Colloques en ligne

Noémi Doyon

Trajectoire au long cours sur Le Fil de Camille (2005) : présence du charnel dans la chanson francophone actuelle1

1« Un corps est là, qui parle […] », disait Paul Zumthor dans son Introduction à la poésie orale en 1983. Se situant nécessairement dans l’oralité, lorsque appréhendée sous sa forme écoutée, dans sa triple composante de texte / musique / interprétation – par opposition à sa forme écrite, inerte, alors que mots et notes sont tristement couchés sur papier – une chanson est un tout organique. Comme le dit Stéphane Hirschi, père de la cantologie (discipline qui pose la chanson écoutée comme objet d’étude), on ne peut, sans perte ni dégâts irréparables, dissocier mélodie, paroles, voix et gestuelle2. Car, même si elle a longtemps eu mauvaise presse au sein du milieu universitaire, la chanson a ceci de fascinant que, sous de très simples atours, se déploie un objet populaire complexe, pluridimensionnel qui, par sa nature intrinsèque d’acte performanciel3, est forcément indissociable d’une sémiotique de la présence et, de manière plus spécifique, de la présence du charnel.

2Corps chantant ou écoutant, corps intime livré dans la voix, dans le texte, ou corps social sollicité lors du spectacle : ce sont là autant d’exemples qui donnent à voir et à comprendre le corps comme le pivot, le point de convergence de la chanson. Si de récents ouvrages et articles ont été consacrés à l’inscription du corps dans la littérature francophone et aux enjeux sociologiques et méthodologiques qu’un tel objet d’étude sous-tend4, il semble qu’il reste beaucoup à dire à propos de l’empreinte corporelle dans la chanson francophone actuelle. Un récent ouvrage collectif Chanson et performance. Mise en scène du corps dans la chanson française et francophone (2012), dirigé par Barbara Lebrun, s’engage dans cette voie, scrutant sous divers angles le corps du chanteur ou de la chanteuse. Ginette Vincendeau, dans la préface de cet ouvrage, affirme:

Que les corps soient beaux ou laids, triomphants ou souffrants, immobiles ou en transe, d’Édith Piaf à Bertrand Cantat, de Georges Brassens à Marie-Mai, ils jouent un rôle primordial. Le corps est présent dans l’élaboration, la nature et l’idéologie des chansons, ainsi que dans l’effet produit sur le spectateur, que le spectacle soit consommé de manière purement aurale, en enregistrement visuel ou live5.

3Lieu privilégié de l’intime, de la relation amoureuse, du temps qui passe ou encore de la contestation, la chanson porte nécessairement en sa chair textuelle la marque du corps écrivant, qui se met et se remet sans cesse au monde. Mais s’il est pertinent d’interroger les manifestations et les modulations du corps au sein des paroles d’une chanson, il serait erroné de s’y astreindre sans tenir compte de la musique et, plus encore, du corps chantant lui-même.

4Car c’est avant tout par et dans la voix que s’incarne le corps de l’interprète à l’écoute de la chanson enregistrée. La voix façonne le corps même de la chanson ; elle achève de lui donner sa pleine morphologie en la dotant d’un souffle, d’un rythme, d’une vibration, d’un geste, d’une identité sonore. Comme le précise Vincent Delecroix dans son récent essai Chanter : reprendre la parole (2012), « [l]e corps est le plus beau des instruments, évidemment le plus intime; évidemment il donne à la musique, au chant donc, même le plus insignifiant ou le plus fruste, le précieux de la chair vivante et même et plus encore l’absoluité du souffle vital »6.

5En l’absence de visuel, il m’apparaît que c’est précisément par l’écoute de l’interprétation vocale par l’auditeur – ce dernier étant amené, avec sa propre subjectivité, à figurer le corps du chanteur/de la chanteuse, à mimer la présence hic et nunc du chanteur – que s’installe la relation intime, sensorielle et donc privilégiée avec l’auteur-compositeur-interprète, favorisant ainsi le passage de la « parole vive »7 d’un corps à un autre, dans un rapport d’immédiateté et d’identification. Les émotions suggérées par l’interprétation vocale se trouvent alors, au moyen d’un certain mimétisme, ressenties, reproduites même, par l’auditeur, ainsi que l’entend le musicologue Allan Moore : « [...] voice is the primary link between the artist and the listener, being the instrument shared by both8».

6Ces éléments théoriques étant posés, je propose d’observer, à titre d’exemple, une œuvre où la corporalité et la mise en scène vocale possèdent un relief évident. En tant que Québécoise m’adressant à un auditoire français, il aurait sans doute été plus facile d’évoquer une œuvre québécoise. Un certain inconfort du corps, qui se pose comme un obstacle à l’atteinte de l’autre, s’inscrit d’ailleurs dans la jeune chanson de québécoise, Pierre Lapointe et Ariane Moffatt en étant des exemples probants. Néanmoins, voici quelques années, un album français a attiré mon attention, sans que je puisse d’emblée en comprendre la raison : il s’agit du Fil, de Camille, sorti en 20059. Au Québec, la nouvelle chanson française – si une telle dénomination existe – ne touche en général qu’un public bien délimité ; Le Fil y est donc resté un objet étrange ou un secret bien gardé, à des lieues du succès reçu en France par cet album.

7Pourquoi cette œuvre, qui déstabilise au premier abord, en arrive-t-elle à nous fasciner après quelques écoutes ? Mon expérience personnelle de l’album, semblable à celle de mon entourage, a montré que l’agacement ressenti au contact initial du Fil a progressivement cédé la place à la surprise, puis à une forme d’émerveillement, pour mener à l’obsession contraignante, inexpliquée, d’écouter et de réécouter les chansons. Soulignant l’idée de la quête, de la course vers l’autre, Alexandre Woll, de l’hebdomadaire Voir (magazine québécois dans la veine des Inrocks), est peut-être parvenu à me fournir un indice:

On a beau le passer et le repasser en boucle, du début à la fin, de la fin au début, puis se concentrer sur une autre chanson, on a toujours ce sentiment rare, grisant et précieux : celui d’explorer une terre vierge. […] on n’en finit pas de courir dans tous les sens après Camille, de chercher à la découvrir, de saisir ce monde à part10.

8L’album s’offre ainsi comme un jeu de piste : l’auditeur est invité à remonter le fil pour retisser les mailles du récit du sujet féminin qui y est mis en scène. Et cette quête, par la nature même du projet esthétique de Camille, se fait éminemment charnelle, comme si une sympathie s’établissait d’emblée du corps écoutant pour le corps chantant. Afin de mieux comprendre cette impression, il est utile d’examiner la relation texte/musique/interprétation de quelques-unes des chansons du Fil, afin de tracer les contours de l’empreinte corporelle dans l’œuvre de Camille et d’en dégager les principaux effets réception.

9Physique, sensuel et polyphonique, Le Fil a comme particularité d’être fondé sur les jeux de voix ainsi que sur l’utilisation du corps et des bruits de la bouche comme principaux instruments de musique. Grâce aux techniques d’enregistrement, Camille compose ses trames sonores en superposant ses voix, car elle en a plusieurs, au sens où son timbre se module, s’altère selon les humeurs du personnage mis en scène : elle imite percussions ou cloches, elle grogne, murmure, tousse, crache, crie, éructe, etc. Loin d’être parasites ou indésirables, ces bruits du corps restituent la mimique corporelle de la chanteuse et contribuent à tenir l’auditeur captif d’un univers sonore à la fois complexe et intime, comme l’explique Céline Chabot-Canet dans Chanson et performance : « […] tout ce qui introduit une forme de désordre dans la vocalité fait référence au corps11». Multipliée et diffractée, la voix vient ainsi recréer des rythmes non conventionnels allant du chant grégorien au chant arabisant en passant par le gospel et le chant africain. Servant assurément la mélodie, les jeux de voix modifient également la réception des chansons par l’auditeur, du fait qu’ils contribuent à l’hétérogénéité de l’univers diégétique mis en place. Ainsi, les voix de Camille incarnent tous les rôles, comme elle le précise elle-même lors d’un entretien avec Bertrand Dicale : « Le je, le tu, les chœurs. […] Il y a ce que je dis, moi, des chœurs qui me réveillent ou me disent quoi faire. Une polyphonie de l’écriture et du chant »12. Du murmure suggérant la voix de la conscience (« Baby Carni Bird ») à l’accentuation des syllabes agressives pour marquer la colère et l’irritabilité (« Janine 3 »), la diction (lâche, académique, resserrée) et l’intonation (grinçante, nasillarde, mielleuse) de la chanteuse sont dynamiques, en mouvement. Modifiant le sens du discours, ce « grain » particulier, pour reprendre les mots de Roland Barthes, concourt ainsi à rendre l’instabilité de la cantrice13, à modeler « le corps dans la voix qui chante »14, et à faire ressentir à l’auditeur les affects qui la traversent au cours de sa quête identitaire.

10L’adhésion de l’auditeur peut également s’expliquer par le bourdon : la note si ininterrompue, ce fil qui traverse l’album et autour duquel s’enroule chacune des chansons. Rappelant le « om » méditatif, qui représente la vibration primitive, le son originel, primordial, à partir duquel l’univers se serait structuré selon la tradition hindouiste, cette note fondamentale guidera et portera la cantrice tout au long de son récit, telle la corde tendue de l’équilibriste. Cette cohérence entre les chansons, au demeurant éloignées par leur style, tient précisément du fait qu’il n’y aucun silence, aucune rupture entre celles-ci, le bourdon allant même jusqu’à se prolonger plus de trente minutes au-delà de la quinzième et dernière piste. Le fil de l’histoire – le si de tous les possibles – garde l’auditeur attentif, le faisant osciller au rythme des mouvements de déséquilibre du sujet énonciateur (« La jeune fille aux cheveux blancs », 0:00-0:10).

11Il semble alors pertinent d’observer ces éléments en les mettant en relation avec le récit qui est fait dans les chansons, celui d’une rupture, où le désir d’affirmation côtoie le désir d’abandon, de perdition. Comme le souligne Camille elle-même, Le Fil se décline en trois actes : la phase d’impatience, d’exaspération, de déséquilibre ; puis la phase de la chute, de la brisure ; et finalement la phase du deuil, de la reconstruction et de la reprise en main de soi15.

12Le Fil propose des chansons où transparaissent le doute, le trouble intérieur, le repli sur soi, mais également l’espoir et le renouvellement des rapports à soi et aux autres, celui-ci étant rendu possible à travers la réappropriation d’un corps dérobé, d’un corps devenu récalcitrant après la déception amoureuse.

13Lors d’une écoute au casque, on entend l’interprète inspirer lentement avant de chanter le bourdon. Première manifestation sonore du corps, et donc de la présence de la chanteuse, cette inspiration semble être celle du sujet qui, avant de se lancer dans le récit de son histoire, doit s’assurer d’avoir le souffle suffisant. Cette chanson constitue l’amorce du voyage initiatique de la « la jeune fille aux cheveux blancs ». Sans ancrage, sans assise, celle qui avoue avoir banalement « tué les parents » et être « à l’âge où l’on ne dort nulle part », sinon sur des quais de gare, veut « partir sur la seule route où il y a du vent ». Mais aussitôt que le désir de l’ailleurs se trouve teinté d’incertitude, l’équilibre de la jeune femme devient hésitant. Rythme musical et rythme langagier agissent en effet de façon opposée dans les couplets. La voix chantée déplace l’accent tonique sur les syllabes et les mots faibles dans la phrase (je, à, où, etc.), tandis que la trame musicale appuie sur les temps forts (1 et 3). La prosodie s’en trouve affectée, suivant l’idée de déséquilibre à la source du projet esthétique de Camille. Le mouvement de « la jeune fille aux cheveux blancs » paraît donc ralenti, comme si sa démarche était claudicante, à l’image de l’acrobate qui, hésitante, chercherait à garder l’équilibre sur un fil de fer :

Je suis à l’âge où l’on ne dort nulle part
Les seuls lits dont je rêve sont des quais de gare
J’ai loué un placard pour mes robes d'hiver
J’ai tué les parents

Oh je veux partir sur la seule route où il y a du vent
Je suis la jeune fille aux cheveux blancs – (« La jeune fille aux cheveux blancs », 0:10-0:48)

14D’un ton détaché, la jeune fille affirme que son « amoureux dit qu’il ne [la] connaît pas ». Même si ce dernier est juché sur « le plus volcan que l’amour ait éteint », elle prétend naïvement qu’il « reviendra demain », ce qui soulève un doute quant à sa lucidité. Désir entravé, violence et fragilité se disent donc dans cette première chanson livrée par une énonciatrice qui affirme tout haut sa marginalité, comme le montrent les nombreuses répétitions (plus de quarante) du syntagme « Je suis la jeune fille aux cheveux blancs ». En écho à la ligne vocale principale, les chœurs martèlent cette phrase sous forme de canon. Le calibrage des voix tantôt à gauche, tantôt à droite dans le casque d’écoute renforce cette polyphonie, créant ainsi un effet d’ostinato (« La jeune fille aux cheveux blancs », 1:17-1:49). Paradoxalement, la mélodie de la chanson est apaisante, voire berçante, et il en va de même pour les arrangements vocaux qui forment la trame sonore, notamment grâce à l’harmonisation complexe des chœurs. Notons au passage l’apport de la contrebasse qui, tandis qu’elle se fait plus vive et syncopée dans les couplets, vient enrober les refrains de sa sonorité grave et chaude, suggérant ainsi une certaine sérénité. Celle-ci sera toutefois éphémère puisque, au terme du passage instrumental onomatopéique suivant le dernier refrain, les voix de Camille se superposent, formant un crescendo qui culmine dans un accord arpégé de septième diminuée. Ajoutant un effet dramatique, cet accord ne trouve pas de résolution et s’éteint en installant une atmosphère inquiétante et de bien mauvais augure pour la jeune fille. (« La jeune fille aux cheveux blancs », 1:54-2:06)

15La seconde pièce de l’album, « Ta douleur », est sans doute la chanson où les arrangements de voix sont les plus dérangeants, voire les plus agressifs pour l’auditeur. Camille se transforme ici en human beat box en faisant de sa trame sonore un amalgame de claquements de mains, de sons gutturaux, de bruits de bouche étranges et de cris stridents, tandis que la mélodie vocale voyage d’un registre très bas pour une femme (mi sous le do central du clavier) à un registre beaucoup plus haut (si au-dessus du do central). Le corps chantant y est exploité de manière maximale, tout autant que le corps écoutant qui reçoit, dans un résultat sonore cacophonique, le récit d’un sujet désireux de combattre la douleur qui s’acharne sur un interlocuteur affaibli. L’usage de l’impératif et de la deuxième personne du singulier contribue à faire de l’auditeur un personnage privilégié de la mise en scène phonographique : « Lève-toi c’est décidé / Laisse-moi te remplacer / Je vais prendre ta douleur », dit-elle. Il est difficile, pourtant, d’identifier la nature de l’allocutaire : s’agit-il d’un ami, d’un amant, d’un parent ? La jeune femme s’adresse-t-elle à son double, marquant du fait son étrangeté à elle-même ? Et quelle est cette douleur qui veut « le beurre et l’argent du beurre », qui « lutte [et] se débat » contre le sujet qui tente de la saboter ? Présentée comme une gamine à qui l’on veut « confisquer ses fléchettes et son sifflet » et « donner la fessée », la douleur est comparée à une « sale chipie de petite sœur ». Le vocabulaire relatif à l’enfance, accolé à la voix cristalline, presque stridente de l’interprète, ajoute à l’exaspération du sujet et engage l’auditeur, qui en vient à ressentir l’humeur, l’irritabilité du corps chantant, et qui n’a de répit que durant les deux sections correspondant au pont musical.

16En guise d’illustration, je privilégierai cette fois-ci un extrait du vidéoclip officiel16 de la chanson. Système de significations s’ajoutant à la chanson entendue et faisant d’elle une chanson vue, le clip impose un rythme différent à l’objet musico-textuel ainsi qu’une strate de narration supplémentaire. D’une manière générale, le corps constitue la valeur clé du vidéoclip, ce médium participant à « l’exaltation charnelle d’un corps narcissique, exposé »17. Chez Camille, la vidéo devient prétexte à étoffer la métaphore du fil, par l’utilisation d’un fil de laine – matière robuste et rêche – destiné à symboliser la douleur qui s’incruste chez le personnage tel un serpent qui s’entortille et étouffe sa proie avant de l’engloutir. Loin de la réalisation extrêmement soignée de clips d’artistes pop comme Beyonce, Rihanna ou Madonna, où le corps de la femme est représenté comme un objet sursexué, la vidéo de Camille montre un corps désérotisé18, et ce, même s’il est au départ nu. Les gros plans sur les différentes parties du corps – sur la bouche qui grimace, qui crache et qui crie, plus particulièrement – rendent avec justesse l’irritabilité, le dégoût même, de la cantrice. On y voit également une artiste sans apparat, décoiffée, qui ne semble pas vouloir utiliser l’image à des fins de séduction.

17« Si tu as mal là où t’as peur / Tu n’as pas mal là où je chante! » : telles sont les dernières paroles de la chanson. On peut y entendre que la prise de parole – du chant, ici – est évoquée pour panser le mal, pour apaiser la douleur. La cantrice ne dit rien d’autre dans la troisième chanson, « Assise », tandis qu’elle déplore le statisme et la solitude liés à la tâche contraignante de l’écriture. Dès la fin du premier couplet, la chanteuse toussote, comme si elle cherchait à s’éclaircir la voix. Cette toux, volontairement conservée dans l’enregistrement, n’est nullement fortuite ; marquant la présence du corps de la chanteuse, elle semble signifier la gêne, le mal-être du personnage (« Assise », 0:34-0:48). Toujours assise, elle se compare à « une vieille Anglaise », mais également à une « momie », à un « otage ». Bien plus qu’une évocation de l’inconfort, ces deux derniers mots sont l’expression même de la claustration, du corps entravé : « vissée à sa chaise », la cantrice se dit de surcroît prisonnière en elle-même. Par opposition aux premiers couplets, où plusieurs pistes d’une même ligne vocale sont superposées et placées loin dans le mix, la voix de la chanteuse s’entend maintenant sur une seule piste, plus près dans le mix, de façon à évoquer le ton de la confidence (« Assise », 1:17-1:38). De la même manière que dans « Ta douleur », l’état de passivité n’est renversé que lorsque la jeune femme revendique son droit de parole, sa capacité à chanter, et reprend lentement possession de son corps :

C’est à mon tour regardez
J’ai une voix pour chanter
J’ai des pieds pour courir
Je vais quand même pas
Rester toute ma vie
À écrire – (« Assise », 1:40-2:14)

18L’ajout des chœurs au-dessus de la ligne vocale principale, elle-même haussée, vient briser l’atmosphère morose du couplet précédent et contribue à rendre la frénésie du sujet, passé d’un état de lassitude au désir d’affirmation de soi.

19Les paroles de la sixième chanson, « Baby Carni Bird », font alterner anglais et français. La cantrice se présente sous le prénom insolite de Baby Carni Bird, précisant qu’elle est « the only one in the world ». Tandis qu’elle raconte son histoire d’une voix haletante, le malaise se dessine avec netteté :

La route était barrée
Quand il m’a renversée
Un soir au nord de Nice – (« Baby Carni Bird », 0:24-0:41)

20Elle se dit par la suite « éblouie par les phares », telle une bête traquée, tandis que les arrangements dissonants des chœurs, appuyés par le contretemps de la basse et des percussions, installent une atmosphère musicale oppressante. Aussitôt que la jeune fille croise le regard de celui qui l’a renversée19, on l’entend s’adresser à elle-même : « Ravale ta salive / Ton orgueil de fille » (« Baby Carni Bird », 0:53-1:00). Comme en aparté à la narration principale, cette phrase est écrite en retrait et en italique dans le livret de l’album et se positionne uniquement à gauche dans le casque d’écoute. Un filtre semble être utilisé ici pour rendre la voix plus vaporeuse, plus feutrée, celle-ci paraissant provenir de la conscience du sujet, ce que vient corroborer l’usage de l’impératif. Le résultat est probant, l’auditeur se sentant directement interpellé par cette voix du for intérieur.

21La jeune femme se relève et donne à l’homme « la main qu’il [lui] rest[e] » – qui sous-entend qu’elle a été mariée –, en se présentant sous le pseudonyme de Baby Carni Bird, qu’elle invente pour masquer le fait qu’elle a « oublié / Son nom de jeune fille ». Incapable de ressaisir sa réelle identité, elle s’offre tout entière à celui qui l’a blessée, comme une proie – un oiseau – qui ne chercherait pas à se sauver :

I’m yours
For I can fly up in the air
And you can shoot me when you like
I’m yours – (« Baby Carni Bird », 1:23-1:40)

22Cet abandon de la femme à l’homme entraîne la première occurrence du pronom personnel nous dans le Fil, employé ici pour symboliser la fusion du couple. Évoquant la détente après la tension des couplets et des refrains, le pont illustre la possibilité qui s’offre à la cantrice d’être transportée loin de son univers sinistre, suggérée tout à la fois par le jeu romantique du piano et par la survenue d’arrangements musicaux plus mélodieux :

Le ciel est une cime
D’où sombrent les étoiles
Et nous y sommes allés
À travers le pare-brise
J’ai vu fondre les neiges
Des plus hauts sommets – (« Baby Carni Bird », 1:46-2:08)

23Totalement abandonnée à l’autre, la jeune femme se laisse prendre au piège du désir, comme le souligne en aparté la voix de la conscience, soutenue par un glissando grinçant sur une contrebasse :

Mouillées ses babines
Ses dents c’étaient des limes
Ses yeux des pièges à loup – (« Baby Carni Bird », 2:09-2 :16)20

24Aveuglée, la jeune femme n’a pas su voir le « grand méchant loup », pour reprendre la formule du conte bien connu. Cherchant tant à renaître dans le regard de l’autre, Baby Carni Bird a couru à sa perte, comme que le suggère le couplet suivant, en écho au tout premier :

La route était barrée
Quand on m’a retrouvée
En sang au nord de Nice
Le ciel est une cime
D’où l’on ne revient jamais – (« Baby Carni Bird », 2:50-3:12)

25Cette violente transition entre le sentiment euphorique de l’amour enfin rendu possible et la duperie insoupçonnée de l’amant constitue donc, pour le sujet de « Baby Carni Bird », la chute, la brisure dont parle Camille lorsqu’elle présente le récit mis en place dans les chansons du Fil.

26Suite logique de tout cela, la piste suivante montre une cantrice affaiblie, recluse, dans un état de passivité rappelant la position fœtale, comme l’illustre l’usage singulier du participe passé en début de vers qui évoque une vue en plongée cinématographique :

Endormie
Cheveux mouillés
Bras repliés
Retrouvée fenêtre ouverte
L’air par la fenêtre – (« Pour que l’amour me quitte », 0:08-0:34)

27Au travers d’une énonciation où le « je » est absent, le corps apparaît inerte, dissocié d’une identité désirante, qui lui aurait été dérobée. L’instrumentation dépouillée de « Pour que l’amour me quitte », avec ses quelques accords arpégés au synthétiseur, ajoute à la fragilité de l’énonciatrice au « cœur si mal / Accroché / Décroché » d’avoir « trop aim[é] », tandis que la voix de Camille, légèrement réverbérée dans l’espace sonore, semble évoquer le vide tant extérieur qu’intérieur (« Pour que l’amour me quitte », 0:34-0:54).

28Manquant certes d’aplomb, la jeune fille aux cheveux blancs poursuit néanmoins sa quête de « l’amant monument », du « grand alpiniste [dont elle] a perdu [la] piste », pour reprendre les paroles de la chanson « Au port ». Dans ce morceau, le tu de l’adresse lyrique paraît être employé par la cantrice pour s’adresser à elle-même, dans un registre lexical passant du ton autoritaire à celui de l’injure. C’est là du moins que ce suggère l’attaque anaphorique de chaque couplet, qui sermonne « la petite fille », « la petite folle » puis la « petite cruche » (« Au port », 0:06-0:15; 0:18-0:30 et 0:59-1:11). Ce dédoublement qui s’opère chez l’énonciatrice constitue pour elle l’ultime chance de se sortir de l’état passif de l’apitoiement. Ainsi, en adoptant une voix ferme, colérique, criarde même (sur l’impératif « lève-toi sors de ta cale », par exemple), pour s’adresser à « la petite larve » qu’elle est, la jeune femme peut enfin amorcer sa reprise en main, l’annonce de la mort de son « cœur de petite fille » étant doublée par la voix du trombone :

Hé ! petite larve je suis toi-même et je te parle
Tu es déjà grande alors lève-toi sors de ta cale
Au port
Ton cœur de petite fille est mort – (« Au port », 1:56-2:14).

29Dès lors qu’elle s’extirpe de sa position isolée pour se relever, la jeune fille, bien qu’encore fragile, se montre capable de mouvement et entreprend dès lors la dernière étape du parcours qui lui permettra de trouver son équilibre sur le fil.

30La toute dernière chanson, « Quand je marche », montre en effet un sujet féminin qui a non seulement retrouvé la force d’avancer, mais également celle de prendre la parole, cette dernière passant à nouveau par le chant :

Quand je marche
Je marche
Quand je dors
Je dors
Quand je chante
Je chante – (« Quand je marche », 0:14-0:35)

31En outre, ce sujet féminin s’investit désormais tout entière dans les actions qu’elle pose, comme l’indiquent les modalisateurs accompagnant les verbes « marcher », « chanter » et « aimer » ainsi que l’assurance qui se fait jour dans la voix de l’interprète :

Quand je marche
Je marche droit
Quand je chante
Je chante nue
Et quand j’aime
Je n’aime que toi – (« Quand je marche », 0:43-1:04)

32Dans cette chanson, aucune voix n’intervient pour modifier la mélodie principale, l’absence de polyphonie illustrant ainsi l’achèvement de la reconstruction de soi du sujet. Enfin émancipée du fantôme de l’« amant monument », la « jeune fille aux cheveux blancs » ne correspond plus au sujet diffracté, dépossédé des premières chansons. Affirmant haut et fort sa présence au monde, elle est parvenue à trouver sa voix ainsi que la voie à suivre pour ne plus attendre l’amoureux disparu :

Je suis ici
Je suis dedans
Je suis debout
Je ne me moquerai plus de tout
Quand j’ai faim, tout me nourrit
Le cri des chiens, et puis la pluie
Quand tu pars, je reste ici
Je m’abandonne
Et je t’oublie – (« Quand je marche », 2:07-2:19; 2:57-3:30)

33Par son travail sur les timbres de la voix, sur les métamorphoses de celle-ci et la traduction physique de ces changements, la jeune artiste, également danseuse, souhaitait que la sensualité et la corporalité soient palpables sur son album. Cette dimension ajoutée aux textes contribue assurément à faire de l’écoute du Fil une expérience totalement investissante pour l’auditeur. Engagé dans le récit que fait le sujet, celui-ci est également stimulé par l’environnement sonore de la mise en scène phonographique, qui agit comme instance narrative supplémentaire. L’impression éprouvée par l’auditeur d’une véritable mise en jeu physique de sa personne tient sans doute au fait que l’album est entièrement porté par la voix humaine et par les modulations de celle-ci. Par l’observation de la relation texte/musique/interprétation, il aura ainsi été possible de montrer comment l’empreinte corporelle se place au cœur du projet esthétique et artistique de Camille et comment la chanson, de façon générale, porte en elle une présence charnelle indéniable.

34 Les albums ultérieurs ne montrent guère de différences dans ce domaine. Si la jeune femme accorde plus de place à des instruments de musique plus conventionnels, son traitement de la voix humaine est tout aussi recherché. Ilo Veyou, son dernier album, est « un disque hanté par l’enfance : on y entend des balbutiements, des colères, des grandes rigolades »21. Enceinte au moment de composer et d’enregistrer l’album, l’artiste a précisé au cours d’une interview que cette condition s’est présentée comme une nouvelle « donnée physique » qu’il était impossible de ne pas considérer dans son projet. La figure du corps gestant, de la relation fusionnelle de la mère à l’enfant s’y trouve nécessairement exploitée. La chanson « Aujourd’hui », première piste de l’album, en offre un témoignage particulier, faisant entendre les paroles d’un sujet féminin qui observe les mouvements de son corps et qui s’extasie devant le grand mystère de la vie, qu’elle raconte dans le souffle haletant de la mère arrivée au terme de sa grossesse. Le vocabulaire anatomique et médical trouve même, dans la bouche de Camille, des sonorités inédites, rappelant que la jeune artiste, par son traitement original de la composante charnelle, parvient à décloisonner le genre de la chanson française et à s’imposer tout entière, tant surses albums que sur scène :