Colloques en ligne

Anaïs Guillet, Université de Savoie

Around the World, Around the World, etc. : l’esthétique du flux dans Autour du monde de Laurent Mauvignier

1Autour du monde de Laurent Mauvignierest une œuvre chorale basée sur une ronde de quatorze histoires dont beaucoup tiennent fortement du fait divers. Celles-ci ont la particularité de se dérouler sur tous les continents à une date précise : le 11 mars 2011, à l’heure du tremblement de terre au Japon, qui, comme on le sait, entraîna un terrible tsunami et donna lieu au drame de Fukushima. Chacune des histoires repose sur des personnages toujours en mouvement : touristes ou en transit, exilés ou en rupture de ban, ils sont systématiquement pris hors de leur quotidien. Mauvignier nous fait faire un tour du monde à un moment T, un moment dont la teneur événementielle, catastrophique et historique, rompt avec la banalité du fait « apparemment » divers. Le narrateur, dont l’omniscience frôle la posture démiurgique tant il affectionne la prolepse, se focalise pour quelques pages sur les uns et les autres, puis les abandonne à l’occasion d’étonnants fondus-enchaînés qui ponctuent chaque fin de chapitre et qu’une image vient souligner.

2Le roman, dont l’écriture et les référents sont très cinématographiques, compose une collection d’historiettes, entre flash d’information et zapping. Il met ainsi en scène la culture contemporaine obnubilée par l’image et offre une réflexion sur le monde, tel qu’il est avant tout médiatisé. Autour du monde détient également une dimension rhizomatique tant il oscille en permanence entre l’individuel et l’universel, le subjectif et le culturel, semblant dans un premier temps témoigner du fameux « Village global », ce lieu commun construit et dérivé des travaux de McLuhan et Fiore1. Le roman se pose alors comme témoin d’un monde où tout circule et où tout serait interconnecté, entre marronnier et truisme.

3De plein pied dans la culture contemporaine, le roman de Mauvignier se caractérise donc par une certaine forme de liquidité et présente une interconnexion permanente entre les êtres et les choses. C’est en cela qu’il procède de cette esthétique du flux numérique qu’avec Bertrand Gervais nous avions essayé de cerner dans un article pour Protée en 2011, grâce à l’observation de plusieurs œuvres hypermédiatiques. Cette esthétique reposait pour nous « sur l’utilisation de systèmes et de dispositifs informatiques qui forcent l’internaute à se perdre dans la contemplation d’un flot d’images, de sons et de mots que le cyberespace et son encyclopédie dynamique animent et rendent accessibles. »2

4Si le roman de Mauvignier ne mobilise pas de système informatique, il contraint néanmoins le lecteur à suivre le flux de ces histoires autour du monde, en même temps qu’il propose des personnages confrontés à ce flux, des personnages qui absorbent en permanence des images et des informations médiatisées. Pour reprendre les mots de Grégory Chatonsky, sur lequel s’appuie notre définition de l’esthétique du flux, dans le roman de Mauvignier :

Il s’agirait de se placer résolument dans le flux, puisqu’on ne saurait être au dehors, en l’utilisant comme médium, c’est-à-dire comme langage, non comme support d’une communication idéale, d’en extraire ensuite un fragment, de le coder, de l’en-coder et de le décoder sans en fixer la lecture d’avance.3

5L’esthétique du flux numérique repose sur une esthétique du rhizome, du réseau, de la multiplication des relations et des connexions.

Le flux est la plus complexe et radicale des formes esthétiques numériques et propose des signes en transit, des figures complexes dont le mouvement permanent prend la forme d’une vague de données que rien n’arrête, dont il s’agit plutôt de suivre le déroulement, à moins d’en capter et d’en isoler quelques moments au gré d’une reprise ou d’un ressaisissement critique.4

6Au-delà de partager le goût de la métaphore de la vague, le rapprochement entre l’esthétique du flux et le roman de Mauvignier se fonde sur cette tension entre soumission au flux, au mouvement des anecdotes, des références, et la rupture que provoque l’ événement. Celui-ci fonctionne d’ailleurs ultimement comme un ressaisissement critique puisque cet emprunt à la cyberculture qu’est le recours à l’esthétique du flux, fait partie avant tout, nous le verrons finalement, d’un appareil réflexif sur le monde contemporain.

La culture de l’image

Images et fiction du monde 

7Le roman offre une réflexion sur le monde, tel qu’il est avant tout image et fiction du monde pour tout un chacun : un réel avant tout médiatisé. La catastrophe survient comme un signe indiciel du réel qui vient soudainement frapper ces personnages qui ont le plus souvent l’impression de vivre dans des images. À ce titre, le champ lexical de l’image et de ses médiations cinématographiques, photographiques, télévisuelles ou encore Web, abonde.

Dans l’air, des images flottantes, et aussi des montagnes et les cerisiers sur la route. Même s’ils ne sont pas encore en fleurs, il y aura déjà comme une odeur vaporeuse, légère, des images de cartes postales que ne viendront pas contredire ni altérer les panneaux publicitaires pour les maisons de crédit et les prêts sur gages Yoshikawa. Des chaînes de fast-foods et des supermarchés, des noms se bousculant, McDonald’s, FamilyMart, Law.5

L’impression d’errer dans un film en noir et blanc, dans des décors de cinéma. D’être enfermé dans le délicat liseré jauni d’une minuscule photographie sépia et craquelée d’avant-guerre. 6

8Le monde est vécu par les personnages comme un film ou une série de cartes postales, c’est-à-dire toujours comme une accumulation d’images.

9Et ce n’est pas un hasard si le passage entre les différents récits est ponctué systématiquement par une image rectangulaire en noir et blanc. Toutes ont la particularité d’être de qualité médiocre et d’avoir une fonction illustrative par rapport au lieu où se trouvent les personnages : à Tokyo, on voit un plan de métro ; puis, dans la deuxième chapitre, le personnage passe ses vacances dans les Bahamas, illustrés de manière stéréotypée par une plage bordée de palmiers et de paillottes; le récit suivant s’ouvre sur le mur des lamentations puisqu’il se situe en Israël, quand celui qui se déroule à Moscou débute avec une photographie de la Place Rouge.

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10Ces images sont des clichés, elles fonctionnent de manière synecdochique avec le lieu qu’elles représentent. Par ailleurs, beaucoup d’entre elles ressemblent à des photos amateurs, pour ne pas dire des photos de vacances.

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11L’une d’entre elles, celle qui représente la tour la plus haute du monde, le Burj Khalifa de Dubaï, semble avoir été prise depuis la vitre d’une voiture. Le roman est d’ailleurs peuplé de touristes et de réflexions sur le tourisme :

– tous ces touristes qu’on regarde comme si nous ne faisions pas corps avec eux et qu’ils représentaient un monde où les spectateurs viendraient assister au spectacle à l’intérieur même du décor, nourrissant la scène de leur présence et l’alimentant par la rumeur flottante et vague, fantomatique et bruyante, de leurs commentaires et des appareils photo créant, par les flashes et les milliers de déclics, ce halo sonore et lumineux, cette aura de prestige nécessaire à toute mise en scène ; et puis les poses au pied de monuments indifférents et blasés d’une telle agitation, comme si les monuments eux-mêmes se résignaient à être des alibis disparaissant derrière le sourire convenu, s’évanouissant derrière le rituel reproduit partout dans le monde avec la même docilité et la joie de cette multitude encline à fabriquer les images de son bonheur, comptant sur tous les ingrédients qui doivent le composer et que nul n’a besoin de répertorier pour chercher à y satisfaire.7

12Cette citation ne peut manquer de rappeler les propos de Bourdieu, qui analyse la photo de vacances dans Un art moyen.

Les paysages et les monuments apparaissent dans les photographies de vacances, au titre de décor ou de signe ; c’est que la photographie populaire entend consacrer la rencontre unique (quoiqu’elle puisse être vécue par mille autres dans des circonstances identiques) entre une personne et un lieu consacré, entre un moment exceptionnel de l’existence et un lieu exceptionnel par son haut rendement symbolique.8

13On retrouve ici la fonction synecdochique de ces images, leur statut à la fois universel, puisque ce sont toujours les mêmes points de vue et monuments qui sont capturés, et particulier, en ce qu’elles symbolisent une rencontre, un instant unique pour le photographe. Les photos pittoresques des touristes partagent avec l’esthétique du flux, cette dynamique circulatoire que définit John Urry dans The Tourist Gaze9. Le touriste s’approprie et reproduit avant tout des stéréotypes visuels qu’il emprunte à toutes les images qui l’entourent (cartes postales, publicité, peinture, etc.). En retour, ces photographies ainsi créées alimentent le « réservoir » commun d’images, dans lequel puiseront d’autres touristes. Cette saturation d’images stéréotypées possède un impact fort sur notre manière de voir le monde. Finalement, les touristes ne capturent donc pas tant le monde qu’ils reproduisent les images qu’ils en ont déjà vues10.

14Les images touristiques apparaissent alors comme la quintessence d’une forme de fictionnalisation du monde que, dans le roman de Mauvignier, même les images de la catastrophe réelle ne peuvent venir troubler : celles-ci ne constituant à leur tour que des images parmi d’autres.

Parce que tu es assis dans le fauteuil face à la télé, tu zappes dans la nuit et tu cherches déjà les images qui t’apporteront du réconfort – pas un truc sur les lépidoptères, je te prie de le croire. Mais tu voudrais plutôt des femmes lascives qui te regardent à travers l’écran de la télé, […] Frantz prend la télécommande et zappe, zappe, zappe encore, il revoit dix fois les images du tremblement de terre.11

15Parlant du drame de Heysel, traité dans Dans la foule12, Mauvignier expliquait à quel point la genèse de son roman était liée aux attentats du 11 septembre et aux images de ses tours qui n’en finissaient pas de s’écrouler dans nos écrans de télévision, il déclarait alors : « ce à quoi j’ai assisté, c’est l’expérience du réel, en tant qu’il est comme une fiction qui dépasserait les moyens de la fiction »13. Mais, si Mauvignier constate à quel point notre perception du réel et du monde est construite à partir d’images communes figées et fictionnelles, il en tire comme conséquence que seule la fiction romanesque peut nous aider à en percevoir la consistance. Il l’exprime très bien dans un entretien avec Jerôme Garcin pour Bibliobs :

Mais, alors que je croyais écrire à partir d'un lieu, je m'apercevais que ces derniers étaient toujours choisis parce qu'ils répondaient à un livre ou à un film. La Thaïlande réelle, c'est celle du cinéaste Apichatpong Weerasethakul, le Japon, celui du livre de Murakami Ryu, « Lignes », etc. Je crois que la fiction donne au réel une dimension qui lui manque pour devenir tangible à notre regard. C'est elle qui rend le monde visible – comment pourrions-nous voir l'Espagne et son entrée dans la modernité sans Don Quichotte ?14

Une écriture cinématographique

16Prenant acte de cette culture de l’image où les frontières entre la fiction et le réel sont pour le moins floues, Mauvignier dont le parcours est ancré dans l’image – il a fait les Beaux-Arts – nous propose, à l’instar de tous ses romans précédents, une écriture très cinématographique. La qualité filmique de l’écriture de Mauvignier, qui aura déjà été largement pointée par ses critiques, se définit avant tout par un souci porté au montage, qui se matérialise dans Autour du monde par une succession de fondus enchaînés et de basculements de la focalisation. Comme il l’explicite dans un entretien avec Maxime Pierre :

Le cinéma pour moi compte pour la question du montage, de la façon dont on passe d’une scène à l’autre : où placer une coupure, où faire une ellipse. Ce qui compte aussi et qui n’est pas seulement le fait du cinéma mais seulement de notre temps, c’est la question de la vitesse et du rythme.15

17Autour du monde est un roman rythmé par un changement régulier de focalisation. Le narrateur omniscient fonctionne comme l’œil de la caméra à qui rien n’échappe et qui entraîne le lecteur d’un personnage à un autre, d’un espace à un autre, de manière immotivée, presque aléatoire et sans réel sentiment de clôture à l’égard des histoires que l’on quitte. Le roman ne peut alors manquer de rappeler Short Cuts (1993), une adaptation par Robert Altman de nouvelles (et d’un poème) de Raymond Carver. Le film s’immisce dans la vie quotidienne et les drames de 22 personnages qui ne semblent pas avoir beaucoup plus de liens entre eux que le fait d’appartenir au même film, au même monde fictionnel. L’intrigue se construit sur une ligne brisée où les personnages se croisent, sans toujours se reconnaître, à l’instar du spectateur qui lutte (en vain) pour lui donner sens et relier les éléments qu’elle compose.

18Dans Autour du monde, la relation texte-image, le montage et l’intertextualité permettent une forme de circulation permanente semblable à celle de l’esthétique du flux. De par la forme même du roman, entre flash d’information sur des faits divers et zapping, mais aussi par ses références culturelles, Mauvignier met en scène le monde contemporain et la culture dite « globale » qui le caractérise.

Et que ça circule ! Rhizome et culture globale

Rhizome et flux

19Comme le cyberespace, le roman de Laurent Mauvignier se définit par sa structure rhizomatique, sa capacité à créer des relations. Les fondus enchainés entre les différents récits, qui fonctionnent comme des hyperliens, construisent les jointures les plus apparentes de ces connexions dynamiques. Elles sont, la plupart du temps, fondées sur une image qui fait transition et qui est illustrée par une des vignettes analysées plus haut :

Et puis il s’endort. Juste une petite sieste, puisque la nuit a été si courte, si mauvaise. Une heure ou deux de sommeil pour espérer se reposer un peu et se laisser aller là où les rêves ont l’air plus doux et paisibles, là où il doit y avoir des hommes et des femmes, mais aussi des gens comme lui, car, si sur les images glacées il n’y a jamais personne, dans la vraie vie il y a toujours des gens, même dans les lieux paradisiaques, parfois plus qu’il n’en faut ; il y aura bien des gens pour vivre aux Bahamas, et des touristes aussi, c’est sûr, par centaines, par milliers, comme Taha, Kerim et Yunus, comme Havva et Yasemin, qui sont venus tous les cinq d’Istanbul il y a déjà quelques jours et qui, maintenant, à deux heures du matin, dorment, complètement épuisés après une journée qui avait débuté tôt, quelque part sur l’une des sept cents îles des Bahamas.16

20Ainsi, le narrateur nous fait passer du récit focalisé sur Frantz, en croisière dans la mer du nord, au récit centré sur Taha et ses amis, en vacances aux Bahamas. Mauvignier l’explicite lui-même : « Il fallait trouver l'organisation des lieux entre eux, passer de l'un à l'autre en travaillant les ruptures comme des modulations pour maintenir le récit en mouvement. Car c'est le mouvement qui est le liant de tout le livre. »17

21Ces passages, ces mouvements ont trait à la labilité propre à l’esthétique du flux.

Les pages-écrans se succèdent sans ordre préétabli et initialement partagé et s’expérimentent sur lemode d’une véritable dérive numérique. Cette dérive est occasionnée par le caractère fragmentaire du cyberespace. 18

22Mauvignier nous fait naviguer entre les récits, en même temps que son œuvre oscille en permanence entre l’individuel et l’universel, le subjectif et le culturel. Elle met en scène, pour reprendre le vocabulaire de Deleuze et Guattari, un système qui territorialise et déterritorialise ad nauseamles éléments dont il est composé.Pour les deux philosophes, dansCapitalisme et Schizophrénie 2 : Mille plateaux,tout est question de flux: les personnes, les sociétés, les capitaux. La société est un corps qui est un système de flux sans cesse encodés et décodés. Reconnaissant les flux qui nous traversent, le roman offre dans un même mouvement une image du réseau mais aussi de ce que l’on appelle, d’après le lieu commun quelque peu galvaudé de McLuhan et Fiore, « le village global » ou « planétaire ».

Le village global

23Aujourd’hui le terme est associé à l’essor croissant des échanges économiques et culturels, permis en partie par les techniques contemporaines qui, comme le fait remarquer Maxime Szczepanski, « offriraient désormais à chaque individu la possibilité d’être directement connecté avec le reste de la planète, renouant ainsi avec les idées de proximité et de communauté propres aux sociétés villageoises. »19. En plus de la trivialité du constat de la connexion, Mauvignier semble donc se saisir de ce lieu commun de la mondialisation qu’est le village global. Les protagonistes, qu’ils viennent du Mexique ou de Turquie, du Japon ou de Floride, partagent une pluralité de références, ils puisent dans le même réservoir d’images et de clichés composés principalement par des médias, dont l’omniprésence est représentée dans le roman. Les personnages vont au McDonalds en Russie et chez H&M à Rome. Mauvignier emploie aussi fréquemment des phrases toutes faites ou répète des slogans publicitaires : « Les Heureux Gagnants », « le Sourire Commercial », « Porter Shalimar c’est laisser ses sens prendre le pouvoir »20. Ici, l’usage des majuscules vient souligner le caractère idiomatique de ces expressions. Puisant dans le fonds culturel commun, Mauvignier cite Google et Wikipédia, mais aussi les « bestsellers » et les « blockbusters » que sont le Da Vinci Code et Millenium, Titanic et Hannibal Lecter.

On en circulation

24Cette tension entre l’individuel et le global, entre le particulier et l’universel, se retrouve également dans l’emploie fréquent du pronom « on » qui comme le remarque Stéphane Bikialo, « permet de situer le discours en permanence entre le général et le particulier. Le « On peut renvoyer à un « je » –souvent inclus dans un groupe– ou à une collectivité plus ou moins (in)déterminée, restreinte ou étendue, allant jusqu’à la parole commune, des clichés, qu’on ne nomme pas pour rien les “on dit”. »21 Le « on », dans Autour du monde, renvoie ainsi souvent à une expérience ou à un savoir commun ; exemple peut être donné de ces consignes connues de tous les habitants des zones à risque sismique :

Yûko sait ce qu’il faut faire. On l’a appris à l’école. On l’a répété des centaines de fois. On l’a fait plusieurs fois aussi à d’autres occasions mais cette fois les vibrations ne se calment pas tout de suite. On croit que ça va finir mais non, au contraire.22 (n.s.)

25L’anaphore du « on », dans cet extrait, insiste sur cette forme d’universalité. Mais il peut également référer à une entité collective indéterminée. Toujours au début du roman, Mauvignier écrit :

On n’imaginerait rien de particulier, peut-être parce qu’en la voyant on ne la trouverait ni particulièrement fantaisiste ni exubérante. Elle porte un jean, des Nike vert fluo aux semelles très épaisses qui donnent à sa démarche une sorte de légèreté mousseuse, aérienne, une démarche étonnamment chaloupée, et puis son visage est à peine maquillé.23 (n.s.)

26Encore, il peut désigner les personnages, ici Yuko et Guillermo, qui ne savent pas encore que dans deux heures ils seront frappés par le tsunami et vaquent à leurs occupations.

En deux heures, on aura le temps de se rassasier et de finir le thé. On aura le temps de fumer quelques cigarettes et aussi de finir de préparer la maison. La chaleur commencera à la gagner, la maison va craquer, le bois se détendre dans de petits claquements secs, bientôt on se dira que ce sera un séjour agréable et doux. »24 (n.s.)

27Ce « on » n’est pourtant pas un « ils » qui les désigneraient seulement eux, il inclut également tous ces êtres pris dans leur quotidien, encore ignorants de ce qui se trame. À travers l’usage du « on », Mauvignier produit donc encore des effets de circulation et interroge comment les sujets se construisent au sein de ce flux. Pour Stéphane Bikialo citant Starobinski, « L’ON, pronom de la circulation, met en œuvre une langue qui “n’est donc ni le particulier pur, ni l’universel, mais un particulier en instance d’universalisation, et un universel qui se dérobe pour renvoyer à une liberté singulière”25 »26.

28Le roman témoigne ainsi des problématiques propres à l’ère contemporaine, à la mondialisation et à cette culture rhizomatique où tout circule en un rien de temps. Au-delà de reproduire les poncifs de ladite mondialisation, le roman semble surtout vouloir les interroger : au moment où l’ événement historique aux répercussions mondiales survient, comment les drames personnels peuvent-ils coexister ? semble demander Mauvignier. « Culture commune », « interconnexion », « village global » dit-on, mais, dans les faits, comment se manifeste cette pseudo proximité face au quotidien, à l’individu, et ce particulièrement quand il se produit au cœur même du village un événement de nature catastrophique ?

Dimension réflexive de l’esthétique du flux : l’ événement comme incident

Evènement sans incidence ?

29L’événement et les répercussions qui lui incombent sont au cœur de chaque roman de Laurent Mauvignier. Les événements personnels d’abord, depuis Loin d’eux (1999) qui relate la portée d’un suicide sur l’entourage du défunt, jusqu’à Seuls (2004) centré sur une rupture amoureuse ; puis il s’intéresse à des  événements historiques aux effets néanmoins tout aussi personnels, avec Dans la foule (2006) sur le drame de Heysel ou Des hommes qui s’intéresse à la Guerre d’Algérie. Chacun de ces événements a une portée résolument traumatique pour les personnages. Pour le philosophe Claude Romano, l’événement possède quatre caractéristiques27 : il est avant tout vécu, en cela il s’oppose à l’objectivité du fait ; il engendre des bouleversements qui changent en profondeur les paramètres du monde de celui qui le vit ; il ressort de « l’an-archie » du fait de son imprévisibilité ; et finalement il s’inscrit dans une temporalité particulière, il n’est pas de l’ordre du datable tant il intègre à la fois présent, passé et futur. Romano s’inscrit alors dans la lignée de la perception deleuzienne de la temporalité de l’ événement et de ce qu’il appelle le « paradoxe du devenir »28 :

Iln’est jamais « présent » que comme passé à la lumière de son futur. Constitué en lui-même tout entier par ce délai structurel sur soi qui fait que survenir, pour lui, ce n’est jamais se produire au présent, mais inclure déjà en soi (ou déployer à partir de soi) les trois dimensionnels du temps, l’ événement ne se montre donc comme présent (c’est-à-dire comme lui-même : événement) que s’il apparaît comme tel au passé, à la lumière de son futur, c'est-à-dire à partir de la dimension essentielle où se joue son ad-venir comme sens.29

30Or, selon ces critères, pour une grande partie des personnages de Mauvignier, le tsunami n’est pas un  événement.

31En effet, de prime abord dans Autour du monde, les répercussions de la catastrophe apparaissent pour le moins minimes sur le plan individuel. Si le roman est centré sur un événement d’ordre historique : le tsunami au Japon, son impact n’est pas aussi direct pour tous les personnages que dans les autres romans de Mauvignier. La catastrophe n’est que rarement perçue par les protagonistes comme un événement, du moins tel que le définit Romano. Le tsunami se trouve généralement réduit à une toile de fond, à un sujet de conversation ou à une information diffusée dans les médias. Si bien que l’événement, tel qu’il est traité dans Autour du monde, pourrait s’inscrire en miroir inversé de « l’événement-monstre »30 dont parlait Pierre Nora en 1972 dans un article pour la revue Communication. Pour l’historien, nous serions entrés dans l’ère de « l’événement-monstre », dans le cadre de laquelle le moindre fait divers est élevé au rang d’événement, dans une recherche perpétuelle de sensationnel. Or, dans Autour du monde, la catastrophe est perçue par les protagonistes non pas comme un événement, ainsi qu’elle devrait l’être, mais comme un fait divers.

32En effet, le plus souvent, seuls une image de télévision ou un flash à la radio offrent des allusions à cette terrible actualité. Son impact se réduit alors à de fugaces moments de compassion.

je vous disais, oui, le truc à la radio, c’est dément – le Japon, ce qui se passe au Japon, vous n’avez pas entendu ? Un tremblement de terre comme ça n’arrive qu’au cinéma. Je veux dire, le cinéma américain. Vous voyez, des vagues qui engloutissent des gratte-ciels, un cataclysme, la fin du monde. Non, vraiment, c’est hallucinant ce qu’ils disent. Ils ont même dit qu’une partie du Japon pourrait être engloutie, vous vous rendez compte ?31

Il lâche un soupir de compassion, de lassitude, il se souvient du tsunami en Thaïlande et, maintenant, c’est comme s’il se disait je préfère ne pas savoir, il prend la télécommande de la télévision et dans le même mouvement il éteint la télévision et d’un bond se lève et décide de se préparer.32

33L’événement existe seulement comme image, appartenant plutôt au monde de la fiction, des médias qu’au réel33. Pour citer les propos de Régine Robin, qui entrent en résonance avec les caractéristiques de l’esthétique du flux, la catastrophe qu’est le tsunami nous apparait sous l’emprise  « de l’éphémère, de l’instant, du clip, du saut, de l’ubiquité, sous l’emprise du temps réel où ce qui est en train de s’effectuer et sa représentation se confondent, sans lacune, sans distorsion temporelle, dans un présent perpétuel. »34

34Ce présent perpétuel éloigne pour le moins de ce temps de l’événement décrit par Romano. D’autant que l’événement et sa représentation se confondent pour la majorité des personnages de Mauvignier, à l’exception seulement des héros des récits inaugural et final, dans lesquels les personnages sont directement touchés par le tremblement de terre. C’est le cas de Guillermo, touriste mexicain en vacances au Japon qui meurt noyé dans le tsunami et de cette petite japonaise, en vacances à Paris avec sa famille, qui ne sait pas encore que ses grands-parents viennent de périr dans leur village de pêcheurs.

Le tsunami, à la fois événement et flux

35Dans un entretien, Mauvignier précise la teneur tout à la fois esthétique et poétique de sa posture :

Est-ce qu'une histoire, même à l'autre bout du monde, du moment qu'elle m'est contemporaine, me concerne ou non ? La réponse est autant esthétique que politique. Nous vivons dans un monde de circulation, dans un flux de marchandises, de touristes, un mouvement où plus personne n'est fixé à un lieu mais dont la circulation infinie nous relie les uns aux autres. Cet objet de plus en plus réduit qu'est le monde, chacun y est seul, enfermé dans son histoire. Cette fragmentation à l'intérieur même d'un ensemble, pour un romancier, c'est une interrogation sur son art et la possibilité du roman35

36Individu et mondialisation disions-nous, fragment et ensemble, dit Mauvignier. Ainsi, l’esthétique du flux, empruntée à la cyberculture contribue à un appareil critique et réflexif au sein duquel le tsunami se fait métaphore :

Car bientôt ce sera l’attente, la peur, et le nom de Fukushima résonnera aux oreilles du monde entier comme celui d’un cauchemar éveillé. La vague, elle, continuera sa route avec indifférence. Dans un an, le tsunami continuera de frapper – presque sans force, presque exténué –, de l’autre côté de la planète. Pourtant, il aura encore assez de puissance pour se jeter contre des icebergs en pleine mer du Nord. Il aura parcouru la Terre comme pour rappeler que tous les objets du monde sont reliés entre eux d’une manière ou d’une autre et qu’ils se touchent les uns les autres.

Il sera épuisé, presque muet, à bout de course. Presque rien, une vague d’une trentaine de centimètres, encore de quoi renverser un homme et le jeter à terre.36

37La particularité du tsunami est d’être en même temps événement et flux. Il est à la fois ce qui relie, Mauvignier l’exprime très bien dans cet extrait ; mais aussi, du fait de son caractère catastrophique, il est ce qui vient interrompre le flux, celui du quotidien, de l’information et des images médiatiques, celui que nous décrivions en première et seconde parties et auquel se confrontent les œuvres caractéristiques de l’esthétique du flux. À ce titre, l’esthétique du flux peut être avant tout

[…] perçue comme une métaphore de la société d’hyperinformation qui caractérise notre époque. Car elle implique un flux de données constant qui dépasse toute capacité d’appréhension possible et laisse finalement l’internaute hors-jeu. Il est ainsi contraint à un musement répétitif et solipsiste, et à une entropie symbolique, en ce que l’accès aux structures de signification qui permettent d’expliquer et de s’approprier certains choix culturels et sociaux est entravé par un excès d’information.37

38Cette société est caractérisée par un musement propre au flux et à l’« oubli » tel que le définit Bertrand Gervais :

Cet oubli positif est un musement ou une flânerie, une errancequi ne cherche plus à établir des liens rationnels entre ses diverses pensées, mais qui se contente de l’association libre, du jeu des ressemblances, de l’avancée subjective. C’est la pensée en tant que flux ininterrompu, à moins qu’un incident ne vienne en perturber le cours.38

39La vague, en tant qu’elle relie et qu’elle est flux, incarne une certaine forme de musement qui nous rappelle le mouvement continu de la pensée, ce flux de conscience si caractéristique du roman moderne. C’est ici d’ailleurs, que l’esthétique du flux numérique rejoint tout particulièrement les esthétiques du flux littéraire d’un Claude Simon par exemple ou le fameux stream of consciousness de James Joyce ou Virginia Woolf. La pensée, la vague, le flux nous traversent jusqu’à ce que nous nous en déprenions. Comme l’exprime Pierre Bertrand, « Nous sommes toujours à l’intérieur de la pensée »39. Celle-ci, comme le tsunami que décrit Mauvignier, a toujours déjà commencé et nous définit comme sujet : « Le mouvement de la pensée, à savoir le flux des images, des affects, des souvenirs, des anticipations, etc., constitue le noyau de ce que je suis »40. La vague, comme la pensée, se déroule. Elle continue d’exister bien après l’événement premier et sa découverte par tous, bien après que les téléviseurs se sont éteints et que les morts sont enterrés. En cela elle transcende la temporalité contemporaine et son présentisme41. Mais en même temps, le tsunami par son caractère événementiel, fonctionne également comme une disruption, un incident au sens que lui donne Chatonsky et qui rappelle que nous sommes tous interconnectés : « En suspendant temporairement le flux d’une activité instrumentale, l’incident révèle cette activité comme flux et son entrelacement avec d’autres flux, […] »42

40C’est toute l’ambiguïté du tsunami d’être à la fois flux et incident et en cela qu’il symbolise résolument l’esthétique du flux.

Around the world, etc.

41L’homonyme anglophone et musical du roman de Mauvignier, Around the world des Daft Punk, procède également de cette esthétique du flux et d’un paradoxe similaire à celui du roman de Mauvignier, entre flux et appel à la disruption43. Tout dans la construction du morceau et du clip réalisé par Michel Gondry est pour le moins répétitif : les lignes rythmiques et harmoniques, les paroles, les personnages et leur chorégraphie : tout tourne littéralement en rond. Le spectateur est face à un flux ininterrompu. Mais, à la fin du clip, un zoom arrière lui permet de découvrir la scène au sein d’un cadre, dans une mise en abyme de l’espace propre à l’écran de télévision.

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42Ce plan provoque une disruption, une mise à distance représentationnelle, métafictionnelle qui vient interrompre le psittacisme et le flux continu et ainsi le mettre à distance. Ce clip, comme le roman de Mauvignier, semble très bien illustrer la force des esthétiques du flux.

La force des esthétiques du flux vient aussi du fait qu’elles incitent, par leur caractère implacable, à la rupture, à l’incident, ce qui viendra segmenter le flux. Le flux fictionnalisé demande à être interrompu. Or, l’incident est au flux, ce que le ressaisissement est au musement, c’est-à-dire un mécanisme de reprise, seul capable d’endiguer le processus de désémiotisation produit par le défilement continu et sans orientation précise des signes.44

43Seul, l’incident, le tsunami ou l’irruption d’un cadre comme dans le clip des Daft Punk, peuvent interrompre le flux et ainsi nous permettre d’en sortir, de prendre nos distances avec lui, ne serait-ce que quelques instants. Et, nous l’aurons vu, cet incident semble chez Mauvignier prendre principalement deux formes : celle du tsunami bien sûr, mais surtout et avant tout peut être, celle du roman.

Conclusion

44Claude Simon déclarait dans un entretien avec Madeleine Chapsal en 1960 : « Tout bouge, rien n’est fixe. Le langage lui aussi est naturellement mouvant. On ne peut pas s’exprimer en 1960 avec la phrase de Stendhal, ce serait se promener en calèche ! Tout bouge autour de nous »45 .

45Pour Simon, le langage comme le roman sont les reflets d’un monde ou d’une vision du monde. Mauvignier semble partager cette posture et propose des romans imprégnés par la culture contemporaine dans le cadre de laquelle sont prégnants à la fois la question des réseaux, l’omniprésence des images et l’impact des médias.  C’est dans ce cadre très contemporain qu’Autour du monde peut être rapproché de cette esthétique du flux numérique, qui, dans un même mouvement, embrasse le flux et se joue de ses interruptions. Ainsi, il oscille sans cesse entre flux et incident. Flux des histoires et des personnages, flux des images, il semble dans un premier temps endosser les clichés de la mondialisation et représenter un univers où tout circule, sans cesse. Toutefois, comme en contexte numérique, le recours à l’esthétique du flux chez Mauvignier possède pour corolaire l’incident, qui permet tout à la fois de quitter le flux et d’en prendre conscience. L’incident, comme nous l’avons vu, peut prendre plusieurs formes, celle du tsunami notamment dans Autour du monde mais aussi celle d’un cadre dans le clip des Daft Punk. Quelle que soit sa nature, il impose une dimension réflexive. Et à ce titre, le roman même de Mauvignier, qui est également lui-même flux et incident, ne fait pas exception puisqu’il nous plonge dans la fiction pour mieux interroger le monde dans lequel nous vivons. L’auteur l’exprime très bien : seule la fiction peut nous permettre de percevoir le réel. Ainsi, dans ses œuvres, la question esthétique se fait effectivement aussi politique et, pour un romancier de l’indicible, de l’informulable ou de l’ineffable – les qualificatifs ne manquent pas chez ses exégètes –, c’est déjà dire beaucoup.