Colloques en ligne

Nathalie Vincent-Arnaud

Itinéraire obstiné du Boléro : Thierry Malandain, Michèle Lesbre, ou deux regards contemporains à l’œuvre1

1On est en droit de se demander ce que l’on peut encore avoir à dire aujourd’hui du Boléro de Ravel, œuvre à la notoriété incontestable puisqu’elle est, depuis sa création en 1928, l’un des morceaux de musique les plus joués dans le monde, si ce n’est le plus joué, selon de nombreux avis autorisés. Toutefois, une simple inversion des polarités de cette question « que peut-on encore avoir à dire du Boléro ? » peut se révéler opératoire : que vient encore, de nos jours, nous dire le Boléro par ses manifestations successives à travers les arts ? Que peut dire, sur nous, sur notre rapport au monde, sur les élans et les tensions qui nous habitent, cette œuvre qui s’obstine, et de quelles manières ? Existe-t-il des invariants, des fluctuations, des contradictions, dans sa manière de nous saisir, de nous fasciner, de nous surprendre en suspendant le temps, de susciter certains types de discours artistiques, notamment littéraires ou chorégraphiques ? Autant de champs d’interrogation que je ne prétends ici explorer que très partiellement, portant mon regard sur deux œuvres contemporaines, l’une littéraire et l’autre chorégraphique, qui me semblent fournir des illustrations très convaincantes de ce discours polymorphe et complexe sur l’humain que suscite immanquablement l’œuvre la plus célèbre de Ravel.

2Si le Boléro de Ravel s’obstine, c'est en premier lieu par sa forme même, étant fondé comme on le sait sur un double ostinato rythmique et mélodique, les seules variations apportées à cette architecture imperturbable procédant de l’introduction progressive de divers instruments qui aboutit à une spectaculaire inflation de la masse orchestrale, « explosion finale, dont l’intensité met en valeur la puissance quasi physique contenue dans toute l’œuvre ».2 Cette « puissance quasi physique », cette corporalité procédant en grande partie de son rythme même3 semblent augurer d’un devenir-autre immédiat de l’œuvre, de son devenir-danse qui signe déjà sa dimension itinérante dans l’imaginaire des créateurs. C’est donc aussi dans ce devenir-danse multiplié que le Boléro s’obstine, dans la prolifération des chorégraphies composées à partir de ce qui fut, dès les origines, bel et bien conçu comme musique de danse dédiée à la danseuse russe Ida Rubinstein, égérie de Diaghilev et des Ballets Russes. Le Dictionnaire de la danse cité précédemment ne dénombre pas moins d’une vingtaine de chorégraphies ayant vu le jour depuis la création de l'œuvre. Ainsi, elle-même auteur en 1996 de trois chorégraphies de la même pièce musicale réunies sous le titre Trois Boléros, la chorégraphe Odile Duboc a-t-elle pu affirmer qu’ « il n’y a pas une, mais de multiples manières d’évoluer sur cette musique ».4 L’une des plus célèbres est celle de Béjart, créée en 1961 et passée à la postérité grâce au charisme des danseurs qui, de Maïa Plissetskaïa à Jorge Donn, l’ont interprétée, mais aussi grâce au film de Lelouch Les Uns et les autres (1981) – dont le titre en anglais est d’ailleurs Bolero – où elle joue un rôle diégétique non négligeable, prenant en charge l’avancée du récit à des moments clés du film par un jeu serré de ponts jetés entre diverses strates temporelles. Comme l’illustrent ces derniers exemples, l’obstination attachée au Boléro est à identifier du côté des modalités de la réception de cette œuvre largement ouverte, illustration à l’infini de ce « pas de sens » par lequel Lacan joue sur « l'équivoque du mot ‘pas’ — faire un pas — et la négation ‘pas’ » et qui, en musique, acquiert sa pleine résonance.5 De cette équivoque c’est l’idée de jeu, de déplacement, de mobilité que nous retiendrons ici : c’est bel et bien à un pas de deux avec les imaginaires combinés des créateurs et des spectateurs, à un « pas de sens », à un jeu incessant avec les codes sémiotiques et leurs possibilités expressives que se livre le Boléro depuis sa naissance sous la double égide de la musique et de la danse.

3Il serait sans doute présomptueux de se livrer à un inventaire complet de ce qui, en dehors des créations déjà mentionnées, a pu naître de cette « partition sans musique », de cette « fabrique orchestrale sans objet » dont Ravel lui-même, héros éponyme du roman de Jean Échenoz, fait l’objet de sa vision désabusée.6 Œuvre foisonnante pour nous, coquille vide aux yeux de son créateur qui n’a pas hésité, paradoxalement, à souligner son caractère « musico-sexuel »,7 le Boléro semble tirer son pouvoir de cette dialectique à laquelle chorégraphes, cinéastes, publicitaires et, plus récemment et plus rarement, écrivains ont apporté leurs contributions individuelles. Les cinéastes en ont fait des emplois divers, jouant sur une gamme assez étendue de possibles et n’hésitant pas, d’aventure, à introduire quelques légères modifications dans la partition d’origine (tel l’ajout d’une voix féminine chantée et de quelques mesures dans le film de Lelouch déjà mentionné). Dans le domaine publicitaire, on peut songer à une publicité pour la compagnie AGF dans les années 1990 où le Boléro est au service de toute une symbolique de la transmission, de la continuité, de la solidarité, jouant pleinement le rôle de relais humain que Lelouch, dans un autre registre, lui avait assigné.

4La chorégraphie, première destination en date de l’œuvre, demeure, comme je l’ai déjà mentionné, un devenir privilégié, tout comme le genre que désigne son titre même, né au xiie siècle, fait, sous un même vocable, l’amalgame de la musique et de la danse : « Le mot désigne aussi bien l’air […] sur lequel on danse que la danse elle-même et le danseur (professionnel) qui la pratique ».8 Dans un article dont le titre, « Mille Boléros », mêle clin d’œil hyperbolique au triptyque chorégraphique d’Odile Duboc et accents deleuziens qui en disent long sur la dissémination des signifiés potentiels de l’œuvre, un critique s’est ainsi exclamé à propos de Ravel, si – faussement ? – condescendant à l’égard de cette œuvre : « Que dirait-il s’il pouvait connaître la richesse et l’audace de la recherche chorégraphique actuelle autour du Boléro ? ».9 De la danseuse gitane de Nijinska (1928) qui suscite la montée du désir d’hommes armés de couteaux jusqu’à Béjart (1961) et la table peinte en rouge où se dressent un danseur ou une danseuse entourée d’hommes martelant le sol « entre séduction quasi charnelle et fascination pour celui qui […] mène au combat »,10 en passant par Aurel Milloss dont la chorégraphie, datant de 1944, se fait allégorie de l’occupation nazie (un homme à la force démoniaque triomphant de tous), l’œuvre « ouvre autant sur la grande mort que sur la petite ».11 De même, cette dénonciation des « apories de la modernité » dont la partition de Ravel paraît être porteuse12 jusqu’à « faire de la répétition un principe ironique »13 participe du mode de lecture privilégié par le chorégraphe Hervé Maigret qui donne à voir, dans El Otro Bolero, créé en 2011, une « mécanisation du corps » :14 à la « répétition inlassable » de la musique fait écho, sur le plan visuel, la monochromie du bleu sévère des costumes des danseurs, mus les uns après les autres par une série de gestes mécaniques, comme dissociés d’eux-mêmes et de leur libre arbitre.

5Le chorégraphe Thierry Malandain, dont la grammaire fondamentalement classique se nourrit de divers apports contemporains lui permettant, en fonction des nécessités expressives de chaque œuvre, de « jongler à son gré avec des codes en apparence opposés »,15 a apporté en 2001 sa propre réponse à l’appel irrésistible du morceau de Ravel. Par sa configuration scénique et par sa dramaturgie qui se démarque sensiblement des lectures chorégraphiques déjà brièvement évoquées, l’œuvre de Malandain explore des aspects jusque-là inédits :

Le compositeur ne faisait pas mystère du caractère « musico-sexuel » de cette gradation orchestrale et de sa conclusion. A cette analogie érotique, j’ai préféré celle de la liberté conquise pas à pas sur l’enfermement, en relevant le défi de confiner les interprètes dans un espace clos et restreint. Une limite contenue dans l’unicité et la répétition mécanique du thème musical que Ravel fait exploser dans un final intense avant le silence où les danseurs se retrouvent « enfermés dehors ».16

6Par ailleurs perçus comme « butant contre le silence » au terme du « final libératoire » de la musique (Thuilleux 100), les douze danseurs qui composent le groupe sont les acteurs d’un drame aux résonances ambivalentes, tout entier parcouru d’une tension entre liberté et enfermement. Réunis à l’intérieur d’une sorte de cage semi-ouverte aux parois translucides – « une espèce de boîte », dit Malandain –,17 ils évoluent dans un défi permanent avec les limites spatiales, celles de leurs corps et des parois qui les cernent partiellement, mais aussi avec un au-delà inexploré, extériorité avec laquelle la confrontation est problématique.

7Selon un procédé fréquemment utilisé en danse contemporaine où, plus que jamais, le corps devient « l’enjeu et l’espace d’expression d’un discours sur le monde »,18 la couleur chair des maillots conjuguée à la lumière filtrée par les parois de la cage donne l’illusion momentanée de la nudité des corps, semblant ainsi évoquer la vulnérabilité d’êtres d’abord allongés au sol puis, dans les toutes premières minutes du morceau, assis, basculant et évoluant dans des positions diverses. Tout au long de cet arrimage au sol précédant la station debout des danseurs, les corps et les regards éprouvent lentement l'espace alentour dans ses trois dimensions, découvrant à l'unisson une amplitude de mouvement grandissante où relevés du torse, flexions, extensions, rotations des bras et des jambes engagent peu à peu la totalité du corps. Ces tentatives d’appropriation de l’espace sont suivies par un retour au sol en une position de repli quasi fœtale qui est, dans la suite de la pièce, adoptée de nouveau, à l’unisson, à plusieurs reprises.19 La conquête de la verticalité de l’espace par la station debout s’accompagne de mouvements d’élévation sur demi-pointes suivis peu à peu de soubresauts, tandis que la prise de possession des autres dimensions de l’espace se manifeste notamment par des grands pliés en seconde avec extension des bras, des pirouettes, des variations dans les positions des pieds avec passages occasionnels en grande quatrième, l’ensemble étant effectué par groupe de manière fuguée.

8L'individuation n'a qu'un droit de cité restreint dans cette pièce où « l’unicité du thème musical » soulignée par le chorégraphe20 semble contraindre les corps à l’unicité de mouvement. L’unisson, par groupe ou embrassant la totalité des danseurs, constitue en effet, à de très rares exceptions près, un invariant de la chorégraphie : les déplacements dans l’espace délimité par les parois de la cage et par les seuils ouverts – figurant l’omniprésence à la fois menaçante et tentatrice du monde extérieur – présentent toute une gamme de figures d’ensemble linéaires ou circulaires. Dans leur confrontation avec l’espace, les danseurs effectuent ainsi fréquemment des rotations sur eux-mêmes, pirouettes, torsions diverses ou tours en attitude, tandis que les tentatives d’approche et d’observation du monde extérieur sont fréquemment accomplies de manière processionnelle, à pas comptés et tête inclinée ou en mouvements disloqués. La plupart de ces tentatives se soldent par un arrêt brutal en-deçà ou légèrement au-delà du seuil de la cage puis par un retour vers l’intérieur sous forme de sauts, de pas glissés vers l’arrière, ou, plus tardivement, de détournements suivis de mouvements erratiques tandis que le tempo de la chorégraphie marque une légère accélération. A l’attitude timorée initiale du groupe semble ainsi succéder un mélange d’effroi et de tentation grandissante, comme le suggèrent l’intrusion toujours plus poussée des corps de certains danseurs à l’extérieur des frontières de la cage, les attitudes de repli soudaines, mais aussi les enlacements furtifs de plusieurs couples de danseurs. Dans ces dernières minutes, après une série de brefs retours au sol, la chorégraphie acquiert des allures quelque peu martiales : les unissons des danseurs y sont en effet marqués par une intensification des sauts et des mouvements d’élévation, revêtant à l’occasion des allures de rituel tribal et formant notamment une ronde dont le caractère saccadé et obstiné s’accompagne d’un regard semblant jauger et défier le monde alentour.

9La sortie finale du groupe est annoncée par un geste que se transmettent un à un les danseurs, sorte de Sésame du monde extérieur véhiculant l’ultime « information qui va indiquer la sortie vers la liberté »21 et déclenchant la mise en marche progressive du groupe réuni peu à peu en masse compacte. De même qu’elles marquent une rupture avec la structure générale d’ostinato mélodique et rythmique, les dernières mesures du morceau font éclater ce groupe soudé en une série de contorsions disparates des corps auxquelles succède immédiatement leur sortie de la cage dans toutes les directions. Cette scission du groupe est suivie, sur le tout dernier accord du morceau, d’une ultime convergence : la soudaine volte-face des danseurs « enfermés dehors » (pour reprendre la formule de Thierry Malandain) et dont les regards fusent vers le huis-clos abandonné paraît signer la persistance de la force centripète unificatrice du groupe, suggérant toute l’ambivalence d’une quête inassouvie, à l’épreuve d’une nouvelle forme de carcéralité.

10Cette lecture de l'œuvre de Ravel telle que je la perçois à travers la création de Thierry Malandain paraît entretenir un rapport étroit avec celle que dévoile le roman de Michèle Lesbre. Antérieur de quelques années au roman d’Échenoz déjà mentionné, le roman de Michèle Lesbre, paru en 2003 et septième de la production romanesque de l’auteur, est à ma connaissance la première mise en texte notable de l'œuvre éponyme de Ravel. Égarée dans un monde où elle ne parvient pas à trouver sa place et soudain « transportée ailleurs, dans un autre temps »22 par une lettre ranimant des voix du passé, la narratrice homodiégétique, Emma, effectue le récit d’une période cruciale de sa jeunesse, au tout début des années soixante, période traversée par les remous de l'Histoire mêlant réminiscences de la Seconde Guerre mondiale, échos de la construction du mur de Berlin, soubresauts de la guerre d'Algérie qui fait rage au-dehors du microcosme protégé de toute atteinte où l’adolescente a été amenée par ses parents. A cette adolescente s’ajoutent deux jeunes garçons, Fred et Paul, confiés eux aussi par leurs familles respectives, le temps de deux étés, à une femme sexagénaire, Gisèle, au passé aussi mystérieux que tumultueux, qui vit à la campagne, s’y étant aménagé une retraite nourrie de références cinématographiques et musicales cultivées avec passion et nourries par une fréquentation assidue du cinéma du village voisin. L'imaginaire des adolescents est ainsi abreuvé des films et des comédies musicales qui fleurissent à cette époque, les films Jules et Jim ainsi que Les Désaxés suscitant de leur part une fascination telle que les répliques des deux films viennent régulièrement alimenter leurs dialogues avec Gisèle. Chacune de leurs soirées, chacun des épisodes marquants de leur vie commune dans cette Arcadie relativement protégée des aspérités du monde extérieur (alors que la guerre d’Algérie bat son plein), sont jalonnés par l'écoute du Boléro de Ravel où s'invite parfois quelque « figure de danse » (p. 56) esquissée par l'un des membres du groupe. Cette écoute soigneusement réitérée acquiert des allures de rituel unificateur et protecteur, de rempart sonore dressé contre le bruit et la fureur du monde qui ne parviennent la plupart du temps que de manière assourdie aux occupants de ce huis-clos :

[…] nous répétions à l’envi que le monde était lumineux et coupable, ainsi que l’affirmait Orson Welles dans le film. Tout se mélangeait, le cinéma, nos nuits blanches et les jours à parcourir la campagne brûlante. Nous regardions le reste de l’univers comme une planète étrangère sur laquelle nous ne retournerions jamais. Nous embarquions Gisèle dans nos délires, et en rentrant du Trianon, elle disposait les gâteaux sur la table, allumait les bougies et mettait le Boléro de Ravel sur le Teppaz qu’elle n’avait pas le premier été.  (p. 35)

11 Les nombreux retours mémoriels que la narratrice effectue vers ce passé édificateur mettent en relief l’union sacrée de ces êtres autour de la figure tutélaire de Gisèle : tout à la fois mère de substitution (« Chez Gisèle, je déployais mes ailes. C’était elle qui me mettait au monde », déclare la narratrice [p. 42]), femme au corps épanoui suscitant désir et élan vital, Gisèle est aussi figure errante « perdue dans l’immensité du monde » (p. 62) et dans la cohorte de ses souvenirs de guerre et de perte distillés au hasard des conversations, son unique arrimage dans cette tourmente existentielle étant ses rêves et cette « petite armée en vadrouille » (p. 56) sur laquelle elle règne jalousement, à l’abri des armées bien plus dévastatrices de l’Histoire en marche alentour. Le huis-clos ainsi constitué ne se délite qu’à la mort soudaine et mystérieuse de l’un des garçons, Paul, brisant l’unité du groupe et provoquant l’intrusion brutale d’un monde extérieur à la violence déjà plusieurs fois entrevue via, notamment, les échos de la construction du mur de Berlin et ceux, plus lointains, du destin du frère de Paul, déserteur de l’armée française en Algérie. L’unité brisée, la rupture sont évoquées en termes de claudication par lesquels les corps mis à mal par le désarroi viennent occuper le devant de la scène, tandis que le Boléro, « petite douleur familière, insidieuse et têtue » (p. 39), se fait basse continue d’un passé sans cesse revivifié et orchestrant par ses résurgences le flux d’une vie intérieure butant elle aussi, à l’instar des « enfermés dehors » de Malandain, contre le silence :

Nous étions des étrangers égarés dans le pré. Fred était de nouveau sur la balançoire. Il oscillait à peine et je pensais qu’il n’était pas capable d’autre chose que de ce balancement idiot, ce tangage presque autiste devant un malheur qui le dépassait. Tout au fond de notre silence, le Boléro parlait d’un monde ancien, une sorte de légende, la nôtre, qui ne nous quitterait que le dernier jour de nos vies. (p. 96-97)

12Comme on le voit, le morceau de Ravel occupe donc une fonction d'accompagnement des personnages, dans leur vie commune mais aussi, des années après, dans l'itinéraire individuel de la narratrice à la recherche de son passé dont l'écoute effective ou intérieure du Boléro vient ranimer des fragments décisifs et édificateurs. Celui-ci se fait ainsi fréquemment substitut ou prolongement du langage verbal du groupe, prenant, quelles que soient les circonstances, la forme d’un « chant du soir » (p. 56) fédérateur, invitant les corps à se rejoindre en un « unisson » propitiatoire :

Une discussion orageuse avait éclaté, que Gisèle et moi entendions de la cuisine. Fred parlait de la rousse, une poupée de bazar, Paul répondait qu’il n’avait aucune explication à donner. […] Puis il avait dévalé les escaliers et mis le Boléro à tue-tête, plusieurs fois, jusqu’à ce que Gisèle le prenne dans ses bras comme un enfant prisonnier de sa colère. Je les avais rejoints. Nos corps enlacés étaient à l’unisson. Fred nous regardait de loin, avec cette moue amère qui parfois donnait à son visage la gravité d’un homme fatigué. Malgré mes petits signes, il ne vint pas jusqu’à nous, et se contenta de remettre le Boléro en boucle. Sans cette musique, nous n’aurions pas su quoi faire de nous et il devait avoir peur d’en être responsable. Paul s’était détaché le premier, s’était avancé vers Fred et s’était serré contre lui. (p. 89)

13C'est l'évocation de ce même Boléro, joué par un vieux pianiste devenu malhabile, qui fournit la clausule du roman. L’exécution – dans tous les sens du terme – du Boléro dans cette scène accompagne les douloureuses révélations sur la guerre d'Algérie faite par le pianiste à propos de l’usage dévoyé de l’œuvre de Ravel lors des séances de torture. Ce surgissement d’un passé convulsif, mêlé au déferlement de la musique sous des doigts qui en pervertissent la nature et les résonances, est le déclencheur d’une nouvelle étape existentielle pour la narratrice :

Le Boléro boitillait sous ses doigts, semblait décharné et presque moribond, manquant de tout le souffle sans lequel il ne pourrait aller au sommet de son élan, sans lequel il n’entraînerait rien ni personne sur son passage. […] Je posais mon regard sur ce vieillard qui soudain m’apparaissait obscène, dans cette façon qu’il avait d’évoquer les tortures auxquelles il avait associé la musique qui nous avait bercés pendant tout un été, et ne nous avait pas abandonnés à la mort de Marilyn ni à celle de Paul. (p. 117-119)

14La fuite qui succède à cette scène signe ainsi l’abandon de la « musique déglinguée » (p. 117) et pervertie du monde, dont le Boléro ainsi massacré se fait synecdoque, et le retour aux harmonies consonantes et nourricières du passé.

15L'ancrage musical du roman se glisse dans certains repères situationnels clés, dans l’évocation d’un décor environnant propice à la découverte du « passage magique offert par le hasard » (p. 119) suscitant la fuite ultime de la narratrice : le havre parisien de celle-ci n’est autre que l'hôtel Chopin, au fond du passage Jouffroy à Paris, résidence à l’abri des remous extérieurs et réceptacle de souvenirs musicaux tout comme le Musée Grévin tout proche n’est autre que le refuge des figures du passé. Mais cette musicalisation romanesque, orchestrée par l’omniprésence du Boléro comme pivot diégétique et allégorique de l’ensemble, a tôt fait d’envahir le corps du texte lui-même, contaminé de manières multiples par cette trame référentielle obstinée, multipliant les effets d’ekphrasis, voire de « musique verbale », au sens d’ « évocation littéraire, en vers ou en prose, de compositions musicales existantes ou fictives ».23 Tout comme l’alternance des chapitres, régulée pour l’essentiel par les assauts du mémoriel et de l’actuel, semble épouser le flux et le reflux des phrases musicales évoquées, de même les effets d’amplification syntaxique et d'homorythmie, les cadences spécifiques de certaines phrases et paragraphes semblent eux aussi émaner du souffle même de l’œuvre de Ravel :

Et puis très vite la flûte traversière, la clarinette, le basson, le hautbois d’amour, le célesta, le trombone et l’envolée de violons furent de retour. Chaque soir, ils accompagnaient nos ripailles nocturnes, et le jour ils traînaient dans nos têtes. Je sentais bien qu’avec les souvenirs, ils m’emboîtaient de nouveau le pas, se mêlaient à mes préoccupations du moment, à la perspective de rencontrer Coursebarre, d’aller faire l’intéressante devant un chasseur de compétences. Ils ne me lâcheraient qu’après cet accord suspendu, en plein élan, sans échappatoire possible, je ne savais ni où ni quand. Les cordes plus l’harmonie sur l’une des deux phrases du thème, c’est ainsi que se termine le Boléro de Ravel, on n’y peut rien. C’est une fin abrupte, sèche comme un abandon.
Nous n’avions pas eu l’idée de chercher à savoir si Gisèle avait d’autres disques que celui-ci. Livrés à la tyrannie de la mélodie qui nous possédait, nous faisait chevaucher des déserts, revenir et recommencer sans cesse, nous étions incapables de lui résister. Nous la connaissions si bien que nous pouvions énumérer, dans l’ordre de leur apparition, les divers instruments qui se chipaient le leitmotiv, le ressassaient encore et encore, jusqu’à nous rendre fous. (p. 55)

16Cette continuité rythmique sur le mode de l'ostinato, cet afflux continuel et régulier de voix et de souvenirs dans la trame du monologue, résultent ainsi d’une incorporation intime du Boléro par la narratrice devenue, de son propre aveu, « somnambule » (p. 26) en proie à son ressassement, mais aussi par l’auteur qui souligne avec force le rôle modélisant de la musique pour son écriture :

Avant de commencer un livre, pendant les mois de réflexion, de rêveries autour d’une idée, je cherche la tonalité, une sorte de mélodie. Je dis toujours que les premières pages doivent donner le la, celle qui doit perdurer tout au long du roman, jusqu’au bout. […] Quand Ravel avait fini sa composition, il avait demandé à un ami, « N’est-ce pas un peu lancinant ? ». Je dirais que c’est justement ce qui me l’a fait choisir, et aussi cette chute brutale, qui tombe comme un couperet. Je l’ai écouté en écrivant et j’avais l’impression que la musique se faufilait dans les phrases, qu’elle les imprégnait de sa forte présence (celle de Gisèle et de la guerre d’Algérie) et de sa menace aussi, du drame à venir, de la fin en tout cas, la fin tragique de cet été, sans parler de l’ancien tortionnaire qui l’employait lors des séances de torture.24

17En d’autres termes, si, comme l’affirme Enzo Cormann, « Toute écriture bruisse d’une intense nostalgie musicale »,25 le texte de Michèle Lesbre semble illustrer pleinement ce credo à travers l’absorption massive d’un signifiant et d’un signifié musical. Plus encore qu’une simple récurrence, qu’une simple figure de répétition, qu’un simple retour du même stérile, le Boléro se constitue en authentique leitmotiv, en ferment de la narration, en surgissement édificateur de certains personnages ou thèmes dans le récit ou dans la mémoire qu’il contribue largement à fertiliser : voix de Gisèle, voix des adolescents, voix qui étouffe celle, discordante, du monde extérieur, voix qui guide, qui fédère, qui éduque (au sens étymologique du terme), qui permet un essor en forme d’aspiration à une unité originelle. La dynamique à l’œuvre dans ce texte semble ici épouser l’« immobilité obsessionnelle » du Boléro de Ravel26 soulignée par plusieurs chorégraphes, celle même que Thierry Malandain imprime si fortement dans des corps mus par une dialectique de l’évolution et de l’involution, allégorie des remous et des tiraillements de l’être.

18Si, pour reprendre les propos tenus par le musicologue Serge Gut sur le Boléro de Ravel, « folie », « destruction », « anéantissement »,27 et leur corollaire, la mort, participent bel et bien des effets de sens possibles de l’ostinato qui le sous-tend, ce sont avant tout l’essor, l’échappée, tout ce qui procède d’un élan et d’une progression de l’être, qui se laissent appréhender dans les deux œuvres examinées ici. Quelle que soit la forme prise par cet élan, ce dernier apparaît bel et bien comme ce « détour des lois ordinaires » par lequel la danse, « forme corporelle autorisant la transgression humaine »28 et associée, de ce fait, au défi, trouve dans tous les cas une manière de définition : c’est en effet la danse de vie des corps à l’épreuve des limites, de l’enfermement, du contraint et du linéaire, qui résonne à travers la chorégraphie de Thierry Malandain et l’écriture musicale, si fortement corporalisée, de Michèle Lesbre. Ce que peut un corps, ce que peut un être en quête de lui-même, y semble plus que jamais consigné dans cette « puissance quasi physique » d'un Boléro qui se découvre d’une manière si saisissante sous l'acuité et les convergences de ces deux regards contemporains.