Colloques en ligne

Muriel Adrien

Les dimensions haptique et musicale des tableaux de Gainsborough

1À l'heure de l'empirisme et des débats autour du problème de Molyneux, la question de savoir comment se construit la perception visuelle était particulièrement sensible, et les réponses qui lui étaient apportées accordaient une place primordiale à un autre sens : le toucher. Le fils de drapier qu'était Gainsborough n'ignorait pas une telle mise en relation, et sa démarche de peintre témoigne de l'importance qu'il accordait au toucher. De plus, il voyait comme congruent à la vue et au toucher une troisième modalité sensorielle : l'ouïe, qui tenait particulièrement à cœur au musicien amateur qu'il était. Aussi ses tableaux font-ils appel à ces trois sens coordonnés : la vision, le toucher et l'ouïe. La texture sensible de la facture devient presque le principe organisateur de la thématique des tableaux, et le rythme de ses touches en impulse le mouvement et la vie.

Une peinture haptique. Prééminence du toucher sur la vision chez quelques empiristes

2Les tableaux de Gainsborough semblent solliciter presque autant le toucher que la vision. La touche picturale fait visualiser ses propriétés tactiles tout autant que son pouvoir d’illusion visuelle, comme pour manifester le lien qui existe entre le toucher et la vision.

3Arrêtons-nous un instant sur la question de la construction de la vision en relation avec le toucher qui mobilisa la réflexion de nombreux penseurs au xviiième siècle. De Descartes à Buffon, de Locke à Diderot, il y eut consensus sur le primat du toucher par rapport à la vision dans l’appréhension du réel. Ceux-ci présupposaient que le toucher était plus proche du réel que la vision, et qu’il pouvait de ce fait la corriger.

4Descartes (1596-1650) insistait sur l’idée d’un contact dans la vision : l’âme interprétait les pressions qui sont provoquées par la lumière jusqu’à ses yeux de même qu’un aveugle reconstruit avec finesse la forme des objets qui l’entourent en se servant d’un bâton. Dès les dernières années du xviième siècle, le problème du philosophe et juriste Molyneux (1688) suscita un véritable engouement et alimenta de longs débats passionnés, mettant le plaidoyer empiriste de Locke (1632-1704) à la portée de tous : un aveugle-né recouvrant la vue était-il capable de reconnaître le cube et le globe qu’il savait auparavant distinguer par le toucher ?1 La réponse de Locke, comme celle de Molyneux, conformément à leur philosophie, était que l’aveugle ne pouvait rien discerner. La solidité des corps et leur volume ne pouvaient être objets de la vue exclusivement, parce que les corps ne projettent dans l’œil que des figures planes. Selon James Jurin (1684-1750), la continuité uniforme de la sphère, perceptible via le toucher et la vision, pouvait permettre à l'ancien aveugle de la distinguer du cube, aux faces discontinues. Berkeley (1685-1753), lui, avait prédit, vingt ans avant que Cheselden ne réalise la première opération de la cataracte, qu’un aveugle qui recouvrait la vue ne pouvait reconnaître les objets. C’est lorsque ce même aveugle joint le tact à la vue, qu’il apprend, par l’exercice simultané des deux sens, « ce langage naturel où le visible est le signe du tangible. »2 L'essai intitulé « Explication de certaines observations faites par un jeune Gentleman, qui était né aveugle, ou qui avait perdu la vue si tôt qu'il n'avait pas souvenance d'avoir jamais vu… »3 dans Philosophical Transactions of the Royal Society (1728) décrivit comment le chirurgien et dessinateur amateur William Cheselden (1688-1752) ramena à la vue un aveugle qui l'avait perdu tout jeune. Malgré les défauts de sa démarche expérimentale, ses commentaires montrent à quel point le toucher primait pour les penseurs de l'époque, faisant de la vue une forme de toucher.

« La première fois qu'il vit, il était si loin de porter le moindre jugement sur les distances que (1) il croyait que tous les objets, quels qu'ils fussent, touchaient ses yeux (ainsi qu'il le dit), tout comme ce qu'il sentait touchait sa peau… » (Baxandall 36)

5L’agent principal de la transmission du problème en France, qui y rencontra encore davantage d’échos, surtout dans les années 1740-60, fut Voltaire qui traduisit Cheselden en 1738 dans ses Eléments de la philosophie de Newton. La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de Diderot, qui parut en juin 1746, reprit la question posée à John Locke par William Molyneux4. Compte-tenu des observations de Cheselden et après un entretien avec l’aveugle-né du Puiseaux qui « n’avait de connaissance que par le toucher », Diderot conclut que « la vue est une sorte de toucher »5 ou encore « tous les sens ne sont qu'un toucher »6, et cita la Dioptrique de Descartes7. A propos de Saunderson, célèbre non-voyant enseignant la géométrie à Cambridge, Diderot disait qu’il avait une telle sensibilité de la peau « qu’on peut assurer qu’avec un peu d’habitude, il serait parvenu à reconnaître un de ses amis dont un dessinateur aurait tracé le portrait sur la main. (...) Il y a donc aussi une peinture pour les aveugles, celle à qui leur propre peau servirait de toile. »8.

6Peu après Diderot, dans le tome II et III de son Histoire naturelle (1749), qui comportait l'« Histoire naturelle de l'homme », l’anglophile Buffon défendit, lui aussi, l’idée que non seulement le toucher était nécessaire à la vue mais, plus conforme au réel, il rendait mieux compte de la vérité. Buffon disait que les imperfections de la fonction visuelle, par exemple l’image double, l’image inversée par la rétine9, ou encore la notion de distance10 devaient sans cesse être corrigées par « la vérité du toucher ». Ainsi, pour lui, « si nous étions privés du toucher, les yeux nous tromperaient donc non seulement sur la position, mais aussi sur le nombre des objets. »11 En 1774, Mérian disait que ce qu'on attribuait au visuel n'était en fin de compte que d'anciennes sensations tactiles qui lui étaient associées.12 L’emprise du toucher sur le visuel est si forte, selon Mérian, que « toute l’illusion de la peinture ne consiste qu’à réveiller en nous des idées tactiles ».13

7La mise en correspondance ou l’interface entre le toucher et la vue était-elle donnée ou acquise? D’après Locke, les idées abstraites qui permettaient de reconnaître des volumes devaient être les mêmes pour les différentes modalités sensorielles, et ces références communes permettaient donc à l’aveugle de reconnaître visuellement un objet tactile. Le « sensationniste » Condillac, tenant d'un empirisme radical dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746) et le Traité des sensations (1754), récusait l'inférence inconsciente et le transfert intermodal, démarche trop intellectuelle à son sens. Il utilisait une métaphore picturale pour dire que c'est le toucher qui permet l'élaboration de la perception visuelle à partir de la sensation optique : la main tient le pinceau qui organise les couleurs dans ou sur l'œil.

8Pour Berkeley, dans An Essay towards a New Theory of Vision (1709), la continuité entre les choses tangibles et leur contrepartie visuelle ne pouvait être assurée que par le pouvoir de Dieu qui fait correspondre ces impressions hétéronomes14. A l’autre extrême, dans Nouveaux Essais sur l'entendement humain, Leibniz (1646-1716) opposait à la psychologie empiriste, un nativisme : l'homme est doué de la faculté de distinguer ce qu'il voit après une période provisoire de confusion, et s'il a l'assurance, via un toucher préalable, que les objets sont bien présents. Il pensait néanmoins que la collaboration entre les sens contribuait à l’identification des signaux perceptifs, chacun en lui-même incorrect et insuffisant pour extraire les propriétés abstraites des objets externes.

9L’idée que le toucher était inné, ne nécessitant pas d’apprentissage perceptif car en prise directe avec le réel, contrairement à la vision, semblait recueillir l’assentiment de tous les savants. Parmi les trois sens du toucher, de l’ouïe et de la vue, Kant (1724-1804) accordait à la vue le plus de noblesse, mais ne remit pas en question la plus grande proximité au réel du toucher. La vision se construisait de manière à rendre compatible l’expérience visuelle avec l’expérience tactile.15 Toujours est-il qu’à l’époque de Gainsborough, la vision se ramenait désormais dans le monde et dans l’organisme à un processus du type du contact, toute sensibilité visuelle étant en fin de compte une forme de toucher.

Touche picturale : La main prime sur l'œil

10Gainsborough espérait sans doute toucher les gens, un peu comme la nature ou l’atmosphère touchent les personnes dans ses tableaux.16

« Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tactile promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il y a empiètement, enjambement, non seulement entre le touché et le touchant, mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui. » disait Merleau-Ponty, dans un esprit à peine différent des empiristes : « Toute vision a lieu quelque part dans l’espace tactile »17

11Le sens du contact que l’on trouve dans les scènes et les portraits, où se jouent toutes formes de sympathies, de partages, de liens et de communications, est palpable dans son coloris (force proto-empirique…), et surtout dans le toucher du pinceau.

12Reynolds voyait une parenté entre Gainsborough et Rubens dans leur traitement sensuel de la couleur et de la touche. Si Rubens obéissait entre autres à l’esthétique de la Contre-Réforme qui entendait solliciter les sens à des fins religieuses, Gainsborough était évidemment loin de tels préoccupations. Gainsborough répondit au Discours IV de Reynolds en affirmant que le colore est comme le disegno doté de sens18. Peut-être peut-on voir, dans cette affirmation sur l’importance de la couleur, des préoccupations empiristes post-berkeleyienne. Dans New Theory of Vision (1709) de George Berkeley, les données fondamentales à partir de quoi étaients déduits les formes, volumes et distance étaient les valeurs (magnitude) et couleurs19.

13Toujours est-il que Gainsborough se délectait à manipuler la peinture et à sentir l’odeur des couleurs, en dehors de tout souci sémantique ou représentationnel. Il avait tant hâte de réaliser ses effets qu’il n’hésitait pas à se servir de ses doigts et d’un morceau d’éponge pour travailler la dynamogénie de la matière. La jouissance plastique et la beauté générale de la surface peinte étaient pour lui d’une importance primordiale, et cela se ressent très nettement dans sa manière peu « léchée » qui est toute d’animation, de succulence, d’effets de transparence et d’empâtements à la fois, de pétrissage lisse, d’étincellements et réfléchissements plus que de lignes, contours et reliefs bien finis. Peut-être, comme Greuze devant les toiles de Rubens (tel que l’évoquent les Goncourt), flairait-il la peinture, le nez sur la toile.20

14Dans une citation bien connue, Reynolds disait, sans doute inspiré par la description de l’art du Titien par Vasari : « toutes ces étranges taches et rayures (...) cet aspect informe, tout prend tournure, à une certaine distance, comme par magie, et toutes les parties du tableau semblent soudain reprendre leur place »21 et rajoutait que sa facture était donc loin d'être finie :

« Gainsborough n'a souvent pas plus [donné de fini et de précision de formes aux] traits de ses portraits, qu'on ne le fait ordinairement au couler. »22

15Un regard de trop près détruisait l'illusion picturale pour ne révéler que la peinture. Les critiques contemporains n'avaient manqué de le répéter : « Vu de près, l’illusion parait remarquable, car les grattages ne ressemblent en rien aux sourcils ou narines. »23 Un siècle plus tard, Burne-Jones, attaché à la minutie du détail, s'en indignait : « Il ne fait que gratter la toile » … « taches lâches et mal assurées »24. Gainsborough, très conscient de la picturalité de ses tableaux, aurait pu lui répliquer, comme il le fit dans une lettre adressée à un client en 1758, qu’il faisait de gros efforts pour conserver cette singularité qu’il prisait, contre toute boniformisation25 :

« Vous me faites grand plaisir en disant qu’il n’y a pas d’autre défaut dans votre tableau que la rugosité de la surface. Cela sert à soutenir l’effet à la bonne distance, ce à quoi un juge reconnaît un original; bref, c’est la touche du pinceau qui est plus difficile à conserver que la surface lisse. »26

16Si l’effet est rendu à une juste distance qu’il faut respecter (idée qui revient régulièrement en histoire de l’art27), le coup de crayon, son brio, sa vivacité allègre « soutient l'effet », mais aussi est une manière de signature (de l'« original » ). Si le spectateur « broute »  la surface, il pourra y voir le travail de l’art, le maniement du pinceau, la manière haptique.

17Pour prendre les catégories de Roger de Piles (1636-1709), partisan de la couleur, Gainsborough ne rechigne pas à montrer la mécanique de la peinture au dépens de la machine du tableau, c’est-à-dire la disposition unitaire des pièces du tableau. Cela ne le dérangeait pas que les conditions de visibilité mettent à jour l’intimité de ses tableaux. Bien au contraire, Gainsborough refusa d’exposer ses tableaux à l’Académie à partir de 1773 parce que, conformément au règlement concernant les portraits en pied, les siens avaient été accrochés trop haut à son gré. Il estimait qu’on ne pouvait en apprécier ni la sensibilité de facture, ni les effets de tonalité, puisqu’on ne pouvait s’en approcher, même s'ils nous y incitaient, comme le disait de Piles.28 Reynolds :

« Que Gainsborough regardait lui-même cette singularité de sa manière, et la surprise qui en résultait, comme une beauté de ses ouvrages, peut se conclure, selon moi, du désir qu'il a toujours montré, comme nous le savons, que ses tableaux fussent placés, à nos expositions, de manière à pouvoir être vus de près, aussi bien qu'à une certaine distance. »29

18Gainsborough ne retourna à l'Académie qu’en 1777 et, se brouillant à nouveau en 1784 avec la commission d’accrochage, retira ses toiles et décida désormais d’exposer chez lui.

19Chez Gainsborough, une même sève traverse ses univers de végétaux et d’étoffes et de souffles. Un même élément lustrant, en liant les substances, aide l’imagination dans sa tâche de désobjectivation, de médiation et d’assimilation. De même que les éléments s'unissent et s'entremêlent en une symbiose ou osmose picturales, certaines des lettres de Gainsborough suggèrent un rapport intime entre la toile et le spectateur, et relient la sollicitation sensorielle du regard au contact et toucher, notamment dans cette lettre de 1773 au révérend Dr William Todd qui se réfère à son portrait :

« Si … je voyais comment le rendre dix fois plus beau, je lui ajouterais quelques touches en témoignage de ma reconnaissance, bien que les dames disent qu’il est très beau ainsi ; car je regarde par la serrure de la salle de peinture exprès pour voir comment vous les touchez hors de la chaire aussi bien qu’à l’intérieur de celle-ci. Dieu du ciel ! s’exclame une des dames, quel œil vif a ce gentilhomme ! »30

20Œil pour œil, touche pour touche. Le peintre se fait inducteur et voyeur du regard séduit, de la pulsion scopique. On lit dans ses lettres des jeux de mots confondant le fait de toucher et le fait de jouer d’un instrument de musique (par exemple avec le mot « fiddle »). Dans le portrait de Mme Thicknesse31, Paulson voit des allusions grivoises dans les correspondances entre les parties du corps de Mrs. Thicknesse (tête, cou, torse, corps etc) et les instruments de musique du tableau.

21La peinture de ce fils de drapier qu’était Gainsborough chatouille le regard, par exemple L'Honorable Mme Thomas Graham32, notamment son traitement caressant des tissus, qu’il peignait lui-même plutôt que d’avoir recours à un assistant comme le faisait Reynolds et d’autres. Cette jouissance kinesthésique de la peinture qui échappe à l’ordre distant du discours, ses modèles les partageaient aussi parfois. Mme Thicknesse écrivit dans un article en 1770 : « M. Gainsborough ne fait pas que peindre le visage : il termine avec ses propres mains chaque coin des drapés; et ceci, aussi trivial que cela puisse paraître à certains, est d’une grande importance pour le tableau. »33 Le terme « mains » n’est ici pas innocent. Tout se passe comme si à force de micro-caresses insouciantes et volatiles, l’ensemble prenait forme avec virtuosité. Comme si les touches transmettaient cette beauté vénusienne de la vie qui court sous la peau.

22Devant la robe de Mary, Comtesse de Howe34, peinte avec une virtuosité consommée et une exquise délicatesse de couleur, l’on croirait entendre le bruissement des soies et des satins. Gainsborough reliait tout toucher au toucher d’un instrument de musique : le costume de Mme Henry William Berkeley Portman35est une « symphonie en blanc »  avant la lettre.

23Le tableau Diane et Actéon36purge la légende de son atmosphère de vengeance et dépeint le voyeur Actéon à ses premiers moments de métamorphose, avant que les chiens de chasse ne soient en vue. Certes, certains historiens ont vu dans le traitement de la légende par Gainsborough un détournement religieux ou politique, traitement auquel les fables d'Ovide ont souvent droit.37 Mais il n’empêche que le sujet premier de cette légende est celui d’un voyeurisme, dont l’aspect coupable n’est pas ici représenté. La touche et la couleur, qui suscitent des émotions plus qu’elles ne s’adressent à l’intelligence d’après le lieu commun, ont des potentialités provocatrices et subversives que n’a pas le dessin bien fini, qui est davantage cosa mentale et ne détourne pas de lui-même de la représentation convenue, de l’image « propre ». Reynolds décrivit les talents de Gainsborough avec la terminologie que de Piles utilisait pour caractériser Rubens, dont la peinture « gagne le cœur sans passer par l'esprit. »38

24Pour Newton, le solvant, qui rend possible une réaction chimique entre deux corps, est un « intermédiaire »  rendant les particules « insociables »  « sociables par la médiation d'un tiers ». Ce solvant en peinture est assimilable au liant pictural, et cette science des combinaisons et des liens, au jeu d'affinités des formes et les couleurs. Si le chimiste newtonien se consacrait à ses tables39 pour illustrer les rapports possibles entre les corps, Gainsborough se consacrait à ses tableaux pour expérimenter les sympathies possibles entre les éléments figurés.

25De même que ses paysages sont peu profonds, la couche de peinture, bien que parfois empâtée, est souvent volontairement superficielle, souple et fluide. Parfois l’épaisseur n’est que d’une touche de pinceau, et le plus souvent, ne sont superposées que deux touches de peinture, tant et si bien qu’apparaissent en transparence des traces de la mine de plomb du dessin initial. Glanville compara la finesse de la couche de peinture bleue de la robe d’Elisabeth Linley à un lavis d’aquarelle40. La fille de Gainsborough évoquait la fluidité de sa palette, « à tel point que s’il ne la tenait pas horizontale, la peinture coulait. »41 et les spécialistes parlent de dilution à la térébenthine, malgré son instabilité et vieillissement difficile.

26De manière générale, ses peintures étonnent par leur translucidité, et leur brillance s’en trouve intensifiée. Au microscope, on s’aperçoit que le blanc de plomb est rare et un liant incolore et transparent est présent en grande proportion. Gainsborough intégrait souvent du verre pilé ou de smalt (verre bleuté) finement moulu pour faire étinceler la peinture, aux propriétés également siccatives, d’autant plus intéressantes qu'il utilisait principalement de l’huile de lin et de pavot, qui ont l’avantage de ne pas jaunir avec le temps mais qui sèchent très lentement.42 Ces huiles renforcent la vision des particules de couleur individuelles. Certaines hypothèses évoquent l’influence de la peinture flamande ou alors les raisons économiques qui auraient voulu que Gainsborough achetât une peinture légèrement « coupée »  au liant. L'influence la plus probable est celle de ses propres transparences, apparenté au dispositif du peephole, qui montre et dévoile. La machine optique que Gainsborough construisit pour montrer ses transparences dans les années 1780, inspiré de l’eidophusikon de Loutherbourg mais à usage bien sûr plus privé, consistait en un cadre en bois doté d’une lentille, où l'on pouvait faire glisser des transparences le long d’encoches, devant un écran de soie qui diffusait la lumière d'une rangée de cinq bougies43. Le spectateur regardait les tableaux par un grand orifice muni d’une loupe, à une distance d’un mètre environ. Dans l’intimité du viseur, le spectateur faisait l’expérience d’un paysage doué d’une intensité et d’une vivacité lumineuses particulières, en l’occurrence surdéterminées. La Somerset House Gazette de 1824 (l'Académie se trouvait alors à Somerset House) disait :

« Gainsborough dans ses dernières années avait l'habitude de faire des esquisses destinées à être vues dans la boîte d'optique (…) En vérité, il était si captivé par la riche magie des peintures sur verre, qu'il faisait parfois des études qu'il éclairait par-derrière, et dont il cherchait à égaler la luminosité dans ses tableaux. »44

27La pratique des transparences eut pour autres retentissements sur ses tableaux l’accentuation de l’effet clair-obscur, par exemple dans Paysage boisé avec du bétail près d'un étang45.

28Avant de manipuler la peinture avec ses doigts ou des brosses courtes et fines pour les détails, Gainsborough avait parfois recours à des brosses fixées à des bâtons (comme Vélazquez) de six pieds de long, pour mettre en place les valeurs et les proportions, et se plaçait de façon à pouvoir toucher la toile à la distance exacte d’où il regardait son modèle. Dans Mme Thicknesse, les touches sont libres et vives, à peine palpables, diaphanes pour la gaze et la dentelle. Les cordes de la guitare ne sont signalées que par des reflets ou absences de reflets de lumière. Le ruban bleu, translucide devant la partition, véhicule l'ombre au niveau du genou. Les touches, légères, effleurent à peine la surface, telle une brise, comme dans Bois de hêtres à Foxley, avec l’église de Yazor au loin46. L’élève de Reynolds, James Northcote (1746-1831), raconte comment Gainsborough et son neveu Gainsborough Dupont avait peint le drapé de La Reine Charlotte47 « avec une telle facilité aérienne », « c’est du mouvement pur »48. Jackson écrivit de son ami : « l’hirondelle dans sa course aérienne n’a jamais touché une surface aussi légèrement que Gainsborough touchait ses sujets ».49

Vent et airs musicaux

29Les touches de Gainsborough servent moins la délinéation que le tracé d’un mouvement qui, né du geste, garde longtemps sa mémoire, le vent du temps et la nostalgie du futur. Ces élans que sont les touches font frémir les choses hors de leur contour. En vibrant sous l’effet d’entraînement, en affolant les traits, elles semblent dilater le réel, et en élargir la perception.

30Les hachures50 et striures de Gainsborough (sans doute issues de ses influences rococo) sont l’équivalent visuel de la syntaxe brisée et de l’exubérance typographique qui caractérisent la littérature de la sensibilité.51 De même que Gainsborough fait grand usage de hachures, Sterne, qui parle aussi au lecteur de façon intime et apparemment naturelle, fait grand usage de tirets – à la fois marque temporelle et interruption. La littérature de l’époque, de Defoe à Sterne, comme chez Diderot en France comporte toute forme d’invitations linguistiques à la participation du ‘récepteur’ : le contrat de lecture, puis stylistiquement, les ellipses, les non-dits ou appels plus explicites. Cette interaction insuffle vie au texte, tout comme les œuvres de Gainsborough sont sollicitatrices du regard. Le charme et l’expressivité de la touche vive et heurtée des ‘conversation pieces’ de Gainsborough pourraient être comparées, comme ses contemporains l’ont fait avec ses lettres, au style coloré et plein d’esprit de Sterne, son discours par inférence, la matérialisation du temps de la réception, dans des écrits qui mettent le lecteur à contribution. Ainsi Gainsborough aurait pu prendre à son compte ce que Capability Brown disait de ses paysages :

« Là, je fais une virgule, et là, où il faut un changement plus net, je fais une ponctuation plus accentuée. »52

31Le rapport entre l'expression musicale et la couleur en peinture était assez répandu53, et Gainsborough et son ami Jackson avaient souvent discuté des liens théoriques entre la musique et les arts graphiques. Toujours est-il que le goût musical de Gainsborough est bien connu et s’accordait avec sa manière picturale, conforme à la théorie de l'« expression »  d'abord appliquée par Charles Avison (1709-1770) à la musique. Si à Bath il détestait les réunions mondaines, les bals et bavardages futiles de la buvette où l’on prenait les eaux, il fut un habitué du théâtre et de la salle de concert. Il donna à son ami organiste Jackson deux peintures de paysage en échange d’une viole de gambe54, et lui dit dans une lettre avoir une collection de 5 violes de Games, 3 jayes, 2 barak Normons55. Gainsborough s’était lié d’amitié avec les figures musicales les plus en vue, tels JC Bach, Karl Friedrich Abel, Johan Christian Fischer (plus tard son gendre, à son grand dépit), Felice de Giardini, et la famille Linley. Et ses deux filles étaient également musiciennes : Mary jouait de la guitare et Margaret du clavecin. On a coutume de lire dans ses biographies qu’il préférait la société de musiciens et d’hommes de théâtre à celle de peintres.

32Gainsborough peignit un certain nombre de musiciens avec leurs instruments, et parfois en arrière-plan, un paysage. Ces instruments sont des flûtes, comme pour Peter Darnell Muilman, Charles Crokatt et William Keable dans un paysage56 ou William Wollaston57, ou des instruments à cordes (par exemple Le Révérend John Chafy jouant du violoncelle dans un paysage58), comme s’ils encaissaient la brise générale. Dans le portrait des Sœurs Linley59, l’instrument est une guitare, et les notes de la partition tenues par Mary sont scandées par les touches aiguës du pinceau et les accents lumineux qui font frissonner le feuillage et les vêtements, imprimant des harmoniques avec une eurythmie tout en nuances. La dentelle de Mrs. Thicknesse semble l’habiller de signes musicaux composant une partition. Dans ses lettres, Gainsborough n'avait pas omis de faire des parallèles entre la musique et les vêtements.60

33Dans The Mall61, tous se mirent (Hume : « the minds of men are mirrors to one another » ) et dans cette société en représentation, pourrait alors s’amorcer une danse entre ces femmes blanches ou noires agencées comme des groupes de notes. La virtuosité et la grâce du toucher de Gainsborough peuvent être comparées à la grâce policée, la distinction et sensibility qu’exigeait la bienséance de l’époque dans un monde pour qui la société était davantage un agrégat d’individus privés qu’une élite de patriciens. Ces « virtuosos »62 ou ce monde de bon ton avait parmi ses habitudes celle de jouer de la musique (sociabilisante), ainsi exécutant de manière artistique la fluidité de l’interaction sociale qui était de rigueur.63

34Gainsborough préférait la musique instrumentale à la musique vocale (Asfour, Williamson 161), d’où peut-être sa préférence pour les paysages par rapport aux portraits.

« Je suis las des portraits et j’ai très envie de prendre ma viole de gambe et de m’en aller dans un gentil village où je pourrais peindre des paysages et jouir de la vie qui me reste dans le repos et la tranquillité. » (Letters 68)

35Aussi les silhouettes dans ses premiers paysages ont-ils le rôle de faire-valoir des arbres.64 « (Ces figures de remplissage) créent une distraction pour attirer l’œil loin des arbres, afin qu'il y retourne avec plus de joie… »65 Arbres bruissants, rires des reflets d’eaux, couleurs sonnant avec une certaine verdeur, respiration du souffle, les paysages sont sonorisés en un concert champêtre à sa manière.

36Que ce soit dans les portraits où les personnages s’accordent avec le paysage, ou les paysages eux-mêmes, les vibrations alertes du pinceau et les accents lumineux qui scandent les formes unissent ses tableaux dans un dynamisme quasi-musical. Les nuances sont telles des timbres, et les coups de brosse impétueux qui créent les feuilles semblent imprimer des harmoniques avec un rythme vigoureux et déterminé. « Clavecins oculaires ».66 Hildebrand Jacob (1693-1739) disait, en suivant Platon, que « la musique a autant d’influence sur l’esprit que l’air en a sur le corps. »67 L’animation des hachures qui se balancent et s’étirent reproduit peut-être le vacillement des bougies de ses scènes en bocal ou de ses transparences, alors qu'il travaillait essentiellement dans la pénombre. Gainsborough avait fait quelques transparences pour décorer les salles de concerts d’Abel et Johann Christian Bach en 1775.

37À William Chambers, Gainsborough écrivit en 1783 à propos de ses Bergers avec chiens se disputant68que, pour lui, l’action importait moins que le rapport des formes et disait « D’un tableau, une partie devrait être comme un premier morceau de musique qui nous fait deviner le second. »69. Dans ses paysages, le regard peut suivre « les chemins ménagés dans l’œuvre »  (selon les mots de Klee) en une promenade anglaise toute en sinuosités temporelles. Le regard va et vient de l’ensemble au détail, oscillant entre le local (les paysages nous promènent de lieu en lieu) et le panorama général du tableau.


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Conclusion

38En cette époque où le visuel le dispute au tactile et en épouse le geste, les tableaux jaillissent de l’élan spontané des touches, et se nourrissent de leurs bruissements. Sous l’archet du pinceau, les corolles des drapés des unes et des autres font frissonner l’air, le modèle et le spectateur. Réservoirs d’air et de vent, les feuillages ébouriffés, cheveux, étoffes des peintures de Gainsborough sont traversés d'un même souffle, celui des ondes colorées qui parcourent la scène, celui des hachures qui vectorisent les ailes du temps, et insufflent une dynamique de vie à l’ensemble.

39Il y a sans doute dans le mouvement serpentin de son pinceau, et dans la sollicitation picaresque et rhapsodique du regard du spectateur, a love of pursuit hogarthien, un plaisir de la chasse musicale (« a wanton kind of chase »).70 Le flux de la contemplation est apparemment instable et indéterminé, mais scandé par autant de points qui appellent le regard, l’oriente, le font migrer sans pour autant désarticuler l’image. Humour et musique, le spectateur est, comme les feuilles animées, sans cesse remué.71 Ainsi Gainsborough en appelle aussi à un autre sens pour le rythme de déploiement de la vision, le sens le plus sensible au temps : l'ouïe, musicale. Gainsborough rend à la couleur son statut d'onde, à la lumière, son évolution dans la durée, à suivre.

40De manière métapicturale, l'image, où s’immiscent différentes temporalités entrelacées et cryptophores, a un régime de temporalité qui la rapproche de la musique. Est musical certes le parcours du regard dans l'image, qui s'alanguit sur certaines parties, bute sur d'autres, ou accélère ailleurs, bref qui suit un certain rythme; mais est musical aussi le cheminement de la représentation de l'image dans la conscience et la mémoire, fuguée, dans le travail de réinvestissement de celle-ci par l'intime et de dévoilement p