Colloques en ligne

Carme Figuerola, Université de Lleida

Formater sa mémoire : le cas de Programme sensible d’Anne-Marie Garat

1Ce n’est pas la première fois que la prose imposante d’Anne-Marie Garat s’imbibe de l’univers bureautique pour profiler le caractère de ses personnages. Déjà en 1992 Aden présentait un protagoniste informaticien qui découvrait, par hasard, que l’entreprise où il était embauché travaillait pour le Pentagone. Cette trouvaille, bien qu’elle l’engage dans un circuit de conspirateurs, s’accompagnait de revirements dans sa vie privée. Le tout marquait une halte dans le parcours de ce héros éponyme né le jour même du bombardement d’Hiroshima, fils d’immigrés. L’incursion dans le réseau informatique le livrait à un examen introspectif qui accordait une attention remarquable à ses origines, jusqu’alors peu claires.

2En 2013, Programme sensible reprend le motif et met en scène la symbiose entre l’homme et l’ordinateur. Jason, le personnage central, cette fois traducteur freelance, divorcé et habitant seul un petit deux-pièces en banlieue, établit avec son ordinateur un rapport intime. Ce lien solide débute par la contemplation de l’écran où il entrevoit des images de son passé vers lequel il se sent attiré pour finalement y plonger et en éclairer quelques zones obscures. La quête identitaire s’accompagne d’un périple vers une enfance méconnue, oubliée, violente, que le héros revisite pour y collecter ses traumatismes en lambeaux. L’immersion dépasse pourtant la régression freudienne, car les énigmes qui sont à la source de ses fantasmes et qu’il doit résoudre avant de les surmonter, portent un questionnement sur son origine et, en conséquence, atteignent une étendue existentielle. Notre propos consiste donc à montrer à quel point internet, tout comme les engrenages informatiques, constituent une double voie d’accès à la révélation identitaire: primo, ils représentent des outils dont Jason se sert pour se transporter à un autre temps, à un autre espace. Secundo, la romancière les utilise en tant que métaphore de l’être même et de son comportement vis-à-vis de l’Autre.

3Trois étapes fondent l’expérience de Jason.

La fragmentation

4Alors qu’elles cherchent à se recueillir, les créatures de Garat, comme bien d’autres de la littérature actuelle, sont installées dans un profond malaise existentiel. Le début in medias res du roman permet à l’auteure de situer le personnage dans une position chaotique : en proie à une rupture avec sa femme, il héberge son meilleur ami qui passe par une situation identique. Alors que ce dernier dépouille son intérieur par les petits objets emportés dans son sac1, plutôt témoins de ses goûts et préférences, qu’outils voués à sa survie, Jason manque de traits propres. À leur place, une analogie se dresse entre les deux hommes de manière à ce que Jason ne soit plus défini en soi ; tout au contraire, sa jeunesse n’acquiert de sens que par rapport à Jack. Orphelins depuis un âge précoce, une seule différence le singularise : l’existence de tante Dee, dernier bastion familial. Or, Jack ayant trouvé le moyen d’endiguer son avenir en Pologne, le personnage central reste tiraillé entre une paternité difficile mais sur laquelle il mise tout son avoir sentimental2 et une quasi-filiation peu plaisante car, victime de son esprit déboussolé, la tante échappe aux repères du monde actuel : « Plutôt écrouée en camisole chimique que divaguant de par les rues sans GPS» (Garat 2013 :18).

5L’ordinateur et internet deviennent des médiateurs entre l’individu et les femmes de sa vie, car dans des sens divergents, c’est en vertu de ces accessoires qu’il gère ses liens avec elles. Avec Alix et Cathy il échange des mails ou des SMS en vue d’assurer la communication auprès du nœud familial éclaté, tandis qu’avec tante Dee il constate depuis l’incipit la menace qu’elle suppose :

Sa mémoire déraille, le deadlock est fréquent, j’en suis réduit à ruminer ses souvenirs comme s’ils étaient les miens, son logiciel pirate mon système, malveillant pire qu’un virus informatique ou qu’un prion pathogène. (Garat 2013 :15)

6L’ambiguïté qui colore cet être, à la fois repère et, péril, dévoile une clé du roman. La métaphore du virus informatique se multiplie comme une manifestation de son influence malsaine sur le protagoniste, ce qui par analogie correspond à la définition du cheval de Troie en informatique.

7Au début, l’identité de celui-ci est bâtie sur le frêle récit de la tante, ce qui le mène à enquêter son interlocuteur-machine pour mieux ancrer ses repères. Pour tester les arguments en apparence déraisonnés de sa tante, Jason ne trouve d’autre moyen que de taper son nom sur Google. Le manque de résultats ouvre un trou noir chaotique dont la force d’attraction va le happer et l’engager dans sa quête. Garat utilise comme dispositif de production d’intérêt romanesque la répétition de quelques expressions ou images narratives analogues, de manière à créer dans la mémoire du lecteur un réseau d’associations permettant d’illustrer une seule idée. Technique très usitée dans le domaine de la littérature populaire dont l’écrivaine est une bonne connaisseuse, et qui traduit par analogie un phénomène identique sur différents niveaux : c’est le cas de tante Dee.

8Le scénario géographique où le protagoniste se situe thématise aussi la dissolution de l’être dans la ville moderne. Logeant dans la périphérie, il traverse un terrain vague pour y arriver : ce vide le définit comme un non-espace vu que le projet urbanistique social qui devait s’y installer n’a pas été mené à son terme. Critique manifeste de la part de l’écrivain d’un phénomène répandu dans nos sociétés d’aujourd’hui, à savoir la distance entre les projets envisagés par nos politiciens et l’accomplissement réel de leurs promesses. Dans cette topographie de la marge, le terrain constitue une bordure invisible qui fixe un dehors à connotations négatives vu ses constituants physiques3 et démographiques : le « camp des Roms enchâssé dans la gadoue, les immondices » (Garat 2013 :12) évoque l’imaginaire de l’errance, du misérable et du dangereux4. Or, le côté asocial de ce parage est privilégié par le protagoniste, souhaitant par là contrefaire l’orthodoxie urbaine, soucieux comme il est de protéger une vie privée que l’univers d’internet a rendu floue :

Ainsi ai-je l’impression de feinter le quadrillage étatique baisé de capteurs sécuritaires, les flux du soir asphyxié dans les souterrains de la ville, circulation sous vidéosurveillance, repérage à puces, passe électronique, billetterie et traçage au code-barres. Je paie en cash désormais. J’ai résilié ma carte Navigo, no profil sur Facebook, je soigne mon incognito, même si les angles morts se font de plus en plus rares. (Garat 2013 :13)

9La condition subsidiaire du lieu, placé à l’écart, est redoublée par les caractéristiques de l’immeuble : à la banlieue s’ajoute l’emplacement « éloigné du métro et du RER », de même que la nature de ceux qui l’habitent, des immigrés avec des problèmes de cohabitation. Bien qu’il saisisse un parallélisme entre sa vie privée – séparation civile – et sa situation géographique, Jason ne cherche pas à rompre sans retour avec le monde. Il n’est pas un Meursault, indifférent à son entourage et concentré exclusivement sur son être5. Très au contraire, ce périple qu’il entreprendra en plusieurs étapes jusqu’à l’issue de l’énigme se double d’une réflexion sur les circonstances qui déterminent l’existence de l’humanité auprès de laquelle il n’hésite pas à prendre parti, et le lecteur passe en revue de nombreux défis de notre société : le dilemme des sans-papiers, les enjeux sur les produits bio, la gageure de la sur-information. Ainsi est-il capable de cacher sa voisine Fatou – une sénégalaise en situation irrégulière – et ses nombreux enfants, tout comme de se battre pour elle et de manifester contre la violence de rafles insoupçonnées. Envisager ce moment de sa vie comme une transition lui permet de prendre un recul, de se recueillir sur lui-même pour analyser l’autre avec une certaine justesse mais, sans doute, l’instabilité de son entourage accentue l’aspect précaire, fuyant, provisoire de l’anti-héros.

10Face à ce point de départ dont les composantes extérieures dénotent la fragilité du personnage, qu’en est-il de son intérieur ? À remarquer d’emblée la place centrale que l’ordinateur occupe dans son deux-pièces : tandis que chez Fatou on entend pousser les meubles pendant la journée afin de gagner en espace à cause de la multitude d’enfants, chez lui, l’ordinateur est devenu un ersatz de la famille. En conséquence, malgré la multifonctionnalité de l’espace6, il occupe une place fixe et centrale faisant figure du mobilier essentiel. Le protagoniste l’associe à son intimité, il devient une prolongation de soi et par ce biais il prend vie et reproduit des attitudes humaines : Jason le sent palpiter, frémir, vibrer, suer, il a une peau, il exerce une vigilance sourde… La personnification permet d’ailleurs à Jason d’établir avec l’ordinateur un rapport privilégié. Lorsque sa fille parle à la machine il se sent d’autant plus jaloux que, pour elle, le PC et lui ne font plus qu’un : au moment où l’engin tombe en panne, Alix en attribue la cause et à l’appareil et à son père, les confondant même (Garat 2013 :123). De ce point de vue, l’univers informatique acquiert un statut ambivalent par rapport à Alix : trait d’union, car le père profite des échanges techniques avec elle pour lui faire des confidences et mettre au jour leurs positions idéologiquement7 convergentes ; ustensile de séduction, puisque le père y a recours pour obtenir une visibilité aux yeux de sa fille, pour acquérir une « corporéité ». En revanche, il s’élève en barrière indiscutable puisque la maîtrise informatique d’Alix atteste le fossé qui sépare cette nouvelle génération de ses géniteurs.

11L’enquête de sa filiation sur internet aboutit à des considérations critiques sur les choix opérés par les moteurs de recherche. Toutefois, le raisonnement traduit, de la part de la romancière, une interrogation beaucoup plus profonde et inquiétante parce que philosophique : la réalité, ou ce qu’on appelle réalité, existe-t-elle parce qu’il y a une histoire qui la soutient ou bien existe-t-elle même si réduite à l’indicible ? À travers le « gros sel de pixels » de son poste télé, Jason apprend les faits quotidiens qui écriront l’histoire aussi bien que les événements du passé: la prise du mur à Berlin, l’écroulement du système communiste ou l’attaque contre Hiroshima… À l’époque de la sur-communication, Jason, comme tant d’autres créatures de Garat8, constate essentiellement son ignorance, le caractère flou de ce qui est tenu pour certain. Une telle conclusion est obtenue lors du voyage virtuel qui s’avère un périple géométaphysique : en « voyageur interstellaire » (Garat 2013 :37), après avoir vogué sur des sites d’information en ligne, des blogs et d’autres, il s’en prend à la Terre. Celle-ci est envisagée depuis Google Earth : le logiciel lui permet d’examiner le monde comme un simple objet avec le retrait que telle position implique. L’ouverture vers l’autre véhiculée par internet favorise le glissement identitaire vers des personnalités opposées à son caractère antihéroïque : véritable démiurge, il fait tourner le globe terrestre à son gré, sélectionne le Pegman et le transporte à sa volonté, il mute en astronaute appartenant à une galaxie autre, ou en aventurier livresque grâce à l’intertexte de l’explorateur vernien de Cinq semaines en ballon. Le tour imaginaire qu’il a entrepris fait halte à des endroits avec lesquels il entretient une certaine affection. Or, la prétendue distance physique de Jason est contrebalancée par les souvenirs qu’évoque l’icône. Celle-ci lui rappelant le premier ballon de sa fille, le déplacement s’imprègne de tendresse : de simple voyeur il devient l’objet du regard. Cette dualité avait été évoquée par Alix lorsqu’elle avait téléchargé l’icône, et qu’elle avait affirmé d’un ton railleur : « bienvenue chez Big Brother » (Garat 2013 :38). Dès cet instant, l’écran devient œil, organe de la vision extérieure mais aussi intérieure puisque symboliquement il représente, pour parler comme Chevalier et Gheerbrant9, une source de connaissance. Jason s’interroge par ce moyen sur la liberté de chacun, sans abri face à l’objectif de la caméra de Google Earth : « Alix a raison, un Big Brother, en chaque internaute, sommeille. L’esprit flicaille le tenaille, il aime énormément voir de près, net et cru, si possible soulever les toits, investiguer, fouiller, forcer les serrures, s’immiscer brutal, sans permis ni mandat » (Garat 2013 : 41). La machine s’anime et prend des contours humains : « dès que j’ouvre une session, […] je suis sous sa surveillance. Il m’observe, me devine » (Garat 2013 :38).

12S’il se sent effrayé par les images puisées dans Google Earth, c’est parce qu’il a du mal à y reconnaître les lieux. Dans ce sens, il n’est pas étonnant que ce voyage prenne comme départ la ville de San Francisco associée explicitement à Muybridge, figure par laquelle il traduit l’interrogation de l’auteure sur le lien entre les images, le temps et la constitution de la mémoire. En fait l’écriture d’Anne-Marie Garat s’articule souvent autour du développement photographique10. Alors que l’image fige la réalité, la standardise, une dissociation existe entre cette réalité et celle de l’individu. C’est Jason et non le Pegman du logiciel qui est capable de décrire la singularité de cette poubelle de verre usagé singularisée par l’incident avec l’insomniaque. À lui de la situer dans un temps conçu comme spécifique car elle se rapporte à son parcours vital exclusif et fournit la preuve que le Pegman ne peut pas supplanter l’homme.

13L’écran a toutefois un pouvoir enchanteur : artifice magique, il frôle le sacré dont il reproduit la dialectique essentielle. Le sacré, si nous suivons Roger Caillois11, attire et repousse en même temps. Jason compare les contrées de son enfance à un paradis peuplé par des êtres surnaturels12 où le bonheur primordial découle de leur invisibilité aux lois divines. À nouveau le récit dresse un parallélisme entre le passé et le présent : ne ressent-on pas depuis le début le plaisir de cet individu à éviter le contrôle des caméras de Google Earth ? L’innocence, d’après lui, consiste à fuir le répertoire de ce logiciel de manière à ce que « aucun Pegman ne restitue au sol en 3D leurs coordonnées spatiales » (Garat 2013 : 208) Ne s’agit-il pas d’une stratégie pour dénoncer l’assujettissement, de l’individu à de nouveaux dieux, en l’occurrence, l’informatique ? Une telle incrédulité fonde la différence entre lui et Alix, cette dernière soutenant la binarité du monde informatique où le matériel s’userait, mais où la fiabilité du logiciel serait incontestable et s’érigerait en garantie de l’immuabilité de l’information.

14Jason se sent fasciné par l’immanence de l’ordinateur : comparé au stock de vivres qu’il cumule dans ses placards, l’appareil acquiert une présence indépendante à celle de son propriétaire et animée d’un élan propre qui étoffe l’essence du protagoniste : « Pénétré [de sa texture pixelisée], pour ainsi dire immergé, suis-je un homme augmenté » (Garat 2013 : 43) déclare-t-il. Ce sacré de cohésion reste pourtant ambigu car la machine peut déchaîner la fragmentation de l’être. Convaincu que la machine contient son histoire à lui et qu’elle l’organise en séquences pareilles à celles des premiers films tournés par Muybridge, le protagoniste en éprouve une menace sourde et constante.

15Le prénom choisi par Garat, Jason, prend alors tout son sens. Certes, lorsqu’il assemble les éléments de son identité, il le définit comme « le nom d’un Hellène argonautique mal chaussé » (Garat 2013 : 158). L’appellation s’oppose à celle de son frère, Yvan, par laquelle revit le tyran russe Ivan le terrible13. Le risque d’être meurtri par sa propre famille a caractérisé l’enfance de ce grand prince russe, aspect qui le rapproche de la destinée de son alter ego dans la fiction qui nous occupe. En revanche, chez Jason les traits soulignés évoquent tout d’abord le côté héroïque de celui qui n’a pas hésité à s’embarquer avec les héros grecs afin de récupérer la toison d’or. Le prénom de Jason s’associe avec aisance à la navigation, d’où le parallèle fondé par rapport au personnage du roman. Le motif de la sandale rappelle l’élément de reconnaissance qui dans l’histoire ancienne avait averti l’oncle Eson de la menace que le héros incarnait pour lui. Jason représente aussi un péril pour tante Dee car il connaît un terrible secret de famille. Comme dans le cas de l’Hellène, le nordique a reçu une mission à accomplir : celle de garder le silence. Par conséquent, la métaphore du voyage est intrinsèque à ses excursions informatiques. Ersatz de l’Argo, l’ordinateur l’embarque dans une expédition qui n’est pas sans obstacles car comblée de contretemps : panne de l’appareil, incompréhension de ses proches, arrêt par la police…

La régression

16Si un premier stade de la trame sert à l’écrivaine à établir les moyens de Jason pour organiser sa vie, le mystère jaillit à la suite d’un fait qui bouleverse cet ordre apparent: « J’attaquais un article de traduction épineuse, quand s’est annexé subitement un Document sans titre, mode Page, plein écran blanc. » (Garat 2013 : 61). Déstabilisé, Jason tente de comprendre l’image que reproduit ce cerveau informatique devenu autonome. La vieille femme attachée à une carriole qui s’affiche sur son écran, le transporte, en un style très proustien, et dans le temps et dans l’espace.

17Les couleurs de l’écran rappellent celles de la neige nordique de son enfance :

J’ai juste ouvert la fenêtre sur un angle mort. Le chemin vient de m’apparaître, inopiné. J’enregistre. Qui me saurait là ? Jack, Alix ni Cathy, encore moins nos relations, surtout pas le Dr Wagner qui analysait mes rêves. Par sortilège me voilà rendu dans la forêt, près de la maison Fären. Je me fais encore l’effet de me raconter une histoire dont le personnage serait mon double… (Garat 2013 : 65)

18Il revisite alors sans complaisance, les liens avec ses frères, ses parents et grands-parents et il reconsidère même le rapport à sa langue maternelle distincte de celle qu’il emploie le plus souvent. Le passé empiète sur le moment actuel et le héros navigue entre les deux : l’hostilité contre les étrangers dans le pays de son enfance ne serait-elle pas l’ancêtre des rafles contre ceux qui, comme Fatou, se vouent à la survie dans les sociétés contemporaines ? L’évocation de l’éveil à sa propre sexualité n’est-elle pas parallèle à la découverte de l’homosexualité de sa fille ? La vieille Sigrine ne frappe-t-elle pas à la porte de son appartement lorsqu’il reçoit la visite de Cathy ? Le champ sémantique de l’informatique fournit à l’auteure la clé pour la narration de ce voyage introspectif : Jason se présente en « hacker furtif » (Garat 2013 : 193) qui « évolue parmi les signes numériques agglutinés en séries, archive et compile les fantômes dans la profondeur du corridor digital » (Garat 2013 : 192-193) Garat insiste sur le caractère involontaire de la mémoire à plusieurs reprises et par des moyens distincts. Tout d’abord par opposition. Jason confronté à sa femme lorsqu’elle l’interpelle à propos de l’orientation sexuelle de sa fille tente de s’y soustraire en cherchant refuge dans le souvenir de son enfance. Sa démarche n’aboutit pas car remonter dans le fil chronologique ordinaire ne suffit pas à rendre la puissance de l’événement. En revanche, d’autres passages illustrent la thèse contraire : expérimenter avec des sensations analogues brouille cet ordre temporel et permet de revivre le passé, de se l’approprier. « Je n’ai pas remonté le temps. Il permute au présent » insiste Jason (Garat 2013 : 112).

19Le salut de Jason surgit du nœud commun entre ces moments qui le situe dans un temps et un espace propre frôlant le fantastique. À y regarder de près, pendant l’épisode du train à Bruxelles où il se sent transporté à un autre stade de la conscience, il fait face à un dédoublement qui le permet de se regarder de l’extérieur14 : une séquence d’images se succède et Jason se réclame de la vie qui existe dans ces intervalles, bien que la conscience ne l’enregistre pas. Un tel brouillage de la temporlité permet d’expliquer que dans une de ses « connexions » avec le passé familial, il retrouve son frère, peu avant son décès15, dans un état autre que celui dans lequel il l’a connu, ou bien il côtoie une Sigrine vieillie et aveugle qui ne le reconnaît pas par le regard mais par l’odorat (Garat 2013 : 113). Une deuxième manifestation de cette paradoxale absence/présence se reproduit peu après lorsqu’il rend visite à Jack. Le héros revit ces événements comme des expériences mystiques, qui le transportent vers une vérité individuelle insaisissable même par les canons de la pensée ordinaire. C’est pourquoi il refuse l’examen du psychiatre. Entre la réalité extérieure et la réalité intime, le souvenir agit en médiateur. À la suite de ces deux épisodes, Jason conclut son besoin d’amour. Eros et Thanatos, l’éternel couple, apparaissent soudés et suggèrent les hantises du protagoniste.

20Dans un premier temps la quête signale l’effet dévastateur de la mort dont les conséquences pénibles sur la personnalité de l’enfant seraient tout à fait compréhensibles. Dans une vue d’ensemble, elle révèle la construction d’un passé, le formatage de la mémoire du protagoniste conforme aux intérêts et stratégies de tante Dee. Or, si au début il attribue cette remontée vers l’enfance à son inexpérience avec le software de l’ordinateur16, s’il y relève une anomalie du système, l’envergure d’une telle symbiose appert lorsqu’elle produit une inversion des termes : la machine acquiert tout le pouvoir et échappe à la maîtrise de l’utilisateur. Celui-ci reste à sa merci, étant réduit au rôle de simple fichier :

Alors, je suis déjà transporté beaucoup plus loin dans la grande sauvagerie forestière, téléchargé au bord de l’étang qui ouvre son œil vitrifié sous le ciel vide. Sa gelée laiteuse, floconneuse, se teinte de rouille, irriguée de vieux sépia liquide qui circule par capillarité sous la glace, y dessine le visage inachevé d’un enfant en réplique du mien, à cette face correspond la mienne, bestiale. (Garat 2013 : 70)

21La narratrice construit un discours complexe car, comme dans plusieurs passages du roman, elle continue à associer l’écran à l’œil, cet organe qui, au-delà du regard physique, produit la perception intellectuelle17 : il serait censé contenir, en conséquence, la vérité que Jason cherche.

22À cette première nuance s’ajoute la métaphore aquatique latente de l’étang. L’interface évoque les qualités de l’eau, élément qui, « par ses reflets, double le monde, […] double aussi le rêveur, non pas simplement comme une vaine image, mais en l’engagent dans une nouvelle expérience onirique »18. L’imagination de Garat renouvelle l’association entre l’eau immobile et la mort à la fois qu’elle accorde une importance primordiale à cet endroit. En le nommant « Pôle Mort », les Fären le présentent avec une auréole mystérieuse synonyme de danger, d’interdit. Le secret qu’il contient dénonce les assassinats commis par le chef de famille et met donc en cause son autorité de même qu’il jette une ombre sur sa lignée. Très paradoxalement, la trouvaille de ces coordonnées assure le succès du pèlerinage initiatique : « Je n’ai plus peur de personne, – assure-t-il – je suis devenu plus vieux que le plus vieux d’entre eux… » (Garat 2013 : 228). Jason échappe à la tuerie de tous les membres du clan à cause de sa désobéissance à l’interdiction d’approcher l’étang. Pénétrant le monde des adultes, il doit faire face au problème du mal et à sa persistance au fil des générations. La répétition des crimes au sein d’une famille où rien n’est simple l’interpelle sur la nature de son identité : pourrait-il avoir été l’auteur de ces méfaits ?

23La découverte de son histoire n’est possible que parce que le héros perçoit un rapport entre les films de Muybridge et le récit que tante Dee élabore à propos des photos qui résument leur passé. Si l’auteure estime qu’il existe une certaine construction narrative sur une image, elle reste plus sceptique par rapport aux entretemps : le parallèle entre image et parole suscite un questionnement du langage et des limites de celui-ci. Jason revendique la signification de l’indicible : le réel excède parfois les possibilités de la représentation. Le métier du protagoniste acquiert du relief : traducteur interprète, sa maîtrise des langues est comparée à un logiciel informatique (Garat 2013 : 47) qui, de par son fonctionnement, produit des anomalies. Embauché par une ONG, sa tâche consiste à remanier le récit que constitue l’histoire privée de chaque réfugié cherchant asile. À lui de bonifier les manques d’une traduction faite par un moteur informatique censé interpréter l’essence de la personnalité de l’individu. Son ironie vise le questionnement de l’information essentielle à laquelle on a accès et se manifeste par le scepticisme à l’égard des traducteurs multilingues19. Testeur des nouveaux moteurs, il admet leur utilité pour une communication sommaire mais les juge incapables de fournir des nuances ou d’exprimer les sentiments personnels (Garat 2013 : 51). Son expertise linguistique l’amène à comparer le discours formé par « cette langue des bits à deux valeurs » (Garat 2013 : 100) au récit détraqué de sa tante où son imagination supplée les flottements entre les séquences du souvenir. La distance entre l’un et l’autre devient l’instigateur de son analyse introspective :

… je fonce à tombeau ouvert dans l’illusionnisme perspectif de mon écran liquide, j’ouvre sa fenêtre ésotérique et je saute sans parapluie ni parachute de sécurité dans les langues mortes de ma vie antérieure, mes langues rares ataviques irréductibles à toute autre, tellement plurivoques, baroques, qu’aucun moteur ne traduit leur lointain brumeux des paysages nordiques… (Garat 2013 : 101)

24Garat ne cesse pas de revendiquer le droit de l’être à se penser soi-même.

La transgression

25Si le télétransport initiatique vers l’enfance révèle le crime qui est à l’origine du secret familial, l’accès à la maturité autorise le protagoniste à passer à l’action. Celle-ci consiste à éjecter le « virus informatique » de sa vie, image par laquelle il a identifié tante Dee. Pour y remédier, alors que celle-là avait « infecté [s]on programme » (Garat 2013 : 220), qu’elle avait construit leur histoire à une seule voix, Jason tranche dans le vif. Il prend la parole et pose la question fatidique qui déclenche la mort de l’accusée. Comme dans la loi du talion, il impose le silence à celle qui le lui avait infligé auparavant. Le tout, exprimé par la métaphore informatique qui est l’axe du récit20.

26La découverte intime s’accompagne d’une prise de position sur les événements contemporains : à la suite des dégâts provoqués par une rafle, Jason exprime sa solidarité avec les pourchassés dans une manifestation qui finit par des pratiques violentes. L’interrogatoire de la police auquel il doit se soumettre suscite un nouveau questionnement sur l’identité : Garat met en relief la difficulté à représenter les contours du réel qui échappent à la standardisation. La narratrice amène le lecteur à partager ce paradoxe auquel le protagoniste doit faire face : le mal existe même si parfois il échappe à ce que les attentes sur notre image laissent espérer. Aucun registre de la police ne contient d’accusations criminelles sur les Fären, alors que Jason – tout comme le décodeur du roman – est conscient des meurtres commis. C’est pourquoi à la photo de sa carte le protagoniste oppose une réalité plus complexe :

[Ce n’est pas la première fois] que la traîtresse, redoutable interface du visage me laisse percevoir sous son écran des mutations lentes d’émotions, de pensées, de sentiments et de visions qui n’ont rien à voir avec le graphique de muscles et de nerfs plaqué en superficie faciale. Sous celle-ci, se cache une machine qui carbure à haut voltage neuronal, son moteur en surchauffe capte des données subliminales dans le rameau d’or des synapses, des étoiles clignotent et papillonnent sur les parois de la mémoire… (Garat 2013 : 236)

27À cause de cette opacité, sous une telle structure, il peut reconnaître en l’autre (en ce cas représenté par le policier) la présence de conflits semblables au sien.

28Or, l’indicible maintient son emprise sur l’esprit de Jason, même si ce dernier a déchiffré le tragique épisode du carnage. Lui, interprète et traducteur de la vie des autres, cède la parole à son ami Jazz, son alter ego, non pour reconstituer les faits, mais pour leur trouver une signification. À ce dernier de révéler la vraie angoisse de l’individu : la perversité pèse sur cette lignée comme une épée de Damoclès et se propage au-delà des générations. Jazz évoque le cas de Médée pour illustrer sa thèse, mettant en exergue une analogie entre les homicides commis par Dee et ceux du personnage mythique. Dans le schéma des événements, Jason figurerait en tant que « messager ». Seul un enfant, avec l’innocence de son âge, pouvait devenir le rapporteur d’une telle bassesse. Mais il revient à l’ami de susciter l’interrogation ultime qui, pour Jason installe l’ineffable à perpétuité : « Pourquoi ne les ai-je pas tués moi-même ? » (Garat 2013 : 248)

29Le roman finit en boucle par la comparaison informatique. Que Jason surmonte le traumatisme de l’enfance se matérialise par l’achat d’un nouvel ordinateur. Le fait de dénommer toutes les prestations de la machine afin d’acquérir la reconnaissance d’Alix ébauche la visée ironique portée sur le mirage de la société moderne. Tout le long du roman, le lecteur éprouve l’ambivalence de la banlieue comme lieu marginal où Jason a trouvé un abri. Celui-ci s’estompe après que le personnage a contracté l’assistance informatique à distance. L’écart géographique ne le protège plus et il se sent mis à nu par rapport à un tiers, à un étranger à lui-même qui « s’immisce dans mes intérieurs sensibles, pénètre mes couloirs occultes et visite en cambrioleur furtif ma mémoire stockée dans des Documents sans titre » (Garat 2013 : 251) L’allusion au titre de l’ouvrage est manifeste. Garat montre par ce moyen que, pour prévenir le morcellement, la dissolution de l’être actuel, celui-ci doit se replier dans le domaine du sensible. Confronté à la difficulté de se concevoir dans son intégrité, il tient à se recomposer : le logiciel humain n’est pas constitué uniquement d’algorithmes mais également d’impressions, d’émotions.

30La scène de clôture présente Jason se protégeant de l’averse dans le confort de son deux-pièces, bercé par la musique de The Photographer. Lorsque Jason avoue vouloir « fusiller » sa propre image contenue derrière l’écran, la romancière rend un dernier hommage à Muybridge. L’intertexte de la chanson composée par Philip Glass où le compositeur reprenait une affaire intime de la vie du photographe21 renforce l’importance accordée à l’univers de l’image dans les œuvres de Garat. Il suggère, non sans ambiguïté, la volonté de Jason de rester parmi les « anonymes » – la référence aux Anonymous est explicite – qui plaident en faveur de la liberté d’expression et de l’indépendance du mirage Internet. Prenant symboliquement la relève de tante Dee et de sa vengeance, le protagoniste apporte la preuve d’un motif que Garat avait exploré dans Dans la pente du toit : les morts ne nous lâchent pas. Tel est notre cheval de Troie.