Colloques en ligne

Marie-Luce Demonet

« Moi qui suis Roi de la matière que je traite » : la définition de soi dans le Livre III des Essais

1Montaigne termine ainsi son chapitre « De l’art de conférer » :

Moi qui suis Roi de la matière que je traite, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout. Je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie et certaines finesses verbales de quoi je secoue les oreilles : mais je les laisse courir à l’aventure. Je vois qu’on s’honore de pareilles choses. Ce n’est pas à moi seul d’en juger. Je me présente debout et couché, le devant et le derrière, à droite et [à] gauche, et en tous mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas toujours pareils en application et en goût. Voilà ce que la mémoire m’en représente en gros, et assez incertainement. Tous jugements en gros sont lâches et imparfaits. (III, 8 : 233-234 [1588-EB 423v])

2Ce passage, fortement remanié et étendu après 1588, mais maintenu identique à l’Exemplaire de Bordeaux(EB) en 1595 (sauf pour la ponctuation), est un exemple remarquable de retournement sur soi et de réflexivité, soutenu par une comparaison picturale (« et debout et couché »). Avec le jugement sur Tacite, qui semble un peu hors du sujet de la conférence, Montaigne la quitte encore davantage en tant qu’art de la discussion pour la transférer à cette « conférence » des esprits qui naît de la lecture. Bien qu’il ait déjà décalé son propos avec l’examen de la pertinence du traitement de l’histoire par Tacite, Montaigne passe à un autre plan, celui de l’examen de son propre jugement sur l’historien romain, qu’il vient d’énoncer : à savoir, que le bon historien doit rapporter ce qu’il a entendu dire, même s’il s’agit de miracles incroyables.

3Or, non seulement cette question fait écho au chapitre « De la force de l’imagination » (« les Histoires que j’emprunte, je les renvoie sur la conscience de ceux de qui je les prends », I, 21 : 253)1, mais elle anticipe sur « Des boiteux » dans la mesure où, les événements extraordinaires de sorcellerie étant contemporains, Montaigne se permet à la fois de rapporter ce qui se dit, et de juger des faits eux-mêmes lorsqu’il peut en approcher : d’où l’importance de la visite à la sorcière, le recueil de son témoignage et l’invraisemblable « preuve » de la « marque insensible », qui complète le portrait de lui-même en juge des autres et de soi2.

4Lorsque Montaigne termine son récit de la visite par la suggestion, « en conscience », d’administrer à la prisonnière de l’ellébore (médecine des fous) plutôt que de la ciguë (punition des criminels), citant par là Alciat, est-ce là une de ces « finesses verbales » dont il se méfie ? Ces déclarations, maximes, jeux de mots, paronomases et épiphonèmes, ont-ils tous la même valeur – ou non-valeur ? Et comment le savoir ? Rude travail que celui du lecteur qui doit se méfier lui aussi et secouer les oreilles, avec le risque de « faire [sa] finesse trop fine ».

5« Moi qui suis roi de la matière que je traite » : cette proposition, début d’une protase d’une assez longue période qui met en position initiale le pronom personnel tonique moi, pas encore substantivé à l’époque, doit être glosée pour la structure définitionnelle en « moi qui », pour le mot matière en tant que sujet d’étude, pour le verbe traiter et pour le mot roi également.

6« Moi qui suis » : il s’agit en principe d’une définition de l’être individuel, bien que celle-ci soit impossible en bonne logique. Un individu, un singulier disent les logiciens, ne peut pas se définir, il ne peut que se décrire, c’est-à-dire laisser énumérer les traits qui constituent sa singularité par différence avec un autre individu. La définition se construit à l’aide d’au moins trois des universaux : le genre (animal), l’espèce (homme), la différence (doué de raison, de langage). Mais comment aller au-delà pour définir Michel de Montaigne3 ? En dialectique et en rhétorique, les règles sont moins rigides, on peut construire des syllogismes sur des propositions singulières, même s’ils ne sont guère probants ; la définition de soi y supportera les approximations et imperfections et le flou des tropes, comme cette métaphore du roi in praesentia. L’important est de produire son effet, surtout s’il s’agit d’un roi particulier.

7Ce passage intervient dans une sorte de péroraison, où l’habitude était de terminer par un tour d’élocution qui relève du movere. La métaphore, « roi de la matière », attribut au sens grammatical et logique de ce « moi », ne serait-elle pas aussi une boutade ? Un effet oratoire ? La définition tropique de soi présente un risque d’exagération. Lorsque Montaigne endosse la chlamyde de Sextus Empiricus ou le manteau rapiécé de Diogène, il exerce le lecteur à repérer l’ironie derrière les figures mêmes de la saturation philosophique. Et lorsqu’il se dit roi en figure, que faut-il en penser ?

Détermination ou explication

8Pour essayer de répondre à ces questions, entrons à nouveau par la petite porte de la grammaire : les jurys de concours posent souvent des questions sur les propositions relatives, et la distinction entre relatives déterminatives et explicatives, bien que controversée, ne manque pas d’être recommandée. Les premières ne peuvent pas être effacées sans que le sens soit affecté, ne se trouvent pas en position détachée (pas de virgule) et proposent une restriction de l’« extensité » (au sens linguistique) de la détermination ; les secondes, en position détachée, peuvent être supprimées sans dommage pour le sens.

9Dans les grammaires récentes, la prudence est de mise, dans la mesure où ce « dommage pour le sens » n’est pas toujours aisé à établir. Dans l’édition de 1588 suivie par l’édition de référence, et dans les autres éditions modernes tout comme en 1595, il n’y a pas de virgule séparant l’antécédent de la première relative : « Moi qui suis roi de la matière que je traite ». En revanche, on trouvera une relative explicative détachée par deux virgules dans « De la diversion » :

Moi, qui ne désirais principalement que de piper l’assistance, qui avait les yeux sur moi, m’avisai de plâtrer le mal. (III, 4 : 73 [1588])

10Et dans « Des Coches », à propos de la nausée :

Moi, qui y suis fort sujet, sais bien, que cette cause [la peur] ne me touche pas. (III, 6 : 168 [1588])

11L’apposition peut être considérée comme l’évocation d’une circonstance, mais ce n’est pas si simple car la nausée est bien un « trait » physiologique permanent du patient Montaigne, et il n’est pas toujours judicieux de faire confiance à l’usage des virgules à l’époque. Moins clair encore est cet exemple où moi est en position détachée tout en étant le prédicat du verbe être par l’intermédiaire du pronom relatif, dans « De l’incommodité de la grandeur » :

C’est une vertu ce me semble, moi, qui ne suis qu’un oison, arriverais sans beaucoup de contention. (III, 7 : 193 [1588])

12Toutefois ici, moi n’est pas en début de phrase et la proposition développe surtout une comparaison destinée à faire contraste, la relative ayant un sens causal : « parce que je suis un oison ». En revanche, la position détachée est moins explicable dans « À moi, qui ne suis qu’écuyer de trèfles, » (III, 12 : 401 [1588]), plus proche de mon passage-cible, avec un construction indirecte.

13On ne trouve jamais dans les Essais le pronom personnel tonique moi substantivé, comme je le rappelle après Terence Cave, qui a consacré un article important à cette question, examinant la dette de Pascal et Descartes à l’égard de Montaigne, ce qui serait à mettre en rapport avec l’égologie kantienne4. S’il semble bien que quelques emplois de moi précédé de l’article apparaissent à la fin du XVIe siècle, chez des poètes comme Desportes et Jacques Peletier du Mans5, « le moi » n’est pas un concept pour Montaigne, qui utilise la première personne sur le mode de l’énonciation des poètes lyriques, des écrivains de confessions ou de lettres familières, dans le registre énonciatif du discours par opposition au récit d’histoire factuel, selon la division de Benveniste.

14Alors que Blaise Pascal s’est emparé du « moi » de Montaigne pour le substantiver, pour à la fois le définir et en dénoncer la philautie, et qu’en bon janséniste il dédaigne ce « sot projet de se peindre » (Pensées, fragment 644), ce sont d’autres jansénistes qui posent des jalons importants dans la distinction de ces deux types de relatives : Arnaud et Nicole, auteurs de la Logique ou l’art de penser, dite de Port-Royal (1e éd. 1662). En effet, ils introduisent cette distinction dans leur théorie du jugement, et non dans leur grammaire6. Une relative établit une relation qui est l’une des dix catégories dans la logique aristotélicienne, et permet justement de construire des définitions et des propositions. Mais les exemples donnés, chez eux comme dans la plupart des grammaires récentes, fonctionnent sur des ensembles, des noms collectifs ou des pluriels. Pour un singulier comme Michel de Montaigne, la distinction n’a de valeur que par rapport à une circonstance, un moment qui se distingue du précédent et du suivant, un « trait » distinct d’un autre. Si Montaigne se déclare « roi de la matière », groupe nominal lui-même expansé par une autre relative déterminative qui en réduit la portée à un sujet particulier (« que je traite »), cette proposition affirmative ne peut être généralisée car l’adverbe concessif pourtant, qui suit, autorise la paraphrase suivante : « bien que je sois roi de la matière que je traite, et que je n’en doive rendre compte à personne, je ne m’en crois pourtant pas du tout »7.

15Montaigne pose des limites à la pertinence de son jugement, pertinence dont il a réclamé l’application dans l’exercice de la conférence, à l’exemple des « bergers et enfants de boutique ». Puisque la toute dernière phrase de ce chapitre 8, « tous jugements en gros sont lâches et imparfaits », est une universelle affirmative (avec le quantificateur « tous »), et donc un jugement « en gros » qui émet un jugement dépréciatif, le principe de variation risque de mettre en question la validité même de l’affirmation du principe de variation, et cette discussion finale s’annulerait elle-même dans le paradoxe. « Nous voilà au rouet » (II, 12 : 394 [1580]).

16C’est peut-être la raison pour laquelle Montaigne revient sur ce passage, biffé et réécrit, et surtout enrichi d’un développement qui prolonge la figure du roi, en donnant à imaginer à nouveau un autoportrait doué de mouvement et de vie, et justifié par l’exigence du « connais-toi ». La page de l’Exemplaire de Bordeaux et son édition génétique montrent les remaniements qui retracent les hésitations, en particulier les ratures des mots « droit » et « côté » (Fig. 1 et 2) :

Fig. 1. Exemplaire de Bordeaux, 416r (erreur pour 424r), Bibliothèque Mériadeck de Bordeaux, Rés. S 1238 C (consultable sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11718168/f861.image)

Fig. 2. Édition génétique du même passage, par M.-L. Demonet et A. Legros, http://www.montaigne.univ-tours.fr, mise en ligne le 7 décembre 2015 : http://xtf.bvh.univ-tours.fr/xtf/view?docId=tei/B330636101_S1238/B330636101_S1238_tei.xml;doc.view=notice

17Montaigne se réfère expressément à une représentation imaginée de lui-même et tâtonne pour en évoquer les différents traits et points de vue.

Traits picturaux de « moi »

18Avec la métaphore du roi, il me semble que dans cette description mobile de son portrait « et debout et couché », Montaigne file une isotopie d’importance qui émerge à plusieurs reprises dans les Essais, celle de l’autoportrait (« car c’est moi que je peins » [« Au lecteur »]), déclinaison personnelle et particulière des nombreuses métaphores picturales. Leurs registres sont bien connus : les « chimères et monstres fantasques » du chapitre « de l’Oisiveté » (I, 8 : 154), les « grotesques et corps monstrueux » du chapitre « De l’amitié » (I, 28 : 366), la comparaison avec un « skeletos », anatomie sèche ou écorché (« De l’exercitation », II, 6 : 379) ; des aveux comme « Je dois au public universellement mon portrait » (après la « lésion énormissime » évoquée dans « Sur des vers de Virgile », III, 5 : 153), les comparaisons avec Apelle, Protogène, le peintre sur maquette, l’influence probable des gravures représentant des Cannibales et des anatomies8, ce qu’il nous dit de ses goûts en peinture, etc. Plusieurs critiques ont fait la liste des mentions récurrentes des Essais comme peinture de soi, insistant sur le portrait « chauve et grisonnant » du chapitre « De l’Institution des enfants » (I, 26 : 316), sur la formule « je peins principalement mes cogitations, sujet informe » (II, 6 : 77), qui semble annoncer « je ne peins pas l’être, je peins le passage » (« Du repentir », III, 2 : 34), pour culminer avec les fameux trois portraits évoqués dans « De l’expérience », qui disent aussi le passage du temps :

La mort se mêle et confond partout, à notre vie : le déclin préoccupe son heure, et s’ingère au cours de notre avancement même. J’ai des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente-cinq ans : je les compare avec celui d’asteure : combien de fois, ce n’est plus moi : combien est mon image présente plus éloignée de celles-là, que de celle de mon trépas. (III, 13 : 461 [1588])

19Le « soi » est donc tributaire de la vie elle-même, qui fait changer l’être, et, bien que l’expression « moi qui suis roi » contienne le verbe être, les Essais ne prétendent pas relever de l’esse, de l’essence, mais d’une existence soumise au temps, racontée. La suite du jugement sur Tacite expose un autre facteur de variation : la position du modèle, debout, couché, devant, derrière, ce qui rend le portrait mobile en fonction du déplacement du sujet, mais, comme le sujet du tableau et le peintre sont la même personne, le point de vue du regardant bouge aussi. La peinture, devenue fictio à la Renaissance selon Daniel Arasse9, offre une référence de choix pour faire se rejoindre le portrait par les mots et une représentation dans l’esprit, l’image de « l’ami absent » étant souvent donnée comme exemple dans les définitions scolastiques des images mentales qui régissent le discours. Il s’agit d’une fiction en tant que représentation arrangée du réel, « eicastique » (selon l’eikos, le vraisemblable), et aussi « fantastique » (selon l’imagination propre de l’auteur et son « caprice ») : en effet, on ne peut pas se représenter en même temps debout et couché, et le déroulement de soi dans le temps, que ce soit par plusieurs tableaux successifs ou par ces « naturels plis », est forcément une invention tributaire de ses instruments, du crayon ou de la plume et du moment de leur utilisation10.

Autoportrait en roi

20En s’autodésignant « roi », Montaigne fait allusion à un autre passage, crucial pour l’autoportrait et la définition de soi énoncés au chapitre « De la présomption », et que Géralde Nakam considérait comme le moment décisif de sa vocation d’écrivain de soi-même11 :

C’est peu de chose de prêter à la témérité de mes humeurs les actions ineptes, puisque je ne me puis pas défendre d’y prêter ordinairement les vicieuses. Je vis un jour, à Bar-le-Duc, qu’on présentait au Roi François second, pour la recommandation de la mémoire de René, Roi de Sicile, un portrait qu’il avait lui-même fait de soi. Pourquoi n’est-il loisible de même à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignait d’un crayon ? (II, 17 : 653 [1580])

21En tenant compte de la première phrase, souvent omise dans les commentaires, je propose d’établir un lien entre l’expression « roi de la matière » et le Roi René, grâce à cet autoportrait dynamique de la fin de III, 8. La première comparaison est plutôt ironique car le Roi René n’était roi de Sicile que virtuellement, comme il n’était roi de Hongrie, de Naples ou de Jérusalem que de façon toute théorique. En fait, il n’était plus roi du tout. Peu avant sa mort, il ne sera plus duc de Bar ni même duc d’Anjou, seulement comte de Provence, avant que toutes ses possessions ne soient récupérées après sa mort et celle de son héritier par Louis XI. Mais il est tout de même étonnant, et rare, qu’un roi se soit lui-même représenté, même si d’après Alberti l’histoire antique n’a pas manqué de souverains artistes12. Cet autoportrait a dû être dessiné, si l’on tient compte de l’emploi du mot « crayon », et non peint13 : on ne peut le savoir, car le dessin lui-même est perdu.

22Cette perte n’interdit pas de s’interroger sur ce que Montaigne a pu voir, afin de mieux comprendre ce qu’il entend par ses « naturels plis ». Selon les spécialistes des œuvres littéraires et picturales attribuées à René d’Anjou14, ses prétendus autoportraits et miniatures relèvent aussi de sa réputation comme excellent peintre, répandue très tôt par le père de Raphaël, confirmée par Guillaume Paradin et La Croix du Maine, légende encore embellie dans les siècles suivants jusqu’à sa remise en cause totale par les historiens de l’art de nos jours. Certes, le roi de Sicile a commandité des peintures et sculptures, et sans doute fourni des esquisses, mais on ne conserve qu’une seule mention dans une archive administrative faisant état de ce qui pourrait être un autoportrait : un dessin transmis aux artisans et artistes en 1450 (il avait alors quarante et un an), pour la réalisation de son tombeau de la cathédrale Saint-Maurice à Angers, avec gisants surmontés d’une saisissante peinture du « Roi mort » (Fig. 13). Ce tableau, variation personnelle d’une « danse macabre », achevé vers 1472, a été endommagé en 1533 par un incendie, remplacé par une copie entre 1534 et 1540 ; puis le tombeau a été déplacé à la fin du XVIIIe siècle, et enfin détruit à la Révolution15. Il ne reste des gisants et de la peinture que des dessins du XVIIe et du XVIIIe siècle, de la collection Gaignières en particulier. Le tombeau de son cœur, lui aussi avec gisants, était placé dans l’église des Cordeliers d’Angers, dans une chapelle spécialement construite à cet effet16. Pour ses entrailles déposées à l’église des Grands Carmes d’Aix-en-Provence, le magnifique triptyque du « Buisson Ardent » a été réalisé par Nicolas Froment, œuvre heureusement conservée et désormais visible à la cathédrale Saint-Sauveur de la même ville : il montre le portrait du Roi René en donateur avec son épouse (Fig. 4). Après César de Nostredame, Honoré Bouche dit de ce tableau d’autel, dans sa Chorographie de Provence toute remplie des bienfaits de « René le Bon », qu’« on le croit fait et peint de sa propre main » et son successeur Gaufridi est encore plus affirmatif17.

23On sait ce que Montaigne pense de ces monuments funéraires que les grands passent des années à faire ériger, car il fait du livre des Essais un « tombeau » autrement plus vivant. Cette référence est à la fois royale et pré-mortuaire, tout en rappelant les termes de la préface des Essais :

Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eu[e] de moi. (« Au Lecteur »)

24Les portraits ont depuis longtemps cette fonction mémorielle, et les membres de la nouvelle noblesse, et les bourgeois, s’entre-offraient et s’échangeaient leurs effigies, selon la mode récente d’une figuration de plus en plus réaliste. Si l’apparition du portrait dans l’art médiéval et renaissant a donné lieu à de très nombreuses études, celle de l’autoportrait, qui en découle, intrigue davantage car elle va au-delà de la reconnaissance de la singularité de l’individu : ce sont des portraits d’artistes. Or Montaigne se décrit comme un autoportraitiste amateur, tout comme ce roi qui s’est représenté lui-même. Si le « crayon » est perdu, on peut néanmoins conjecturer deux de ses caractéristiques, significatives pour ce que Montaigne en fait : un dessin du roi probablement non de face mais de profil ou de trois-quarts, et individualisé par des détails qui permettaient de le reconnaître, notamment par sa cicatrice et ses plis.

25À partir du milieu du XVe siècle on voit se multiplier les autoportraits de peintres et de sculpteurs, que ce soit en Flandres, en Allemagne, en Italie ou en France : 1450 est justement la date donnée pour celui de Jean Fouquet (Fig. 3), qui relaie les signatures figurées que l’on trouve dès Villard de Honnecourt (XIIIe siècle), pour certains architectes de cathédrales qui émergent d’encorbellements ou garnitures de portes. Il semble que l’autoportrait sculpté ait précédé l’autoportrait peint : Georges Didi-Huberman a rappelé l’importance des figurines votives dans l’Italie du XIIe siècle18. Ainsi, les gisants disparus du Roi René auraient été des sortes d’autoportraits sculptés.

 Fig. 3. Autoportrait de Jean Fouquet, médaillon en émail peint sur cuivre, musée du Louvre19. Source Louvre : http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/autoportrait

26Comme l’expose André Chastel, le portrait indépendant semble plutôt venir des pays septentrionaux ou de France, alors que l’Italie du Quattrocento offre des sortes de devinettes picturales que Vasari a répertoriées dans ses Vies, et que Montaigne a pu connaître par l’édition augmentée de 1568 : autoportraits cachés in assistenza selon l’expression de Chastel, dans l’assistance d’un tableau religieux ou mythologique, ou politique, comme pour Mantegna, Masaccio, Ghirlandajo, Filipino Lippi, Botticelli, Raphaël, etc.20. En revanche, les portraits in tabula propria sont esquissés sur des toiles séparées ou feuilles volantes comme le fait Dürer à treize ans, ou Léonard en vieillard. La troisième forme est la représentation in figura, où l’artiste se peint en saint Luc, en ange Gabriel, en Christ même, dans le cas de Dürer. Je verrais bien Montaigne en Roi René, in figura dans la série de ces poses d’atelier qu’il énumère à la fin de ce chapitre.

27Selon les historiens de l’art, le tournant pris par le portrait qui restitue la physionomie personnelle affecte d’abord les portraits royaux : le premier roi peint en portrait physionomique, de profil, serait Jean II Le Bon (anonyme, 1350), un siècle avant l’autoportrait supposé de René et les deux portraits réalisés par Nicolas Froment, celui du triptyque du « Buisson Ardent », et le portrait dit « de Matheron » à peu près contemporain (vers 1475, Fig. 5). Si la datation du premier est attestée par des archives de la commande, la datation du second a été aidée par la représentation du collier de l’ordre de Saint-Michel, créé par Louis XI en 1471, ce même collier dont Montaigne était si fier tout en reconnaissant qu’il était devenu d’une grande banalité de son temps.

Fig. 4. Portrait du Roi René par Nicolas Froment (vers 1475-1476) dans le triptyque du « Buisson Ardent », cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence. Source Ville d’Aix‑en‑Provence : http://www.culture.gouv.fr/culture/retables/html/diapocomdit0.html

Fig. 5. Portrait du Roi René attribué à Nicolas Froment. Diptyque des Matheron, vers 475, musée du Louvre. Source Louvre : http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=obj_view_obj&objet=cartel_1030_1212_p0001190.001.jpg_obj.html&flag=true

28Bon nombre de spécialistes ont rapproché cette émergence remarquable du portrait ressemblant et, presque en même temps, de l’autoportrait ressemblant — c’est-à-dire singulier, avec des traits particuliers et non plus génériques — de la conception naissante de l’individu reconnue en philosophie. Le courant nominaliste est souvent donné comme responsable de cette notion, mais on pourrait y associer l’élaboration du concept d’individuation chez les scotistes, également aux XIIIe et XIVe siècles21.

29En effet, le roi Montaigne a plusieurs postures : « debout, et couché, le devant et le derrière, à droite et à gauche, et en tous [ses] naturels plis ». Omar Calabrese, qui a poursuivi les travaux de John Pope-Hennessy et d’Ernst Gombrich sur ce chapitre de l’histoire du portrait, en distingue deux types et deux techniques : 1) cartographique, et c’est le profil (la silhouette de l’amoureux), dont l’origine mythique est racontée par tous les historiens de la peinture et que les humanistes ont héritée des médailles antiques, comme la médaille d’Alberti réalisée d’après son propre dessin ; 2) en miroir, et c’est la vue de face, d’abord réservée aux portraits hiératiques et figés, nullement ressemblants, image du pouvoir ou du sacré. Mais la vue de face a l’avantage de permettre de regarder le spectateur, et les traits singuliers de plus en plus marqués et reconnaissables peuvent aussi se trouver dans cette technique spéculaire, comme dans le célèbre autoportrait de Dürer à la pelisse22.

30Si les portraits idéels ne manquent pas lorsqu’il faut représenter les nobles et les grands, notamment les femmes, les signes qui permettent d’identifier les personnages d’une façon réaliste sont désormais fréquents, avec les particularités physionomiques, parfois physiognomoniques, comme on savait les coder et les déchiffrer à l’époque. Les peintres représentent leurs propres traits singuliers : Botticelli et sa mâchoire un peu forte, la tête un peu carrée de Mantegna, et, si le Roi René s’est représenté lui-même, il aura pu fidèlement se dessiner le double (triple ?) menton que peint Nicolas Froment (Fig. 4 et 5) et que les médailles (profil droit) de Pierre de Milan et Francesco de Laurana, ces artistes italiens que le roi a fait travailler, mettent aussi en relief (Fig. 6 et 7)23.

Fig. 6. Le Roi René, par Pietro da Milano (1461). Source Victoria & Albert Museum (1888-151) : http://www.vam.ac.uk/__data/assets/image/0006/197475/21755-large.jpg

Fig. 7. Le Roi René et Jeanne de Laval, par Pietro da Milano (1462). Source British Museum : http://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details/collection_image_gallery.aspx?assetId=844334001&objectId=949699&partId=1

31Selon André Chastel et Omar Calabrese, la majorité des autoportraits peints à partir de la fin du XVe siècle seront de trois-quarts (comme la Joconde), ce qui permet de combiner les deux modèles primitifs selon une vue « oblique » qui met en évidence et sans le truquage de l’anamorphose la physionomie singulière, comme pour les portraits de Montaigne qui nous sont parvenus24, tout en permettant au sujet de regarder le spectateur, effet possible par l’utilisation du miroir. Souvent la combinaison entre la posture légèrement de côté et le regard qui reste posé sur celui du peintre ou du spectateur provoque un effet de torsion qui restera longtemps caractéristique des portraits occidentaux. Les mouvements qu’évoque Montaigne dans sa « portraiture » à poses multiples relèvent plus de cette torsion, être vu et aussi se regarder, que du profil autoritaire d’un empereur romain. Elle n’est pas non plus celle d’un donateur plongé dans la dévotion, comme pour les portraits du Roi René, néanmoins représenté de trois-quarts dans la contemplation du tableau mystique du « Buisson Ardent ».

32L’esquisse que René d’Anjou aurait donnée à ses artisans était destinée à réaliser non seulement les deux gisants de la cathédrale et des Cordeliers à Angers, mais peut-être aussi la peinture du « Roi mort » qui trônait au dessus du premier. Peut-être aussi pour ses représentations sur les vitraux d’Angers, Dijon et Saumur : si le premier vitrail est conservé, les deux autres ne sont connus que par des dessins du XVIIe siècle et tous trois représentent le roi dans son profil droit.

Fig. 8. Le Roi René. Vitrail de l’église de Loroux, maintenant à la cathédrale d’Angers. Source Ville d’Angers : http://www.angers.fr/fileadmin/_processed_/csm_3_vitrail_du_chateau_01_436e7e16e0.jpg

Fig. 9. Le Roi René. Dessin d’après un vitrail de l’église Saint-Pierre de Saumur. BnF Rés PE‑2‑FOL, collection Gaignières (fin XVIIe s.). Source Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b69020704/f1.item

Fig. 10. Le Roi René. Dessin d’après un vitrail de l’église des Cordeliers de Dijon. BnF Rés PE‑2‑FOL, collection Gaignières (fin XVIIe s.). Source Gallica :http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6902082b/f1.item

33Parmi les peintures qui seraient inspirées par le roi lui-même, et qui lui ont été longtemps attribuées, cette miniature du Livre d’Heures d’Egerton (British Library), où il est représenté en « Roi mort », en « transi », la couronne dérisoire penchée vers la terre, et en trois-quarts droit (Fig. 11)25 :

Fig. 11. Le Roi mort. Livre d’Heures de René d’Anjou, British Library, Egerton 1070, 53r, miniature attribuée à Barthélemy d’Eyck. Source British Library : http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/ILLUMIN.ASP?Size=mid&IllID=51777

34Elle offre des similarités remarquables avec cette miniature d’un autre Livre d’Heures, celui de la Bibliothèque nationale de France, cette fois avec un trois-quarts gauche (Fig. 12) :

Fig. 12. Le Roi mort. Heures de René d’Anjou, BnF, Latin 1156 A, 113v, miniature non attribuée. Source Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000466t/f238.item

35Or ces deux figures correspondent également à la copie du tableau autrefois placé au-dessus des gisants de la cathédrale (Fig. 13) :

Fig. 13. Monument funéraire de René d’Anjou et d’Isabeau de Lorraine, cathédrale Saint-Maurice d’Angers. Calque du dessin de la collection Gaignières conservé à la Bodleian Library (14-18459). BnF Rés PE-1-FOL, collection Gaignères (fin XVIIe s.). Source Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10528763w/f1.item

36Sans aller jusqu’à imaginer que Montaigne a vu une telle peinture ou sa copie, on remarque que cette réalisation saisissante et les gisants étaient bien connus au XVIe siècle. La copie Gaignières a dû être effectuée sur la copie du tableau peint par Gilbert Wandeland (et non par le Roi René), copie postérieure à 1540, car la coupole de la cathédrale, en pierre, que l’on voit à droite, a été achevée seulement à cette époque. Une autre copie (1710) présente probablement un état antérieur, car le portail est encore en bois : quoi qu’il en soit, l’ensemble funéraire devait être assez célèbre car Noël du Faïl, qui le mentionne dans les Contes et Discours d’Eutrapel, l’a vu dans les années 1537-1540 et en donne cette description émue :

En ceste belle voute d’Eglise à Sainct Maurice d’Angers, on chantoit cest hymne funebre de Requiem en grosse & plate Musique, approchant du faux bourdon, vis à vis de ce riche tableau du bon René de Sicile, où il est peint mort rongé de vers, couronné, & tenant un sceptre en main: il n’y avoit si contronglé26 & dur coeur qui ne se retirast à la contemplation de la caducité & vanité de ce monde27.

37Le portrait du « Buisson Ardent » et le tableau « au collier de Saint-Michel » (et l’esquisse vue par Montaigne ?) montrent une physionomie probablement assez réaliste compte tenu de la laideur du modèle : celle du Roi de Sicile constitue ainsi, avec celles de Socrate et de La Boétie, un beau triptyque de silènes. César de Nostredame remarque que sa bonhomie se voyait sur sa « physiognomie », malgré ses défauts28.

Cicatrice et plis

38Les portraits de Froment sont d’autant plus physionomiques qu’on peut voir, outre des traits assez empâtés, un détail important, une cicatrice sur sa joue droite, déjà signalée par Jean de Bourdigné dans ses Chroniques d’Anjou (1530), là où une manchette attire l’attention sur les « Bonnes conditions du roi René » :

Quant a la personne dicelluy Prince il estoit tresbeau personnage hault et droit/ de beau corsage et bien taille de tous membres Mais une playe quil avoit receue a sa prinse en Barrois luy notoit [marquait] ung peu le visage29.

39Or plusieurs dessins du XVIIe siècle représentant les gisants, de même que les portraits de Froment, reproduisent cette « note » (marque), et peut-être la miniature d’Egerton, même si ce n’est pas exactement au même endroit (Fig. 14 et 15)30.

Fig. 14. Le gisant du tombeau ayant abrité le cœur du roi aux Cordeliers d’Angers. BnF Rés PE‑2‑FOL, collection Gaignères (fin XVIIe s.). Source Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6905003n/f1.item

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Fig. 15. Détail de la fig. 14 (cicatrice sur le visage).

40Les historiens ont remarqué ce trait particulier, même s’ils divergent sur l’emplacement (au coin de la lèvre, à la pommette) et sur l’origine de cette blessure : Célestin Port écrit que le duc aurait été blessé deux fois au visage à la bataille de Bulgnéville, gagnée par les Bourguignons (1431), où René est fait prisonnier et transféré quatre ans à Dijon, et non à Bar-le-Duc (Bourdigné dit « en Barrois »)31. Les rares portraits de René d’Anjou jeune ne montrent pas cette cicatrice. Pour les médailles réalisées par Pietro di Milano (ou par Laurana), les reproductions accessibles ne permettent pas d’en décider (Fig. 6 et 7)32. Outre les gisants, les vitraux de Saumur et de Dijon reproduits par des dessins tardifs et le vitrail d’Angers (d’époque) semblent aussi indiquer ce détail (Fig. 8, 9, 10). Mais une cicatrice n’est pas un signe physiognomonique, lié au tempérament et aux signes du zodiaque : la forme de la tête, du nez, des lèvres, des yeux, la gestuelle, les taches de naissance, les verrues, le sont effectivement. Une cicatrice est une marque, la trace d’une blessure, un défaut qui est la conséquence d’un traumatisme, d’une histoire personnelle, en l’occurrence celle d’une bataille perdue. Elle est un signe mémoratif, qui oblige à s’évaluer soi-même en se rappelant l’ancienne blessure, à se méfier de soi, tout en confiant à autrui, au moins le temps de la lecture, le rôle de juge. En revanche les plis du visage résultent de l’activité émotionnelle contradictoire des humains, dont Montaigne avait bien conscience :

Nature nous descouvre cette confusion : les peintres tiennent que les mouvemens et plis du visage qui servent au pleurer, servent aussi au rire. De vray, avant que l’un ou l’autre soyent achevez d’exprimer, regardez à la conduicte de la peinture : vous estes en doubte vers lequel c’est qu’on va. (II, 20, « Nous ne goustons rien de pur » : 297v [1588])

41Il serait exagéré de spéculer sur les ressemblances entre le roi et Michel de Montaigne : signalons néanmoins que selon les contemporains, qui évoquent discrètement sa laideur, René « inspirait la confiance, et faisait naître l’affection », malgré ou peut-être à cause de ses échecs. Alors que les gravures du XVIIIe et du XIXe siècle ont tendance à lisser le visage du bon roi, celle de Rosselmann restitue sans concession les marques naturelles et cicatricielles (Fig. 16).

Fig. 16. Le Roi René, gravure de Rosselmann (1835), ©Université de Leuven. Source The European Library : http://depot.lias.be/delivery/DeliveryManagerServlet?dps_pid=IE4889863

42De même, la Bibliothèque Interuniversitaire de Santé (Paris) conserve une gravure sur bois, prétendument un « dessin du XVe siècle » d’après la notice, où les traits semblent bien empruntés au tryptique du « Buisson ardent », mais inversés, avec sa cicatrice devant l’oreille (Fig. 17) :

Fig. 17. Le Roi René (s.d., d’après Nicolas Froment ?), BIU Santé, Paris, CIPA0554. Source BIUM : http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/images/index.php?refphot=CIPA0554

43Si une cicatrice singularise le roi de Sicile, elle n’aura pas manqué d’attirer l’attention de Montaigne, qui parle de cicatrice pour signaler l’un de ses propres défauts, l’irrésolution, juste après l’évocation de l’autoportrait de Bar-le-Duc :

Je ne veux donc pas oublier encore cette cicatrice, bien malpropre à produire en public : c’est l’irrésolution, défaut très incommode à la négociation des affaires du monde. Je ne sais pas prendre parti aux entreprises douteuses. (II, 17 : 653 [1580])

44Dans « De la Présomption », Montaigne se reprochait l’incertitude. Dans « De l’art de conférer », c’est l’inverse, puisqu’il constate que son jugement sur Tacite est trop résolu. En étudiant récemment l’expression au potentiel ou au contrefactuel des décisions difficiles (comme « je leur eusse ordonné de l’ellébore plutôt que de la ciguë »), elles me sont apparues comme les modalités, parfois bien audacieuses, de l’irrésolution33. La fin de « l’Art de conférer » dresse de Montaigne, au présent, un portrait muable, incertain, soumis à cette vanité du monde et des hommes qui sera le titre du chapitre « De la Vanité », lequel commence sur la même page. Elle invite le lecteur à examiner la mise à distance, celle qui, dans un autoportrait pictural, s’établit entre le peintre qui se regarde dans le miroir pour pouvoir saisir sa physionomie, et le miroir ; elle l’invite à faire varier l’angle du miroir et la distance du regard, de même que le point de vue, de face ou oblique.

45Dans « De l’Institution des enfants » il avait confessé un autre défaut, littéraire cette fois, celui d’enrichir ses propos de nombreux emprunts, manie qui relève de son caractère et de son éducation, dans un passage qui file aussi la métaphore picturale de la soumission au temps :

Quoy qu’il en soit, veux-je dire, & quelles que soient ces inepties, je n’ay pas deliberé de les cacher, non plus qu’unmien pourtraict chauve & grisonnant, ou le peintre auroit mis non un visage parfaict, mais le mien. Car aussi ce sont icy mes humeurs & opinions : je les donne pour ce qui est en ma creance, non pour ce qui est a croire : je ne vise icy qu’a découvrir moy mesmes, qui seray par adventure autre demain, si nouveau aprentissage me change. (I, 26 : 190 [1580])

46L’âge blanchit les cheveux, modifie les traits, scelle les cicatrices, rend permanentes les marques du rire et de la tristesse : « ce n’est plus moi » et pourtant ce visage est « le mien ».

L’écuyer de trèfles

47La royauté évanouie du bon Roi René donne encore l’occasion à Montaigne de se déprécier et de reprendre le motif de la vanitas. Un Roi de Sicile sans royaume, même s’il était du même sang que François II, est un peu comme un roi de jeu de cartes. Précisément, Montaigne offre de soi un autre portrait indirect, inassistenza plus qu’en figura, celui d’un « écuyer de trèfles », un autre « moi qui », cette fois dans « De la Physionomie » :

À moi, qui ne suis que valet qu’écuyer de trèfles, peut toucher, ce qu’on disait de Charillus Roi de Sparte: Il ne saurait être bon, puisqu’il n’est pas mauvais aux méchants. (III, 12 : 401 [1588-EB])

48Encore une boutade, un jugement hâtif dont il ne croit rien ? Son refus d’être méchant envers les envahisseurs de son château ne lui garantit pas qu’on le jugera bon, mais il n’est qu’« écuyer de trèfles », c’est-à-dire peu de chose dans la hiérarchie sociale. Il n’empêche qu’il a bien joué son va-tout. Avant « écuyer », Montaigne avait écrit « valet », les deux cartes étant distinctes alors, l’écuyer valant plus que le valet. C’était, selon les jeux, soit la carte la plus faible, ou bien la plus forte si elle était un atout, en l’occurrence ici, une physionomie favorable. Le valet de trèfles était comme le badin des comédies, à la fois le plus sot en tant que personnage, et le plus habile comme comédien d’une compagnie de théâtre. Ainsi, ces comparaisons rejoignent la mention ironique de la bulle de bourgeoisie romaine, dans un chapitre où Montaigne se désigne aussi comme « scrutateur sans connaissance », « magistrat sans juridiction » et « badin de la farce » (fin du chapitre « De la Vanité »). Le rapprochement avec un roi mécène, amateur des arts et particulièrement du théâtre, qui a peut-être fait écrire et représenter par son fou Triboulet la plus célèbre farce de la littérature française, Pathelin34, méritait bien que le badin bordelais lui emprunte le sceptre et la marotte.

49Le rapprochement est d’autant plus séduisant que les trèfles (à trois feuilles, ordinaires) figurent sur les armes de Montaigne et on les voit bien sur l’avers de son jeton (Fig. 18) :

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Fig. 18. Avers de l’unique jeton de Montaigne, conservé au château de Montaigne. Photo A. Legros.

50Montaigne décrit ses armoiries avec le vocabulaire héraldique adéquat dans « Des noms » (addition de 1588), pour en souligner justement le caractère dérisoire, car n’importe qui pourra s’en emparer :

Les armoiries n’ont de sûreté, non plus que les surnoms. Il Je porte d’azur semé de trèfles d’or, à une patte de Lyon de même, armée de gueules, mise en face. Quel privilège a cette figure pour demeurer particulièrement en une ma maison : un gendre la transportera en une autre famille : quelque chetif acheteur en fera ses premieres armes. (I, 46, « Des noms », EB : 116r-117v [1588])35

51Sa propre famille avait déjà procédé ainsi, récupérant les armes des précédents propriétaires, les Montaigne des Essars, encore mentionnées dans un armorial du XVIIe siècle36. Il est significatif que Montaigne utilise, comme d’autres à son époque, le revers pour marquer sa propre individualité, non par un dessin, mais par son emblème personnel retravaillé dans un sens sceptique, la balance37.

52Comme dans sa remarque sur le « portrait chauve », après la mention d’une royauté de crayon, Montaigne enchaîne avec le verbe croire, dans une sorte de débat avec lui-même : « je ne m’en crois pourtant pas du tout ». Il avoue se méfier de ses propres boutades, de ses « phrases » que certains apprécient, mais pas lui. L’époque aime les pointes, les maximes, les « allusions » (techniquement, les jeux sur les noms propres), bons mots, traits d’esprit, saillies parfois insolentes. Mais il ajoute qu’il les « laisse courre » tout en les tenant à distance et admet que cette distance fait aussi partie de son portrait : c’est au lecteur d’en juger, et d’en jouer comme aux cartes et à la scène.

53Avec ces propositions relatives en « moi qui », moins déterminatives qu’il ne semble, le sujet se définit par approximations (roi, oison, écuyer de trèfles) sans pose stable ni définitive. Ainsi procède la connaissance, par l’établissement de relations « lâches » et « imparfaites », non plus « dangereuses » comme Montaigne l’avait d’abord écrit : le lecteur est averti.

54En multipliant les tropes picturaux, en se référant avec insistance moins à une définition qu’à cette figuration de soi qui glisse et change dans la durée et prend du relief comme une sculpture, Montaigne dit d’autant plus l’importance de le dire avec des mots. Toute cicatrice insensible était pour les juges de sorcellerie une preuve très certaine de la stigmatisation et de l’action dominatrice du diable : si celle du Roi René souligne sa propre humanité dérisoire devant la postérité et la divinité, celle que Montaigne a voulu partager avec ses lecteurs signale les blessures dont il tente de peindre l’histoire, à côté des plis creusés par la variété de ses émotions.