Colloques en ligne

Agathe Novak‑Lechevalier

Porté disparu : Michel Houellebecq et l’art de l’évanouissement

1« Je suis difficile à situer »1 ‑ c’est le premier vers de l’un des poèmes de Michel Houellebecq… « Difficile à situer » : c’est le moins que l’on puisse dire en effet, et c’est sans doute l’une des caractéristiques qui font la spécificité de l’œuvre de Houellebecq dans le paysage littéraire contemporain. Parce que, comme le montre Raphaël Baroni dans un article intitulé « La guerre des voix »2, l’œuvre joue hyperboliquementde la polyphonie, elle résiste et se dérobe constamment à la propension naturelle des critiques à « trancher le problème », à assigner au texte un sens stable et définitif. Cette multiplication hyperbolique des « voix » repérables dans l’œuvre de Michel Houellebecq repose sur un triple constat : la redoutable ambiguïté de l’œuvre, d’abord, qui suscite des lectures contradictoires, comme si elle parvenait à faire entendre en même temps plusieurs voix concurrentes; la versatilité de l’auteur3 ; le caractère protéiforme de l’œuvre houellebecquienne ‑ ce que Vincent Guiader appelle la « multipositionnalité » de Michel Houellebecq4, dont les créations, loin de se cantonner sagement à la sphère littéraire, s’éparpillent sur les scènes musicales, artistiques, cinématographiques et médiatiques.

2De ce triple constat découle une forme d’ubiquité vaguement inquiétante5, une omniprésence protéiforme qui semble rendre l’œuvre de Michel Houellebecq rétive à l’analyse et à la caractérisation. Cette ambiguïté apparaît au bout du compte décisive : alors même que, comme l’affirme Liesbeth Korthals Altes, « la question de la position de l’auteur, sinon de ses intentions et de sa morale, si soigneusement évacués par la théorie littéraire dominante […], repren[d] tous ses droits lorsqu’il s’agit de Houellebecq »6, dès que l’on cherche à déterminer plus précisément cette position, Houellebecq s’avère irréductiblement « difficile à situer ». On pourrait décrire les choses de cette manière : cherchant à déterminer quelle est la position de Houellebecq, on se voit rapidement forcé d’admettre qu’elle coïncide toujours avec une ex‑position qui déstabilise la « position » initiale ; et on serait même tenté d’avancer que cette exposition donne lieu elle‑même à un phénomène quasi‑photographique de surexposition : autrement dit, plus on soumet Houellebecq à la lumière, et plus il semble progressivement s’y dissoudre, comme si toute tentative d’élucidation était par avance condamnée. Je ferai donc cette hypothèse que toute apparition houellebecquienne coïncide plus ou moins avec une disparition programmée, ou, plus précisément, que Houellebecq n’apparaît jamais que pour mieux disparaître.

3La Carte et le Territoire apparaît comme un roman particulièrement intéressant à examiner dans cette perspective, notamment parce que Houellebecq, qui y apparaît comme personnage, pousse jusqu’à un point ultime les interrogations qui ont fondé les polémiques sur son œuvre. Tout le procès autour de Plateforme, étudié par Jérôme Meizoz, reposait, on s’en souvient, sur l’évaluation de la ressemblance intra et extra‑fictionnelle du narrateur avec l’auteur du roman, la stratégie des détracteurs du romancier consistant à montrer que « Michel », le narrateur du roman, ne faisait qu’un avec « Houellebecq », son auteur7. La Carte constitue une réplique cinglante à ce genre d’interrogations critiques. On réclame l’auteur ; le voici, sous son nom cette fois complet, qui intervient comme personnage dans son propre roman. Mais qu’advient‑il alors du processus d’évaluation ? Discutera‑t‑on pour savoir si Michel Houellebecq et « Michel Houellebecq » ne font qu’un ? Et lequel ressemblera le plus à l’autre ?

4Si l’on soupçonne d’emblée que Michel Houellebecq personnage ne nous donnera guère de clé sur la « position » de l’auteur, nul doute que cette apparition fictionnelle influe sur sa posture et par ricochet sur les différentes voix à l’œuvre dans le roman. Reste que ce personnage de Michel Houellebecq n’a pas plus tôt fait dans La Carte et le Territoire cette fracassante apparition qu’il en disparaît aussitôt, puisque la troisième partie a pour thème central l’élucidation du meurtre mystérieux dont il a fait l’objet. Au point de départ de la réflexion, donc, ces questions : selon quels dispositifs se produit cette irruption de l’auteur dans son propre roman ? Quels en sont les modalités et les effets ?

La Carte et le Territoire : chronique d’une disparition

5Si l’on analyse les modalités de la représentation de soi dans La Carte et le Territoire et que l’on envisage très concrètement la question de la position de l’auteur, on constate d’abord, peut‑être sans grande surprise, que le personnage de Houellebecq est situé au cœur même de son propre roman : La Carte et le Territoire comprend en effet trois parties, dont la première est précédée par un prologue et la dernière prolongée par un épilogue. Le personnage de Houellebecq apparaît trois fois dans le roman, à chaque fois dans la seconde partie : s’il n’assume comme personnage qu’un rôle secondaire dans le roman, son apparition conserve donc, à tous les sens du terme, un caractère central. Quatre procédés caractérisent cette représentation de soi à l’intérieur de l’espace fictif du roman ‑ procédés qui sont autant d’étapes dans la construction puis la disparition du personnage.

Fictionnalisation

6Le premier est évident, mais il est le fondement de tout le reste : c’est la fictionnalisation. Cette irruption de l’auteur comme personnage central de son propre roman est un procédé moins anodin qu’il n’y pourrait paraître, ne serait‑ce que par sa rareté8. Elle justifie, avec les ressemblances évidentes que l’on constate rapidement entre l’auteur et l’artiste Jed Martin, que la critique ait vu dans le roman, comme le rappelle Raphaël Baroni, une autofiction poussée à l’extrême9. Ce point de vue, cependant, peut‑il vraiment se soutenir ? Ce serait manquer précisément ce que Raphaël Baroni montre dans cet article, c’est‑à‑dire que l’autofiction contemporaine s’inscrit « dans une stratégie globale d’authentification du roman réaliste contemporain »10. Or, l’irruption du personnage de Houellebecq à l’intérieur de son roman met précisément en œuvre une dynamique inverse. Après les polémiques de Plateforme qui cherchaient à évaluer dans quelle mesure les personnages étaient identifiables à l’auteur, cette irruption du romancier à l’intérieur de sa fiction pose la question de savoir si l’auteur est vraiment autre chose qu’un de ses personnages ; si la personne du romancier peut être dissociée de sa création romanesque. Et dès lors, si l’on parle d’autofiction, il faut se souvenir qu’il s’agit là d’une sorte d’autofiction très particulière : car la fictionnalisation de l’auteur n’a pas ici pour objet d’authentifier le roman en le reliant à une expérience subjective donnée comme authentique ; bien au contraire, elle tend à ébranler ce point d’ancrage réel en l’arrimant à la fiction.

7On retrouve ici ce qui constitue le questionnement central de La Carte et le Territoire : la perméabilité de la frontière entre réel et fictif. Et ce foyer problématique se manifeste dans le roman à la fois sur le plan macrostructural et sur le plan microstructural. Sur le plan macrostructural, je renvoie par exemple à l’incipit, qui met en scène Jeff Koons et Damien Hirst en train de partager une Budweiser. Ce n’est qu’en tournant la page et en découvrant du même coup Jed et ses pinceaux que le lecteur se rendra compte que cette description n’est qu’une ekphrasis d’un tableau de Jed ‑ ce qui était décrit n’était pas l’univers fictif, mais une représentation qui en faisait partie. Le roman s’ouvre donc sur ce malentendu : nous sommes d’emblée dupés, non tant par une voix que par un silence, par l’absence de discours présentant l’ekphrasis : c’est cette absence stratégique qui nous prive des moyens de distinguer les niveaux de représentation, et de nous repérer dans l’univers fictif ‑ nous avançons ici dans un territoire sans carte. Un seul exemple sur le plan microstructural : deux tableaux de Jed sont évoqués de façon contiguë à propos de la série des métiers simples : Ferdinand Desroches, boucher chevalin, et Claude Vorilhon, gérant de bar‑tabac. Or, si Ferdinand Desroches ne renvoie à aucune personnalité identifiée, Claude Vorilhon est le nom du gourou de la secte raëlienne, dont Michel Houellebecq s’est inspiré pour La Possibilité d’une île et Lanzarote. Là encore, au‑delà de l’aspect plaisant du name‑dropping, une question se pose : Claude Vorilhon, transposé en gérant de bar‑tabac, doit‑il être considéré comme plus réel que Ferdinand Desroches, inconnu au bataillon ? Indexer un nom relié à une fiche Wikipedia est‑il le garant d’une « authenticité » du personnage ? Ces questions sont permanentes dans le roman.

8Seconde remarque : la fictionnalisation du personnage de Houellebecq est d’autant plus intéressante dans le roman que le personnage apparaît précédé de sa propre légende, comme le montrent ces deux extraits de sa première rencontre avec Jed Martin.

« Comme on pouvait s’y attendre, Houellebecq avait choisi l’option bungalow : c’était une grande bâtisse blanche et neuve, aux toits d’ardoise ‑ une maison parfaitement banale, en réalité, mis à part l’état répugnant de la pelouse.
Il sonna, attendit une trentaine de secondes et l’auteur des Particules élémentaires vint lui ouvrir, en chaussons, vêtu d’un pantalon de velours côtelé et d’une confortable veste d’intérieur en laine écrue.11

9*

« On va dîner ensemble, si vous voulez. […]
‑ Il n’est même pas six heures » s’étonna Jed.
‑ Oui, je crois que ça ouvre à six heures et demie. On mange tôt, vous savez, dans ce pays ; mais ce n’est jamais assez tôt pour moi. […] j’ai essayé une fois de rester ici tout le printemps et l’été et j’ai cru mourir, chaque soir j’étais au bord du suicide, avec cette nuit qui ne tombait jamais. Depuis, début avril, je vais en Thaïlande et j’y reste jusqu’à la fin août, début de journée six heures fin de journée six heures, c’est plus simple, équatorial, administratif, il fait une chaleur à crever mais la climatisation marche bien, c’est la morte‑saison touristique, les bordels tournent au ralenti mais ils sont quand même ouverts et ça me va, ça me convient, les prestations restent excellentes ou très bonnes.
‑ Là, j’ai l’impression que vous jouez un peu votre propre rôle…
‑ Oui, c’est vrai » convint Houellebecq avec une spontanéité surprenante, « ce sont des choses qui ne m’intéressent plus beaucoup. Je vais arrêter bientôt de toute façon, je vais retourner dans le Loiret ; j’ai vécu mon enfance dans le Loiret, je faisais des cabanes en forêt, je pense que je peux retrouver une activité du même ordre. La chasse au ragondin ? »12

10Selon un procédé comique immédiatement efficace, le personnage de Houellebecq est désigné, au début de chacune des trois entrevues avec Jed Martin, par la même périphrase : « l’auteur des Particules élémentaires ». Tout se passe donc comme si l’identité de l’auteur, une fois entré dans la lumière de la société médiatique, ne pouvait plus que se réduire à une dénomination stéréotypée. Par ailleurs, au moment même où, comme lecteur, nous nous demandons évidemment dans quelle mesure ce personnage s’identifie ou non à son rôle, se trouve thématisée l’interaction profonde du réel et du fictif : l’auteur finit en effet par tenir en son nom le discours que lui associe sa renommée, et finit donc par tenir lui‑même son propre rôle. Du point de vue des voix narratives, l’ensemble devient extrêmement complexe : d’une part parce que cet échange entre l’artiste Jed Martin et Houellebecq personnage, écrit par Houellebecq romancier, ressemble fort à un dialogue entre me, myself and I, où aucune des instances n’est précisément localisable ; d’autre part, parce qu’il est légitime de se demander qui est par exemple le sujet du « on » dans la proposition « comme on pouvait s’y attendre » ‑ si le procédé est drôle, c’est précisément parce qu’il rend manifeste le vertige que suscite ici la polyphonie.

11En 2004, soit six ans avant la parution de La Carte,Jérôme Meizoz écrit que « selon une technique empruntée à l’art contemporain », les auteurs de la génération de Houellebecq « surjouent la médiatisation de leur personne et l’incluent à l’espace de l’œuvre : leurs écrits et la posture qui les fait connaître se donnent solidairement comme une seule performance »13 : La Carte et le Territoire vient à l’évidence confirmer cette intuition. Cependant, force est de remarquer aussique si performance il y a, cette performance est particulièrement complexe, et que Houellebecq s’emploie à déjouer la mise en perspective, en empêchant toute translation directe entre lui‑même comme auteur et son personnage.

Contradiction

12La représentation de soi dans La Carte et le Territoire est en effet aussi marquée par la contradiction. Dès que l’on examine de près les trois apparitions successives de Houellebecq, il apparaît qu’elles ne manifestent aucune cohérence interne. Lors de sa première apparition, Houellebecq personnage apparaît certes un peu dépressif, certes un peu lunaire, sautant volontiers du coq à l’âne, mais il reste somme toute un homme plutôt ordinaire. Le comportement de l’écrivain avec Jed lors de cette première entrevue semble dans l’ensemble relativement mesuré, relativement usuel. La seconde apparition de Houellebecq modifie cependant complètement cette première image : le personnage semble cette fois vérifier la réputation sulfureuse qui avait été mise à distance lors de la première entrevue ‑ il y apparaît cette fois comme un vieux « débris torturé » saoul, sale, et misanthrope. La dernière apparition opère enfin une dernière volte‑face : Houellebecq y adopte, cette fois, les traits d’un aimable gentleman farmer, vif et sain, passionné par les promenades au grand air et la confection de pot‑au‑feu. Le personnage « Michel Houellebecq » se dérobe donc à toute cohérence et nous prive des moyens de le construire et de le doter d’une identité stable.

Dissémination

13Sans en rester à ce personnage‑mosaïque impossible à reconstituer, Houellebecq reconduit le procédé utilisé dans ses précédents romans en multipliant les ressemblances entre lui‑même et d’autres personnage du roman. Outre le personnage de « Michel Houellebecq » en effet, l’alter‑ego de l’auteur dans La Carte et le Territoire est évidemment l’artiste Jed Martin ; mais c’est aussi le commissaire Jasselin, qui partage avec le personnage de Houellebecq de nombreux points communs que le roman met en lumière ; et c’est sans doute aussi Michel, le bichon de Jasselin, voire le fils de ce Michel, un autre bichon qui répond au doux nom de Michou et qui est, selon le narrateur, « une mascotte absolue »14.

Disparition

14Fictionnalisation donc, contradiction et dissémination ‑ puis disparition. C’est évidemment le dernier procédé et la seule issue possible, puisqu’elle apparaît programmée par les précédentes. Il est en effet significatif que la disparition du personnage de Houellebecq s’opère dans le roman par un assassinat particulièrement atroce, le corps de l’écrivain étant retrouvé lacéré et éparpillé « façon puzzle » par un meurtrier anonyme. Cette lacération, cet écartèlement ont en effet déjà été effectués par la représentation romanesque qui, on l’a vu, a travaillé à mettre l’écrivain littéralement en pièces. Tout se passe donc ici comme si les modalités d’apparition de l’écrivain impliquaient et préfiguraientsa disparition.

15Que reste‑t‑il de cet écrivain une fois cette disparition menée à son terme ? Essentiellement une image : celle du portrait que Jed a effectué de Houellebecq, qui constitue in fine la cause de la mort de l’écrivain15. Ce portrait‑là, à la fabrication duquel nous n’assistons pas dans le récit, donne lieu à une ekphrasis très étrange :

Peu de gens de toute façon, au moment de la présentation du tableau, prêtèrent attention au fond, éclipsé par l’incroyable expressivité du personnage principal. Saisi à l’instant où il vient de repérer une correction à effectuer sur une des feuilles posées sur le bureau devant lui, l’auteur paraît en état de transe, possédé par une furie que certains n’ont pas hésité à qualifier de démoniaque ; sa main portant le stylo correcteur, traitée avec un léger flou de mouvement, se jette sur la feuille « avec la rapidité d’un cobra qui se détend pour frapper sa proie », comme l’écrit de manière imagée Wong Fu Xin, qui procède probablement là à un détournement ironique des clichés d’exubérance métaphorique traditionnellement associés aux auteurs d’Extrême‑Orient (Wong Fu Xin se voulait, avant tout, poète ; mais ses poèmes ne sont presque plus lus, et ne sont même plus aisément disponibles ; alors que ses essais sur l’œuvre de Martin restent une référence incontournable dans les milieux de l’histoire de l’art). L’éclairage, beaucoup plus contrasté que dans les tableaux antérieurs de Martin, laisse dans l’ombre une grande partie du corps de l’écrivain, se concentrant uniquement sur le haut du visage et sur les mains aux doigts crochus, longs, décharnés comme les serres d’un rapace. L’expression du regard apparut à l’époque si étrange qu’elle ne pouvait, estimèrent alors les critiques, être rapprochée d’aucune tradition picturale existante, mais qu’il fallait plutôt la rapprocher de certaines images d’archives ethnologiques prises au cours de cérémonies vaudoues.16

16Ce texte multiplie les incompatibilités et les points de tension : en dix lignes, le lecteur se voit d’abord confronté à une très grande hétérogénéité du système référentiel (l’écrivain, comparé à un démon, puis à un cobra, se change finalement en rapace ; en même temps qu’on passe d’un système de référence occidental à un système oriental pour finir sur des cérémonies vaudoues), puis à une multiplication déstabilisante des strates énonciatives17 et des strates temporelles : on passe successivement du temps de l’histoire (c’est le « moment de la présentation du tableau ») au temps du commentaire de Wong Fu Xin, postérieur à la mort de Jed ; puis à un temps postérieur à celui de ce commentateur, lorsque nous rejoignons le présent de l’énonciation (« ses poèmes ne sont presque plus lus »), présent qui reste dans tout le roman non daté et absolument insaisissable.

17Le portrait de l’écrivain, doué d’une vie étrange, devient dès lors quasiment fantastique : déformant l’auteur jusqu’à en faire une sorte de chimère monstrueuse, il condense les temps, suscite des discours incontrôlables. Imposant une présence troublante, il rend son sujet tout à la fois lointain et manifestement insaisissable18.  

Houellebecq : écrivain oxymore

18Au niveau de la représentation de soi par l’auteur, le point le plus intéressant est peut‑être la conjonction d’une absence et d’une présence, ou plus précisément d’une apparition et d’une disparition, comme si toutes les manifestations de l’écrivain étaient liées à une forme de dialectique entre le trop plein et le vide ‑ vide par ailleurs obsédant à la fois dans ses romans, dans ses essais et surtout dans sa poésie. Cette association contradictoire place la figure houellecquienne sous le signe distinctif de l’oxymore19, et il est important de remarquer que cette figure apparaît comme emblématique dès le début de sa création : dès Rester vivant, en effet, le poète se définit comme un « suicidé vivant »20, c’est‑à‑dire comme la réalisation de cette conjonction étroite et impossible entre l’absence et la présence.

19On peut facilement faire l’hypothèse que cette mise en scène de soi dans La Carte et le Territoire constitue une manière d’interroger le statut de l’écrivain en régime médiatique. De la même manière qu’à travers le personnage de Jed, Houellebecq réfléchit sur ce qui caractérise l’artiste contemporain, le romancier interroge, en mettant en scène son propre personnage, ce que c’est que d’être un écrivain contemporain ; et manifestement, cet être‑écrivain à l’ère médiatique correspond à une expérience de désappropriation de soi. On pourrait sur ce point évoquer les analyses de Jean‑François Louette dans Le Portrait de l’écrivain ‑ analyses qui semblent écrites pour commenter La Carte et le Territoire :

Une fois entré dans l’empire de la vidéosphère, l’écrivain ne cesse plus de se compliquer de ses doubles, de s’augmenter de ses portraits multipliés. Il se diffracte… et du même coup disparaît ?21

20La question n’est que posée ; elle reste éminemment suggestive. Samuel Estier, dans son livre consacré à la controverse sur le style de Michel Houellebecq, propose, lui, une hypothèse qui peut pourtant sembler plus directement pertinente encore en suggérant que « l’individu Houellebecq [est devenu] figure de société » :

La posture « Houellebecq » selon nous, c’est le moment où la société s’empare de l’écrivain et l’arrache à lui‑même pour en faire une figure culturelle.22

21Il me semble que cette image de l’arrachement à soi, du devenir collectif de l’écrivain individuel qui ne maîtrise pas les discours et les images qu’il engendre, est particulièrement évocatrice pour évoquer les processus à l’œuvre dans La Carte et le Territoire.

22S’interroger sur ce devenir culturel de l’individu Houellebecq permet de remettre en perspective la puissance de ce nœud imaginaire entre une présence et une absence ‑ nœud peut‑être plus significatif encore que la marque de fabrique que constituent la parka, la manière de tenir une cigarette et le sac Monoprix. J’en donnerais volontiers pour indice les deux films auxquels Houellebecq a participé en 2014, celui de Guillaume Nicloux, L’Enlèvement de Michel Houellebecq, et celui de Kervern et Delépine, Near Death Experience. L’un comme l’autre, ces deux films sont en effet entièrement bâtis autour de Michel Houellebecq, autour de la présence qu’il impose à l’écran, souvent en gros plan ‑ présence qui constitue véritablement le cœur du film. Mais cette présence même est, dans les deux films,articulée et significativement mise en balance avec la thématisation d’une disparition ‑ disparition dans les deux cas incompréhensible, inexplicable et inexpliquée, qui est, simplement, posée comme un fait. Les deux films témoignent donc du retentissement de ce nœud symbolique entre absence et présence dans l’imaginaire collectif, en montrant comment il est réinvesti dans une création artistique. Le retentissement de l’affaire de la disparition de Michel Houellebecq, en septembre 2011, disparition dont s’inspire parodiquement le film de Nicloux, montre d’ailleurs à quel point le public se montre enclin à accréditer une possible disparition de l’écrivain. Houellebecq ne disparaît pas pour de bon, il est au contraire régulièrement [et ?] ostensiblement présent ; mais nous sommes manifestement portés à le croire disparu, ‑ comme si cette disparition faisait partie de sa légende même, comme si, encore une fois, il n’apparaissait que pour mieux disparaître.

« Vanishing point » : l’au‑delà de la contradiction

23Il y a dans cette figure oxymorale du présent‑absent quelque chose d’essentiel qui se dit de l’œuvre houellebecquienne et de sa puissance d’impact. Une partie de la fascination qu’exerce manifestement l’écrivain tient peut‑être précisément dans cette conjonction de l’absence et de la présence, dans une jouissance de la présence qui ne se dissocie jamais de la nécessité d’une forme de deuil.

24C’est pourquoi je voudrais, pour finir, évoquer rapidement trois extraits qui me semblent, par leur place dans les romans, être significatifs : il s’agit de trois excipits, c’est‑à‑dire du seuil à partir desquels le poète prend congé, sa voix se manifestant en même temps qu’elle s’éteint. Une sorte de point d’évanescenceque le lecteur attend et appréhende parce qu’il le voitla plupart du temps arriver dans le blanc de la page, et qui condense justement de manière particulièrement intéressante la présence et l’absence.

25Premier extrait, l’excipit de Rester vivant :

À mesure que vous approchez de la vérité, votre solitude augmente. Le bâtiment est splendide, mais désert. Vous marchez dans des salles vides, qui vous renvoient l’écho de vos pas. L’atmosphère est limpide et invariable ; les objets semblent statufiés. Parfois vous vous mettez à pleurer, tant la netteté de la vision est cruelle. Vous aimeriez retourner en arrière, dans les brumes de l’inconnaissance ; mais au fond vous savez qu’il est déjà trop tard.
Continuez. N’ayez pas peur. Le pire est déjà passé. Bien sûr, la vie vous déchirera encore ; mais, de votre côté, vous n’avez plus tellement à faire avec elle. Souvenez‑vous‑en : fondamentalement, vous êtes déjà mort. Vous êtes maintenant en tête à tête avec l’éternité.23

26Coup d’éclat final : le lecteur a nécessairement lu le livre conformément au programme annoncé par son titre « Rester vivant. Méthode ». Et voilà qu’à la dernière ligne du texte, celui qui a servi de guide dans cette entreprise de survie apprend à son lecteur qu’il n’a plus « tellement à faire avec la vie », pour la bonne et implacable raison qu’il est « fondamentalement déjà mort ». Processus de contradiction radicale, donc : le livre qui nous promettait les moyens de nous maintenir en vie nous a conduits jusqu’au trépas. Sauf que cette impasse, cette contradiction apparentes ne relèvent pas de la contradiction, mais d’une forme de conversion textuelle, de sursaut qui passe par la transfiguration implicite de la notion même de vie : car nous avons compris, en lisant Rester vivant, que « pour être poète, il faut désapprendre à vivre »24 ; c’est‑à‑dire que la seule vie que peut espérer celui qui écrit n’est pas la vie ordinaire, la vie au sens commun, mais une autre vie, une vie abstraite d’elle‑même, impossible à définir rationnellement : une sorte de vie en soi, qui vise, peut‑être, l’éternité25 ‑ cette éternité même sur laquelle se conclut le texte. L’extrait ne dit pas explicitement cette transfiguration, ce passage d’un sens du mot « vie » à l’autre : il la manifeste sur le mode stylistique de la syllepse, qui permet de dissocier le mot de son sens habituel, de suggérer sans dire.

27Il me paraît particulièrement intéressant de comparer ce premier excipit au dernier en date, c’est‑à‑dire celui de Soumission :

Un peu comme cela s’était produit, quelques années auparavant, pour mon père, une nouvelle chance s’offrirait à moi ; et ce serait la chance d’une deuxième vie, sans grand rapport avec la précédente.
Je n’aurais rien à regretter.26

28Il me semble que ces deux excipits entrent en résonance : cette idée d’une « deuxième vie sans grand rapport avec la précédente » constitue un écho à la transmutation d’une vie à l’autre qui s’effectue dans Rester vivant. Pourtant dans Soumission, le mouvement est exactement inverse : à la fin de Rester vivant,nous suivions le poète dans un mouvement d’arrachement à la vie commune ; dans l’excipit de Soumission,François choisit justement de se conformer à la norme, de rentrer dans le rang, de renoncer à une vie sublimée, pour réintégrer la vie sociale. La mise en regard des deux textes offre un éclairage intéressant en ce qu’elle permet de mieux comprendre l’ambiguïté profonde de la phrase finale de Soumission, qui a fait couler tant d’encre : « Je n’aurais rien à regretter ». Houellebecq a suggéré lui‑même de cette phrase qu’elle pouvait précisément s’entendre à rebours, c’est‑à‑dire signifier ironiquement le contraire de ce qu’elle exprime explicitement ‑ François aurait en réalité tout à regretter. La « chance » qu’il évoque dans les dernières lignes n’en est donc pas une, à l’évidence : l’hypothèse ici formulée est celle d’un renoncement irréversible à ce qui a, dans Rester vivant,été défini comme l’essence de la poésie ‑ et comme la possibilité d’un accès à l’éternité27.

29Là encore, cependant, le dénouement ne dit pas cela explicitement : il le montre sans le dire, et il le montre précisément en préservant la polyphonie, en explorant une forme de limite dans laquelle un même énoncé peut, cette fois sur le modèle de l’antiphrase, dire en même temps une chose et son contraire. L’usage très inhabituel et très remarquable du conditionnel, l’emploi du verbe regretter permettent eux aussi au roman de se clore sur ce même entrelacement de l’absence et de la présence, du plein et du vide, qui fissure le sens explicite pour mieux faire résonner toute la charge implicite.

30Dernier exemple, l’excipit de La Carte et le Territoire :

L’œuvre qui occupa les dernières années de la vie de Jed Martin peut ainsi être vue ‑ c’est l’interprétation la plus immédiate ‑ comme une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine. Cette interprétation est cependant insuffisante à rendre compte du malaise qui nous saisit à voir ces pathétiques petites figurines de type Playmobil, perdues au milieu d’une cité futuriste abstraite et immense, cité qui elle‑même s’effrite et se dissocie, puis semble peu à peu s’éparpiller dans l’immensité végétale qui s’étend à l’infini. Ce sentiment de désolation, aussi, qui s’empare de nous à mesure que les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre se délitent sous l’effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux, semblant dans les dernières vidéos se faire le symbole de l’anéantissement généralisé de l’espèce humaine. Elles s’enfoncent, semblent un instant se débattre avant d’être étouffées par les couches superposées de plantes. Puis tout se calme, il n’y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total.28

31Cette fin de texte dit explicitement la fin de tout : fin de la vie de Jed, fin d’une œuvre, fin de l’âge industriel et « anéantissement généralisé de l’espèce humaine ». Les trois dernières phrases, particulièrement frappantes, suggèrent un étouffement et un enfouissement progressif qui mettent en scène, au sens propre, une inhumation de l’espèce humaine tout entière. Cet excipit constitue donc un sommet pathétique. Et pourtant, il me semble que le « sentiment de désolation » est en partie compensé, une fois encore, par une dynamique inverse, par un mouvement d’émergence : ce mouvement, porté d’abord [par ?] une série de rappels qui condensent, comme un final symphonique, certains leitmotive du roman29, est soutenu par la tension poétique du texte qui se clôt sur deux alexandrins30. Enfin et surtout, il se voit actualisé par l’apparition surprenante du pronom personnel « nous » qui n’apparaît jamais auparavant dans le texte, et qui fait émerger in extremis une forme de communauté au plein cœur de la perte. Là encore, rien n’est dit, mais tout est montré.


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32Il me semble que toutes les fins houellebecquiennes tendent à susciter ce point de bascule qui permet à l’œuvre de se clore en dépassant, et en reniant en quelque sorte, son point final ; en préparant, au sein même du silence, un sursaut, une sorte de Aufhebung qui prolonge la réflexion et l’émotion, pour autant que le lecteur accepte d’y être réceptif. Dans le même temps, ce texte qui refuse de se conclure refuse aussi de trancher définitivement le sens éthique et esthétique qu’il met en œuvre : il en laisse au lecteur la responsabilité intérieure. À la fin de La Carte et le Territoire, Houellebecq cite la fameuse dernière proposition 7 du Tractatus logico‑philosophicus deWittgenstein : « Sur ce dont je ne peux parler, j’ai l’obligation de me taire » ‑ et ce sont bien les dimensions esthétiques et éthiques qui sont ici en jeu (selon la proposition 6.421, « l’éthique ne se laisse pas énoncer », et que « éthique et esthétique sont une seule et même chose »31). Pas seulement, sans doute : dans le traité de Wittgenstein, cette proposition suit, à quelques lignes d’intervalle, la proposition 6.522 : « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique »32. Je soutiendrais volontiers que c’est vers cette manifestation du Mystique que pointent toutes les fins de Houellebecq ‑ mystique qui ne se donne pas comme directement religieux, mais qui constitue l’essence profonde de sa poésie : il s’agit là de dépasser le dit, et de faire émerger quelque chose qui subsume les catégories logiques et la sphère rationnelle, qui réunisse les contraires, qui fasse miroiter autre chose, qui est de l’ordre de l’indicible, du poétique et de la pure évanescence. C’est pourquoi, en étudiant « les voix de Michel Houellebecq », sans doute faut‑il se rappeler que ces voix ne se font sans doute entendre que pour mieux faire résonner le silence.