Colloques en ligne

Sylvain Louet (Marne-la-vallée et LISAA EA 4120)

Éthique et esthétique de l’émotion. Le mélodrame hollywoodien classique sous l’égide de la pitié douloureuse

« Quant à l’historien de l’art, on peut se demander s’il voit davantage un tableau comme un objet ou comme une source d’émotion1. »

1La question posée par Michael Baxandall au sujet de son travail d’historien de l’art souligne que les émotions esthétiques sont réputées rétives aux codifications et aux systèmes. Pourtant, Georges Demenÿ, l’inventeur du phonoscope, envisageait déjà de répertorier les émotions humaines2 et, selon Laurent Jullier, analyser un film, c’est passer de l'émotion à l'interprétation3. Sans céder à l’empire de l’émotion, une réflexion générique ne saurait donc faire l'économie d'une analyse de l’affectif. En ce sens, l’émotion peut être appréhendée comme une catégorie qui n’est pas hétérogène aux logiques historiques, formelles ou encore énonciatives, des classements génériques.

2Ainsi le mélodrame hollywoodien classique (de 1930 à 1960 environ4) s’adresse aux couches populaires pour les émouvoir, en mettant au premier plan les personnages de victimes innocentes. Plus précisément, le mélodrame développe les perspectives du récit à partir de la conscience des personnages principaux et de celle des spectateurs, en se fondant sur des questions éthiques qui font naître l’émotion au sein des œuvres et par les œuvres. L’analyse retient en particulier des films qui mettent en œuvre le thème du care (généralement traduit par « soin », « sollicitude » ou « souci ») dont la prise en compte s'inscrit dans un mouvement de réhabilitation des émotions et des sentiments, perceptible dans la théorie morale et sociale5.

3Dans ce cadre, l’émotion de la pitié joue un rôle fondamental. Comment la considérer avec précision ?  Si les sources du mélodrame classique théâtral sont restreintes et définies, celles du mélodrame filmique sont par contre fort diversifiées, selon les différents théoriciens qui les attribuent aussi bien au roman bourgeois sentimental, à l’opéra italien, au mélodrame théâtral victorien qu’à la tragédie grecque6. Aristote, se son côté, entend formaliser l’analyse de l’émotion à travers une triple division qui examine « quelles sortes d’objets et quelles personnes émeuvent la pitié, et dans quelles dispositions on la ressent7 ». Si, selon Aristote, les émotions s’accompagnent ainsi de plaisir ou de douleur – anticipation d'être soi-même vulnérable au malheur – les émotions créées par les mélodrames ne sont pas sans rappeler la relation que le philosophe évoque entre la pitié et la douleur.

4L’étude se concentre donc sur les enjeux de cette pitié douloureuse. Comme l’explique David Konstan, c'est le fait de s'attendre à subir soi-même un mal […] qui explique en quoi l'émotion de pitié est une sorte de douleur. Autrement dit : la peur pour soi-même qui accompagne la perception du malheur (immérité) d'autrui est ce qui rend la pitié douloureuse et ce qui fait d'elle, selon la définition d'Aristote, une émotion8. Ainsi la pitié, si elle se joint à la crainte, apparaît comme une passion et pas simplement comme un sentiment jugé vertueux.

5Nous avançons l’hypothèse que les liens entre le thème du care et de la pitié douloureuse nourrissent un riche répertoire affectif, à la fois divers et codifié, qui, de ce fait, contribue à définir le mélodrame. L’examen est conduit à travers deux motifs essentiels du genre, qui ressortissent à une rhétorique de l’émotion : la catastrophe physique et la substitution.

La catastrophe physique, pivot de la pitié douloureuse

6La présence du care est d’abord signalée dans le mélodrame par des « clichés-situations9 », en particulier les infirmités et les maladies. Le genre explore ainsi l’opposition entre la faille intérieure qui caractérise le héros tragique et la catastrophe physique qui marque plutôt le mélodrame10. La situation de catastrophe physique vise à créer chez le spectateur un sentiment de pitié douloureuse qui consiste à éprouver une émotion pour quelqu’un par l'anticipation d'être soi-même vulnérable au malheur11. Aristote, déjà, s’intéressait aux types de personnages qui appellent la pitié : plus que tout, il est pitoyable de voir que des gens irréprochables sont placés dans des situations difficiles. Aussi l’œuvre qui vise à susciter la pitié essaie-t-elle de faire paraître la catastrophe à la fois imméritée et immédiatement sensible. Le genre mélodramatique met alors en exergue deux types de focalisation qui peuvent se mêler, sans se confondre.

7Le récit peut se concentrer sur celui qui est objet du care et de la pitié. Si The Best Years of Our Lives (William Wyler, 1946) est un drame social, sa forte coloration mélodramatique est due au traitement réaliste du rôle d’un infirme, joué par Homer Parrish, un authentique mutilé de guerre. Le phénomène est d’autant plus porteur d’émotion que le thème de la mutilation est un topos de la veine mélodramatique12. La pitié du spectateur est sollicitée à travers cet infirme qui a appris à utiliser à la perfection ses crochets qui lui servent de main, et qui essaie de rassurer les gens mal à l’aise avec son handicap : il ne faut pas trop effrayer les spectateurs pour faire persister leur pitié en évitant de les dégoûter. Le film dévoile aussi la souffrance solitaire et la relative misanthropie du mutilé. Cet infirme a besoin de soins physiques (son père doit l’aider à se déshabiller), mais la pitié des autres personnages le met en peine et en colère : le spectateur éprouve d’autant plus de pitié que ce personnage esseulé demande à être regardé de loin. La pitié n'est pas proportionnelle à la proximité, mais requiert, au contraire, une certaine distance13. Dans The Glass Menagerie (Irving Rapper, 1950), la pitié est encouragée par le spectacle des sentiments : l’espoir de guérison de celle qui souffre côtoie le sentiment amoureux, voire se confond avec lui. Laura,la victime innocente et renfermée, boîte légèrement : son frère lui fait rencontrer Jim O'Connor avec l’espoir qu’ils puissent tomber amoureux. Jim O'Connor, avec patience, parvient à la libérer de son sentiment d’infériorité, qui constitue sa plus profonde infirmité. Le spectateur peut partager l’empathie que Jim O'Connor, le care giver, affiche à l’égard de Laura, par l’identification de la sympathie avec la souffrance d'autrui14. Le film crée ainsi une variété d’émotions chez le spectateur, qui ressortissent à la pitié, mais aussi au sentiment d’impuissance devant une catastrophe dont personne n’est responsable, puis à la joie de voir un personnage délivré de ce qui l’étouffait. La pitié douloureuse nous conduit au plaisir que fait éprouver la résilience heureuse.

8D’autres fois, la focalisation se concentre davantage sur celui qui prodigue le care et devient à son tour objet de pitié. A la fin de City Lights (Charlie Chaplin, 1931), le clochard –  le care giver qui a aidé une femme à recouvrer la vue –, est reconnu par elle dans le temps même où, heureux de découvrir cette guérison, il est  toutefois dépité de voir s’installer entre eux une distance sociale qui paraît désormais infranchissable car elle est devenue une riche commerçante. Le spectateur ne ressent plus de la pitié pour celle qui a été l’objet du care, mais pour le care giver, désormais rendu à sa solitude coutumière. L’identification est ainsi redoublée par le changement d’objet sur lequel porte la pitié douloureuse. Le mélodrame est alors défini par le principe du comble : la guérison, qui souligne la générosité gratuite du geste liminaire du care giver, induit un autre malheur. Plus largement, se focaliser sur celui qui prodigue le care permet d’interroger la généricité du film. Ainsi The Spiral Staircase (1946) est intéressant car il se situe aux frontières du film noir et du thriller. La composante mélodramatique de ce film de Robert Siodmak est portée par Helen, une servante devenue muette depuis qu’elle a assisté, impuissante, à la mort de ses parents. Devenue dame de compagnie de la riche Mme Warren, Helen est terrorisée par un étrangleur qui ne s’attaque qu’à des infirmes. Le film reprend l’association aristotélicienne de la peur, de l’imminence du danger et de la pitié : en effet, « sont à craindre toutes les choses qui, arrivant à d’autres ou les menaçant, sont propres à exciter la pitié15 ». Comme dans la tragédie, la crainte et la pitié cheminent ensemble. De plus, The Spiral Staircase illustre la thématique du souci de l’autre à travers deux personnages. D’abord celui d’une care giver impuissante, la vieille chef de famille, malade, qui n’en finit plus de payer ses fautes dans l’éducation de ses enfants, et qui essaie de protéger du mieux qu’elle peut la jeune Helen. Le spectateur peut éprouver de la pitié pour ce care giver. Mais Helen tombe amoureuse d’un jeune docteur désintéressé – second care giver de l’histoire –, qui lui déclare son amour, et qui fait tout pour qu’elle retrouve l’usage de la parole. Le care giver est, de fait, souvent une infirmière ou un médecin, qui plus est généralement amoureux de son patient16. L’émotion et l’identification s’appuient ainsi sur le sentiment amoureux pour décupler la puissance du soin apporté à l’autre. L’émotion de la pitié douloureuse débouche alors sur une fin heureuse. En effet, l’impression d'un mal imminent, qui nourrit la pitié, est in fine amoindrie pour oublier la peur qui caractérise davantage le thriller et qui, si elle est trop soutenue, risque de remplacer la pitié par la frayeur. Le mélodrame s’en trouve conforté, puisque le spectateur désire revenir dans les salles pour éprouver de nouveau de la pitié, sans être aussi effrayé qu’avec un thriller.

9L’objet du mélodrame consiste aussi à montrer comment sont âprement négociées les identités respectives de celui qui donne et de celui qui reçoit le care. Dans Smash-Up. The Story of a Woman (Stuart Heisler, 1947), Angie Evans, une ancienne alcoolique, est une mère aimante et soucieuse de sa fille. Alors que son mari chanteur est parti en tournée, leur bébé est atteint d’une pneumonie. Angie demeure sobre, et le veille jour et nuit avec l’aide de la nourrice et du docteur Lorenz. Mais lorsque l’enfant est hors de danger, Angie prend un réconfort alcoolisé. Son mari rentre à l’improviste et la retrouve éméchée. La pitié du spectateur pour la mère peut alors être émoussée car la pitié douloureuse est suscitée par la perception d'un mal ou d'une douleur chez autrui, mal ou douleur que la personne ne mérite pas de subir17. L'importance de la dimension cognitive de la pitié apparaît clairement : la pitié est distincte d'une réaction automatique à la souffrance, sans considération de mérite. Or l’alcoolisme peut être considéré comme un vice par consentement. D’ailleurs, Angie commet une autre « faute » : elle « enlève » sa fille dont elle n’a plus la garde, l’emmène dans leur maison de campagne et prend soin d’elle. Le soir, alors qu’elle a chanté une berceuse à l’enfant, elle se retire en oubliant sa cigarette sur la couverture du lit. C’est l’incendie. Tandis que la maison brûle, Angie parvient à sauver sa fille au péril de sa vie. À l’hôpital, au chevet de sa femme, son mari comprend enfin qu’elle aussi a besoin d’attention et de soin. La négociation de l’identité de celui qui donne et de celui qui reçoit le care a donc failli coûter la vie à un enfant et à sa mère. L’émotion se lie au jugement éthique puisque le film propose au spectateur de revenir sur son premier jugement : à travers les yeux du mari et son pardon, l’épouse apparaît pleinement digne de pitié. Aristote définissait déjà les passions comme étant des agents de variation du jugement des auditeurs18.

10À l’opposé de toute vision lénifiante, la position du care giver n’est pas toujours univoque. Ainsi, il arrive que le souci de l’autre soit entaché de perversion. Dès lors, se focaliser sur celui qui donne le care permet encore d’interroger la généricité du film. Marnie (Alfred Hitchcock, 1964) est bien un thriller. Mais il se rattache en partie au mélodrame lorsque Mark Rutland, préoccupé par le comportement de Marnie, essaie de la guérir de sa kleptomanie. Hitchcock subvertit alors le care pour développer la perversion de son personnage. En effet, Mark n’a le souci de l’autre que de manière seconde : Hitchcock déclare vouloir montrer le désir fétichiste d’un homme qui veut coucher avec une voleuse, précisément parce qu'elle est une voleuse19. Mark n’est l’objet d’aucune pitié et ressent plus du désir que de la pitié. L’émotion de la pitié douloureuse, dont Marnie pourrait faire l’objet, s’en trouve mise à mal ou à distance, interrogée à travers le prisme de l’ambivalence du bourreau séducteur qui se donne des airs de protecteur.

11Le cliché-situation de la catastrophe physique est donc riche de sens et d’émotion quand il permet de déployer la portée du care dans le mélodrame. L’émotion de la pitié est éveillée en réponse à une souffrance que le spectateur éprouvant la pitié peut s'attendre à connaître lui-même : le mélodrame, qui s’inscrit souvent dans le quotidien commun, est alors un genre idéal. Un autre motif y joue un rôle fondamental, celui de la substitution.

Le motif de la substitution comme source de pitié

12Dans la plupart des mélodrames, l’action de mettre un personnage à la place d'un autre est souvent à l’origine d’une émotion profonde. Le mélodrame, en effet, quand il associe le care et la substitution, tend à conférer à celle-ci un sens littéral20 et symbolique, ayant une forte portée émotionnelle et plaçant la pitié au premier rang.

13Ainsi, la substitution peut faciliter l’identification du spectateur à la victime. Dans Letter from an  Unknown Woman (Max Ophuls, 1948), Lisa Berndle, mortellement atteinte par le typhus, écrit une longue lettre à Stefan Brand, un séducteur indifférent aux autres et qu’elle a toujours aimé. Les dernières lignes sont de la main d'une sœur infirmière car la jeune femme est morte avant d'avoir pu terminer sa lettre. Le care giver prolonge donc la voix de la victime innocente incarnée par Lisa, à laquelle le spectateur s’identifie d’autant plus que l’infirmière compatissante est l’humble médiatrice de cette identification. À l’orée de la mort, la voix d’une femme parvient enfin à se faire écouter par un homme distant, pour dire son impossibilité de s’être fait entendre auparavant. À travers ce passage de relais, entre une voix de femme qui s’éteint et une voix de femme dont le métier implique une écoute attentive, le film explore un élément essentiel du féminisme, mis en exergue par Sandra Laugier :

[L]es données du féminisme, au départ, ne sont que celles-là : cette sensation d’oppression, associée à l’impossibilité de l’exprimer – non qu’elle soit inexprimable (thèse métaphysique) mais parce qu’il n’y a personne pour l’exprimer (thèse politique). Les féministes ont donc orienté leur réflexion sur la difficulté des femmes à faire valider leur expérience, et à trouver leur voix21.

14Aussi, face à la Lettre d’une inconnue, une spectatrice s’identifie sans doute à l’héroïne et ressent une profonde pitié pour celle qui fait entendre la voix des femmes au-delà de sa propre mort. Le film vérifie que la pitié ne consiste pas à éprouver une émotion avec quelqu'un, mais bien plutôt à éprouver une émotion pour quelqu'un, depuis une position différente de celle qu'occupe l'objet de la pitié : ainsi, la pitié que Stefan Brand ressent dans le temps présent de la lecture de la lettre lui fait éprouver un amour post mortem pour Lisa. Cette pitié est d’autant plus douloureuse qu’elle est marquée par la maladie et la mort.

15À travers le motif de la substitution, le care peut aussi être associé à des notions religieuses : celles de la communion des saints et de la réversibilité. La réversibilité est, en effet, le principe découlant du dogme de la communion des saints, selon lequel les mérites ou les souffrances du saint profitent au coupable. Ce caractère non statique de la théorie de la réversibilité explique l’abondance des thèmes qu’elle recouvre22. Dans le mélodrame, les souffrances sont donc souvent expiatrices. Comme l’écrit Jean-Loup Bourget, « ainsi s’esquisse une véritable théologie du mélodrame23 ». En ce sens, Magnificent Obsession (Douglas Sirk, 1954) est assez spécifique car la figure du care est masculine. Le film reprend la suggestion d’Aristote : pour conditionner ses spectateurs à éprouver la peur et la pitié, il s’agit de leur montrer que des gens plus grands qu'eux ont subi des drames et que, par conséquent, eux-mêmes doivent se considérer comme vulnérables24. En effet, le beau et richissime Bob Merrick, qui avait fait des études de médecine sans exercer cette profession, se substitue peu à peu au Dr Phillips, le médecin dont il a indirectement entraîné la mort. Plus précisément, le Dr Phillips, qui se sait vulnérable, meurt d’une crise cardiaque parce que son réanimateur – un objet rare – vient d’être emprunté pour réanimer Bob Merrick, un millionnaire insolent et inconséquent, victime d’un accident alors qu’il s’amusait à aller bien trop vite avec son hors-bord. Cette première coïncidence permet de juger la vanité de la vie passée de Bob et de mesurer la portée de ses gestes : il apparaît indirectement responsable de la mort du Dr Phillips. Le film établit ainsi un équilibre aristotélicien. Le philosophe précise en effet que ceux qui ont tout perdu ne sont pas capables de pitié, puisqu'ils ne prévoient pas que quoi que ce soit de pire doive leur échoir ; pour la même raison, ceux qui se croient extrêmement heureux ne sont pas non plus sujets à éprouver de la pitié ; bien plutôt sont-ils portés à l'arrogance25.

16Face à cet écueil, à travers d’autres coïncidences, Magnificent Obsession trace peu à peu une voie nouvelle pour le personnage et sa rédemption, qui surviendra lorsqu’il sera capable d’éprouver de la pitié. Bob est soigné dans la clinique du Dr Phillips où il croise Helen, la veuve de ce dernier ; il a un malaise devant la maison de Randolph, le meilleur ami du Dr Phillips ; puis il devient accidentellement responsable de la cécité de la veuve du Dr Phillips. Le futur care giver est d’abord celui par qui le malheur arrive. Aristote incluait déjà les retournements de fortune soudains et inattendus en bonne place dans la tradition rhétorique relative à la pitié. Mais ces coïncidences malheureuses s’avèrent providentielles car elles permettent à Bob de se convertir à son tour à la philanthropie en appliquant la philosophie du Dr Phillips, de trouver un sens à sa vie en voulant épouser Helen, et de se lier d’amitié avec Randolph. Bob s’introduit auprès de Helen, devenue aveugle, sous un nom d’emprunt, et la séduit. Puis, reconnu et congédié, il devient à son tour un chirurgien célèbre, parvenant à guérir la cécité de Helen qui l’aime toujours. Le jeune playboy, jadis égoïste, est désormais un digne successeur du bon docteur26. Autrement dit, Bob ne peut devenir attentif à l’autre que sous l’égide de ce qui est, à ses yeux, un nouveau cadre de pensée et de sensibilité, celui que le Dr Phillips avait tracé avant lui. La pitié douloureuse éprouvée par le spectateur se déploie ainsi dans un écrin émotionnel complexe qui rapproche le bourreau et sa victime, en mêlant les motifs de l’expiation, de la réversibilité et du pardon. Le film est donc une variation sur le thème du caractère localisé, social, et dépendant du contexte, de toute connaissance ou vision du monde27. Le monde subjectif, explique Siri Husvedt28, est aussi un monde intersubjectif : les autres font partie de nous. Bob a dû pénétrer le monde de Dr Phillips pour partager sa vision des choses. Cette forme de sympathie est à la fois douloureuse (puisqu’elle se fait au prix de la mort d’un grand homme et de la cécité de sa femme) et heureuse (car elle provoque un net élargissement de sa vision).

17Enfin, la vision ambivalente du care giver permet d’explorer le caractère figé de la morale commune et d’interroger le genre du mélodrame quand opère une substitution marquée par les conduites genrées. Dans The Flame Within (Edmund Goulding, 1935), Linda Belton, une riche héritière qui a tenté de se suicider, est amoureuse de Jack Kerry, un alcoolique invétéré. Le Dr. Mary White rencontre Jack, et accepte de l'aider pour qu'il arrête de boire. Sans qu'elle en ait vraiment conscience, elle tombe amoureuse de ce jeune homme fragile. Mais, selon le scénario, une femme n'a qu'une seule destinée : servir son époux. Mary épouse donc son confrère, le Dr. Phillips, qu’elle aime. Puis elle accède au désir de son mari : elle accepte enfin de renoncer à sa carrière, ce à quoi elle se refusait jusqu’à présent29. Afin de rentrer dans le rang, elle s’éloigne ainsi du care, désormais apparenté à une passion amoureuse incontrôlable, appartenant à un passé aventureux et jugé dangereux. L’émotion de la pitié s’équilibre enfin, en mettant à distance la douloureuse passion mortifère. Mais le genre du mélodrame risque alors de devenir convenu, si la commune vulnérabilité au mal n’est pas finement explorée dans toute son équivoque.

Conclusion

18La pitié douloureuse n’est donc pas hétérogène aux logiques historiques, formelles ou encore énonciatives des classements génériques. Ainsi, dans un contexte de crise, le care et la pitié sont mis en exergue par le mélodrame, comme en témoigne le succès du genre dans les années trente, notamment. En outre, l’importance des motifs de la catastrophe physique et de la substitution montre combien la codification formelle est essentielle à l’expression de la pitié. Enfin, la pitié sert d’opérateur à la convergence des jugements que le spectateur porte sur les personnages.

19Plus largement, la question de la pitié pose celle de l’identification qui structure les rapports entre les personnages et les spectateurs. Ce principe est au centre de l’analyse de la pitié chez plusieurs penseurs de l’émotion qui recourent à une théorie de la sympathie. Aristote en souligne un aspect fondamental : on éprouve de la pitié envers ce qui affecte autrui que l'on craint pour soi-même ou ses proches30. De ce point de vue, le cinéma apparaît comme un dispositif qui promeut de manière particulièrement efficace l’exercice de la pitié. En effet, l'état d'esprit du spectateur, invité à éprouver la pitié, n'est pas le même que celui de l'objet de la pitié : le premier craint quelque chose de douloureux, en sachant qu'il est raisonnable de s'y attendre, alors que le second fait l'expérience présente d'un mal. La différence de situation entre les personnages sur un écran et les spectateurs dans une salle est donc idéale pour obtenir, par la distance31, une émotion comme la pitié32. Le mélodrame, en se distinguant ainsi du thriller, vise à obtenir un subtil équilibre entre la pitié et la peur, susceptible de faire éprouver l’émotion de la pitié douloureuse.