Colloques en ligne

Françoise Cahen

L’éclatement du dialogue romanesque par le Net. L’exemple de deux œuvres d’Éric Reinhardt

1Déjà dans Cendrillon, roman d’Éric Reinhardt publié en 2007, les quatre personnages principaux sont happés par les eaux troubles d’internet. Ces quatre clones romanesques de l’auteur sont les héros de lignes narratives différentes. L’un d’eux, un écrivain nommé Éric Reinhardt, est victime d’une supercherie, invité par mail à un faux colloque en Italie par une mystérieuse Marie-Odile Bussy-Rabutin -– en fait, il s’agit d’un complot contre lui ourdi, entre autres, par Carla Bruni… Un second personnage, Thierry Trockel, chimiste et néanmoins obsédé sexuel, se montre très actif sur les réseaux pornographiques amateurs jusqu’à entraîner sa femme dans des projets échangistes. Le troisième, Laurent Dahl, un trader, envoie par internet des newsletters mallarméennes pour mieux tromper les actionnaires de son Hedge Fund au fil de ses investissements hasardeux. Le quatrième, Patrick Neftel, cherche à tromper sa solitude par des échanges érotiques sur internet avec un couple anglais, mais l’échec de cette relation le conduit à fomenter un projet terroriste. Internet est donc dans Cendrillon, l’œuvre majeure d’Éric Reinhardt, le domaine de la tromperie, de l’embrouille, mais aussi de la transgression, de la dérive, et semble lié aussi bien aux fantasmes qu’au danger de la perte de soi et des autres. La représentation du web dans ce roman pose aussi la question du passage à l’acte : ce qui est virtuel sur internet – complots mondain, échangisme, spéculation financière, terrorisme – risque bien de finir en catastrophe, mais le roman se termine alors que toutes ces entreprises sont laissées en suspens, avec des personnages qui prennent la fuite. L’auteur y définit d’ailleurs son entreprise romanesque comme un réseau, qui ressemble beaucoup à la définition qu’on pourrait faire d’internet : « Je vais mettre en réseau des éléments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Des éléments qui vont tenir ensemble par la seule force de la structure conceptuelle qui les rassemble. »1

2Cependant, Cendrillon ne sera pas mon sujet. J’analyserai plus précisément la façon dont Éric Reinhardt se saisit de différents usages d’internet pour renouveler l’art du dialogue romanesque, à travers deux exemples tirés de deux autres romans plus récents : une scène du Système Victoria2 et un chapitre de L’Amour et les forêts3. Le romancier y joue de façon originale avec les situations d’énonciation nouvelles créées par les usages d’internet, qui démultiplient nos façons de communiquer, font exploser les conventions ou créent une saturation, dialogues en forme de mille-feuille énonciatif utilisables à des fins tragiques – pour suggérer l’éclatement de l’individu d’aujourd’hui – ou bien comiques – ou bien les deux à la fois. Nous pourrons nous demander notamment comment Éric Reinhardt adapte la logique fluide de l’entrelacs, typique d’internet, à la linéarité disciplinée du roman pour en faire exploser certaines des conventions.

3Dans Le Système Victoria, le héros David, chef de travaux sur une grande tour de la Défense déjeune au restaurant avec Dominique, un collègue de travail. Il doit faire face aux confidences sentimentales de celui-ci (assez burlesques), entretenir un dialogue avec la serveuse, guider par SMS sa femme, fragile psychologiquement, égarée dans un supermarché, tout en lisant simultanément sur son téléphone les mails enfiévrés de sa maîtresse Victoria, qui lui écrit depuis l’autre bout de la planète des messages érotiques qui le perturbent. Victoria, qui est DRH-monde d’une multinationale, est alors en déplacement professionnel à Hô Chi Minh-Ville : elle se fait masser par un jeune éphèbe et décrit à son amant David (qui est donc alors attablé dans une brasserie de La Défense) ses émois dans des mails sensuels qui attendent une réponse de sa part. La situation d’énonciation telle qu’elle est présentée dans ce dialogue mondialisé est donc à quatre niveaux, puisque David doit communiquer avec quatre personnes qui évoluent dans des univers différents, dans des niveaux de réalités distincts, et par des moyens distincts. À cela se superpose son propre discours intérieur. Pour chacun de ces dialogues superposés, il doit faire des choix ou aider les autres à faire des choix, et dans tous les cas, il essaie d’être à la hauteur. Il félicite gentiment la serveuse : « C’est vraiment bon, dites-le au chef de ma part ! »4. Sa femme lui écrit un SMS : « Je suis à Carrefour, je sais pas quoi prendre comme viande, tu as envie de quoi ? »5 puis la situation s’envenime et le dialogue anodin révèle un vrai malaise psychologique : « Vraiment j’arrive pas à sortir de ce magasin. J’y suis déjà depuis deux heures et mon caddie est vide. »6 David doit donc la téléguider à travers le supermarché pour la rassurer. Il s’agit d’une situation de détresse déjà évoquée dans un autre roman d’Éric Reinhardt : le motif de la femme perdue dans un supermarché se trouvait en effet dans Existence7. Son époux, comme David, la guidait alors à distance et son choix se portait également vers une côte de bœuf. En soi, cette détresse de la femme solitaire, avec son caddie vide, étourdie face à la réalité de la consommation de masse, constitue déjà le symbole frappant d’un désarroi existentiel contemporain. Face à David, Dominique, pendant ce repas, décrit sa situation sentimentale assez incroyable, puisqu’il a déjà cinq enfants de trois unions précédentes, et envisage de créer une quatrième famille : il offre aussi l’image d’un être à la vie morcelée, déchiré entre une réalité toujours décevante et son fantasme impossible à satisfaire (trouver une compagne elle-même très composite : « métisse black/asiate aux longs cheveux, menue, à la poitrine énorme »8). Dominique se confie de façon assez impudique, et si ces confidences sont comiques aux yeux du lecteur, David, lui, tout en restant de bon conseil face à son ami, ne se livre pas et garde ses secrets. Il est très déconcerté au même moment par les mails érotiques de Victoria – tout aussi impudique – qui évolue alors, à l’autre bout de la planète, dans un univers luxueux opposé au sien. Sa contrariété donne alors lieu à des réflexions dont la portée générale est essentielle dans le roman.

En voyant évoluer Victoria, je comprenais que la mondialisation avait donné naissance à de nouveaux modes de vie qu’on ne voit pas très bien car on est en dessous, comme si un étage supplémentaire avait été construit et qu’un ensemble d’individus triés sur le volet y faisaient fonctionner la machine planétaire en passant constamment d’un pays à un autre : ils se trouvent sur un territoire où la disparition du principe de frontière entraîne un rapport au réel fondé sur la mobilité, l’interpénétration constante du personnel et du professionnel, de l’intime et du social, du plaisir et du travail, de la gratification et de la performance en particulier en raison du décalage horaire ou des prétendus sacrifices qu’ils doivent consentir (alors qu’ils adorent ça).9

4Ces réflexions de David sont concomitantes au dialogue « feuilleté » avec tous ces interlocuteurs qui font exploser la réalité en de multiples niveaux. Elles révèlent un sens, interprètent non seulement la scène qu’il vit, mais le monde dans son ensemble. La société mondialisée y est perçue comme un monde à étages étanches les uns par rapport aux autres, (l’image architecturale des classes sociales est adaptée au métier du personnage) divisé, comme l’est le système énonciatif « multi-supports » de cette scène, mais à l’expression simultanée.

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5Entre chaque étage, il n’existe aucun lien : toutes ces réalités, la sphère conjugale de la banlieue incarnée par Sylvie, la sphère professionnelle de Dominique, la sphère passionnelle de sa maîtresse internationale sont hermétiques, indépendantes, et David est leur réceptacle. Mais Dominique, qui appartient à la sphère du travail, parle de sujets intimes, et Victoria, qui appartient à une sphère passionnelle, interroge David sur le monde du travail. Le texte illustre donc ce qu’il énonce :« l’interpénétration constante du personnel et du professionnel, de l’intime et du social, du plaisir et du travail ». L’effet d’accumulations binaires insiste sur le fait que David ne peut qu’être un individu déchiré, divisé, au bord de l’implosion. Chaque niveau énonciatif correspond aussi à un niveau social, et à un niveau d’accès au plaisir dans l’existence : seule Victoria raconte un épisode de jouissance, alors que Sylvie, Dominique et David parlent de leurs souffrances morales et de leurs frustrations. Cette scène, qui s’étend de la page 320 à la page 334 du Système Victoria, nous semble particulièrement réussie, parce qu’elle est comique, mais aussi extrêmement pertinente et grave dans ce qu’elle révèle de l’éclatement de l’individu contemporain – à la limite de l’ubiquité – et dans sa description des divisions de la société. L’intrication d’internet dans notre vie avec le réel le plus ordinaire, son aspect intrusif, avec le téléphone portable qui permet l’arrivée de mails intempestifs dans des situations inattendues, crée dans le roman un motif comique, mais il contribue ici au déchirement quasi-tragique de David : la réalité mondialisée – celle où se meut Victoria – que ses mails envoyés de l’autre bout de la planète lui font entrevoir fait exploser ses repères, mettant en relief les frustrations et les souffrances des personnes ordinaires.

6Cet éclatement des dialogues par internet est mis en scène de façon complètement différente dans L’Amour et les forêts, roman paru en 2014. La majeure partie du deuxième chapitre est consacrée à la transcription d’un chat sur Meetic, au cours duquel l’héroïne, Bénédicte Ombredanne, rencontre « Playmobil 677 » qui deviendra son amant, tout en répondant simultanément à un assez grand nombre d’individus peu délicats. Malheureuse en ménage, cette professeure de français dans un lycée de Metz, fan d’Éric Reinhardt, s’inscrit sur le célèbre site de rencontres, qualifié de « grande cuve du masculin » un soir de révolte, prenant conscience du gâchis que représente sa vie auprès de son mari, parce qu’à 36 ans, elle a l’âge « auquel il est impardonnable de se priver des plaisirs, des jouissances, des richesses et des gratifications qu’on est en droit d’attendre de la réalité, quand on est une femme sensible, intelligente et cultivée. »10 Éric Reinhardt lui-même s’est réellement inscrit sur Meetic sous un nom d’emprunt féminin et a retranscrit dans son roman une partie des véritables conversations tirées de cette expérience, importées dans sa fiction, comme il l’a confié dans plusieurs interviews. La poursuite en parallèle de ces multiples dialogues – du plus rustre au plus délicat – crée une forme de comique assez inédite, ping-pong verbal virtuose face à de multiples partenaires. Pour Bénédicte Ombredanne, qui ne retentera pas cette expérience – du moins pas à la connaissance du romancier qui semble enquêter sur elle – cette soirée unique s’apparente à une véritable épreuve initiatique. La rencontre amoureuse de l’héritière des héroïnes du XIXe siècle – la plupart des critiques littéraires ayant qualifié Bénédicte Ombredanne de Madame Bovary du XXIe siècle – déplacée sur internet, fait émerger les sentiments les plus nobles au milieu du prosaïsme le plus cru. Comme beaucoup de romans actuels qui mettent en scène des réseaux sociaux, le brouillage identitaire est rendu possible par des procédés de travestissements – c’est le sujet de Celle que vous croyez, de Camille Laurens11 par exemple et c’est aussi le jeu de Bénédicte Ombredanne, qui falsifie son identité véritable, notamment en se présentant comme infirmière, en prétendant habiter à Strasbourg au lieu d’habiter à Metz, et en choisissant un pseudo un peu mystérieux – Fionarose – après plusieurs essais infructueux.

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7 = une douzaine d’interlocuteurs en une seule connexion

8Alors que sur une page de Meetic, on ne reçoit pas de façon linéaire les messages les uns en dessous des autres, le roman, lui, juxtapose les différents messages et signaux reçus par Bénédicte Ombredanne de façon linéaire, parce qu’une page de roman n’est pas une page de site internet, qui clignote, qui a sa géographie, sur laquelle on surfe, on clique avec sa souris en choisissant de faire apparaître ou pas certains contenus. Il est donc assez intéressant de voir comment finalement s’écrit dans la linéarité du roman ce qui s’affiche momentanément dans de petites fenêtres pop-up qui s’ouvrent sur le côté, en bas de l’écran, ou bien ce qui est signalé en haut de page par des petits signes sur une frise qui décompte à la fois les « flashs », les « visites », les messages et les chats. L’auteur fait volontairement complètement abstraction de la mise en page du site, même si les photos correspondant aux différents interlocuteurs sont parfois évoquées.

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9Comment relater la lecture d’un site permettant des messages simultanés de natures diverses dans le déroulement linéraire du roman ? Le choix d’Éric Reinhardt est d’accentuer l’effet d’accumulation des messages, en les inscrivant par ordre chronologique d’arrivée, alors que dans les faits, si elle veut les lire, et leur répondre, Bénédicte doit cliquer sur chacun des interlocuteurs. Elle pourrait se concentrer sur un seul d’entre eux au lieu de leur répondre simultanément. Mais dans le livre, tous les signaux reçus s’inscrivent de façon égale dans leur ordre chronologique d’arrivée, comme si Bénédicte les lisait forcément au fur et à mesure, en bonne élève, sans privilégier un interlocuteur par rapport à un autre, sans choisir de masquer ceux qui ne lui plaisent pas. On peut imaginer en effet, qu’expérimentant le site pour la première fois, elle tient à ouvrir chaque message au moment même où il s’affiche, par curiosité. Le choix du romancier est de reproduire les dialogues entrelacés, sans y mêler la description des états d’âme de l’héroïne, adoptant un point de vue quasiment externe, le nom des interlocuteurs s’affichant comme dans un dialogue de théâtre en début de ligne :

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10La fluidité du surf sur internet, qui permet la simultanéité de différents événements sur une page, y est alors plus frappante grâce à ce procédé de juxtaposition brute. On ne peut pas « raconter » un clic de souris de façon satisfaisante dans un roman, il serait vain de faire toute une phrase pour raconter l’environnement visuel, les gestes d’un parcours marqué par la rapidité de réaction demandée à son interlocuteur. Ce parti-pris de rapidité et d’efficacité dialogique met en évidence la brutalité, l’absence totale de délicatesse des hommes sur le site, autant qu’il valorise la vivacité d’esprit de Bénédicte Ombredanne, car cette expérience brève d’une soirée démontre sa virtuosité, ses facultés d’adaptation à chaque interlocuteur, son humour et sa force de caractère, mais aussi sa sensibilité. À la description réaliste du site, Éric Reinhardt préfère une métaphore filée liquide assez inquiétante :

Elle fut soudain projetée dans la grande cuve du masculin, où elle sentit qu’elle s’enfonçait dans une eau tiède et surpeuplée, profonde, malsaine. Son écran était maintenant comme la fenêtre d’un scaphandre, elle perçut les secousses de tout un tas d’anguilles et de présences précipitées qui la frôlaient de leur luisante viscosité, sans précaution ni ménagement. 12

11Éric Reinhardt mélange les registres, s’amusant par exemple avec les pseudonymes des hommes, qui cachent des personnalités complètement inverses de ce qu’ils laissent entendre. Ainsi Gentleman entame la discussion de façon bien peu élégante « Tu t’ennuies ? Tu veux de la visite ?»13 assorti d’un smiley clignant de l’œil : ;-) À l’opposé, le pseudonyme ridicule de Playmobil 677 risquerait d’éloigner Bénédicte de Christian, un homme bien, puisque le pseudo est finalement l’un des déclencheurs, avec la photo de profil, du premier contact sur le site. Or, si on consulte le véritable catalogue de la marque Playmobil, on se rend compte que la référence 677 n’a pas été choisie au hasard par le romancier : il s’agit d’un personnage Playmobil qui fait du tir à l’arc, comme le pratique Christian, qui donne d’ailleurs bien vite à Fionarose, alias Bénédicte, son vrai prénom.

12D’ailleurs, à plusieurs reprises, Bénédicte, perturbée par les messages des autres abonnés sur Meetic, risque de ne pas donner suite aux messages de Christian, qui est pourtant le seul homme digne d’intérêt qu’elle y rencontre : « Mystérieuse Fionarose, vous me négligez ! Répondez-moi ! »14, est-il obligé de s’exclamer. Et lorsqu’elle lui fait des aveux un peu mélancoliques, elle manque d’éteindre brusquement son ordinateur, sur une pulsion. Ces passages montrent la grande fragilité du lien qui se tisse alors sur internet : la logique complexe qui fait émerger de cette « grande cuve du masculin » une relation sincère ne va pas de soi, et suivre les méandres d’un chat multiple s’avère tout aussi tortueux que les chemins risqués de la vieille carte du Tendre.

13  Car parallèlement, Bénédicte Ombredanne choisit de donner des leçons à Gentleman, qui pratique un humour peu fin, en employant un ton plutôt sentencieux : « J’apprécie la lenteur et les marques d’attention », ce qui le force à devenir plus délicat, alors qu’il a pourtant du mal à réprimer ses instincts de mâle mal dégrossi : « je sais me tenir avec les femmes ». Elle le pousse dans ses retranchements en lui demandant malicieusement de prévoir un scrabble pour qu’ils s’occupent lors d’un rendez-vous, qu’elle ne lui donnera finalement jamais. Et simultanément, de façon étonnante, face à l’incroyable vulgarité de Napoléon04 (qui lui dit par exemple : « Si je vois débarquer un boudin je suis pas dans la merde » ou qui compare « sa bite » à « un rôti »15) elle répond dans un registre tout aussi cru, jouant jusqu’au bout – et avec une certaine jubilation – le rôle de la fille chaude et vulgaire, parodiant avec facilité son style obscène : « j’ai envie que tu me broutes la chatte »16, poussant le jeu assez loin avant de révéler la supercherie, ce qui les conduit à s’insulter assez violemment, quand il s’aperçoit qu’elle s’est jouée de lui. Bénédicte, dans l’art de l’insulte se révèle beaucoup plus créative que Napoléon.

« Moi j’ai une tête de charcutier ? Va te faire mettre espèce de sale pute. » […] –Non pas de charcutier, de porc, tu as une tête de porc, c’est sans doute pour ça que j’ai fait l’association. J’ai beaucoup d’estime pour les charcutiers. 17

14Bénédicte dans ce chapitre, n’a rien à voir avec la femme dominée, qui a choisi l’abdication – comme elle peut apparaître dans la dernière partie du roman – et elle s’affirme bien supérieure aux hommes qu’elle côtoie sur Meetic, menant le bal des dialogues. Peut-être justement parce qu’il s’agit d’une domination écrite : l’écrit, c’est son domaine, à elle, la prof de lettres. Sa rébellion d’un soir, qui aurait pu rester virtuelle, débouche sur un passage à l’acte, car elle prend l’initiative de donner un rendez-vous à Christian au terme de ce chat dont il ne subsiste à la fin qu’un seul interlocuteur : le seul qui n’ait pas coulé au fond de la « grande cuve » vaseuse du masculin.

15Éric Reinhardt a déjà pratiqué dans d’autres romans le mélange explosif de dialogues complètement différents : dans Le Système Victoria dont nous avons précédemment parlé, mais aussi dans Existence18, roman publié en 2004, où c’est un procédé très développé : par exemple, le dialogue central entre une boulangère et ses clients est entrecoupé d’extraits de la consultation de Jean-Jacques Carton-Mercier chez le docteur Desnos. C’est alors un procédé de collage comique surréaliste, entre deux strates de récits mélangées à cause de l’état de trouble psychologique dans lequel le personnage principal est plongé. Dans les deux scènes que nous avons évoquées, rien à voir avec cette idée de personnage qui ne sait plus où il en est : c’est internet qui permet de juxtaposer les réalités et qui provoque aussi une forme de comique par effet de collage. S’il s’agit pour le lecteur d’en rire, il s’agit aussi de perturbation, de danger… À l’éclatement des dialogues, dans les romans de Reinhardt, correspond celui de l’individu contemporain, lui-même divisé, comme internet, en un réseau de réalités multiples qu’il est difficile de rassembler. Mais dans L’Amour et les forêts, c’est bien un chemin vers la liberté qu’offre le web à son héroïne opprimée, grâce à une rencontre véritable qui pourrait changer sa vie.