Colloques en ligne

Dominique Rabaté, Alexandre Gefen et Olivier Bessard-Banquy

Avant-propos

1Usages de Nicolas Bouvier : par ce titre, nous souhaitons d’abord rendre hommage à son premier livre publié en 1963, L’Usage du monde, livre écrit et publié presque dix ans après le long voyage avec Thierry Vernet qui y est raconté à la façon d’un journal. Cette formule, simple et cependant mystérieuse, nous invite bien à chercher dans un parcours singulier une forme de généralité plus ouverte, une manière de jouir du monde, de la réalité en en faisant l’épreuve, en allant à sa rencontre. L’expression semble empruntée à Montaigne, et témoignerait de la même poursuite d’une sagesse inquiète ou provisoire, modeste et néanmoins affirmative. C’est l’auteur des Essais qui écrit ainsi :

La connaissance des causes appartient seulement à celuy qui a la conduite des choses, non à nous qui n’en avons que la souffrance, et qui en avons l’usage parfaitement plein, selon nostre nature, sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’est plus plaisant à celui qui ne sçait les facultez premieres. Au contraire : et le corps et l’ame interrompent et alterent le droit qu’ils ont de l’usage du monde, y meslant l’opinion de science (III, 11)1.

2Cet « usage du monde » tient donc à l’expérience que nous en faisons, à la jouissance comme à la souffrance que nous y prenons. C’est un chemin qu’il faut suivre sans savoir ni le point réel de départ, ni évidemment le terme ou la destinée. Mais nous partageons tous ce que Montaigne nomme aussi par le déterminant défini : l’usage du monde, ce qui revient à dire que nous sommes du même monde, et qu’il n’y en a qu’un, et que notre façon de vivre doit être d’en faire, sans certitude préalable, le meilleur usage.

3 Il n’y a donc pas un usage de Bouvier, mais de multiples façons de se tenir en sa compagnie, de le lire, de l’entendre tant sa voix semble souvent proche dans le rythme de ses phrases. Pas un usage : cela veut dire aussi qu’il ne faut pas réduire, comme cela a été d’abord le cas, Nicolas Bouvier à la dimension d’écrivain-voyageur, de le cantonner dans cette définition restrictive. Affirmer cela après bien des commentateurs de son œuvre ne revient évidemment pas à gommer la spécificité capitale du voyage dans sa vie et dans son écriture, mais à en faire une des voies d’entrée dans un projet existentiel et littéraire de tout premier ordre qui aura peut-être consisté à se tenir au plus près de « la précieuse connivence avec les choses », selon la belle expression qui se trouve à la fin de L’Usage du monde2.

4 Il faut ainsi, à plusieurs voix, démultiplier les usages de Bouvier, saisir la richesse et la complexité de son travail d’écrivain (en liaison avec sa passion des images), interroger son rapport aux autres arts, à la science, au savoir, se rendre attentif à son humour et aux variations de ton et de distance dans un style qui a quelque chose de naturel, mais un naturel obtenu par le lent et patient travail de l’écriture. Il ne s’agit pas d’avoir chacun « son » Bouvier, mais de ne fermer aucune porte à l’approche d’une œuvre généreuse et ouverte à son lecteur, attentive à ce que lui offre le monde, à ses éclats prodigues. À côté des spécialistes de l’auteur, on trouvera aussi des critiques et des universitaires qui pourraient plus simplement se dire des amateurs de son œuvre, au sens fort du mot, ceux et celles qui le pratiquent, l’aiment, le lisent et le relisent. Car Nicolas Bouvier fait partie des écrivains qui nourrissent et accompagnent, de ceux qu’on prend et reprend sans se lasser, pour une lecture où picorer tel fragment, telle scène, telle maxime plus ou moins ironique, ou selon un mode plus lié pour en relire à la suite tel livre. Comme Montaigne et comme Michaux (qui seront l’un et l’autre plus spécifiquement abordés dans ce volume), Bouvier appartient à ce rayon portatif et toujours roboratif de la bibliothèque que nous constituons pour nous-mêmes, celle qu’il nous semble important de transporter avec nous.

5 Lire Nicolas Bouvier comme un écrivain à part entière, c’est le faire avec sérieux, en éclairant ce que les correspondances, les notes posthumes, les écrits périphériques, la réception immédiate et plus lointaine nous donnent à saisir de lui, de son atelier de travail. C’est envisager la complexité réelle d’une recherche constante, d’une lente conquête de la simplicité, là où l’écrivain gomme lui-même ce qui pourrait lui faire occuper la place pontifiante du littérateur.

6 Cette manière si caractéristique de l’écrivain se donne dès L’Usage du monde, mais les études qu’on lira ne s’en tiennent pas à ce premier coup de maître. Dès le premier livre, ce qui frappe le plus et ravit, c’est une façon de toucher à une sagesse qui s’arrête cependant au bord de la leçon moralisatrice ou dogmatique. Rien n’est donné et la route se rouvre à de nouvelles expériences, à des nouvelles incomplétudes, selon une union essentielle du comment vivre et du comment écrire. L’œuvre toute entière se place sous le signe nécessaire de la rencontre, sous toutes ses formes : rencontre des autres cultures, des autres langues, des paysages, des hommes et des femmes, que le voyage ou l’installation dans un autre pays favorisent. L’écriture de Nicolas Bouvier milite modestement, avec un mélange d’humour et de proximité  qui lui est propre, pour un « art de la vie », qui ne se résume à aucune leçon à donner. Le voyage apprend à l’écrivain la recherche incessante de nouveaux horizons, en entretenant la curiosité de nouvelles découvertes. Cette recherche, c’est bien sûr à l’écriture d’en restituer le vif, mais c’est aussi dans la confrontation avec la photographie, avec le dessin, avec les images que se constitue la profondeur d’un éveil au monde, dans son infinie diversité.  

7 Expérience du décentrement, la rencontre (dont le voyage est la conséquence et la condition) est ainsi la figure même de l’écriture comme participation et recul, comme empathie et mise à distance. En marge des grands engagements politiques de l’après-guerre et des mouvements esthétiques du Nouveau Roman ou du structuralisme, loin des débats européens de son temps, le projet d’écriture de Bouvier dessine pourtant, avec sûreté, l’ouverture d’une mondialisation qui n’arase (pas encore ?) aucune différence, mais qui appelle à la reconnaissance de nos différences et de nos similitudes.

8 Cette sagesse légère, inquiète et provisoire implique un mélange inimitable de gravité et d’humour, d’engagement et de distance. Il y a chez Bouvier une manière constante de ne jamais sur-commenter ses affects, de se tenir avec une politesse remarquable loin de tout narcissisme facile, dans une sorte d’understatement de soi. Même dans les moments de désarroi, d’angoisse (dont Le Poisson-Scorpion porte plus nettement la charge), l’écrivain réussit à se moquer un peu de lui, à s’écarter de son pathos. On le voit bien, dès L’Usage du monde, dans les notations qui concernent la peur en voyage3, ou dans le récit de l’accident sur la route de Kaboul.

9 À la recherche inlassable de cette « connivence » avec les choses et les êtres, avec le monde qui l’environne, Nicolas Bouvier sait aussi faire entendre partout « l’insuffisance centrale de l’âme »4, selon une formule magnifique qui pourrait être de la plume de Michaux. Ce que prodigue l’expérience nécessaire du dépaysement à ce jeune Suisse parti d’un pays épargné par son égoïsme de l’immense catastrophe de la Seconde Guerre Mondiale, c’est un monde enfin là, dans sa diversité. Un monde qui n’a rien d’absurde et qui s’affirme dans sa matérialité et dans sa sensualité renouvelée. Chez Bouvier, on ne trouve aucun moment existentialiste de la vacuité du sujet et ou du non-sens des choses. Mais la proximité avec le dehors n’est pas pour autant une expérience immédiate ou facile. La joie qu’elle procure est passagère, sans remplissement durable, sans satiété possible.

10Un moment particulier de L’Usage du monde le dit bien, moment que l’on retrouvera dans plusieurs études de ce volume, selon les échos des différentes lectures ici proposées : c’est celui où les deux voyageurs ont quitté Erzerum, dépassé Hassankale ; ils sont sur la route du Caucase et Nicolas Bouvier note les multiples détails qui prennent relief dans ce vide et cette attention aiguisée : les étoiles, les « mouvements vagues de la terre », « les yeux phosphorescents des renards ». Il ajoute : « Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un corps-mort au fond de sa mémoire où on ira le rechercher un jour ». Passant aussitôt sur cette belle image (image à la résonance plus négative que ce qu’indique le mouvement premier de la phrase), il poursuit sur cette impression d’allègement et de plénitude :

On s’étire, on fait quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.5

11On voit bien dans cet extrait le travail d’impersonnalisation de l’écrivain, la façon dont il substitue stratégiquement au « je » lyrique qu’on pourrait attendre un « on » général et neutre, puis même en clausule de phrase une deuxième personne du pluriel qui nous inclut dans cette expérience ravissante d’apesanteur. Le mot trop gros – ou plutôt trop mince - de « bonheur » ne qualifie pas assez bien ce qui se passe ici, qui exige au contraire un tâtonnement de la langue et du phrasé.

12 La chute de toute cette partie de L’Usage du monde s’ouvre alors à un nouvel élargissement. À une méditation qui transcende la leçon ponctuelle. On lit en effet :

Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.

13Les formules de ce passage sont magnifiques, parce qu’elles n’ont rien de définitif. Ces moments de « lévitation » sont le sel d’une vie, de toute vie. Ces moments rares ont valeur de talisman, dans leur rareté même. Ce sont eux qu’il faut savoir reconnaître et goûter avec et grâce à Nicolas Bouvier. Ils ne comportent pas d’enseignement grandiloquent mais nous obligent à nous hisser à quelque chose d’impersonnel et de plus plein – une plénitude que travaille et définit le vide, selon une dialectique constante des deux pôles qui oriente toute la pensée de l’écrivain et dont il a fait l’un principe de son intelligence du Japon.

14On comprend que, parvenus à ce sommet (mais que rien ne signale pour tel), à ces moments à la fois ordinaires et exceptionnels, nous devons nous garder de toute suffisance, nous interdire de nous gargariser de nous-mêmes.

15 L’œuvre de Bouvier est ainsi une belle manière de nous inviter à un allègement du Moi, à une cure d’amincissement, pour rester à l’écoute du monde dont elle trace les voies de rencontre. Pour continuer grâce à elle ce dialogue ininterrompu.