Colloques en ligne

Eric Gatefin (Tours)

Dissonances du thriller chez Brian De Palma.

1Genre cinématographique défini principalement par les effets qu’il est censé produire1, le thriller partage avec d’autres genres une définition aux contours flous. Héritier du film noir, il est mentionné par Raphaëlle Moine2 comme l’exemple d’un genre échappant aux « rails génériques » définis par Barthélémy Amengual3. Les effets de surprise dont il se nourrit seraient l’antidote à une vision paresseuse du spectateur prédisant sans difficulté son déroulement. De ce principe de surprise découle l’idée que le thriller, fondé sur une intrigue policière, doit provoquer des émotions intenses, qui oscillent entre l’angoisse et le désir. À cette caractérisation théorique se combinent des exemples historiques qui resserrent considérablement le champ du thriller. Alfred Hitchcock a fixé, à travers une série de films célèbres, des codes qui ont poussé la plupart des auteurs du genre à se positionner vis-à-vis d’eux. De la conduite même du récit aux scènes devenues cultes en passant par les motifs les plus infimes, ses œuvres ont exercé une influence sans précédent4, que les auteurs de thriller peuvent difficilement éluder.

2Lorsque Brian De Palma investit le genre, à la fin des années 1970, il se place dans les pas de son aîné. Dressed to kill (1980), Blow out (1981) et Body double (1984)5 reprennent les trames policières des chefs d’œuvres d’Hitchcock, qu’il s’agisse de l’enquête sur un tueur maniaque (Psycho), de l’itinéraire d’un voyeur (Rear window) ou de la filature d’une femme à protéger (Vertigo). Mais le genre du thriller a dû considérablement évoluer depuis le milieu des années soixante. La représentation explicite de la violence et de la sexualité dans le cinéma américain, après l’assouplissement puis la fin du code Hayes, rendent caduc le fonctionnement d’un genre jouant sur les interdits, la suggestion et l’absence de certaines images. Concurrencé dans ces deux domaines par l’horreur d’un côté, la pornographie de l’autre, le thriller prend de nouvelles formes. Il sert par exemple un propos d’ordre plus politique chez Pollack6 ou Pakula7 mais il peut aussi mettre l’accent sur les scènes érotiques lorsque le marché de la vidéo se développe au début des années 1980. L’approche du genre par De Palma, influencé par ces divers courants et les influençant en retour, se caractérise pourtant par son originalité. En jouant la carte de l’exagération, le cinéaste exploite les recettes des genres voisins et entre dans une logique d’exacerbation des émotions du spectateur. Son style maniériste fait de son parcours à travers le genre du thriller hitchcockien une expérience étrange pour le spectateur, où ce ne sont plus seulement les événements du récit mais le matériau filmique dans son ensemble qui suscite malaise, angoisse et désir.

Excès et monstration ou comment faire bien voir

3Dès la fin des années 1960, l’évolution de la représentation de la violence et du sexe dans le cinéma américain est patente. Elle ne se perçoit pas seulement dans le développement de genres spécifiques mais touche aussi les genres traditionnels, comme le thriller dont on a mentionné qu’il est un genre-limite, où le cinéaste entretient, par le biais de la fiction, l’angoisse et le désir du spectateur de se retrouver face à des images crues ou violentes.

4Au début des années 1980, alors que ces images se banalisent, De Palma parvient néanmoins à mettre en scène la question de la limite par un jeu habile de surenchère. Dans Body Double, le personnage principal devient, dans le courant du film, spectateur puis acteur de film pornographique. Au lieu de s’en tenir à un érotisme conventionnel caractéristique du genre à cette période, De Palma place le spectateur face à une production de la marge, la pornographie. Il refuse le jeu d’une séduction habile du public, qui consisterait à livrer une représentation acceptable ou conforme aux clichés de scènes érotiques ponctuant une intrigue policière. Le plaisir voyeur du spectateur de thriller est d’autant plus perturbé que les frontières génériques ne sont pas claires. Cette porosité est soulignée par une scène de quiproquo comique, où une actrice ordinaire en quête d’un rôle reçoit les conseils d’une actrice de film X, sans que le malentendu soit levé. Le genre de l’outrance – la pornographie – ne constitue plus exactement un champ à part de la production.

5Côté violence, Body Double verse aussi dans une surenchère qui dérange. Ainsi, le meurtrier se sert d’une chignole pour supprimer sa victime. On se souvient que, dans le film-source Rear Window, le personnage de Lars Thornwald était montré en train de dissimuler un couteau de cuisine et une scie puis nettoyant sa salle de bains. Seul le personnage de Stella, en contrepoint du couple-vedette, entrait verbalement dans le détail concret des gestes probablement commis par l’assassin. Interrompues par les deux autres voyeurs, ses remarques permettaient de pointer ironiquement l’hypocrisie du héros, de sa compagne et du spectateur, tous désireux qu’un crime atroce ait eu lieu mais refusant d’en explorer la matérialité sordide. De Palma fait, lui, apparaître l’horreur et remplace la suggestion par des images plus explicites. Le crime a lieu sous les yeux du spectateur. On retrouve alors la tentation du gore manifestée par le cinéaste dans ses films fantastiques. De l’explosion d’un corps à la fin de Fury à la perte de contrôle de Carrie dans le film éponyme, le réalisateur de Sisters est adepte de ces basculements subits qui, transférés dans le thriller, dépassent les limites connues du genre.

6Ces représentations exacerbées brisent le confort du spectateur, attiré par le spectacle de l’érotisme ou de la violence mais habitué à conserver une posture protégée de voyeur. C’est justement cette posture que les thrillers de De Palma mettent à mal. Tout ce qui est de l’ordre du dispositif et de la manipulation au service de l’effet, au lieu d’être caché pour servir le récit et son efficacité, est exhibé aux yeux du spectateur.

7De multiples scènes de Body Double et Blow Out rappellent avec insistance qu’on est au cinéma. Les incursions dans l’univers de la fabrication des films mettent immédiatement en avant la notion de trucage. Qu’il s’agisse d’améliorer une bande-son ou d’employer le corps d’une doublure pour une actrice qui se dénude, De Palma indique au spectateur que c’est bien souvent le trucage qui a directement partie liée avec l’effet. Sans cette fausseté initiale, les sensations éprouvées seraient amoindries. Dès lors, le spectateur comprend que les sources de ses émotions les plus intenses sont fausses, qu’il s’agisse ici de la peur ou du désir.

8Cinéaste qui conte avec la vue, De Palma pousse l’expérimentation visuelle à son paroxysme et associe le spectateur à cette recherche où tout passe par le regard et l’exploration. Parmi ces expérimentations, le split-screen, en plus de multiplier les points de vue sur une action, place le spectateur dans une conscience permanente de son statut. La transitivité imaginaire entre l’univers du spectateur et l’univers représenté dans le film est brisée par le procédé qui pousse également le public à une recherche dans l’image, à une attention nouvelle. Dans le même temps domine en lui le sentiment que toujours quelque chose lui échappe. Autre étourdissement visuel, la scène du musée de Dressed to kill, presque entièrement muette, construit un récit à partir des seules images et de la musique. Le cinéaste y combine la technique moderne d’une caméra mobile qui explore l’espace avec le personnage et la référence au cinéma muet par des plans chargés d’évoquer ses pensées. Bien sûr, l’absence de paroles et le jeu du chat et de la souris auquel se livre l’héroïne et son futur amant évoquent la filature de Madeleine par Scottie dans Vertigo. Cependant, De Palma propose une accentuation dans la reprise des figures hitchcockiennes, qui sont pourtant elles-mêmes délivrées déjà avec une certaine insistance. Ici, cette accentuation passe par la durée de la scène du musée, nettement plus longue que dans le film d’Hitchcock, et par une quête de l’autre par le regard, qui modifie l’appréhension de l’espace par le spectateur.

9Qu’il s’agisse du thriller hitchcockien ou du thriller érotique né au cours des années 1980, les références convoquées sont conduites dans certains excès et caricatures qui placent le spectateur dans une situation où la gêne remplace le plaisir. La dimension critique s’affiche, la place du voyeur n’est plus assurée et confortable, le spectateur est dans une situation instable où les repères sont brouillés.

De la perte de mystère à l’enlaidissement

10Ce détournement des références et cette approche critique des images tendent à dissiper l’envoûtement recherché auprès du spectateur. Une mise au premier plan du trivial s’effectue, le charme des images semble rompu et parfois même, la laideur vient se substituer à la beauté du modèle.

11Dans la première partie de Dressed to kill, Brian De Palma délivre une image du personnage principal qui entre en conflit avec les principes du film noir ou du thriller. Il utilise une star du moment, Angie Dickinson, qu’il place successivement dans une série de situations qui ternissent son aura et son prestige. L’héroïne se révèle bien décevante pour le spectateur. La frustration sexuelle, qui est au cœur de ses actions, nourrit en quelque sorte la frustration du spectateur observant son parcours.  

12La scène du musée, qui est pourtant une scène de séduction, montre particulièrement ce dysfonctionnement des codes. Épouse insatisfaite, Kate Miller se laisse aller à chercher une aventure et se retrouve dans la position d’une prédatrice peu sûre d’elle-même, maladroite, régulièrement trompée et déçue tout au long de la séquence. Cette troublante inversion du désir s’accompagne d’une mise en cause de l’intériorité du personnage. On sait que dans la scène matrice de Vertigo, le personnage cherche à créer l’illusion d’une identification entre elle et la femme du portrait. Madeleine serait en quelque sorte possédée par le fantôme de Carlotta Valdès au point de se prendre pour elle. C’est cette pseudo-communication entre esprits que croient observer Scottie et le spectateur. Rejouée dans le film de De Palma, la scène prend une toute autre tournure. Dans un premier temps, tout semble pourtant conforme à une actualisation du modèle. Angie Dickinson, face à un tableau représentant une femme rêveuse (West Interior d’Alex Katz), prend quelques notes. L’attitude de fascination immobile a certes été remplacée par une activité mais on peut penser qu’elle est liée au goût du personnage pour le tableau. Plusieurs ruptures de ton bouleversent cette impression.

13On découvre d’abord ce que le personnage écrit : « pick up turkey », littéralement « passer prendre la dinde ». La communion spirituelle, l’émotion artistique devient une prosaïque liste de courses, transformant l’héroïne romantique en ménagère prévoyante. Pire encore, la suite de la scène nous dévoile peut-être une autre lecture très ironique de cette prise de note qu’on pourrait traduire en argot par « lever une dinde », c’est-à-dire attirer et séduire une femme stupide. C’est en quelque sorte ce que réussira à faire le séducteur du musée. Autre modification problématique : le regard du personnage est attiré vers une autre toile, représentant un gorille allongé (Reclining nude de Tom Palmore). Le jeu d’identification renvoie ainsi le personnage à l’animal, si bien que la lascivité et le désir rêveur sont moqués et dégradés.

14Une forme de trivialité l’emporte donc, mise à jour par des œuvres d’art. Face aux tableaux, le prestige de la star s’effondre et l’œuvre agit comme révélateur du mensonge qui peut aller jusqu’à l’exhibition d’une laideur cachée.

15La figure de l’Indien dans Body Double constitue primitivement un double dégradé du héros voyeur. Ce dernier le remarque en effet pour la première fois alors qu’il se trouve dans la même posture que lui. La laideur du visage de l’Indien le met alors d’emblée mal à l’aise. Plus tard, cet aspect repoussant renforce symboliquement l’horreur du crime : la laideur de l’assassin rend le meurtre plus insupportable. Au niveau de la diégèse, on comprend pourtant que cette laideur est aussi nécessaire pour que le personnage soit assuré d’être remarqué par l’ami du héros. Il n’en reste pas moins que cette apparence ne correspond en rien à celle, ordinaire, du meurtrier Thornwald dans le film-source, Rear Window. L’enlaidissement touche d’autres aspects de la trame du récit. La filature de la femme qui fascine donne l’occasion au héros de Body Double de s’emparer, par un étrange concours de circonstances, de sa culotte. Ce détail peu romantique donne plus tard à l’entretien du héros avec la police une tournure désagréable pour lui. Jugé pervers, il perd tout crédit et se voit rappelé d’une manière directe et non métaphorique que sa conduite évoque davantage celle d’un maniaque que d’un amoureux sensible. Jake est effectivement un héros bien peu héros, pour paraphraser Stendhal. Bien que malmené par Hitchcock, on imagine mal le Scottie de Vertigo regarder des films pornographiques et s’intéresser à une femme qu’il voit se masturber par sa fenêtre. L’intervention chevaleresque de Jake pour sauver le personnage de Gloria Revelle ne peut donc lui conférer le rôle espéré. En ce sens, de même qu’il ne tient pas correctement son rôle dans la fiction en abyme, il n’est pas non plus une figure de héros satisfaisante pour le thriller de la fiction auquel le spectateur assiste. Il est à la fois trop proche du criminel - car voyeur comme lui - et trop inférieur en termes de force ou de capacité à effrayer, puisqu’il est par ailleurs claustrophobe.

Désenchantement du récit hitchcockien

16On atteint alors à une difficulté profonde du cinéma de De Palma qui nous incite à nous demander quel peut être l’effet de ce travail de désamorçage, de mise à nu des procédés, de littéralisation des métaphores8. Très visiblement, De Palma n’a pas conçu son cinéma, où le cynisme et la critique sont parfois virulents, comme de purs spectacles de dénonciation. Il veut provoquer des émotions qu’il juge valables et qui n’ont pas à voir, en réalité, avec le thriller. On pourrait évoquer tour à tour le romantisme, la nostalgie, la mélancolie mais aussi, souvent, un profond désespoir. Son souci serait alors de débarrasser par un travail critique le spectacle de toute émotion jugée banale, sans valeur, pour atteindre à l’essence même de ce que véhiculent les récits et qui se révèle au final plus noble que les situations et les personnages le laissaient imaginer.

17La scène sur la plage dans Body Double offre un cas exemplaire, d’autant plus qu’elle a été commentée par De Palma lui-même dans le livre d’entretiens avec Laurent Vachaud et Samuel Blumenfeld9. D’abord, la référence à Vertigo est affichée ; il s’agit pour De Palma d’en reprendre une scène éminemment romantique, celle du baiser passionné entre Scottie et Madeleine. Le caractère improbable de cet instant, la musique, la représentation des vagues : tout concourt à une exaltation du sentiment. Que devient ce moment chez De Palma ? La musique, le mouvement des personnages dans le champ et la déréalisation volontaire du décor font aussi de cet instant une acmé, véridique ou fantasmée par le personnage. Pourtant, la scène dysfonctionne à plusieurs points de vue. Premier élément : les mouvements des corps et les gestes, chastes chez Hitchcock, deviennent des préliminaires de l’acte sexuel chez De Palma. On passe du passionné au lascif, tout se fait plus précis et le personnage féminin commence à être déshabillé en public. Deuxième difficulté majeure : la situation de la scène dans le film. En amont, d’abord, cette étreinte vient après le moment où Jake s’est emparé de la culotte de Gloria Revelle. Difficile de voir en lui un personnage auquel le spectateur masculin veuille s’identifier et qui puisse susciter un trouble sentimental chez la spectatrice. En aval, ensuite, le caractère érotique de la scène prend tout son sens en se métissant avec celle que le personnage de Jake tourne plus tard dans un film pornographique. À l’instar de ce que vivait Scottie dans Vertigo, le souvenir remonte à la surface alors que le personnage masculin se trouve avec celle qui a joué le rôle de Gloria Revelle dans le film. Or, à ce moment, un technicien fait remarquer: « I thought we were doing Body Talk, not Last Tango10 ». Le pornographique tend dangereusement à devenir érotique, ce qui outrepasse le genre de manière problématique. La question de la frontière est bien le nœud de cette scène qui en un sens, ne trouve pas sa place entre romantisme hitchcockien et pornographie.

18Mais au-delà de l’effet, quelle était l’intention artistique ? De Palma est clair à ce sujet : il a constaté lui-même, lors de projections publiques, que la scène ne fonctionnait pas comme il l’entendait aux yeux des spectateurs. Pour lui, le lyrisme dominait et c’est l’expression des sentiments qu’il voulait faire prévaloir pour émouvoir le public. Or, celui-ci ne percevait que l’écart abyssal entre cette tentation de l’exacerbation des émotions et la réalité très prosaïque d’un voyeur libidineux faisant presque l’amour en public avec une femme en proie à des déboires sentimentaux divers. Dans un film qu’il considère d’abord comme un projet personnel, le cinéaste se retrouve donc au cœur d’une difficulté dont il est lui-même l’instigateur. De la série Z horrifico-érotique au cinéma pornographique, il joue le jeu de l’exhibition des implicites ordinaires du thriller mais vise à une authenticité du sentiment qui semble à l’opposé de ce mécanisme d’outrance et de dévoilement. De ce qui semble donc un échec, retenons la volonté du cinéaste de tenter d’envisager d’un autre œil ses fictions, notamment les thrillers avec lesquels il prend congé d’Hitchcock, du moins sous l’angle de la référence qui dépasse le clin d’œil ponctuel.

19Il faut d’abord rappeler que le mélodrame constitue l’un des genres frontières du thriller11. Il en constitue notamment une issue possible : de fait, si ce qui est redouté, ce qui menace dans le thriller se réalise, on verse assez naturellement dans le mélodrame. D’une part, l’irréparable se produit, d’autre part, une exacerbation des sentiments tend à avoir lieu dans la mesure où la violence implacable d’un destin s’est abattue sur un personnage. Sans déformer à l’excès la perception que l’on peut avoir des films évoqués, il apparaît qu’une tentation mélodramatique s’y fait sentir, mais surtout que celle-ci se révèle susceptible de rendre compte de manière cohérente des films dans leur ensemble. Plus que des récits policiers, Dressed to kill, Blow out et, dans une moindre mesure, Body Double sont gouvernés par l’émotion et plus précisément par une inquiétude qui se mue en désespoir. Les critères ou figures imposées du mélodrame, notamment aux Etats-Unis, font retour dans le cinéma de De Palma. Si l’on prend pour modèle les films de Sirk, l’utilisation de couleurs vives, la mise en valeur de figures féminines victimes du sort et qui ne trouvent pas leur place dans la société, les oppositions fondamentales entre des personnages ou des univers constituent autant de points communs qui émergent dès qu’on cesse de prêter strictement attention à la trame policière. Surtout, ces deux cinéastes partagent la même tendance à l’exacerbation et au lyrisme12. La tentation mélodramatique serait alors ce qui a pour vertu d’unifier un assemblage hétéroclite et de transcender une réflexion sur le statut des images d’où l’émotion serait bannie. Au risque du kitsch, De Palma tente le pari de la débauche d’effets, par exemple à la fin de Blow Out, pour peindre la tragédie vécue par les personnages. L’usage du ralenti, l’amorce d’un mouvement de caméra autour du couple séparé par la mort renforcent l’émotion. Le feu d’artifice, ici symbole de destruction et de désordre offre un saisissant contraste avec l’atmosphère hivernale qui marque la paralysie d’un personnage qui refuse de surmonter le deuil de la femme qu’il aime. La musique vient renforcer l’impression d’une fatalité à l’œuvre. L’étirement de certaines séquences-clefs dit donc autant l’intensité des sentiments des personnages qu’il dévoile la sensibilité exacerbée du cinéaste qui les filme. Ainsi, qu’on envisage certaines séquences par elles-mêmes ou la ligne directrice de ces thrillers, la tonalité mélodramatique constitue une composante essentielle et peut-être l’élément qui définit l’unité de chacun des films. Dans Dressed to kill, la femme adultère meurt et l’héroïne qui prend le relais, quoique sauvée, est hantée par des cauchemars. Blow Out s’achève, on le voit, sur la mort de Sally qui hante le héros. Plus que des fins malheureuses, ces deux conclusions donnent le sentiment au spectateur que rien ne pourra mettre fin aux événements tragiques et que leurs répercussions se feront toujours sentir chez les personnages survivants. Tout se passe comme si, pour employer, une métaphore musicale, le cinéaste s’efforçait de tenir la note. Seul Body Double, que De Palma envisage comme un échec sur le plan de la réalisation de son intention première, échappe à cette dominante. Le héros est certes sur le point d’assister impuissant à la mort d’une femme à deux reprises, mais une fin heureuse vient, si l’on peut dire, gâcher le mélodrame à la seconde occasion…

20Mélodrame gâché ? Peut-être pas, à condition de réexaminer la situation différemment, dans une approche qui placerait l’œuvre elle-même, et non plus simplement les événements du récit, dans le mécanisme générique du thriller et du mélodrame. Pour le spectateur cinéphile, ces œuvres de Brian De Palma génèrent spontanément une forme de nostalgie vis-à-vis de l’approche hitchcockienne du genre, que la banalisation des images auparavant censurées rend caduque. Le drame dont les films portent alors la trace est tout autant celui des personnages confrontés à la tragédie de la violence que celui d’un cinéma dont il devient difficile de reprendre les codes avec la même efficacité. La recherche des limites devient plus complexe. La dépense énergétique, héritage des années 197013, tend à compenser ce qui pourrait apparaître comme des recettes usées, des conventions recyclées. L’angoisse et le désir propres au thriller sont des sentiments que le spectateur cinéphile ressent alors vis-à-vis des films-sources du cinéma de De Palma. C’est à la fois l’angoisse de voir les fictions hitchcockiennes dénaturées, perverties, salies et le désir simultané de voir leurs sous-entendus exposés, leurs implicites exhibés afin que l’intrigue puisse encore fonctionner. Cette attitude ambivalente explique la réception contrastée de films comme Body Double. Selon l’ancrage du spectateur cinéphile, la déception et le sentiment de trahison peuvent devenir fascination et même plaisir de ressentir une intense tristesse face à des images dégradées portant le souvenir d’images inscrites dans la mémoire du spectateur. Désir et répulsion peuvent même cohabiter ou se succéder chez le récepteur, de sorte qu’à des images doubles répond un spectateur clivé, figé dans un rapport inquiet aux images. On pourrait parler alors de relation mélodramatique au cinéma du passé : l’amertume prédomine, de même que le sentiment d’une perte irréparable, si profonde que ce sentiment ne peut s’adoucir. Le cinéphile, devenu quelque peu imperméable aux ficelles habituelles du mélodrame, retrouverait alors des émotions primaires tenant moins aux événements racontés qu’à des situations, des dispositifs, des plans ressuscitant des films du passé. La saturation des références hitchcockiennes donne à cette nostalgie l’intensité du trouble ressenti par Scottie devant Madeleine revenant D’entre les morts14. Le haut degré du mélodrame est donc atteint.

21Ce parcours à travers trois thrillers conçus en l’espace de quatre ans fait ressortir l’originalité des expérimentations génériques du metteur en scène. En regard du dispositif mélodramatique prégnant dans ces fictions, il faut mentionner, pour conclure, la dissonance comique qui s’y manifeste également. À ce titre, on peut s’appuyer sur la scène de Vertigo où le personnage de Midge dévoile une de ses toiles à Scottie, où elle s’est représentée en Carlotta Valdès, tout autant pour tourner en dérision la crédulité de l’homme qu’elle aime que pour attirer son attention. La manœuvre, désespérée, échoue. Le tableau de Midge pourrait symboliser le rapport de ces films de De Palma avec leur source : manœuvres désespérées, où le grotesque affleure et où l’artiste a mis toute son application à ce qui n’est pas caricature mais le devient par le regard de l’autre. On pourrait parler de rire amer, de rire sardonique, où le malheur affleure. Quoi qu’il en soit, le grotesque est un des versants du goût de l’excès manifesté par De Palma, l’autre étant le mélodrame.

22Enfin, puisque la codification générique tend à cibler des publics, on pourrait se demander si Dressed to kill, Blow out et Body Double respectent la tradition, qui associe au mélodrame une audience principalement féminine. En réalité, ces œuvres pourraient apparaître comme des mélodrames destinés aux hommes. Dans la mesure où ils tutoient l’horreur et la pornographie, dont le public est principalement masculin, ces films ne semblent guère susceptibles de séduire un large public féminin. En évoquant le destin brisé de figures masculines hantées par des obsessions, guettées par l’impuissance et la perte, ces fictions peuvent en revanche produire chez un spectateur homme l’équivalent de ce que peuvent éprouver les spectatrices de mélodrames : une intensification des émotions et un plaisir des larmes que la visibilité des artifices décuple.