de ne pas me montrer à la télévision et de limiter au maximum mes apparitions publiques. Mes livres et ma renommée auraient grandement profité pourtant de la réclame de mon seul visage, de l’harmonie délicate et sévère de ses traits, de cette ardeur inquiète de mon regard, de la tendre ironie de mon sourire. Je n’ai pas voulu de cette facilité5.
Quoi que l’on me propose ‑ lecture publique, rencontre, émission, entretien ‑, j’ai un premier mouvement instinctif de refus. Très peu pour moi. Non merci. Ce n’est pas mon terrain. Laissez‑moi tranquille. Au secours. Pitié. J’ai une petite fille. Après quoi, je suis pris de remords, je m’en veux de rabrouer tant de bienveillance, sans compter, me dis‑je, que l’expérience pourrait se révéler intéressante. Du coup, je me ravise. C’est entendu. Oh joie. Comptez sur moi. Puis je dois inventer une bonne excuse, la veille, pour tout annuler6.

9Signalons plusieurs romans récents qui font la satire de la médiatisation des écrivains, déplorant une dérive vers la société du spectacle : c’est le cas de L’Infini livre de Noëlle Revaz (2014) et de La Politesse de François Bégaudeau (2015).

Images d’auteur

10Impossible de retracer ici l’émergence médiatique du personnage Houellebecq depuis son premier ouvrage publié, en 1991. Une énorme documentation existe à ce sujet, en partie étudiée (Meizoz 2003 ; Estier 2013). Je me contenterai ici de présenter deux documents iconographiques (cf. infra en fin d’article). Le premier est une toile (2010) du jeune artiste berlinois Ulrich Lamsfuss, né en 1971, qui représente l’écrivain à succès lors d’une soirée festive en 2003, entouré de deux convives masqués. La toile revisite la culture visuelle de l’ère médiatique en la dédoublant : elle joue ainsi du contraste entre une iconographie de style hyperréaliste (le peintre se réapproprie les images de la presse à sensation, dont un des procédés consiste à révéler publiquement le monde privé d’une personnalité) et la technique délibérément à l’ancienne de l’huile sur toile (90 sur 90), qui renvoie au genre du portrait des grands hommes. Lamsfuss extrait les images du flux médiatique, et par leur reproduction sur la toile, nous invite à les considérer différemment. Le format et la technique signalent de manière cruelle l’écart entre la réalité et ses représentations.

11Le second document met en parallèle deux photos de presse à plusieurs années de distance (1996/2013). Dans le corpus des photos officielles, posées, et diffusée avec l’accord de Houellebecq, on peut observer une grande concertation : une pose très analogue au cours du temps, notamment quant au style vestimentaire, la posture physique ou la tenue de la cigarette entre le majeur et l’annulaire ‑ geste emprunté, je crois, à un autre écrivain, Georges Perec7. Thierry Lenain (2005) a proposé de désigner du nom d’« images‑personnes » ces représentations de l’artiste qui mettent en scène son visage et son corps et en assurent la reproduction technique à large échelle, leur conférant, comme aux saints chrétiens, un halo sacral et un impact émotionnel important parmi le public8.

12Dans les photos récentes de Houellebecq, depuis 2012 environ, s’ajoutent de nouveaux traits : les marques de la dégradation physique, du vieillissement, des codes vestimentaires aux connotations misérabilistes, bref, les signaux d’une laideur concertée, sont exhibés avec une sorte de jubilation cruelle. Autant d’éléments qui font écho à l’univers romanesque de l’auteur, personnages en quête de singularité, positivistes déprimés ou solitaires désenchantés, satires vivantes du désarroi postmoderne au sein des classes moyennes. Notons au passage que Houellebecq se présente en public à son désavantage, autrement dit, qu’il fait passer sa singularisation par une banalisation, voir un rabaissement :choix plutôt rare dans le monde de la visibilité médiatique, qui tend au contraire à renforcer les normes de conformité esthétique.

13Depuis l’obtention du Prix Goncourt 2010 au moins, nombreux sont les articles de presse qui, indépendamment de toute parution, portent sur la personne de Houellebecq, ses propos à tout propos, et son image. L’œuvre passe au second plan, on peut parler de l’écrivain indépendamment de toute nouvelle parution : signal typique de « célébrité », selon l’historien Antoine Lilti. Dans ces articles des Inrocks, du Monde, de Libération, Art press ou Le Figaro, on commente l’apparence physique de Houellebecq, les métamorphoses de son corps (dents, chevelure, peau, etc.), de ses vêtements (période Parka, etc.) et accessoires divers (cigarette, sac plastique, etc.). On l’associe à des figures et postures d’auteurs célèbres (le plus souvent, Céline, Artaud, parfois Baudelaire). La logique de cette image publique renvoie au maquillage scénique. Philippe Sollers déclare que pour la sortie de Soumission, en janvier 2015, Houellebecq « s’était fait la tronche du désastre, le corps frustré et malingre des enseignants. »9

14L’extrême visibilité médiatique de l’écrivain et la dimension concertée des photos de presse, qu’il contrôle avec soin, suscite des commentaires très différenciés, ainsi ceux d’Éric Chevillard, situé aux antipodes de son confrère par son positionnement dans la sphère restreinte de la littérature d’expérimentation :

Est‑ce un hasard si Michel Houellebecq est devenu le héros de notre microcosme littéraire ? Sa détresse visible, affichée, triomphante est le symptôme d’un état des choses accablant que mille autres indices attestent. Il n’y a pas de malentendu. Il fallait que le vainqueur fût un vaincu. La littérature est une misère10.

15Ne plus seulement rencontrer un auteur à travers son texte, mais pouvoir l’identifier, reconnaître son visage et son corps, posséder ses images, chercher derrière les reproductions la personne réelle (avec la collection d’autographes, la demande de dédicaces), tout cela contribue à transformer le rapport du lecteur à l’œuvre. Assurément, quand nous lisons les romans de Houellebecq pour suivre les aventures du narrateur « Michel », nous investissons dans l’acte de lecture tout ce que nous savons de l’écrivain comme personnalité publique (Baroni 2009).

16Dès lors qu’il est produit de diverses médiations et ramené à une image, l’auteur ne désigne plus seulement la personne biographique, ni l’entité juridique, mais un « fétiche institutionnel » collectivement élaboré par une pluralité de médiateurs11. L’auteur pseudonyme « Michel Houellebecq » (Michel Thomas de son nom civil) existe pour le public par le biais de ses livres, de la presse, de la télévision et d’internet. Selon ce point de vue, l’auteur s’avère une sédimentation de traits, « l’œuvre de tous ceux qui le font apparaître en public »12. Il est alors pertinent d’étudier les figurations et postures de l’écrivain comme des objets culturels à part entière13.

La Carte et le Territoire

17À partir de ces réflexions sur le devenir‑médiatique, je lirai La Carte et le Territoire (2010), attentif à la manière dont y est thématisée et questionnée la singularité de l’artiste. L’ouvrage se rattache à la tradition ancienne du roman de peintre, prétexte à une représentation du processus créateur. Il présente le parcours de l’artiste contemporain Jed Martin, figure montante du marché international de l’art et peintre des célébrités du capitalisme avancé. À ses côtés évolue un personnage d’écrivain nommé Michel Houellebecq. Or cet auteur enchâssé écrit peu, si ce n’est un texte de catalogue consacré à Jed Martin. L’écrivain Houellebecq fait l’objet d’une grande toile de Jed Martin. Au gré d’une ekphrasis très minutieuse, le lecteur apprend qu’elle représente le célèbre Houellebecq à l’écritoire, avec, épinglées au mur de son bureau, des pages manuscrites colorées de notes et de ratures. L’artiste est saisi au moment où, dans l’enthousiasme créateur, il va opérer une correction à son manuscrit. Après diverses péripéties, on retrouve le fameux écrivain assassiné et plusieurs personnages évoquent alors l’auteur et son œuvre. Ruse littéraire qui permet à Houellebecq de faire parler de Houellebecq du point de vue de la postérité.

18La Carte dit les enjeux de la transformation des êtres en « images‑personnes ». Dès le xviiie siècle, l’accès à la célébrité est entaché de profondes ambivalences :

Ce qu’une personne célèbre possède de plus privé, de plus intime, est soumis à la curiosité du public. La dynamique même de sa célébrité s’émancipe des faits qui, à l’origine, l’ont révélée et l’expose en tant qu’individu singulier, faillible, fragile. C’est un des ressorts profonds de la curiosité que provoquent les stars, mais aussi de l’empathie qu’elles suscitent. Une figure publique est à la fois grande par sa célébrité et semblable au commun des mortels par des faiblesses et ses petitesses14.

19Ainsi, la célébrité de Voltaire ou de Rousseau est à double tranchant : d’un côté, elle hisse un individu au‑dessus du commun ; d’un autre, il risque de l’exposer aux yeux de tous et de le transformer en « polichinelle » (Rousseau ; Diderot) ou en « marionnette », c’est‑à‑dire en pantin coupé de son référent15.

20Pour revenir à La Carte, la question centrale du roman, il me semble, celle du « réalisme » artistique et de ses enjeux actuels, trouve une espèce de réponse non dans la supposée littérature du personnage Houellebecq, demeurée au second plan, mais dans la conception qu’il se fait de la peinture : dans un dialogue didactique fréquent chez ce romancier, le personnage Houellebecq condamne avec virulence le portrait subjectif que Picasso fit de Dora Maar, dans lequel Picasso n’a point mis Dora Maar mais « un monde hideusement déformé » par sa propre âme « hideuse »16. Au contraire de tel peintre hollandais : « Le portrait de Ducon, appartenant à la Guilde des Marchands, par Van Dyck, là c’est autre chose ; parce que ce n’est pas Ducon qui intéresse Van Dyck, c’est la Guilde des Marchands. » (p. 172).

21Le personnage de Houellebecq rompt ici une lance en faveur d’un art dé‑singularisant, qui dépasserait l’opposition de l’exceptionnel et du sériel, sources de souffrance dans l’univers houellebecquien (Clément et van Wesemael, 2007). L’art transpersonnel qu’il appelle de ses vœux tourne le dos au régime de singularité qui gouverne le champ artistique depuis plus de deux siècles. Dans le roman, c’est bien sûr celui de Van Dyck mais aussi la peinture de Jed Martin17. Les deux peintres ont en effet un projet explicitement sociologique : ils envisagent un « homme » dans les termes mêmes auxquels la civilisation l’a configuré, soit à partir de « sa place dans le processus de production » (p. 154).

22La subtile mise en scène, dans ce roman, des images des célébrités fait apercevoir le fossé qui sépare, dans tout art, la représentation et son référent, autrement dit : la carte et le territoire. Le titre du roman s’inspire d’ailleurs d’une célèbre phrase de Jean Baudrillard, selon qui « la carte crée le territoire ». Ici, c’est sa propre représentation (la toile) qui se substitue au référent (l’auteur) et cause sa destruction. En effet, le personnage Houellebecq meurt assassiné par celui qui dérobe la toile qui le figure18. Il trépasse, précise le romancier, « à partir du tableau qui est fait de lui … en fait c’est la vraie cause [de sa mort] », ajoutant que cette toile est « la meilleure image qui restera de lui, c’est aussi ce qui le tue. »19

23Autrement dit l’homme de chair meurt à cause de sa représentation artistique. L’assassinat de l’écrivain a d’ailleurs lieu en référence à la technique de Jackson Pollock : il est décapité, avec son chien, découpé en lamelles et la peau est répartie sur le sol de manière visuelle et un travail sur les matières, en un dripping sanglant20.

24On peut le constater ici : Houellebecq est extrêmement attentif à la dimension performancielle de l’art contemporain. Qu’il intègre à son projet, je vais y revenir… La petite fable de ce meurtre spectaculaire pour et par l’image rappelle une fois de plus que la représentation (la carte) a pris le pas sur le référent réel (le territoire) : autrement dit, qu’à ce stade, l’auteur n’a plus qu’à se conformer à son image, celle‑ci étant désormais première, vectrice, abandonnant loin derrière elle la personne de chair et d’os, son corps mortel21. Rien de mieux qu’un roman de Houellebecq pour dire le devenir‑image de l’écrivain Houellebecq, décrit comme prisonnier de son rôle, en quelque sorte, passant à la postérité dans la pose traditionnelle (et, ici, satirisée) de l’artisan à l’établi.

25Le primat de la représentation sur le modèle est une question ancienne dans l’histoire des formes de la célébrité : l’historien Antoine Lilti cite l’exemple de la comédienne Sarah Siddons, objet de toutes les admirations dans le Londres des années 1780. Le peintre Joshua Reynolds l’avait donc peinte pour l’Académie royale. Son portrait, tout de suite reproduit sur des gravures populaires, avait fait de Sarah Siddons plus qu’une figure familière du public, une quasi idole22. Dès lors, à l’occasion de ses lectures publiques, elle prenait la même pose mélancolique que celle fixée sur son portrait à l’Académie royale…

26Dans La Carte, fable des revers de la célébrité devenu roman de la consécration, Houellebecq fait porter la satire sur sa propre image, qu’il contribue par ailleurs avec générosité à construire, et sur l’écart qui la sépare de son existence privée. Il aborde cette ambivalence de l’homme « connu et reconnu » dans un entretien avec Frédéric Taddei dont on donnera ici une version transcrite au plus près de la « voix » de l’écrivain :

T : Et quand on est écrivain, comme vous l’êtes, c’est‑à‑dire célèbre, commenté, critiqué, par la même occasion, est‑ce qu’on aime l’image qui se forge de vous petit à petit, à travers euh des centaines d’articles euh dans la presse internationale ?
(Houellebecq allume une cigarette)
H : Euh mmm… y a des mmm… pfff... pas pas tant qu’ça… j’me mmmm… j’me passerais bien mmm… j’me passerais bien d’avoir une image mais ça c’est un mmm… c’est un choix… i’ m’arrive de m’dire j’aurais j’aurais dû mais ça c’est c’est des… p’t‑être bien en amont j’aurais p’t‑être dû faire comme Pynchon.

T : Disparaître, ou tout au moins ne pas apparaître, ne pas apparaître…
H : Ne pas commencer à paraître, oui…
T : Mais à ce moment‑là on vous pourchasse.
[…]
H : Mais j’pense que ma euh bon, la plupart des… des auteurs, sauf quelques cas cliniques, hein, l’addiction aux médias, arrêtent, plus ou moins vite, mais ils arrêtent…
T : Ils arrêtent de répondre…
H : Ils arrêtent de répondre, oui, euh … donc ça m’arrivera à moi aussi, ça d’viendra impossible que j’réponde quoi (rire) parce que… oui ben… c’est pas tellement la question de célébrité, au fond la base, c’est que, on est toujours en deçà, on considère toujours que c’qu’on a fait est… qu’on a, qu’on a pas dit c’qu’il fallait dire, enfin on n’est jamais vraiment content de soi après… après après après une interview, on trouve toujours que ses livres sont mieux, c’qui est p’t‑être faux d’ailleurs mais enfin c’est toujours c’qu’on trouve, le livre, on a pris du temps, on aime, on… Il y a le rapport aux médias et puis il y a le rapport à la reconnaissance, la reconnaissance ce sont les prix23.

27« Ne pas commencer à paraître… », tel aurait été le choix initial, à la Pynchon, par lequel Houellebecq aurait pu échapper au jeu des miroirs. Dans La Carte, le désaveu est plus marqué, et s’exerce à l’égard de la scène littéraire dans son ensemble, décrite non sans humour comme un théâtre d’apparences, où passent les fugitives images (car de leurs écrits il n’en est même plus question) de Christine Angot ou Philippe Sollers. Ainsi est narré avec malice le triomphe de Beigbeder « au sommet de sa gloire médiatique »24 « l’un des people les plus courtisés de Paris » (p. 73) :

L’écrivain et publiciste, après avoir prolongé ses bises à Olga (mais d’une manière ostentatoire, si théâtrale qu’elle en devenait innocente par indication trop nette de l’intention de jeu) tourna vers Jed un regard intrigué, avant d’être happé par une actrice porno people qui venait de publier un livre d’entretiens avec un religieux tibétain. […] Très amaigri, l’auteur d’Au secours pardon arborait à l’époque une barbe clairsemée, dans l’évidente intention de ressembler à un héros de roman russe […] le genre “Razoumikhine, ancien étudiant”, c’était à s’y méprendre, l’éclat de son regard devait sans doute davantage à la cocaïne qu’à la ferveur religieuse mais y avait‑il une différence ? se demanda Jed. (p. 74‑75)

28L’ambivalence à l’égard de la célébrité et de ses pièges connaît de nos jours d’autres formes. Éric Chevillard, par exemple, refuse toute prestation télévisée et limite la diffusion de ses photographies. Dans ses aphorismes du blog L’Autofictif, il met en scène de manière décalée les orgueils d’auteur (y compris le sien) et raille le ridicule du regard sub specie aeternitatis de ceux qui courent après leur propre nom :

Un réflexe étrange précipite les gens dans les librairies dès que meurt un écrivain, on est pris soudain du désir de le lire, on veut… mais… pardon… oh ma tête… mon cœur… aaaaaaah… couic25
Dois‑je l’avouer ? Un certain découragement me vient parfois à la pensée de tous ces livres immortels qu’il me reste à écrire26.

Une performance généralisée

29Support de réflexions esthétiques chères à Houellebecq, Jed Martin est issu de l’art contemporain, et non du monde littéraire. Tandis que le peintre triomphe, l’écrivain Houellebecq meurt assassiné.

30Comment interpréter un tel dénouement ? Selon moi, pour le comprendre, il faut sortir de l’œuvre et aller au dispositif : en montrant que Houellebecq emprunte ses modèles d’intervention artistique à l’art contemporain plus qu’au champ littéraire. L’envisager seulement comme un « écrivain », c’est négliger tout un pan du dispositif artistique qu’il déploie. Il a certes exploré divers genres littéraires (poésie, roman, essais, préfaces, correspondance), mais il teste constamment d’autres sphères de pratique : la performance d’acteur, le disque et le concert, le commissariat d’exposition (Palais de Tokyo, Paris, juin 2016 ; Pavillon Carré de Baudoin, Paris, 2014), le scénario, la réalisation de films et de photos, etc.27. Autrement dit, au‑delà d’un statut d’« écrivain », il s’agit d’une sorte de performance généralisée, enjambant les frontières des disciplines.

31Dans un tel déploiement, l’unité est garantie par le nom propre « Houellebecq », équivalent à un label. Ce seul nom propre, pour le public, condense à lui seul tous les traits, actes et propos de son porteur.

32Dans un tel processus, l’individu est érigé et exposé en tant que singulier, mais en même temps il se trouve coupé de tout for intérieur ou monde privé : il devient étrange à lui‑même et aux autres par la mise en exemplarité de sa prétendue unicité. C’est l’ambivalence du singulier, telle que décrite par Clément Rosset : « Le singulier [...] n'est pas l'unique en tant qu'il serait insolite ou étrange mais insolite et étrange en tant qu'il est unique. »28

33Apposé sur des propositions artistiques ou des déclarations médiatiques, le nom propre « Houellebecq » fonctionne désormais comme une marque29. Et sans doute n’est‑ce pas un hasard si ses romans font une si belle place aux marques, comme signaux de réalisme.


***

Des miroirs équivoques

34Méditation désacralisante sur le statut d’image‑personne que les artistes sont appelés à endosser, La Carte et le Territoire (2010) célèbre à sa manière cruelle les noces de l’art contemporain avec la littérature. Pris dans les miroirs équivoques de la célébrité, le personnage Houellebecq est lassé de la persona qu’il est voué incarner devant autrui.

35Dans le roman, le personnage Houellebecq n’a qu’un désir, c’est de quitter la scène littéraire et de retourner vivre dans la maison du Loiret, là où, durant son enfance, il construisait des « cabanes ». La nostalgie qui l’anime, son besoin de mener une activité ludique, est à proportion du dégoût que lui inspire le rôle d’écrivain dont il est devenu le captif amer. Il pourrait parler comme un personnage de Thomas Mc Guane, dans Panama (1978) : « Le risque du métier en faisant de soi un spectacle qui n’en finit pas, c’est qu’à un moment donné, on achète soi‑même un billet pour aller se voir… »30

36En tant qu’écrivain, il n’est plus qu’un pur désignateur commercial : le nom d’auteur s’avère une prison dorée ou un lieu de torture médiatique que l’individu civil fuit au plus vite.

37D’autres écrits de Houellebecq sont hantés par le désir d’un retrait hors des tumultes du monde. Ce repli souvent fantasmé doit permettre de refaire en pensée le bilan d’un parcours humain. Pensons au dispositif narratif des Particules élémentaires (raconté du point de vue d’un post‑humain) et de Plateforme (Michel, retiré à Pattaya pour mourir, récapitule son existence achevée). Comment ne pas y reconnaître le point de vue d’observateur distant que Schopenhauer emprunte à Lucrèce, et à qui Houellebecq se réfère souvent :

N’est‑il pas surprenant, merveilleux même, de voir l’homme vivre une seconde vie in abstracto à côté de sa vie in concreto ? […] Là, de ces hauteurs sereines de la méditation, tout ce qui l’avait poussé, tout ce qui l’avait fortement frappé en bas lui semble froid, décoloré, étranger à lui‑même, du moins pour l’instant ; il est simple spectateur, il contemple31.

38Posture surplombante à laquelle Marx & Engels rétorquent cruellement, dans L’Idéologie allemande :

Le changement à l’intérieur de la conscience, détaché des conditions extérieures, tels qu’il est pratiqué par les philosophes (et les poètes) en tant que professionnels, est par lui-même un produit de la situation existante et doit se référer à celle‑ci. L’idéale élévation au-dessus du monde est l’expression idéologique de l’impuissance vis à vis du monde32.

39Documents images