Colloques en ligne

Cynthia Brésolin

Des femmes, des armes, des figures : accroche-chœurs d'une tragédie à la Mouawad

1Nous répondrons à la problématique des figures du musicien en évoquant les déplacements qui engagent le corps et les gestes. Ces déplacements sont de plusieurs ordres : glissement de la musique au théâtre, de la chanson à la tragédie, de Bertrand Cantat à Wajdi Mouawad. Le déplacement entend mettre en perspective la posture protéiforme d'un homme et d’un chanteur qui est aussi poète, auteur et interprète. Il s'agit ici de comprendre comment la gestuelle du musicien est modifiée et désaxée dans une entreprise théâtrale. On parlera alors d'un parti pris, ou encore, dit autrement, d'un dépassement, celui des concerts.

2Ces déplacements s’effectuent donc en trois temps. Le premier, celui du glissement, va entraîner le deuxième, celui d'une immersion/incursion ayant trait à la manière dont le chanteur devient chœur, dont il pénètre cette pluralité, dont il s’y déplie, s’y déploie en s’y partageant ; enfin, que va entraînerla fêlure qui en résulte et comment en sortir ? La porte de sortie proposée est la voie de la diagonale, celle de la dérive et de la tangente (de l'expression consacrée « prendre la tangente »).

3Dans un premier temps, il s'agira pour nous de revenir sur l'idée de tragédie afin de revenir aux fondements et à la généalogie de ces déplacements. La tragédie grecque, source originelle, vient en effet rhizomer, nourrir en permanence le travail de Mouawad pour s'ancrer dans l'arbre d'une trilogie contemporaine, celle du spectacle Des Femmes, dont le concert-performance de Bertrand Cantat et de Noir Désir, Nous n'avons fait que fuir1, est une des racines primordiales.

4Cet article entend ainsi mettre en lumière le rapport entre la trilogie Des Femmes et le texte performé Nous n'avons fait que fuir. Quel est le rapport entre le rock et la tragédie et, plus particulièrement, entre Cantat et le chœur ?

Mouawad : du Sang des promesses à Des Femmes

5La tragédie antique, précisément parce qu'elle en appelle, par le prisme d'enjeux tour à tour politiques, moraux et affectifs, à des sentiments humains et universels, est atemporelle et traverse ainsi les siècles. Il suffit d’examiner chaque période de création et de réflexion pour en mesurer l'importance et le poids. Rouvrir Sophocle donc, réveiller la tragédie antique, c'est toujours mettre à jour quelque chose de la vie, sur la vie, nous donner une nouvelle conscience des choses, un certain recul sur la réalité et l'existence. En effet, les tragédies sophocléennes mettent en scène une révélation où le personnage se voit, et, se découvrant lui-même ne se supporte pas, comme si les dieux l'avaient d'avance cloué sur le pilori de sa propre vie, destin scellé du sceau d'une chute vertigineusement tragique et cruellement fatale. La tragédie entend répondre à cette douleur et la civilisation grecque le fait au moyen du théâtre, des voi(e)x cathartiques. Georges Banu ne dit rien d'autre concernant cette trilogie mouawadienne : « les sons et les mots réunissent leurs pouvoirs afin d'ériger la fable en figure de la destinée humaine qui concerne tous les plans de l'être »2.

6Avec Des Femmes, Wajdi Mouawad nous plonge dans un décor à gousset, mécanique à remonter le temps, et nous invite à prendre place dans un chariot nous entraînant sur les rails d'un voyage aux temporalités multiples, voyage complexe et délicat, profond et sincère. Des Femmes met en scène trois destins marqués au fer vif et rougeoyant du drame avec, en toile de fond, la douleur déterministe d'un rideau de pluie (premier tableau). Les trois protagonistes sont frappées par le sort, en prise aux choix des hommes et aux lois des Dieux : Déjanire, héroïne des Trachiniennes, tuera par méprise son mari avant de se suicider ; Antigone bravera l’interdit, défiant les Dieux, pour se faire justice en accomplissant les rites funéraires de son frère Polynice, avant de mourir emmurée suite à la décision de son père Créon ; enfin, Electre tuera sa mère et son beau-père pour venger son père. Il s’agit donc de trois destinées, de trois illustrations de la déraison humaine, du sentiment de cruauté et de folie porté par un chœur qui souffle un spectre dionysiaque ébranlant le sol thébain.

7Cette trilogie rappelle également les thèmes et lignes directrices déjà présents et revendiqués dans le travail du metteur en scène, notamment dans Le Sang des promesses. Mouawad convoque de nouveau ces trois éléments : la terre, l'eau, le feu s'entremêlent dans le tourbillon du vent qui quaternise l'ensemble pour s'unifier et élever le tout dans un mouvement d'ensemble cyclonique. Le vent devient dès lors le lien fondateur de cette trilogie, étant le souffle de la vie qui s'immisce et anime les éléments pour en faire résonner le glas dionysiaque. Ce souffle qui siffle entre les parois aux flancs saillants d'un interstice déchiré actionne des cordes vocales vibratiles et hautement sensibles du chœur, celles de Bertrand Cantat. Le chant réveille, fait surgir d'outre-tombe et élève spectralement, dans un même mouvement, la force torrentielle de l'eau, la vivacité du feu et la chair rougeoyante sur une terre aux puissantes racines ancrées dans un présent, prisme du passé et d'un futur fatal.

 Nous n'avons fait que fuir : de la tragédie

8Un lien généalogique se dessine donc entre le chœur porté par Cantat et ce concert-performance Nous n'avons fait que fuir qui se joue sur une ligne de fond obscure, ligne de partage essentielle entre l’intérieur et l’extérieur, l’ombre et la lumière, l’ordre et le chaos, la raison et la déraison, la folie. On y trouve Dionysos et Apollon, la tempérance et l’extravagance : « Il y a que tout ou presque se passe au bord de l’ombre, à demi-mots perdus, au carrefour des mystères, confluent sous-terrain »,3  écrit Cantat.

9Ce texte est donc un condensé très riche qui va droit au but, lance des flèches percutantes. Nous en retiendrons deux qui nous semblent particulièrement pertinentes, deux ritournelles qui rythment le flot des paroles : « nous n'avons fait que fuir, nous cogner dans les angles »4, et « tu as perdu ta langue »5. La première dessine la diagonale et la tangente tandis que la seconde, ambiguë, offre une proposition de libération par la déconstruction de la langue, du langage.

Du rock au « tork » : de la musique au théâtre, de l'homme vers le chœur

10Le corps est une enveloppe dans et par laquelle nous sommes en transit, de passage. Ce corps atteste, vit, se marque, fait empreinte autant qu’il se fait le témoin d'expériences diverses qui se concrétisent dans le geste. Il est poreux, éponge, absorbeur de sens, de sensations, de toutes choses variées, pour restituer tout cela dans un souffle : celui de la vie, celui provoqué par le geste, celui qui, dans le présent contexte, passe par la voix de Cantat, d'un homme qui se fait chœur et entre dans le pluriel. Nous étudierons comment le tragique, à plusieurs égards, traverse la vie : celle de Cantat, celle de ces femmes, la nôtre.

11Le premier déplacement donne dès le départ le ton dans la direction engagée par Mouawad et propose à Cantat l'expérience (certainement pas inédite pour le chanteur) de sortir de la musique par la musique, comme Deleuze sortait de la philosophie par la philosophie et rencontrait, grâce au pli leibnizien, les surfeurs et les origamistes.

12Le choix d'un chœur contemporain, tendance, apparaît dès lors dans le travail de Mouawad comme une évidence. Pour le metteur en scène, dans la lignée des «  poètes de service à la gâchette »6, l'intensité du chœur tragique résonne dans les concerts de rock : « J'aimerais écrire des histoires qui sauraient traduire la torsion de mon cœur » avoue-t-il7, le chœur de rockeur se faisant ainsi, pour lui, « torckeur »8 (il écrit du « torck », dit-il). Il s’agit bel et bien de « tordre les cœurs » par le chœur, fonction du chœur grec, de tordre les cœurs pour en chercher le pouls et le modifier, pour les compresser et exhaler leur vitalité pulsatile irrégulière au fil des sensations, pour attiser le rythme cardiaque des émotions, manière de se sentir exister soi-même – de s'exister, d'appréhender les choses à une autre vitesse, dans un lieu fictionnel où tout est alors possible. Nous n'avons fait que fuir serait ainsi le geste, l'amorce, chrysalide de cette naissance/ouverture qui s'accomplit, ou s'ouvre à nouveau avec Mouawad, presque dix ans plus tard.

13Du début à la fin, même tapi dans l'ombre à la périphérie du centre scénique délimité par un rail, ce chœur accomplit une véritable performance par sa présence continue sur scène9. Omniprésent et énergique, chantant Dionysos, il disparaît peu à peu pour n'être que tas de corps allongés recalés sur des chariots. Il est chœur muet (qui a perdu sa langue), fait de corps éreintés, devenus spectateurs aphones d'une énième fin inéluctable : chutes de destins des corps verticaux dans l'horizontalité d'un tombeau, du tragique plat sans pulsation dont la diagonale est absente, explosions atomiques dans des corps anatomiques portés au pinacle par un chœur hiérophante.

 Déchirure et ouverture par le chœur

14A l'origine, le chœur était un rempart décisif, muraille vivante (pour reprendre Schiller), dont la fonction était de différencier l’art et la réalité. Le chœur, miroir de ce qui se joue sur scène, est au centre des tensions, dans le pli de la déchirure, entre notre propre profil apollinien d'apparence et dans un même temps, la part dionysiaque contenue en chacun d'entre nous. Face à une représentation théâtrale de quelque chose qui n'est pas la réalité, qui est de fait médiat, le spectateur, dans son rapport au réel et sa place dans la société, est déstabilisé, perd ses propres repères. La dimension dionysiaque de l'œuvre ouvre dès lors les frontières du quotidien pour appréhender l'existence d'une autre manière. Le chœur se fait « spectateur idéal », unique voyant, celui du monde visionnaire de la scène.

15C’est ainsi qu’Apollon et Dionysos se réveillent, garants d'un idéal grec, dans une grossière vision manichéenne apparente opposant fond et surface, intérieur et extérieur, clair et obscur. Il y a pourtant quelque chose de bien plus complexe que cette dichotomie raccourcie, qui est précisément l'entre-deux, lieu de l'écartèlement et de la déchirure. Nietzsche a fort bien expliqué la chose en montrant, dans La Naissance de la tragédie10, l'importance et l'harmonie fondamentale du couple Dionysos/Apollon, couple tendant vers une unité parfaite. Cette interdépendance convoque Eros et Thanatos, l'amour et la mort confondus, montrant que la vie n'a de sens que dans la conscience de la mort de chacun de nous. D'une certaine manière, l'ordre de la raison qui orchestre la beauté apollinienne est habillé par d’un drapé propre et sans pli, d'une logique lissée par la dialectique socratique qui entend voiler et amidonner le cloaque dionysiaque.

16Parabole poétique s'il en est, le premier tableau plante donc délibérément, et dans toute sa superbe, un décor lourd de symboles, renvoyant à la tragédie antique. L'importance et la fonction du chœur contemporain sont en effet mises en exergue dès le préambule de cette trilogie, lui conférant ipso facto une position capitale. C'est bien lui, rempart décisif, qui empêche le spectateur de percevoir la puissance brute dionysiaque, et c'est également lui qui accompagne le spectateur, les acteurs, et qui fait le lien entre tous. De ce premier tableau émerge un arrêt sur image : dans une mise en scène sculpturale – « structure musicale », véritable « architecture sonore »11, dit Georges Banu –, au centre de la scène, délimitée par un rail, les comédiens et le chœur, tissu de chair et ossature-carapace, entourent Cantat. Tous assis, ils tendent une bâche, manières d'atténuer la douleur de la brûlure, membrane poétique, épiderme imperméable, les protégeant de la pluie qui tombe, allégorie du sort qui va s'acharner sur eux, de cette violence des sentiments. La tragédie est clairement annoncée par la chute de la pluie, la pluie ou l'eau étant d’ailleurs omniprésentes : gouttes de sueur et de souffrance, corps enduits en proie aux affres des blessures, âmes faisant l'expérience organique d'une douleur absolue.

17Cette douleur est crue, comme on monte un cheval sauvage à cru, faisant corps avec l'animal, se rapprochant de lui pour en éprouver les plus pures sensations, ou encore pour s'élancer tête baissée, dans un galop à tout rompre, vers un acte cruel ou vengeur (première scène d'Electre). La souffrance est sournoise, inéluctable, malgré tout, lorsque l'eau caresse la peau pour laver ou apaiser, ou lorsqu'elle est source de joie, de retrouvailles (entre Oreste et Electre). À chaque fois cependant, à même la peau, l'eau entre en contact et en tension avec le corps des protagonistes, provoquant une brûlure au troisième degré. La destruction allégorique s’effectue par combustion aqueuse : au lieu de s’annuler mathématiquement, les contraires entraînent la chute, preuve qu'il se joue bien quelque chose dans les entre-deux, même les plus serrés. C’est le spectacle du déterminisme atomiste d'une fin inéluctable, annoncée par l'Oracle.

18Concrètement, cette fêlure se fait par la présence capitale, centrale et omniprésente du miroir, spectre schizophrénique de la fêlure de l'être. Se pose ainsi la question suivante: que se passe-t-il exactement dans le reflet de ce miroir ? Quelle image nous renvoie-t-il de nous-mêmes face à ces destins tragiques, à la violence des gestes, des sentiments ?

19Dans sa fêlure, sombre et sans tain, résonne, caverneux, le vice dionysiaque, l'autre/l’antre de la personnalité complexe de l'être humain, le chœur qui chante une existence plus complète et donc plus complexe, faite d’une multiplicité d’envers, d’endroits, de travers. Mais pour renvoyer l'image de cet état par le miroir, il doit passer par le filtre réconciliateur apollinien, car c'est par ce travers que le dionysiaque s'accomplit. Ce miroir annonce en effet la déchirure entre un Apollon de surface, idéal lisse aux proportions parfaites, et un Dionysos paroxystique, orgiaque et inépuisable, aux tréfonds abyssaux et insondables. La fêlure invisible, mais intuitive du miroir, se dresse au centre de la scène, éclairant l'obscur visage balafré de cet autre soi, cassure de la voix du coryphée, déchirure de l'épiderme, griffures félines et animales de la vie, agrégat d'oripeaux de chair. De cette cassure, exhalaisons vocales rayées, naissent quelques compromis vitaux ouvrant une boîte de Pandore complexe de sentiments et de sensations où les contraires se trouvent réunis en un même lieu. Ce miroir totémique et allégorique apparaît donc dans sa totalité, prenant corps au fur et à mesure que s'élève la voix du chœur.

20C'est donc sur scène que se joue la querelle Dionysos/Apollon, et c’est par elle que l'on peut entrevoir, dans ce combat narcissique et autocentré, la faille des extrêmes, « entre-deux » deleuzien : la fêlure de toute chose qui passe aussi par cette tension, voix et chœur entremetteur, passerelle entre nous et ce qui se joue sur scène. Et une résistance se fait jour : « Apollon et Dionysos apparaissent et entrent en scène en même temps, chacun suscite et éveille l'autre, chacun est le double et le traître de l'autre. [...] Chacun est pour l'autre ce qu'il doit défier, vaincre sans doute, mais, en même temps, maintenir face à lui »12, dans la tourbe emmêlée du dedans et du dehors, dans le creux du pli.  

21Il y a donc de la déchirure dans le théâtre de Mouawad – « théâtre de l'écartèlement » dit Georges Banu –, de la même façon qu'il y a de la déchirure dans la voix de Cantat. Le vent expiatoire s'extirpe d'un thorax caverneux, noir et profond, souffle et accroche les parois de cordes vocales rocailleuses, aux flancs aiguisés et vertigineux, voix vive et rougeoyante dans la voie épineuse des écorchés. Crête ou membrane, cordes vocales qui vibrent dans ce « partage du sensible »13, cet « inframince »14 entre raison et déraison, art et réel, théâtre de la cruauté qui s'ouvre devant nous, se déverse sous nos yeux, touche nos sens. Cette cruauté, qui fait partie de l'homme dans ses dimensions autant dionysiaque qu'apollinienne, est un sentiment qui surdétermine, qui pousse l'homme à dépasser ses propres limites et à voir par-delà lui-même : « elle est ce mouvement qui pousse à aller y voir, sous la peau de l'autre, sous l'enveloppe qui délimite son intégrité »15. Même symbolique, elle n’en est pas moins charnelle, épidermique, violant le derme de l'autre. Dans son théâtre de la cruauté, Artaud parle également de ce chaos dionysiaque, ce cloaque des choses de la vie. D'une certaine manière, la cruauté opère à vifpar une plaie ouverte, passant par les « lambeaux du temps » benjaminiens, lambeaux de chair et de peau, ceux d'Héraclès, lambeaux d’une voix cassée, déchirée, celle de Cantat.

22Par le geste, le corps s'ouvre, s'écartèle pour mettre à vif, pour s'éprouver, être éprouvé, laisser apparaître la faille qui sépare l’intérieur et l’extérieur. Il inspire profondément et expire d'autant plus fort pour laisser entendre sa voix, son cri profond ; il s'ouvre pour exhaler son souffle, pour se laisser pénétrer par l'expérience.

23Des Femmes hérite donc généalogiquement de cette faille, cicatrice consciente, qui annonce une problématique complexe, car dans la fêlure s'ouvrent tous les possibles et inimaginables de la nature humaine et des relations humaines.  Au-dedans de cette brisure, tout s'entremêle, se lie et se délie, dérive, gestuelle/posture qui encourt le risque de se perdre ou se tromper, opérant un virage sans pour autant quitter définitivement la route.

Dériver en prenant une diagonale: la tangente comme mode de survie

24À la différence du mouvement, le geste, comme prolongement du mouvement dans lequel on est déjà engagé, est la marque d'une orientation, le signe d'une intention qui peut s'inscrire dans la déviance, dans la dérive, qui prend la tangente, qui épouse la ligne de fuite, qui ne fait donc que fuir.  

25Il faut casser les lignes, créer des contre-flux, de nouveaux gestes, créer de nouvelles syntaxes à l’instar de certains poètes ou écrivains, libérer la parole comme on libère le geste, se dé-complexer, en se désaxant pour se mettre à l'épreuve de la transversale : l'art de la dérive, qui implique dans une chute dans l'inconnu et une ouverture des possibles. Pour autant, il n’est pas question de chuter et d'anticiper le sol, le mur, l'écrasement, autrement dit de prévoir l'impact mortel ; la chute doit s’effectuer de manière éveillée et consciente, ne cherchant pas une fin mais devenant rampe de lancement, la dérive se faisant ligne de joie, ligne de fulgurance par opposition à la chute tragique de la trilogie grecque. Il s’agit d’incurver les lignes, de dessiner une rampe de lancement plutôt que de voir des « horizons utopiques »16. Cette diagonale incurvée, propre au nouveau lancement, implique l'évitement des angles qui nous rendraient carré, rationnel, orthonormé : « Nous n'avons fait que fuir, nous cogner dans les angles »17. La diagonale s’offre donc comme mode de désertion, lieu d'espace lisse où tout est encore à découvrir : une diagonale emplie de promesses, promesses de l'ombrepour Mouawad, noirs désirs pour Cantat. Et puisque « les murs sont familiers »18, la diagonale, elle, libre à la mesure de sa folie, nous extirpe du carré rationnel pour nous faire éviter les angles, nous délivrer pour nous porter vers l'infini. Toute dérive serait ainsi un voyage sans retour au même point, le geste et la chute réinventant un nouveau départ.

26Cette rampe de lancement appelle un élan vers l'inconnu, amenant à s'enfoncer dans les plis sombres plutôt qu’à surfer sur des collines ensoleillées. Il s'agit alors de sortir des carcans corporatistes, de murs aux angles raisonnablement et systématiquement carrés pour s'extirper de son propre corps et naître au monde. Pas de n'importe quelle manière cependant, ni de n'importe quel monde : celui de l'intérieur, des tréfonds, le monde du chaos, origine de toutes choses mêlant racines et rhizomes, au risque de s'y perdre mais en prenant garde, précisément, de ne pas s'y perdre car il faut en revenir, et dans l'infini du damier ne pas devenir fou. Ce pion qui peut prendre la diagonale et s'accorder l'irrationalité, la déraison, l'abstrait, joue un jeu quitte ou double. Sur la ligne de fracture des choses qui s'élève dans l'ouverture cicatricielle de l'intérieur et l'extérieur, l’exercice sera de prendre la tangente.   

27Inextricablement liée à la question de la résistance, dans la tension qui fait naître la résistance, prendre la tangente demande une force de vie, de volonté, capable d’affronter l’incertitude de ne rien trouver. Reste néanmoins l'esprit de liberté, de libération. De fait, comme l’a affirmé Deleuze dans L’Abécédaire, l'art est ce qui « résiste », c'est un « lâché de vie », destiné à « libérer la vie que l'homme a emprisonnée ». Cantat le reformule ainsi : « faudrait qu'on prenne la tangente alors, la diagonale et zou! »19, pour en conclure : « nous n'avons fait que fuir, nous cogner dans les angles »20. Ainsi, lorsque, au cours de son concert-performance, il pose pour la énième et dernière fois la question « Tu as perdu ta langue  enfin? », l’adverbe enfin se fait libérateur, disant en somme : t'es-tu enfin libéré de la langue, de la syntaxe ? As-tu réussi à prendre la tangente ? Ce « Tu as perdu ta langue »? appelle une réponse, renvoyant directement au chœur entre théâtre et réalité, entre la catharsis et la vie, faisant ainsi écho à la tragédie. Être muet, ne pas savoir quoi dire, être parvenu à se dé-complexer, à se désincarcérer de sa propre langue, quel est au juste l’objet de la question ?

28L'amplitude du geste engendre une forme d'élasticité vocale, des chuchotements aux cris, des aigus aux borbo-rythmes qui jouent et participent de cette tension. Cette torsion de la raison retourne la dialectique, nous en montre la face B, la déconstruction et la décomplexification de la langue, du langage. « Tu as perdu ta langue » est donc une question que l’on peut reformuler des manières suivantes : tu t'es décomplexé, tu t’es affranchi du système ? Tu ne dis rien ? Parle donc !  As-tu réussi à ne pas te cogner dans les angles en prenant la tangente ? Tu ne dis plus rien ? Cela revient à demander : as-tu toujours une identité propre, et laquelle ?  As-tu réussi à délier les mailles de la raison pour te faufiler entre, puis te défiler ? C’est là tout ce qui s’exprime à travers cette question, aporie de la prise de conscience de quelque chose d’insondable et d’inextricablement lié au quotidien, d’où émerge la notion de frontière, si vivante et parfois si douloureuse.

Conclusion

29Des quatre forces de la nature, nous retiendrons celle qui perce les cieux, à savoir le vent du choeur, et qui lie les trois autres (l'eau, le feu et la terre). Celle qui, porte-parole indispensable, crée l'unité, et sans laquelle cette trilogie n'aurait pas la même puissance et ne serait pas du « torck ». Voici donc la diagonale de cette trilogie : la mise en perspective de choses et de rencontres auxquelles on ne s'attend pas, qui entraîne un décalage, une dérive, un déplacement des habitudes. Wajdi Mouawad ne dit rien d'autre lorsqu'il parle et part à la recherche d'un mouvement unique : « Du monde joue devant du monde pour tenter de toucher, ensemble, à la crête qui sépare raison et déraison, (...) s'y tenir à cheval pour galoper dans la réelle frénésie de ses passions et de ses désirs"21.

30Parce qu'elle bouscule ou déstabilise, parce qu'elle met le spectateur à rude épreuve dans la durée, en appelle à des sentiments humains, nous perce de ses voix multiples et de ses tragédies, cette trilogie et les déplacements qu'elle engage sont à plusieurs égards indigestes. Mais à bien y réfléchir, c'est précisément par cette indigestion, par cet état physique où quelque chose ne se passe pas normalement dans le processus biologique de déglutition et d'assimilation par l'organisme, que se crée une trace, un souvenir, et que les trilogies mouawadiennes, avec la présence assumée d'un chœur de rockeurs, ne laissent pas, de quelque manière que ce soit, indifférent. L'histoire de Cantat dans la spirale d'un chœur tragique est l'œil du cyclone de ce souffle qui se déplace dans la diagonale d'expérience de liberté, criant et nous invitant à éviter les angles.  

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