Le voyage de la Grèce, un nouveau retour à l’antique ?
1Le « voyage de la Grèce », rapporté dans la première partie de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, constitue un enjeu de représentation majeur pour l’époque néoclassique. Quel est le regard porté par Chateaubriand sur la Grèce, passée et présente ? Que peut-elle (encore) apprendre au voyageur ? Le récit du parcours effectué en 1806 occupe tout le premier volume de l’édition de 1811, pour dix-neuf jours de périple : cette hypertrophie narrative a une fonction réflexive, celle de dessiner – y compris dans la présence-absence – les contours d’une esthétique dont le premier volet était romain. Il s’agit d’une perspective complémentaire de celle du voyage en Italie de 1803-1804 dans l’optique d’une formation du goût et de l’élaboration d’un imaginaire, quoique le récit évoque plus volontiers, dans sa textualité, le séjour américain.
2L’expression « retour à l’antique » désigne explicitement le mouvement amorcé dès le second dix-huitième siècle et théorisé en particulier par l’Allemand Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), dont l’œuvre aura une importante répercussion en France1 et dont les théories seront étendues à l’ensemble des arts : Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture (1755) et Histoire de l’art dans l’Antiquité (1764) inaugurent un déplacement de l’art romain à l’art grec comme incarnation de l’essence antique, déplacement géographique qui correspond à un recul historique et donne son essor au mouvement néoclassique. Nous entendrons par « néoclassicisme » (catégorie en soi problématique, anachronique) une tendance artistique s’inspirant explicitement de l’Antiquité gréco-romaine déjà reprise à l’époque classique, c'est-à-dire un rêve de résurgence moderne du modèle antique, qui s’exprime de manière iconographique et plastique tout autant que littéraire. Les théories de Winckelmann ont érigé l’art antique en modèle de représentation harmonieuse : le Beau idéal, « idée visible de la perfection », est la manière dont les Grecs ont regardé la nature pour des raisons à la fois climatiques et politiques, nous y reviendrons.
3Il s’agira de définir dans le récit les modalités d’un imaginaire néoclassique qui renouvelle le regard sur l’Antiquité et remodèle l’idée du « vrai style », du « miracle » grec non sans tensions. Comment Chateaubriand parvient-il à construire par le modèle antique un sens, à la fois historique et esthétique, de la modernité ? Le présent littéraire, en effet, est pensé comme un art de la continuité rétablie, de la suture et de la mémoire vive. Nous verrons comment le voyage de la Grèce tente d’opérer ce rétablissement de lien par un triple ressourcement : mémoriel, identitaire et esthétique.
4Le voyage en soi est à la fois une découverte spatiale et un « retour », une expérience esthétique vécue sur les lieux après avoir été exclusivement livresque. On trouve déjà dans René (1802) l’image de la Grèce et de l’Italie incarnant l’Ancien Monde par opposition au Nouveau Monde qu’est l’Amérique :
Je visitai d’abord les peuples qui ne sont plus : je m’en allai m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce, pays de forte et d’ingénieuse mémoire, où les palais sont ensevelis dans la poudre, et les mausolées des rois cachés sous les ronces. […] Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit ? Le temps a fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée. 2
5Chateaubriand fréquente, au début des années 1800, un milieu politique et littéraire néoclassique. Son grand ami Louis de Fontanes est d’ailleurs l’auteur, pendant la Révolution, d’une épopée en alexandrins inachevée – que Chateaubriand admira sincèrement – sur les guerres médiques et la victoire héroïque des Grecs contre les barbares perses de Xerxès ; dans cette œuvre intitulée La Grèce sauvée, il se place sous le patronage d’Homère par une invocation qui n’est pas sans évoquer pour nous l’Itinéraire :
Puissé-je, en ces climats où brillait ton génie,
Vers les rives d’Égée ou les mers d’Ionie,
Recueillir, à l’aspect des lieux qui t’ont charmé,
Quelques rayons du feu dont tu fus animé !3
6L’enjeu, à travers l’essence assimilée du passé érigé en paradigme de perfection, est bien de construire un discours « moderne », dont la valeur politique est d’emblée signalée par le thème du combat de la liberté contre le despotisme, qu’il soit perse ou turc.
7André Chénier demeure la figure tutélaire de ce « milieu » : dans le Génie du christianisme, Chateaubriand livre déjà des inédits de Chénier transmis par Pauline de Beaumont, fragments « retenus de mémoire, et qui semblent être échappés à un poète grec, tant ils sont pleins du goût de l’antiquité »4. Le poème « L’Invention » (datant de 1787 environ) inaugurera le recueil de 1819 par un hommage entier aux Anciens :
Volons, volons chez eux retrouver leurs modèles ; […]
Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques ;
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques. (v. 160 et 183-184)
8Reconstituer un lien entre les grands hommes et le « génie » par-delà les siècles, refonder une énergie créatrice, une littérature digne des « lauriers de l’antique Parnasse » et de l’éternité du marbre de Paros, telle est l’essence même de la pensée néoclassique. L’optique en est celle de la mémoire longue ressourcée à « ces pays des beaux et grands souvenirs » (« Préface de 1826 », p. 69). Les ruines de ce prestigieux passé servent de support à la méditation et à l’étude des humanités, convoquant le motif parfait du « cercle des études » (p. 75) que l’auteur dit ainsi achever :
J’étais là sur les frontières de l’antiquité grecque, et aux confins de l’antiquité latine. Pythagore, Alcibiade, Scipion, César, Pompée, Cicéron, Auguste, Horace, Virgile, avaient traversé cette mer. […] Et moi, voyageur obscur, passant sur la trace effacée des vaisseaux qui portèrent les grands hommes de la Grèce et de l’Italie, j’allais chercher les Muses dans leur patrie. (p. 80)
9On note l’association entre l’Italie et la Grèce par le motif de la frontière, à la fois lieu de séparation et de continuité : c’est l’Antiquité gréco-romaine en tant qu’héritage culturel – par la translatio studii médiévale, transfert du savoir d’Athènes à Rome puis de Rome à la France – qui intéresse le voyageur5, et sa représentation du pays est d’ailleurs « latinisée », largement médiatisée par les textes de Virgile, contrairement à la Grèce primitive de Schlegel ; la Grèce sera qualifiée de « patrie des arts et du génie » (p. 87), syntagme qui peut également caractériser l’Italie. Repasser sur les traces anciennes par le pèlerinage équivaut à ranimer ces traces : « il y a resacralisation, reconsécration » note Michael Riffaterre, qui voit dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem « un monument aux muses », « une célébration de la culture ressuscitée par son passage »6. Cette démarche mémorielle est d’emblée pensée en interaction avec le geste autobiographique (ce qui sera le fondement des Mémoires d'outre-tombe), constituant ici le moi en garant de la mémoire collective d’une nation amnésique : « du moins j’aurai mêlé mon nom au nom de Sparte qui peut seule le sauver de l’oubli ; j’aurai, pour ainsi dire, retrouvé cette cité immortelle, en donnant sur ses ruines des détails jusqu’ici inconnus » (p. 138). De même, non loin du tombeau de Thémistocle : « selon toutes les probabilités, j’étais dans ce moment le seul homme en Grèce qui se souvînt de ce grand homme » (p. 162-163).
10Le Panthéon des hommes illustres passe par le pouvoir de la nomination mais aussi par le monument, et en particulier le tombeau du grand homme, objet de culte tout comme celui du Tasse à Rome (rappelé p.76) : le pèlerin cherche ainsi le tombeau de Léonidas à Sparte (p. 137) et parcourt l’ancien chemin de l’Académie bordé des tombeaux de « Thrasybule, Périclès, Chabrias, Timothée, Harmodius et Aristogiton » qui « comme les membres d’une famille illustre longtemps dispersée, étaient venus se reposer au giron de leur mère commune » (p. 196). Il s’agit d’un héritage, d’un patrimoine commun rassemblé en un même lieu par-delà les siècles : le souvenir du passé sert à éclairer le présent, certes, mais essentiellement à le construire car il se nourrit « des souvenirs et des exemples de l’histoire », ce que le moi a désormais compris :
Je n’irais plus chercher une terre nouvelle qui n’a point été déchirée par le soc de la charrue, il me faut à présent de vieux déserts qui me rendent à volonté les murs de Babylone, ou les légions de Pharsale, grandia ossa ! des champs dont les sillons m’instruisent, et où je retrouve, homme que je suis, le sang, les larmes et les sueurs de l’homme. » (p. 140).
11Les grands hommes sont ainsi autant d’exempla variés « de génie, de grandeur et de courage », de « vertus » (p. 196) que le récit lui aussi rassemble en un Tombeau.
12Chateaubriand ne cesse de faire acte d’allégeance aux Anciens, « nos maîtres en tout » (p. 80) car ils incarnent la tradition et peuvent seuls conférer l’immortalité littéraire. Winckelmann déclarait déjà que « l’unique moyen pour nous de devenir grands et, si possible, inimitables, est d’imiter les Anciens »7, c'est-à-dire de retrouver leur esprit dans son principe afin de le transposer au présent. « Artiste ignorant et timide, les routes de ces anciens modèles te sont-elles fermées ? Que ne t’y enfonces-tu avec eux ? Pense, médite comme eux. Élance-toi comme eux pour atteindre où ils ont atteint ; marche sur le même sol pour t’élever à leur hauteur » prônait André Chénier8, pour qui les « esprits inventeurs » imitent Virgile et Homère afin de faire « Ce qu’eux-mêmes ils feraient s’ils vivaient parmi nous » (« L’Invention », v. 290).
13Quelle Grèce faut-il alors « imiter » ? Chateaubriand déclare qu’il aurait « voulu mourir avec Léonidas, et vivre avec Périclès » (p. 166) : cette patrie idéale est celle d’un héroïsme moral binaire, entre virtus antique, énergique de Sparte (où « l’âme fortifiée semble s’élever et s’agrandir »), et sagesse législatrice, enchanteurs « prestiges du génie » de l’Athènes du Ve siècle – deux pôles de valeur qu’il construit dans le texte par un constant parallèle repris notamment du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau. La grandeur monumentale (donc mémorielle, étymologiquement) caractérise ce sol et « les stations de la gloire » (« Préface de 1826 », p. 69) scandent les étapes d’un pèlerinage en terre sacrée, la Terre Sainte bien sûr mais la Grèce l’est tout autant. Elle est en effet « la véritable patrie de la gloire » (p. 96), et l’on observe dans le récit une double sacralisation, religieuse et culturelle. La reviviscence de l’antique est obtenue grâce à l’imagination de l’auteur qui ressuscite un passé perdu, des strates enfouies, souvent contrainte de combler le vide et la mort par la rêverie et l’hypotypose mais aussi par la citation littéraire.
14Les « autorités » convoquées forment une chaîne (image néoclassique par excellence), une lignée au bout de laquelle se situe Chateaubriand dans sa pratique intertextuelle analysée par Philippe Antoine : Homère bien sûr (compté au nombre des « génies-mères » dans les Mémoires d'outre-tombe) et Virgile, puis Pausanias dans le registre documentaire9. Le motif de la chaîne est réactivé par le goût du voyageur pour les fleuves historiques comme l’Eurotas, qui disent à la fois l’écoulement, la transformation, la perte… et la permanence. En ce sens, « boire de l’eau des rivières célèbres » (p. 167) équivaut à s’approprier symboliquement, par l’ingestion, la force du passé afin de le perpétuer ; de même, le fétichisme consistant à dérober un fragment de chaque monument visité (p. 187) est du registre de la collection mémorielle, du musée imaginaire.
15Concernant plus particulièrement le « retour à l’antique » et la tradition du récit sur les lieux de l’Antiquité classique, on perçoit une filiation littéraire en condensé : les Aventures de Télémaque de Fénelon (1699), souvent mis sur le même plan qu’Homère, puis l’abbé Barthélemy et son Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1788) qui s‘inscrit dans la vogue antiquisante de la fin du XVIIIe siècle10 : ces aventures d’un Scythe en Grèce qui se déroulent « vers le milieu du IVe siècle avant l’ère vulgaire », époque qui « lie le siècle de Périclès à celui d’Alexandre » (« Avertissement »), sont illustrées par un Atlas de Barbié du Bocage11, s’inspirent de Pausanias et seront le modèle de Fontanes. Mentionnons également les récits de voyage de Chandler (largement exploité pour la partie athénienne) et de Choiseul-Gouffier12 : ce dernier insiste sur la décadence du pays dès le frontispice du Voyage pittoresque de la Grèce, représentant une allégorie de la Grèce enchaînée, évoquant les mânes des grands hommes qui l’ont constituée en « berceau de la liberté ». De même, élément significatif, Anacharsis quitte la Grèce au moment où « expira la liberté », sous le joug de Philippe de Macédoine, père d’Alexandre.
16Chateaubriand va au-delà d’une simple « mode », celle qui fait de Paris une nouvelle Athènes par opposition à la « nouvelle Rome » du despote Napoléon : le « retour à l’antique » est pour lui une postulation quasi ontologique de ressaisissement de la tradition, de retour à la mémoire comme réenracinement, après l’amnésie révolutionnaire.
17Point de référence, horizon de l’écriture, l’épopée des Martyrs (1809) se situe en filigrane de l’Itinéraire non sans répercussions esthétiques et idéologiques. L’auteur convoque ce texte dès l’incipit (p. 75), plaçant les deux ouvrages en diptyque, en relation de complémentarité. Quelles en sont dès lors les implications plus essentielles ? Il s’agit d’une épopée à l’antique mais en prose (d’abord conçue comme un roman), sur le modèle du Télémaque de Fénelon, qui concrétise le renouveau épique laissé à l’état virtuel par Fontanes. Ce dernier saluera d’ailleurs, dans ses Stances de 1810, la démarche en ces termes :
Tu retrouvas la Muse antique
Sous la poussière poétique
Et de Solime et d’Ilion.13
18Les deux textes proposent un discours de refondation identitaire après la Révolution et la vision tragique qui en découle – refondation qui est également esthétique. L’Essai sur les révolutions de 1797 établissait déjà un parallèle entre le destin de la France et celui de l’antique Athènes, privilégiant une pensée cyclique de l’Histoire sur le thème du désastre. L’objectif est alors de renouer la chaîne temporelle, de privilégier entre Anciens et Modernes la continuité plutôt que la confrontation, continuité qui est incarnée par le personnage d’Eudore, Grec d’Arcadie romanisé puis christianisé, et lui-même poète. Dans l’Itinéraire, cette continuité du paganisme au christianisme assumant les valeurs de la modernité est certes assurée par le voyage d’Athènes à Jérusalem, mais déjà tissée au sein du voyage de la Grèce par le personnage de saint Paul à Corinthe (p. 153-153), par « l’unité de Dieu » enseignée à Éleusis (p. 162) et l’autel « au Dieu inconnu » d’Athènes (p. 193), ou encore par le monument de Lysicrates, élevé par les païens et conservé par les capucins (p. 203). Cette idée d’une restauration de lien, au-delà de la rupture, est essentielle et à notre sens explique pourquoi la vision « continuiste » du Voyage littéraire de Grèce de Pierre-Augustin Guys (1771), situant les Grecs modernes dans le droit fil de leurs ancêtres, est intenable pour Chateaubriand : postuler la rupture, en Grèce comme en France, est nécessaire pour penser la renaissance et la reprise d’une continuité historique14, d’où une tendance permanente du texte à exagérer la confrontation entre splendeur passée et déchéance présente, abaissement15, pour mieux rêver de relever Athènes et de la tirer de son tombeau (p. 205-206). Passé, présent et futur en germe, reliés, peuvent alors susciter un même discours, qui coïncide avec les débuts de la réflexion patrimoniale : le patrimoine grec est un patrimoine à dimension universelle, à retrouver et conserver. S’agissant des marbres de la collection de lord Elgin – décor sculpté du Parthénon en grande partie emporté de 1801 à 1805 puis exposé en 1814 à Londres –, Chateaubriand dénonce le saccage16, comme il s’oppose dès le Voyage en Italie au concept de musée, qui isole les œuvres de leur écrin et de la lumière d’origine qui constitue le paysage par son harmonie d’ensemble.
19En toile de fond de ces questions se trouve la pensée antiquaire qui mêle depuis la Renaissance la paléographie à la diplomatique, dans un intérêt pour les manuscrits, les médailles, les monnaies, les inscriptions, les statues et les monuments comme support de l’étude passionnée de l’Antiquité. Cette lignée associe l’abbé Barthélemy, le comte de Caylus, Choiseul-Gouffier et Fauvel17. Chateaubriand, lui, est encore largement un « amateur » en la matière : il ne suit pas l’exemple de ses devanciers qui collectionnaient les médailles et les inscriptions ou mesuraient les vestiges18, n’est pas non plus dans l’optique proprement archéologique, science naissante qui introduira une mutation des paradigmes d’appréciation. Il se présente « courant en avant, à droite et à gauche, partout où je croyais découvrir quelques vestiges d’antiquité » (p. 102), propose parfois quelques spéculations peu développées. L’antiquaire et artiste Fauvel (1753-1838), consul à Athènes, fait office de médiateur : la lithographie de Louis Dupré reproduite en couverture de l’édition de référence nous le présente, de manière oblique, en peintre et en collectionneur in situ. Le voyageur se place immédiatement vis-à-vis de lui en position d’élève, tel un apprenti dans l’atelier de David : « j’étais un amateur plein de zèle, sinon de talent ; j’avais une si bonne volonté d’étudier l’antique et de bien faire, j’étais venu de si loin crayonner de méchants dessins, que le maître vit en moi un écolier docile. » (p. 169). Leurs perspectives d’approche de l’antique divergent néanmoins : Fauvel observe des signes en scientifique là où Chateaubriand ne cherche que des images globales, nous y reviendrons.
20L’essentiel demeure la valeur métaphorique du voyage à travers les profondeurs d’un héritage qui a façonné la France et la littérature modernes – d’où également les multiples citations d’auteurs français du Grand Siècle, La Fontaine ou Racine. Il s’agit de rechercher, de creuser pour retrouver les « Grecs devenus Barbares », l’antique lyre au son de laquelle la civilisation s’est établie. Le terme de « civilisation » apparaît ici essentiel, et explique la dramatisation de l’arrivée à Athènes dans la narration : « Il me semblait qu’en m’approchant d’Athènes, je rentrais dans les pays civilisés » (p. 155). La ville est constituée en haut lieu de la mémoire de l’Occident et marque à ce titre l’une des étapes-clefs du pèlerinage, aussi symbolique que Jérusalem : « Mon étoile m’avait amené par le véritable chemin pour voir Athènes dans toute sa gloire. » (p. 165)19. La capacité de remémoration est pour Chateaubriand l’avenir lui-même, c’est bien tout le problème de la Grèce moderne qui a perdu sa gloire et ne sait plus son histoire.
21Dans la préface de 1826 aux Œuvres complètes, il qualifiera son ouvrage de « livre de postes des ruines » glorieuses (p. 68), celles de cette « terre classique » (p. 156). On le voit, l’Itinéraire convoque une nouvelle « poétique des ruines » pour une réflexion sur le temps et l’Histoire, le déclin des civilisations dans un imaginaire du XVIIIe siècle, celui de la grandeur et de la décadence des empires (p. 216 sq.). Certes, les déceptions sont légion et le pèlerin fait une triste expérience de la destruction et de la mort, les ruines modernes se mêlant aux ruines antiques dans un flux temporel inexorable. Mais il faut, pour que s’opère le travail de suture littéraire, que le passé soit perdu…puis retrouvé.
22La décadence présente, on le constate, est un fait de politique, un esclavage produit par la tyrannie turque : esthétique et politique sont toujours liées, déjà chez Winckelmann pour qui les Athéniens, à l’apogée de leur art20, avaient des institutions politiques parfaites au sein desquelles s’épanouissait la liberté. Chateaubriand établit lui-même un lien intrinsèque entre idéal moral de liberté et idéal esthétique : « L’amour de la patrie et de la liberté n’était point pour les Athéniens un instinct aveugle, mais un sentiment éclairé, fondé sur ce goût du beau dans tous les genres, que le ciel leur avait si libéralement départi » (p. 166). Ainsi la restauration identitaire s’accompagne-t-elle naturellement d’une tentative de restauration esthétique, elle aussi nourrie du « retour à l’antique » mais sur un mode problématique.
23Dans le contexte de l’Empire napoléonien, le tentation du « grand genre » demeure centrale, notamment celle du tableau d’histoire sur le modèle de David, mêlant valeurs morales et valeurs esthétiques. Cependant, Chateaubriand l’opposant préfère célébrer la rencontre du philosophe et de l’orateur plutôt que la victoire du despotisme césarien21 : « Caton, après la bataille de Pharsale, rencontra Cicéron à Corcyre : ce serait un bien beau tableau à faire que celui de l’entrevue de ces deux Romains ! Quels hommes ! Quelle douleur ! Quels coups de fortune ! » (p. 83).
24On le sait, Chateaubriand est toujours attaché au paysage classique dans la lignée de Théocrite et de Virgile22. Entre l’Histoire, la fable et la poésie s’élabore un espace littéraire, au prisme de la culture. « Malheur à qui ne verrait pas la nature avec les yeux de Fénelon et d’Homère ! », déclare-t-il (p. 81) : il s’agit de la « belle nature » classique, idéalisée et transfigurée par le génie23, bien que le texte ait souvent de la difficulté à combler l’écart entre cet idéal et la réalité. « Le paysage historique se donne moins à percevoir qu’à déchiffrer, comme le palimpseste de la mémoire humaniste » écrit Jean-Claude Berchet dans sa préface (p. 33), et la mémoire littéraire forme le goût, qui devient « une saisie intuitive et vive, développée par l’expérience des générations, de ce qui est le naturel dans les arts et la vérité dans les choses de la vie »24. Cette vision de la réalité par la médiation de la bibliothèque, de l’idéalisation et de la stylisation classique explique le choix des vues d’ensemble, brossées dans leurs grandes lignes sans véritable souci du détail : le voyageur reprochera à Avramiotti d’avoir brisé ses rêves en voulant lui faire « mesurer des pierres »25 ! Seule compte la mémoire culturelle, et l’on sait que les toponymes ont une valeur esthétique intrinsèque. Les ruines elles-mêmes ont un effet « pittoresque » (au sens premier du terme) amplement célébré au XVIIIe siècle puis dans le Génie du christianisme, et Chateaubriand mentionne les dessins de Julien-David Le Roy dans Ruines des plus beaux monuments de la Grèce (1758), qui dans sa préface exalte l’art grec, jugé supérieur à l’art romain. Ces vestiges – en particulier à Athènes – vont cristalliser un idéal esthétique qui rejoint les considérations de Winckelmann.
25Jean-Claude Berchet, toujours dans sa préface, note que le voyage en Grèce constitue une étape décisive dans la formation de la sensibilité esthétique de Chateaubriand : il a conscience d’être remonté à la source du Beau idéal, non plus perçu à travers le filtre des copies romaines de la statuaire grecque, qui étaient encore la référence de Winckelmann. Le prestige de l’ancienneté fait la supériorité de l’art grec sur l’art romain ; comme Goethe lors de son voyage en Italie, il apprend à voir – c’est donc une Bildung esthétique et existentielle – et accomplit donc dans l’espace le déplacement purement théorique des ouvrages de Winckelmann (qui, lui, n’est jamais allé en Grèce), correspondant en même temps à un approfondissement de connaissance, une translatio studii à rebours qu’est la quête de l’origine : « si, après avoir vu les monuments de Rome, ceux de la France m’ont paru grossiers, les monuments de Rome me semblent barbares à leur tour depuis que j’ai vu ceux de la Grèce » (p. 182). L’art antique grec correspond en effet à un point de perfection encore jamais atteint, à une réussite exemplaire. Ce Beau idéal « n’est point une autre nature, c’est un choix dans celle qui existe ; c’est le travail d’Apelle, qui rassemblait les charmes épars pour en composer la beauté » écrit Mme de Staël dans l’Essai sur les fictions26. Il s’agit d’une « surnature », produite par un dépassement puis une synthèse de l’esprit. Son imitation, chez Winckelmann, est dès lors la seule forme de dignité et de sens, et l’on trouve, active aussi dans le récit de Chateaubriand, l’idée que l’art réfléchit son rapport à l’antique mais à condition d’extraire l’essence d’une perception et pas d’en copier servilement les monuments, arrachés à leur contexte et à leur fonction d’origine : « En fait d’architecture grecque, nous ne sommes que des imitateurs plus ou moins ingénieux ; imitateurs d’un travail dont nous dénaturons le principe » (p. 181), et « nos édifices imités de l’antique sont pour la plupart mal placés » car ils ne respectent plus le rapport naturel de l’art à un site et aux « coutumes d’un peuple » (p. 212). Ainsi l’antique est-il éternellement « opératoire » mais en tant qu’archétype, principe et norme à adapter : à tous les niveaux, moral comme esthétique, la Grèce est « le pays d’un peuple qui fut si bon juge de la valeur » (p. 96).
26Chateaubriand reprend l’une des idées majeures de Winckelmann (héritée de Du Bos), le lien entre le climat et le Beau en Grèce, qui fonde un rapport émerveillé à la nature :
Les climats influent plus ou moins sur le goût des peuples. En Grèce, par exemple, tout est suave, tout est adouci, tout est plein de calme dans la nature comme dans les écrits des anciens. On conçoit presque comment l’architecture du Parthénon a des proportions si heureuses, comment la sculpture antique est si peu tourmentée, si paisible, si simple, lorsqu’on a vu le ciel pur et les paysages gracieux d’Athènes, de Corinthe et de l’Ionie (p. 82-83)
27La Grèce est la terre de l’affinité naturelle avec la beauté limpide dont découle l’excellence de l’art, donc un modèle pour le poète. Le Parthénon, grand œuvre de Phidias et d’Ictinus, se caractérise par son harmonie et l’unité de son architecture : « la justesse, l’harmonie et la simplicité des proportions » (p. 178), « l’harmonie et la force de toutes ses parties » (p. 180), la « grandeur proportionnelle » (p. 182) évoquent évidemment le vocabulaire de Winckelmann caractérisant l’art grec, en particulier la célèbre formule « noble simplicité et grandeur sereine »27. L’auteur réactive ici la définition du beau comme bonne disposition des parties, tradition dominante dans l’art occidental et qui est issue des pythagoriciens : le beau est une juste proportion qui obéit à des rapports mathématiques, dans une esthétique de la mesure et de l’ordre (taxis). C’est encore un « heureux mélange de simplicité, de force et de grâce »28, une « sage économie d’ornements » (p. 181) qui font la « sage beauté de l’antique » (p. 127). Le dorique représente par ailleurs la grécité originelle, non corrompue, qui continuera à être le modèle stylistique d’architectes du XXe siècle (contrairement au corinthien, déjà déprécié par Fauvel).
28Trouve-t-on dans le récit une réflexion sur l’art dans l’Antiquité et les différentes périodes distinguées par Winckelmann ? Chateaubriand mentionne deux fois la « dégénération de l’art » (p. 127 et 190 – Fauvel s’indignait d’ailleurs du « style de la décadence »), évoque le « bon temps de l’architecture » (p. 213) et considère bien que le siècle de Périclès, celui de la liberté politique, marque l’apogée de l’art grec29, ce qui contribue à historiciser la norme du Beau et à réintroduire dans la réflexion l’idée de rupture temporelle.
29Lorsque le « vrai style » (ou « beau style ») est mis à l’épreuve des monuments égyptiens, défi stylistique déjà relevé par Vivant Denon, on note que Chateaubriand ne remet pas en question les normes du goût classique, malgré l’« admiration » qu’il dit ressentir à la vue des pyramides (p. 467) : le défi esthétique est résorbé et ramené à une problématique mémorielle consistant à « vaincre le temps par un tombeau » (p. 468). De même Mycènes, dont les vestiges remontent à une plus haute Antiquité que l’époque « académique », est-elle laissée de côté dans la description, ce qui certes constitue un trait d’époque.
30Le paradis grec est néanmoins un paradis perdu, donc à rêver, à reconstituer, par-delà le spectacle de désolation qu’offre le plus souvent le pays dont l’assèchement est symbolique d’une mémoire tarie et qui n’offre que débris. La reconstitution passe par la réactivation ponctuelle et fragmentée d’une tradition arcadienne qui est aussi celle des tableaux du Poussin, chantre des mythes, ou du Voyage du Jeune Anacharsis : « Nous prîmes le chemin de la plaine au pied du Taygète, en suivant de petits sentiers ombragés et fort agréables qui passaient entre des jardins ; ces jardins arrosés par des courants d’eau qui descendaient de la montagne, étaient plantés de mûriers, de figuiers et de sycomores. » (p. 118). Paysage historique30 et paysage composé31 se mêlent : déjà dans Les Martyrs et le Voyage en Italie, le paysage était perçu comme une « vue » ordonnée et culturelle, un tableau classique comme c’est encore le cas à l’Acro-Corinthe32…où le voyageur ne s’est sans doute jamais rendu. Cette tendance à raconter les lieux, à peindre et à idéaliser rejoint la doctrine majeure de l’Ut pictura poesis réactualisée par le néoclassicisme. On sait que Chateaubriand dit entreprendre son périple afin de récolter des images (pour Les Martyrs), « des idées claires sur les monuments, le ciel, le soleil, les perspectives […] », et file la métaphore picturale : « je pouvais à présent corriger mes tableaux, et donner à ma peinture de ces lieux célèbres, les couleurs locales » (p. 203). Il est à noter toutefois que l’échec des Martyrs a en partie questionné et infléchi les options esthétiques de l’auteur33 : à l’enthousiasme de la « belle nature » célébrée dans la première préface d’Atala et aux descriptions classiques de la Grèce dans Les Martyrs a succédé une approche plus inquiète du paysage, également perçu dans sa nudité et son manque, « case vide » que la nostalgie contribue à pallier.
31Voir par soi-même, vivre le livre permet la sensation la plus juste, une vision personnelle34 appuyant l’élaboration d’un imaginaire. Au-delà de la dimension de formation du regard et du goût, c’est l’idée d’une familiarité empathique avec l’Antiquité qui est au cœur de la démarche de Chateaubriand : cette « familiarité émue », expérience sensible et contact direct, était déjà prônée par Winckelmann en Italie. Il s’agit donc d’un rapport affectif et de compréhension, et non d’un rapport purement explicatif, ce qui est porté par la dimension autobiographique du récit : l’enjeu en est bien moins la description objective de la Grèce que les « sentiments » (p. 169) du voyageur à ce spectacle35, l’approche vive. Chez Winckelmann, l’expérience esthétique est d’ailleurs indissociable d’une révélation mystique et le Beau ne peut être que spirituel, ce qui permet ici de remotiver en partie la quête du pèlerin.
32Le « voyage de la Grèce » dessine donc en creux une Grèce idéale (comme celle de Fénelon et de Chénier…mais Chateaubriand y est allé), comme la Syrie « une terre antique, retentissante de la voix des siècles et des traditions de l’histoire » (p. 276), une « terre sacrée » également investie de profondeur intertextuelle. Il s’agit d’y ressourcer une parole poétique apte à s’élever à la dignité d’un « art qui s’assied sur la ruine des empires et qui seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps. »36. Dans une perspective plus large que celle qui a été ici la nôtre, la voie que constitue le « retour à l’antique » est cependant mise en tension par la présence dans l’Itinéraire d’un autre pôle, celui de l’esthétique « troubadour » légitimiste qui émerge essentiellement à Rhodes et à Jérusalem autour de l’idéal de la Croisade37 : une discrète continuité entre ces deux modèles est pensée dans les motifs articulant paganisme et christianisme que nous avons relevés, ainsi que par la sacralisation littéraire de l’axe Athènes-Jérusalem et la pensée de l’archétype, mais la tentative de refondation que met en place le récit demeure plurielle – jamais en tout cas sur le mode de la concurrence –, ce que pourrait signifier son caractère foisonnant, éclaté.
33L’idéal néoclassique d’un passé conservé, synthétisé et recomposé par la poétique de la mémoire ne signifie pas la négation du passage du temps : « je ne suis pas Virgile, et les dieux n’habitent plus l’Olympe » (p. 81). L’auteur a conscience de la distance qui le sépare du passé et de la « déchéance » de la Grèce moderne, et déjà pour Winckelmann, si l’Antiquité est un modèle il est malgré tout impossible de la faire revivre. Il ne s’agit donc pas d’une démarche passéiste, mais conservatrice au sens où l’enjeu est de restaurer un modèle antique, pour l’acclimater et lui donner une signification nouvelle par la sublimation que permet la littérature. C’est justement parce que le passé est perdu qu’il est possible d’en extraire l’essence par le rêve néoclassique. L’idéal grec subsistera dans les récits de voyageurs postérieurs, et Ernest Renan voit en Athènes l’unique « lieu où la perfection existe », le miracle d’un « type de beauté éternelle » permettant « la révélation du divin » : « c’était l’idéal cristallisé en marbre pentélique » (Prière sur l’Acropole, 1865). Chez Chateaubriand, la Grèce antique est déjà un miroir, un horizon rétrospectif du monde moderne38 mais Nietzsche révolutionnera le mode d’approche du modèle grec en inversant l’optique historique : au lieu d’interpréter les Grecs, il souhaitera voir en eux les interprètes des temps présents derrière le voile tissé par la tradition, afin de « leur permettre de murmurer quelque chose à l’oreille du lecteur méditatif »39.