Colloques en ligne

Belén Hernández Marzal

Une poétique du hashtag ? L’Idée ridicule de ne plus jamais te revoir de Rosa Montero

1En 2011, la vidéo devenue virale « ¿Conoces el Book? » vantait de manière humoristique les nombreux avantages du livre papier face à ses adversaires numériques1. Comme avec le « révolutionnaire » dispositif Book, le livre de Rosa Montero se lit à l’aide d’un léger glissement de doigts, semblable à celui qu’on effectue sur l’écran d’une tablette. Comme le dispositif Book, la lecture sera linéaire – avec la possibilité, néanmoins, de faire des retours en arrière – et la numérotation des pages servira à orienter le lecteur ; sa révolutionnaire technologie sans fil fait qu’il pourra être lu n’importe où... On l’aura compris, nous ne sommes pas devant un ouvrage conçu pour internet, la démarche de l’Espagnole est tout autre. Rosa Montero, journaliste et écrivaine espagnole, avait imaginé des mondes possibles dans l’un de ses romans de science-fiction, Des Larmes sous la pluie, où l’héroïne, Bruna Husky, androïde détective privée, enquête sur la mort de Myriam Chi, androïde leader du Mouvement Radical Réplicant. Nous ne verrons pas dans L’Idée ridicule de ne plus te revoir des hologrammes qui s’animeront à tout bout de champ nous laissant découvrir l’histoire, car le format de cet ouvrage est on ne peut plus classique : un livre imprimé. Dans l’ouvrage de Rosa Montero, l’outil numérique n’est pas au cœur de la démarche créative, nous n’assistons pas à la naissance d’une œuvre sur la toile, ce n’est pas non plus une œuvre conçue nativement pour internet. Telle n’est pas la question. Rien de plus éloigné, a priori, d’internet et des mondes possibles et futuristes que cette pseudo-biographie de Marie Curie. Et pourtant, internet est bien présent, en toile de fond, tout au long du roman, ne serait-ce qu’à travers l’omniprésence du hashtag.

2Nous tenterons de déterminer dans quelle mesure l’ouvrage de Montero est un livre « classique », si la place exceptionnelle que tient le lecteur-narrataire est imputable à la forme essai, à l’écriture journalistique ou à l’influence d’internet dans sa pratique d’écriture et, enfin, quel surplus de signification apporte le hashtag.

3Dans un entretien avec une journaliste à propos de L’Idée ridicule de ne plus jamais te revoir, Rosa Montero admet que celui-ci aurait pu faire l’objet non seulement d’une édition électronique – elle existe et elle est très classique, comme n’importe quel ouvrage numérisé en format e-book – mais d’une édition beaucoup plus interactive. Elle envisagerait d’ailleurs ce genre d’édition pour son deuxième roman sur son personnage de détective réplicante, Bruna Husky. Le lecteur pourrait ainsi visualiser les différents mondes, les mondes flottants, et cliquer pour accéder à d’autres contenus…2 Quoi qu’il en soit, même si elle est consciente que ses livres se prêteraient bien à une édition numérique beaucoup plus interactive, l’apport relèverait peut-être plus de l’ordre du bonus, du complément d’information, du lien sur lequel on clique pour ensuite revenir au fil de l’histoire… on est quand même loin de l’immersion dans des mondes virtuels, de la lecture sur la toile où le lecteur peut activer des liens et aller d’un contenu à un autre au risque de se perdre, de perdre le fil, sans possibilité parfois de retour en arrière, au risque d’être embarqué dans une tout autre histoire et même de participer à l’écriture… on est loin, en somme, de l’hypertexte interactif géant3.

4Toutefois, si la forme matérielle de l’ouvrage semble classique de prime abord, la classification générique de celui-ci l’est beaucoup moins. Né comme une espèce de présentation/exégèse4 du Journal de deuil de Marie Curie écrit suite à la mort accidentelle de Pierre, son mari, les mots poignants de la Polonaise sortent l’Espagnole de l’impasse créative dans laquelle elle se trouvait alors. Et les mots commencent à jaillir pour aboutir à un ouvrage que les critiques et les différents comptes rendus sur l’ouvrage ont du mal à classer dans les catégories habituelles, au point que beaucoup d’entre eux préfèrent les hyperonymes livre, ouvrage5ou bien des termes comme récit. En revanche, tous signalent le caractère hybride de l’ouvrage, à cheval entre plusieurs genres, ainsi que sa grande liberté. C’est également le cas du paratexte éditorial du livre. Ainsi, sur la quatrième de couverture de l’édition espagnole nous pouvons lire :

« C’est un livre sur la vie, passionné et joyeux, sentimental et moqueur »

« Éste es un libro sobre la vida… apasionado y alegre, sentimental y burlón ».

Rosa Montero bâtit un récit à mi-chemin entre le souvenir personnel et notre mémoire à tous, l’analyse de notre époque et son évocation intime.

Rosa Montero construye una narración a medio camino entre el recuerdo personal y la memoria de todos, el análisis de nuestra época y su evocación íntima.

Très libre et original, ce livre inclassable inclut des photographies, des souvenirs, des amitiés et anecdotes qui transmettent le plaisir primitif d’écouter de bonnes histoires. Un texte authentique et émouvant qui te captivera dès les premières pages.

Libérrimo y original, este libro inclasificable incluye fotos, remembranzas, amistades y anécdotas que transmiten el primitivo placer de escuchar buenas historias. Un texto auténtico, emocionante y cómplice que te atrapará desde sus primeras páginas.

5C’est ainsi que le définit dès les premières pages l’auteure, qui a elle aussi du mal à le cerner :

Mais ce livre n’est pas un livre sur la mort.

En réalité, je ne sais pas bien ce qu’il est, ou ce qu’il sera. Il est là maintenant au bout de mes doigts, à peine quelques lignes sur une tablette, un amas de cellules électroniques encore indéterminées qui pourraient très facilement avorter (p. 11-12).

Pero éste no es un libro sobre la muerte.

En realidad, no sé bien qué es, o qué será. Aquí lo tengo ahora, en la punta de mis dedos, apenas unas líneas en una tableta, un cúmulo de células electrónicas aún indeterminadas que podrían ser abortadas muy fácilmente (p. 10).

6Lorsque l’auteure annonce que la « sainte de ce livre est Marie Curie » (p. 12), on pourrait croire d’emblée à une énième biographie, et même hagiographie, de cette femme illustre... Mais, si la matière est classique et s’apparente souvent à une biographie, la manière de traiter le matériau biographique l’est un peu moins et finit par ressembler par moments à un essai très personnel sur la création littéraire en général et sur la création littéraire au féminin en particulier. En effet, cet ouvrage inclassable, à cheval entre plusieurs genres, entre biographie, essai sur des questions génériques comme la place de la femme, essai sur la création littéraire, se transforme souvent en une sorte de récit autobiographique lorsque l’évocation de la vie de la Polonaise ou la lecture de son journal éveillent chez l’auteure des souvenirs personnels, laissant de côté l’impersonnalité du biographe ou de l’essayiste :

Pierre était sorti comme toujours ce matin-là pour aller au travail, il avait déjeuné avec des collègues et, en retournant au laboratoire, il avait glissé et était tombé devant un lourd attelage de transport de marchandises. Les chevaux l’évitèrent, mais une roue arrière lui broya le crâne. Il mourut sur le coup.

J’entre dans le salon. On me dit : « Il est mort ». Peut-on comprendre des paroles pareilles ? Pierre est mort, lui que j’ai vu partir bien portant ce matin, lui que je comptais serrer dans mes bras le soir, je ne le reverrai que mort et c’est fini à jamais.

Jamais, toujours, des mots absolus que nous ne pouvons pas comprendre, nous qui sommes des petites créatures piégées dans notre petit temps. […]

Et toujours, c’est quoi, bon sang ? C’est un concept inhumain. Je veux dire que c’est au-delà de notre capacité d’entendement. Mais comment ça, je ne vais plus jamais le revoir ? […] C’est une réalité inconcevable que l’esprit rejette : ne plus jamais le revoir est une mauvaise blague, une idée ridicule.

Quelquefois [j’ai] l’idée absurde que tout cela est une illusion et que tu vas rentrer. N’ai-je pas eu hier en entendant fermer la porte d’entrée l’idée absurde que c’était toi ?

Après la mort de Pablo, je me suis moi aussi surprise à penser pendant des semaines : « Bon, voyons un peu s’il arrête de faire l’imbécile et s’il revient une bonne fois pour toutes », comme si son absence était une blague qu’il était en train de me faire pour m’agacer, comme ça lui arrivait parfois (p. 24-25).

Pierre había salido esa mañana como siempre camino del trabajo; tuvo una comida con sus colegas y, al volver del laboratorio, resbaló y cayó delante de un pesado carro de transporte de mercancías. Los caballos lo sortearon, pero una rueda trasera le reventó el cráneo. Falleció en el acto.

Entro en el salón. Me dicen: “Ha muerto”. ¿Acaso puede una comprender tales palabras? Pierre ha muerto, él, a quien sin embargo había visto marcharse por la mañana, él, a quien esperaba estrechar entre mis brazos esa tarde, ya sólo lo volveré a ver muerto y se acabó, para siempre.

Siempre, nunca, palabras absolutas que no podemos comprender siendo como somos pequeñas criaturas atrapadas en nuestro pequeño tiempo […].

¿Y qué demonios es siempre? Es un concepto inhumano. Quiero decir que está fuera de nuestra posibilidad de entendimiento. Pero cómo, ¿no voy a verlo más? […] Es una realidad inconcebible que la mente rechaza: no verlo nunca más es un mal chiste, una idea ridícula.

A veces [tengo] la idea ridícula de que todo esto es una ilusión y que vas a volver. ¿No tuve ayer, al oír cerrarse la puesta, la idea absurda de que eras tú?

Después de la muerte de Pablo, yo también me descubrí durante semanas pensando: “A ver si deja ya de hacer el tonto y regresa de una vez”, como si su ausencia fuera una broma que me estuviera gastando para fastidiarme, como a veces hacía (p. 25).

7Comme nous le constatons, on assiste souvent à un va-et-vient entre l’une (Marie) et l’autre (Rosa). La biographie de Marie apparaît ainsi entrecoupée, interrompue par des digressions autobiographiques de l’auteure. La syntaxe, à travers le parallélisme entre les deux compléments réunis dans la même phrase, rend compte des expériences communes à l’une et à l’autre :

Je regarde à présent la photo magnifique que j’ai prise de la fenêtre de notre hôtel à Manhattan et je sens mon cœur se glacer.

Avec une mort pareille, comme celle de Pierre, avec un diagnostic pareil, comme celui de Pablo, le monde s’écroule (p. 96).

Ahora veo la preciosa foto que hice desde la ventana de nuestro hotel en Manhattan y siento cómo se me hiela el corazón.

Con una muerte así, como la de Pierre; con un diagnóstico así, como el de Pablo, el mundo se derrumba (p. 110-111).

8Toujours cet aller-retour de la vie de Marie Curie à celle de Rosa Montero qui fait que ce texte ne peut pas être lu comme une biographie classique, car il bascule souvent dans l’autobiographique. Mieux encore : non seulement la vie de Curie insuffle à Rosa Montero une nouvelle énergie qui la sort de la crise créative dans laquelle elle se trouvait, mais lui permet de comprendre aussi bien sa propre vie que des questions féminines qui la taraudent. Raconter la vie de Curie est alors une façon de mieux appréhender la sienne, prise qu’elle est par « [l]’envie d’utiliser sa vie comme un mètre étalon pour comprendre la [s]ienne »(p. 18). Curie et Rosa, son deuil et le sien ne semblent faire qu’un. On bascule par moments dans une autre catégorie littéraire que la critique espagnole appelle « littérature de deuil », même si l’auteure rechigne à être cataloguée dans cette case.

9Mais ce livre hybride, atypique, à la lisière de plusieurs genres, partage aussi bien avec l’essai qu’avec l’écriture journalistique – un autre des genres cultivés assidument par l’auteure –, le dialogisme6, « l’aspect de dialogue » avec le lecteur, le narrataire du texte. C’est cet aspect qui attire l’attention des critiques lors de la publication, comme celle de Stéphanie Dupays, du Monde des livres :

LIVRE HYBRIDE mêlant au récit de la vie de Marie Curie une méditation sur les expériences qui gouvernent une existence, L’Idée ridicule de ne plus jamais te revoir prend l’allure d’une discussion à bâtons rompus7.

10Enfin, ce qui attire surtout l’attention du lecteur c’est que le texte apparaît émaillé de hashtags : on en dénombre 20 (y compris les variantes ou déclinaisons de certains d’entre eux), au total 117 occurrences d’hashtags dans le livre8. À quoi obéit l’utilisation de ce signe ? Est-ce une volonté de paraître « moderne » ? En tout cas, Internet et Twitter ou toute sorte de pratique d’écriture hypertextualisée sembleraient avoir influencé l’écriture de la romancière. On sent que la fréquentation des réseaux sociaux (elle est assez active sur Twitter et a un compte Facebook) et du web (elle a sa propre page) a donné une nouvelle dimension à son œuvre. Il est curieux de constater, par ailleurs, que son nom d’utilisateur sur Twitter, où elle y est inscrite depuis 2009, est @BrunaHusky, comme le personnage protagoniste, la détective réplicante des Larmes sous la pluie et Le poids du cœur, son dernier roman, comme si sa littérature et son personnage public sur le web étaient des vases communicants.

11Du hashtag, elle adopte la syntaxe : signe du croisillon suivi d’un substantif (#Coïncidences, #Légèreté, #Mots) ou d’un adjectif substantivé (#Bizarres, #Mutante) ou d’un syntagme, nominal (#CulpabilitéDeLaFemme, #FaiblesseDesHommes, #PlaceDeLaFemme, #PlaceDeL’Homme) ou verbal (#FaireCeQu’IlFaut, #HonorerSonPère, #HonorerSaMère, #HonorerSesParents). Chaque mot qui compose le hashtag est séparé des autres par des majuscules, comme cela se pratique sur les réseaux sociaux. L’auteure inclut un index des hashtags à la fin de l’ouvrage dans l’édition française et juste avant le journal de deuil de Marie Curie9 dans l’édition espagnole. Cet index constitue une sorte de carte des questions abordées dans l’ouvrage et des liens qui se tissent entre les différents chapitres. Et c’est, entre autres, cette fonction d’indexation qui transparaît dans sa réponse à Kathleen Evin à l’émission L’Humeur vagabonde :

Ce livre me permettait de réfléchir sur la vie de Marie Curie, c’était un miroir, avec toutes les émotions qui tournaient fébrilement dans ma tête depuis deux ou trois ans. Quand je me suis assise pour écrire ce livre, à chaque fois que j’abordais un de ces thèmes, une de ces émotions, une de ces réflexions que je voulais développer, immédiatement, je mettais un petit hashtag. Ça s’est fait tout à fait naturellement, je ne sais pas pourquoi. C’était tout-à-fait naturel, parce qu’avec le hashtag, en fait, le lecteur comprend immédiatement que ce mot précédé de hashtag est une pensée en construction qui va se développer pendant tout le livre, c’est comme une pensée en développement. En fait, il s’agit de thèmes qui apparaissent plusieurs fois le long du livre et que je développe petit à petit. Si je n’avais pas utilisé le hashtag, j’aurais dû utiliser des méthodes aussi peu économiques ou utiles comme par exemple à chaque fois dire « comme je l’ai dit avant » […] j’aurais dû répéter à chaque fois, mais avec le hashtag ce n’est plus la peine de répéter, parce que le lecteur comprend parfaitement. Le lecteur se rend tout de suite compte […] et donc en mettant ce petit hashtag, même si c’est nouveau dans le contexte, les lecteurs l’ont tout de suite compris, l’ont tout de suite adopté. Je pense que c’est quelque chose de très utile et que dans cinq ou six ans nous le retrouverons dans la littérature de tous les jours10.

12C’est aussi une façon d’indexer les thèmes qui lui sont chers. Ils tissent une sorte sde sous-texte11 qui nous renseigne rapidement sur les questions traitées dans chaque chapitre. Elle les introduit chapitre après chapitre et de nouveaux hashtags viennent s’ajouter au fur et à mesure. L’index à la fin du livre nous permet de voir également les thèmes récurrents.

13Ce sont les traces du processus d’écriture qui persistent une fois le livre fini, dans le résultat final12.

14Quelles conséquences aurait l’introduction du hashtag dans l’ouvrage de Rosa Montero ? Tout d’abord, il introduit une sorte de rupture, à l’écrit comme à l’oral, une cassure. Il saute aux yeux. Le langage apparaît comme frappé de délinéarisation, l’un des traits technodicursifs, comme le signale Marie-Anne Paveau, de l’environnement Twitter et de la twittécriture, où l’énoncé est délinéarisé « par insertion de liens, de hashtags, d’énonciateurs/interlocuteurs multiples, les trois étant cliquables ; il s’agit donc d’une double délinéarisation, syntagmatique et hypertextuelle, visible sur l’écran puisque tout ce qui est cliquable apparaît en couleur »13. Elle définit le hashtag comme un technomorphème « car il possède une nature composite : le segment est bien langagier (il s’agit de sigles, mots, expressions ou même de phrases entières) mais également cliquable, puisqu’il constitue un lien qui permet la création d’un fil »14.

15On retiendra de la définition de Paveau l’idée de signe hybride, entre technologique et littéraire. L’on retrouve cette hybridité dans le livre de Rosa Montero car nous assistons à une tension entre la forme apparemment classique (en tout cas du point de vue de la lecture, linéaire) et l’apparence de délinéarité qu’insinue dans le texte l’introduction des hashtags. La différence avec les vrais hashtags est d’abord que le lecteur ne peut pas cliquer dessus (dans la version e-book le lien n’est pas plus actif que dans la version papier) et que, évidemment, à la différence des vrais hashtags, ils ne sont pas en surbrillance. Ces pseudo-hashtags sembleraient fonctionner comme des trompe-l’œil : si la syntaxe est celle du hashtag, il n’en possède pas toutes les fonctionnalités, puisque le lecteur ne peut pas cliquer dessus.

16Et pourtant, le mot semble consteller différemment… Quelles seraient les valeurs des différents hashtags tout au long de son ouvrage ? Quand l’on interroge l’auteure à propos de l’introduction du hashtag, elle déclare que cela est venu tout naturellement, qu’elle l’a ressenti comme un besoin. D’après elle, le hashtag finira par se substituer à la ponctuation, il n’est pour elle qu’un simple signe orthographique, un élément de ponctuation, un simple signe diacritique. Si le hashtag est comme un signe diacritique, son adjonction permet de modifier la valeur d’un signe linguistique, un mot ou un groupe de mots. Et en tant que signe diacritique, deux mots identiques, avec ou sans hashtag, n’auraient pas la même portée, il y aurait comme un surplus de signification :

 Sois un autre type de femme. Sois une #Mutante. Cette femelle sans place, ou à la recherche d’une autre #Place (p. 38).

Sé otro tipo de mujer. Sé una #Mutante. Esa hembra sin lugar o en busca de otro #Lugar (p. 40).

Une solitude tellement grande qu’elle ne rentre pas dans le mot solitude et que vous ne pouvez même pas arriver à l’imaginer si vous n’y avez jamais mis les pieds. C’est sentir que vous êtes déconnecté du monde, qu’on ne va pas pouvoir vous comprendre, que vous n’avez pas de #Mots pour vous exprimer (p. 24).

Una soledad tan grande que no cabe dentro de la palabra soledad y que uno no puede ni llegar a imaginar si no ha estado ahí. Es sentir que te has desconectado del mundo, que no te van a poder entender, que no tienes #Palabras para expresarte (p. 24).

17 Parfois ce surplus de signification pourrait être assimilé à une sorte de clin d’œil complice au narrataire. On pourrait l’appeler « Hashtag de complicité avec le lecteur », d’où le choix de la formule impersonnelle « uno » – utilisation du masculin généralisant – plutôt que « una ». Et toujours l’omniprésence du tutoiement15, la présence très forte du narrataire qui en renfoncerait la valeur. Le choix du déictique « ese », rattaché à l’interlocuteur ou allocutaire, instaure également une certaine complicité16. Le hashtag permet ainsi de passer de l’intime à l’universel17. Pour Stéphanie Dupays, dans Le Monde des livres, « Ce mouvement du particulier au général est matérialisé dans le livre par l’usage de hashtags, ces mots-clés précédés du signe #, tels qu’utilisés sur Twitter »18.

18Le hashtag a aussi une valeur de renvoi car le croisillon, surtout lorsqu’il est récurrent, renvoie à d’autres occurrences du hashtag dans le texte. D’ailleurs, nous l’avons vu, pour Rosa Montero le hashtag est en quelque sorte un équivalent de « comme je le disais » ou des tournures semblables, solutions que l’auteure considère moins « économes »19. Cette valeur renoue avec sa valeur originale : retrouver des fils de discussion sur les réseaux sociaux20. On constatera à titre d’exemple que des hashtags comme #HonorerSonPère ou #FaireCeQu’IlFaut reviennent sur plusieurs chapitres, comme les hashtags #Place, #PlaceDeLaFemme, ou #Coïncidences.

19Si le hashtag, comme le signale Montero dans des entretiens, peut être vu comme un signe de ponctuation, il peut apparaître comme un marqueur d’ironie et jouerait un rôle semblable à celui que détiendraient par exemple les guillemets dans la langue écrite :

Le congrès [Solvay] se déroula du 30 octobre au 3 novembre et rassembla plusieurs prix Nobel passés et futurs, comme De Broglie, Einstein, Perrin, Lorenz, Nernst, Planck et Rutherford. Il y avait en tout vingt et un cerveaux privilégiés et Marie était, bien sûr, l’unique femme. Il y a une photo merveilleuse et émouvante où elle semble bien seule et bien peu à sa #Place parmi tous ces ténors à col amidonné (p. 139-140).

El congreso se celebró del 30 de octubre al 3 de noviembre y juntó a varios premios Nobel habidos y por haber, como De Broglie, Einstein, Perrin, Lorenz, Nernst, Planck et Rutherford. En total había veintiún cerebros privilegiados y Marie Curie era, por supuesto, la única mujer. Hay una foto maravillosa y conmovedora en la que se la ve muy sola y muy fuera de #Lugar entre tanto prohombre de cuello almidonado (p. 162).

20Le hashtag produit une rupture visuelle du point de vue de la syntaxe en introduisant de la discontinuité dans le syntagme prépositionnel « fuera de #Lugar » et semblerait fonctionner comme une sorte de marqueur ironique, comme s’il ajoutait une dimension ironique à l’énoncé.

21Mais le hashtag peut prendre diverses connotations d’après le contexte. Il ne peut pas se passer de la composante linguistique pour signifier ni du contexte et le même hashtag résonne différemment selon la situation où il apparaît :

Pourtant, Marie résista toute une année avant de lui dire oui. Épouser Pierre aurait supposé de rester à Paris, et Marie angoissait à l’idée d’abandonner ce qu’elle considérait comme son obligation : rentrer en Pologne et être professeure là-bas, auprès de son père. #FaireCeQu’IlFaut (p. 76).

Sin embargo, Marie se resistió durante todo un año a darle el sí. Casarse con Pierre supondría quedarse en París, y a Marie le angustiaba abandonar lo que ella consideraba su obligación: volver a Polonia y ser profesora allí junto a su padre. #HacerLoQueSeDebe (p. 85).

Wladyslaw [le père de Marie] vint de Varsovie pour l’événement et il dit aux beaux-parents de sa fille : « Vous aurez avec Marie une fille digne d’être aimée. Depuis qu’elle est venue au monde, elle ne m’a jamais causé d’ennuis ». Bigre ! C’est ce qu’il pouvait dire de mieux de sa fille ? C’est tout ce qui comptait pour lui ? #FaireCeQu’ilFaut, #HonorerSonPère (p. 81).

Władisław vino desde Varsovia para el evento y dijo a sus consuegros: « Tendrán una hija digna de ser querida en Marie. Desde que vino al mundo nunca me dio un disgusto ». Cielos, ¿eso era lo mejor que podía decir de su hija? ¿Eso era lo único que le importaba? #HacerLoQueSeDebe, #HonrarAlPadre (p. 91).

22Ainsi, la solennité qui semble émaner des dictats sociaux dans le premier exemple (on sent tout le poids familial et social qui pèse sur les femmes, la loi du père) semble se muer en amère ironie vis-à-vis de l’emprise paternelle et des devoirs filiaux dans le deuxième. Bref, si le hashtag en soi ne signifie pas forcément « ironie », s’il n’a pas un contenu sémantique spécifique lié à lui, tout simplement parce que ce n’est pas un signe linguistique mais un technomorphème, il fonctionne comme une espèce de « pointeur », qui attire l’œil du lecteur, comme une sorte de signe diacritique, comme un signal qui nous indiquerait un surplus de signification, une intention particulière de la part de l’auteure. Le hashtag peut servir également à l’expression de l’émotion21 et Rosa Montero s’en sert aussi dans ce sens-là : « chaque fois que je parlais d’une émotion, je mettais ce petit signe pour que le lecteur comprenne qu’il s’agit d’une pensée en construction qui va se développer, dans tout le livre »22. Il joue alors le rôle de modalisateur et apporte de l’information complémentaire.

Conclusions…

23L’introduction du hashtag est ressentie par l’auteure comme un besoin. Il apporte de la concision, de la plasticité, il permet d’exprimer des idées et des sentiments de façon très expressive et condensée, il traduit la pensée en expansion. Après une grande crise personnelle et créative, l’auteure écrit dans l’urgence, les idées se forment, les mots se bousculent, le livre contient en lui les traces de sa propre création, les hashtags apparaissant comme des jalons de la pensée en construction, de l’écriture en train de se faire.

24Qui dit hashtag dit aussi et surtout réseaux sociaux. Il semblerait que le caractère dialogique, qui caractérise en soi l’essai et l’écriture journalistique, apparaisse doublé, voire exacerbé, par l’utilisation du hashtag, qui doterait le texte d’une composante pragmatique : il pousse à agir.

25Dialogisme, dialogue à bâtons-rompus, autant de mots utilisés pour qualifier l’ouvrage de Montero… le hashtag, lui, participe également de cette dimension dialogique, et renvoie aussitôt à son rôle dans les réseaux sociaux, le lecteur familier de ces réseaux aurait presque envie d’aller voir sur Twitter… Stéphanie Dupays, quant à elle, n’hésite pas à parler de communauté…

Peut-être, aussi, est-ce le fait de partager son chagrin qui l’a sauvée. Le livre a connu un grand succès en Espagne, comme si une communauté s’était créée autour de lui : « La seule manière de survivre à la brutalité́ de la vie, de donner un sens à la douleur, c’est d’avoir un témoin, une autre personne qui partage avec moi ce sens. Le sens est une question collective, si tu es seul au monde à croire quelque chose, tu es fou », nous confie Rosa Montero. Mais plus que le nombre d’exemplaires vendus, ce sont les histoires que les lecteurs lui ont racontées que la romancière retient – « des histoires pas tristes, mais merveilleuses, célébrant la vie, si belles que l’on pourrait en faire un livre »23.

26Est-ce le hashtag qui ajoute au livre cette dimension communautaire ? Rosa Montero fait souvent allusion à l’accueil très chaleureux du lecteur et aux lettres qu’ils lui ont envoyées24. Si pour Marie Curie ce journal est « une lettre personnelle adressée à Pierre », « Un dernier lien de #Mots » (p. 30), ce journal lie également les deux femmes à travers le temps, et le livre qui en est issu et que le lecteur a entre ses mains tisse de nouveaux liens avec celui-ci, qui ressent à son tour le besoin de « réagir », de créer lui aussi de nouveaux liens avec l’auteure. Le hashtag apparaît ainsi comme la matérialisation du narrataire, rendant palpable la présence complice de celui-ci dans la matière textuelle. Il est, enfin, une des traces d’internet dans l’écriture qui s’insinue comme un cheval de Troie dans l’espace textuel.