Colloques en ligne

Marie BLAIN-PINEL, Université de Nantes

La métaphore marine chez Baudelaire ou la crise de la pensée analogique

1Se plonger dans l’œuvre de Baudelaire est l’occasion de se trouver aux prises avec un enchevêtrement d’aspirations sans cesse réitérées et toujours déçues, de renoncements souvent désespérés – preuve par là-même que l’espoir existait – et de détachements parfois cyniques. Baudelaire est à la fois celui qui voudrait croire – en Dieu comme dans le pouvoir du poète – et celui que son expérience confronte inexorablement à la perte de toute foi : foi religieuse, foi dans la fonction orphique, foi dans le pouvoir qu’aurait la poésie lyrique de donner forme à l’informe, et par là de contenir l’indéfini. Une telle ambivalence conduit le poète à mettre en œuvre bien des procédés et modes de pensée face auxquels son attitude, indissociablement double, oscille entre soif d’adhésion et dénégation ironique. Parmi eux, la théorie des correspondances, qui nous intéresse aujourd’hui, et qui, selon la présentation de la journée d’étude, n’aurait, « sous la plume de Baudelaire […] pas tant un fond authentiquement métaphysique qu’une vertu rhétorique et poétiquei. » C’est précisément cette mise en crise de la pensée analogique que je souhaiterais interroger.

2 Deux remarques préliminaires. Si lire Hugo à la lumière de la pensée analogique va de soi et permet de déceler l’orientation profonde de nombre de ses recueils poétiques, lire Baudelaire sous le même éclairage est une entrée particulière, étroite, en ce sens qu’elle s’avère non pertinente pour expliquer la seconde esthétique du poète, à partir du moment où la confrontation avec la ville moderne le conduit à révoquer en doute cette conception romantique. D’autre part, et corrélativement, pour Baudelaire, percevoir la transcendance dans le livre ouvert de la nature ne relève certes pas de l’évidence. Comme l’écrit Michel Collot, « le sentiment romantique de la nature s’accompagne d’un pressentiment religieux qui ouvre l’âme non pas à l’évidence de Dieu, mais à son insondable obscuritéii ». En quoi Baudelaire se révèle le plus inquiet des Romantiques, cherchant à donner forme et sens à l’obscurité, mais aussi le premier des Modernes, désespérant de cette tentative pour affronter le gouffre dans sa béance vertigineuse. Ces réserves faites, il n’en reste pas moins qu’au cœur de l’œuvre s’épanouit un motif, la mer, qui privilégie l’accès au grand répertoire des analogies et en dévoile les conflitsiii. Je me concentrerai ici sur Les Fleurs du Mal, par manque de temps, certes, mais surtout pour tenter de croiser une approche thématique avec les données propres à la structure du recueil et, dans la mesure où l’on peut en avoir les éléments, les données génétiquesiv. Nous verrons ainsi s’il est possible de dégager une évolution chronologique de la pensée baudelairienne.

3Tout en m’appuyant sur la représentation de la mer, fondement d’une pensée analogique, je porterai l’accent sur son usage métaphorique, afin de rejoindre le cœur de la réflexion de ce séminaire, le signe. Comme le remarque en effet Jean Molino dans son ouvrage consacré à la métaphore, avec le Romantisme, « la vision de l’homme et du monde se transforme et donne à la métaphore un sens nouveauv » : de figure ornementale qu’elle était surtout, la métaphore assume désormais un rôle proprement matriciel dans la création poétique et l’avènement du sens. En cela, elle ne se distingue pas de la conception qu’en ont les Symbolistes et tend donc à se constituer en « charme de la poésie » plutôt qu’en « déchiffrement de la nature ». Le fonctionnement de la métaphore marine, en revanche, connaît un infléchissement notable du fait qu’elle sert l’expression du sacrévi. Sous l’influence de la pensée analogique et parce que la quête du sacré coïncide avec un effort de perception holistique du monde conçu comme cosmos porteur de sens, la métaphore marine tend chez les Romantiques à s’organiser en symbole, c’est-à-dire à développer une intuition sensible ou affective en appréhension intellectualisée. Dès lors, bien que la métaphore constitue un écart par rapport à l’isotopie, la motivation de l’image associée se maintient dans une perspective exégétique et herméneutique.

4La métaphore marine romantique se caractérise donc par le fait qu’elle se place non seulement en position intermédiaire, mais en constante relation dynamique avec, d’une part, un phénomène infra-linguistique dans lequel elle trouve sa source, les synesthésies ; d’autre part un phénomène supra-linguistique qui tend à fédérer le sens quand elle se développe en réseau, le symbole. Par comparaison, l’écriture classique prête moins d’importance au rapport sensible, l’écriture symboliste moins d’importance au processus d’intellectualisation. L’effet d’interrelation apparaît d’autant plus renforcé qu’il s’agit d’une image archétypale servant de support à l’expression du sacré – ou plus exactement, que la mer révèle pour les Romantiques le sacré alors que la fin du siècle en placera volontiers la source dans la conscience qui le saisit. Or, l’œuvre de Baudelaire nous donne précisément à explorer cette évolution : elle reflète une conscience qui bascule avec réticence vers une appréhension profane du monde, de telle sorte que, tout en maintenant une organisation symbolique qui trouve sa source dans une référence transcendante, le poète donne aux synesthésies un développement si puissant qu’il tend à faire basculer l’origine du sens dans une saisie des sens.

5Ce mouvement apparaît d’emblée dans le sonnet programme sans doute composé aux environs de 1845-46. « Correspondances » reprend certes dans son premier quatrain la traditionnelle vision verticale, mais consacre les trois autres strophes au système qui établit des relations d’analogies horizontales d’un sens à l’autre. C’est par la combinaison de ces deux modes d’approche que l’homme peut appréhender l’univers dans toutes ses dimensions poétiques, c’est-à-dire dans les multiples facettes de la Création. Or, si la mer n’apparaît pas dans « Correspondances », la réalisation par l’imagination de l’Idéal que propose ce poème s’exprime presque toujours à travers elle, en dissociant le plus souvent l’un et l’autre des axes dominants.

6L’élan vertical est affirmé à l’orée du recueil par « Élévation », et confirmé en 1861 par l’ajout de « L’Albatros ». Le schéma symbolique, à la fois typique du Romantisme et conforme aux structures de l’imaginaire, s’articule selon un axe simultanément spatial et axiologique : en bas, le vaisseau, ou encore les « miasmes morbides », en haut, l’éther, espace idéal de libre évolution où l’esprit nage, roule, se trouve bercévii. Tous ces éléments, évidemment aux antipodes du spleen, postulent l’élan vers l’Idéal comme un essor douloureux à l’origine, mais permettant ensuite d’atteindre librement un espace à la fois horizontal et profond dont l’essence se trouve définie par la qualité des sensations qu’on y éprouve. On rejoint ainsi la représentation symbolique de la plénitude, dont la symbolisation emprunte surtout à la profondeur de champ, corrélée à l’expansion synesthésique : faut-il s’étonner que, hormis « Le Chat », tous les poèmes qui privilégient les synesthésies, « La Vie antérieure », « Parfum exotique », « La Chevelure » ou « L’Invitation au voyage », sans parler de leurs correspondants en prose, aient pour cadre un paysage marin ? Or, malgré la difficulté à établir une genèse précise, on peut remarquer que, dans leur état premier tout au moins, ces poèmes apparaissent assez précocement et portent l’influence du voyage de 1841viii. Baudelaire, tout en mettant l’accent sur les synesthésies, s’y conforme à la représentation romantique des analogies : dans cette perspective, la mer est tout entière du côté de l’Idéal, formant ainsi une exception notable dans le recueil.

7Le système analogique ne se limite pas à un essor vers la transcendance. Il induit un mouvement de retour, une image en miroir entre créateur, création et créature. L’intégration de cette dimension complémentaire dans « L’Homme et la mer » enrichit l’analogie en rendant perceptible la menace du spleen à travers la violence du rapport qui oppose les « lutteurs éternels », les « frères implacables ». Le parallélisme structurel du troisième quatrain met en évidence le rapport duel qu’implique une quête perpétuellement entretenue parce qu’on sait qu’il y a des trésors à découvrir et que ces trésors ne seront jamais découverts.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secretsix !

8Un tel amour ne va pas sans lutte dans la double mesure où il implique une tentative de violation de l’autre et où il inclut nécessairement la déception. Elle seule pourtant, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, laisse place à l’espérance : la connaissance entraînerait la satiété qui conduit au spleen. C’est en effet parce qu’il est impossible à l’homme de découvrir les secrets de la mer qu’elle peut représenter pour lui l’Idéal qui seul mérite et justifie une quête acharnée et sans fin.

9L’ambivalence de ce rapport se retrouve exprimé de façon tout aussi frappante dans « Un Voyage à Cythère » dont la composition semble avoir accompagné celle de « L’Homme et la merx ». Le voyage vers l’île de Vénus est vécu comme promesse d’Idéal tant que l’île reste fantasmée. Mais lorsqu’à son approche, le poète rencontre « un gibet symbolique où pendait [s]on image », il bascule dans l’horreur et réagit en priant :

– Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoûtxi !

10Il s’agit bien sûr d’un cri de détresse pour échapper au désespoir, mais, plus profondément, il faut aussi comprendre cette prière comme un souhait de supporter la désillusion après avoir contemplé l’infini. La mer offre à l’homme une image idéale de lui-même mais elle ne le dispense pas de se retrouver face à soi dans l’étroit champ du réel. Seul Dieu, qui est à l’origine de cette harmonie entre la création et lui, pourrait alors être secourable.

11 Ce cri vers Dieu, expression violente de prière et de désespoir comme l’a si bien montré Jérôme Thélotxii, traduit toute l’ambivalence du sentiment baudelairien face à la mer et permet de cerner plus précisément la symbolique qu’elle recouvre. Par sa position médiane dans le système analogique, la mer ouvre à l’Idéal, à l’infini, voire à l’image du Créateur en l’homme ; mais elle renvoie aussi à la face humaine, et porte la menace de l’irrémédiable enfermement face à « un phare ironique, infernal », « la conscience dans le Mal », ou tout simplement la banale contemplation de soi, l’« Obsession » qui interdit toute ouverture vers l’altérité. Dès lors s’imposent les conditions sous lesquelles la mer peut remplir sa fonction analogique, tandis que se dessinent les traits de sa mise en représentation. Pour conjurer le retour au même, la mer doit être perpétuellement ouverture vers l’ailleurs, promesse inassouvie. Le voyage dont la raison d’être réside dans un but à atteindre ne peut que vouer le poète à la déception : « Un Voyage à Cythère », les six premières sections du « Voyage » en 1859, le poème en prose « Déjà ! » en 1863, s’en font l’écho, toute arrivée se résolvant dans le cauchemar du connu. Le paysage idéal sera donc le port, focalisé à partir d’un point de vue interne. Le premier plan est terrestre, souvent limité à une chambre. En arrière-plan se profile un port qui suggère toute la magie du grand large. L’infini est ainsi intégré comme perspective de profondeur, à l’intérieur même d’un décor familier mais embelli par l’exotisme.

12« Parfum exotique » apparaît comme l’exemple typique de ce paysage d’île avec ses trois plans en progressive ouverture : l’île, le port et, deviné, le large. L’île, d’abord, se présente comme une nature idyllique offrant tous les caractères du rêve exotique, beauté, chaleur, douceur, parfum, en un mot bonheur comme l’annonce le premier terme définissant ces rivages. Le développement des synesthésies engendre l’impression d’harmonie des sens rassasiés. En second plan, l’image du port se concentre sur les navires. La double synecdoque qui les qualifie, « un port rempli de voiles et de mâts », met en valeur la partie tout aérienne du gréement, celle qui favorise le départ, mais également qui concilie lignes droite et courbe grâce au bercement des vaguesxiii. Plutôt que tracé, l’horizon marin est évoqué, deviné à travers le rêve : il apparaît ainsi à la fois présent, flou et comme apprivoisé par le regard humain. La technique d’écriture se caractérise par le fait que la résonance suggestive prend son essor à partir d’une visualisation très concrètement dessinée par l’imagination matérielle : la fermeté du trait, la précision des détails, au premier et peut-être surtout au second plan, permettent ainsi un processus d’idéalisation de l’arrière-plan, voire de l’au-delà suggéré.

13Cet attentif travail de structuration des plans n’est pas seulement le fait d’un critique d’art. Il permet de conjurer, par la direction et le cadrage des regards, une angoisse proprement métaphysique : la mer ouvre à l’infini, fascine et plonge dans les délices, mais aussi dans la terreur de se perdre. Sans doute sous-jacent dès l’origine, tant il est dans la logique baudelairienne, ce sentiment ne s’exprime à propos de la mer que dans des textes postérieurs à la première édition des Fleurs, les derniers vers des « Sept Vieillards » en 1859 ou plus nettement encore « Le Confiteor de l’artiste » en 1862. Après s’être plongé avec délices dans la contemplation de l’infini, le poète éprouve soudain un vertige de perdition « car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vitexiv ! » Le mouvement de bascule de la perception confiante de l’infini à l’appréhension incontrôlable de l’indéfini transforme sa réaction face au paysage, provoque sa révolte, et surtout paralyse sa faculté créatrice. Le spectre du spleen se dresse à nouveau, que la mer pourtant semblait jusqu’ici conjurer. Ce n’est que dans Mon cœur mis à nu, à partir de 1859, que Baudelaire donne une formulation nette à la résolution de ce problème dans le fameux passage sur l’infini diminutif :

Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement agréable ?

Parce que la mer offre à la fois l’idée de l’immensité et du mouvement. Six ou sept lieues représentent pour l’homme le rayon de l’infini. Voilà un infini diminutif. Qu’importe s’il suffit à suggérer l’idée de l’infini totalxv ?

14Baudelaire propose ici de la théorie des harmonies un usage dont l’originalité tient une fois encore à l’importance qu’il accorde aux sensations. Alors que les successeurs de Bernardin de Saint-Pierre se contentent de voir, d’une façon qui demeure en fait assez abstraite, la totalité de l’étendue marine comme le miroir de l’infini et du créateur, il analyse beaucoup plus précisément un phénomène optique. Resserrant le champ au panorama visible d’un navire au large, il introduit une sorte de synecdoque complémentaire pour accommoder l’infini à l’œil humain : l’infini diminutif est l’image de l’étendue totale de l’espace marin, lui-même reflet de l’absolu transcendant. En supprimant alors le stade intermédiaire, l’espace marin dans son ensemble, celui-là même qui par son étendue terrorise Hugo ou Sainte-Beuve, le spectacle de l’Océan réduit à quelques lieues de rayon réalise l’oxymore susceptible par excellence d’exprimer une réalité d’un autre ordre qui seule mérite d’être chantéexvi. En effet, la « vraie réalité » ne relève pas du concret immédiatement perceptible mais d’une révélation accordée à celui-là seul qui, sorti de la caverne, accède aux Idées. Il n’est de vérité, et donc de beauté, que dans la transmutation que le regard subjectif fait subir au réel pour appréhender, à partir de ce réel, l’essence, l’Idéexvii. Pour accéder à une conception personnelle et poétique, Baudelaire élabore sa vérité propre à partir de ce qu’il perçoit concrètement du réel. Cette construction de l’esprit opère aussi en sens inverse. Comme l’écrit Poe dans Eurêka,

L’esprit admet l’idée d’un espace illimité à cause de l’impossibilité plus grande de concevoir celle d’un espace limité.

15L’esprit conçoit abstraitement ou pallie par l’imagination ce dont il ne saurait se faire une représentation concrète. La notion d’infini risque fort de rester inaccessible et donc d’engendrer le vertige, à moins qu’il ne se trouve une image qui la concrétise et la mette ainsi à la portée de l’esprit humain. Tel est exactement, selon Baudelaire, le cas pour la mer. « L’infini diminutif » porte en lui la beauté plénière de « l’infini total » puisqu’il en est la seule image accessible à l’homme :

Douze ou quatorze lieues (sur le diamètre), douze ou quatorze lieues de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l’homme sur son habitacle transitoirexviii.

16 Lorsque, sur cette base, la mer est employée non plus comme référent, mais comme métaphore, un rapport de va-et-vient s’instaure entre les deux pôles de la figure. C’est au sein même de cette tension que doivent se chercher le sens et la beauté, débusqués par une dynamique d’échanges en miroir. Plus novateur que la métaphore maxima hugolienne qui joue sur un rapprochement immédiat, le procédé de l’analogie chez Baudelaire déplace le traitement habituel de la métaphore marine, normalement construite dans un mouvement de fuite verticale vers la dimension supérieure des harmonies, au profit d’un centrage essentiellement spéculaire, d’une sorte de corps à corps entre les deux termes. Au lieu d’un essor partant du concret pour monter vers la transcendance, l’analogie baudelairienne voyage en boucle, instaure un mouvement de plongée au cœur des deux termes rapprochés et ouvre, plus exactement qu’à la contemplation de l’infini, à la contemplation de soi en confrontation avec l’infinixix.

17 Tel est bien sûr le sens de « L’Homme et la mer », dont la dynamique spéculaire, les jeux de parallélismes et de syllepses, témoignent de la similitude entre deux infinis analogiques l’un de l’autre. Ce poème réalise ainsi une des quêtes baudelairiennes fondamentales, d’ordre à la fois esthétique et métaphysique : traduire par des images nécessairement finies l’infinixx, ainsi que l’affirme avec force « Le Voyage » :

Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers.

18Ce phénomène poétique d’extension du procédé métaphorique est frappant chez Baudelaire. Je le qualifie d’analogie afin de respecter, en la précisant, la terminologie consacrée par l’usage. Poétiquement parlant, la figure de l’analogie baudelairienne peut donc être décrite comme une figure de pensée qui opère un transfert de sens au niveau macrostructural. Elle joue fondamentalement sur le va-et-vient entre terme concret et terme abstrait : la hiérarchie latente entre signifiant et signifié disparaît puisque le sens se creuse par un enrichissement mutuel de la suggestivité des deux pôles. Aux côtés de la métaphore en tant que trope ou trope continué, elle donne un rôle privilégié à la synecdoque qui enrichit le travail poétique de transmutation du sensxxi. En effet, dans la mesure où elle repose sur un rapport d’inclusion dans lequel contenant et contenu peuvent être inversés, la synecdoque devient ici figure d’Idéal grâce à un double transfert de sens. La notion d’infini est d’abord rendue sensible à l’esprit humain par une représentation au sens propre de la mer, puis cette dernière devient à son tour métaphore d’un autre infini, celui de la grandeur humaine. En jouant sur les procédés de transfert de sens propres à chacune des deux figuresxxii, le poète fait de la mer un médiateur concret qui permet de concevoir l’inconcevable, traduire l’indicible.

19 L’esthétique de l’infini diminutif commande donc un réseau de synecdoques puissamment suggestives, qui s’appuient souvent sur une ambivalence du rapport d’inclusion pour figurer l’immensité de l’élément susceptible de contenir la mer. Toutes, c’est notable, trouvent place dans des poèmes ajoutés dans l’édition de 1861. La plus frappante d’entre elles qui, par son audace, pourrait être érigée en emblème de la transmutation poétique opérée par l’analogie marine, se rencontre dans « La Chevelure »xxiii :

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé.

20Partant de deux éléments concrets dont la représentation visuelle est fort aisée, Baudelaire joue sur la force matérielle de l’image pour évoquer une notion abstraite (l’étendue de la sensation et du sentiment amoureux) et étrangère à l’élément concret « chevelure », en transférant sur ce terme, par une inversion du rapport logique, la connotation abstraite (l’infini) liée à l’Océan. Métaphore et synecdoque, soutenues par la sourde paronomase « océan / autre est en- », combinent ainsi leurs modes hétérogènes et complémentaires de transfert de sens au sein d’une figure de pensée particulièrement riche…

21 Mais non sans ambiguïté. Car si elle exprime bien l’indicible, la figure de l’analogie baudelairienne rompt avec l’esprit des analogies, en ce sens qu’elle fait l’économie de la transcendance. La suggestion naît du va-et-vient des transferts de sens et non d’une vérité supérieure. Supprimer la hiérarchie entre signifiant et signifié ne saurait être innocent. Dans « Rêve parisienxxiv », une deuxième synecdoque de même structure confirme cette désacralisation. Alors que le poète aspire à reconstituer l’infini de façon tout artificielle, apparaissent des éléments marins qui traduisent la puissance créatrice du poète capable d’inclure l’infini dans le fini :

Architecte de mes féeries,
Je faisais, à ma volonté,
Sous un tunnel de pierreries
Passer un océan dompté.

22Jalon posé dans les « Tableaux parisiens », cette strophe guide le lecteur vers le « Berçant notre infini dans le fini des mers » du « Voyage ». Le point d’origine de l’analogie s’est désormais recentré sur la figure du poète : encore faut-il savoir si celle-ci est crédible et véritablement créditée du pouvoir qu’elle affiche ici, précisément au sein de la section qui la remet en cause.

23 Il n’a échappé à personne que l’infini diminutif, outre une réflexion sur la mer, constitue avant tout une profession de foi esthétique qui rejoint le souci tant réitéré chez Baudelaire de la concentration, du resserrement de la forme, et justifie son enthousiasme pour le sonnetxxv. Métaphoriquement, l’infini diminutif définit donc à la fois un art poétique et une fonction du poète : contenir l’infini, donner forme à ce qui menace de sombrer dans l’informe, dans l’intention, non d’atteindre l’Idéal, ce qui relève du non-sens, mais de le suggérer, le cadrage ne devant bien sûr pas être compris comme une réduction, mais comme une approche analogique de l’infini. Nous rejoignons ici la conception romantique du pouvoir du poète conçu comme révélateur au cœur des harmonies. Or, tout au fil du recueil, cette conception se trouve effectivement assumée par la métaphore marine.

24 L’ajout en 1861 de « L’Albatros », poème de jeunesse à l’exception de la troisième strophe, la met en exergue du recueil en définissant le poète comme celui qui choisit de venir de lui-même auprès des hommes et assume par conséquent la création poétique comme un devoir de compassion à l’égard du commun des mortels. La dernière strophe des « Phares » redit cette douleur partagée. Plus explicitement encore, « La Musique » développe en une analogie parfaite une illustration de l’état d’âme du poète face à la création. Devenu vaisseau, il éprouve une sensation duelle, que traduit la violente asymétrie entre alexandrins et pentasyllabes : certes, il souffre de la tempête ; cependant – et cet aspect domine – la grosse mer et le vent lui impriment un dynamisme plein d’allant qui semble engendrer de lui-même l’enthousiasme de voguer plus avant. À travers l’hypotypose naît l’idée que la création poétique implique la souffrance en laquelle elle se fonde, mais la transcende par l’élan vers le large. Le calme plat constitue alors le seul écueil véritable dans la mesure où, par l’image de l’engluement dans le spleen, il interdit ce mouvement de dépassement par la beautéxxvi.

25 Partir est donc indispensable, « partir pour partir », « plonger au fond du gouffre […] pour trouver du nouveau ». De « L’Albatros » au « Voyage », en passant par des jalons plus nombreux que je ne l’ai montré ici, se dessine ainsi un parcours cohérent qui intègre la métaphore marine dans un symbolisme couvrant l’ensemble du recueil. La vraie voie vers l’Idéal exige de dépasser le paradis exotique pour se lancer à corps perdu vers le large : Baudelaire assume alors la solidarité humaine qui l’entraîne à définir sa mission poétique comme un devoir de sympathie, et l’abandon complet à un possible au-delà de la mort. Par là, il sublime le piège narcissique masqué dans la dynamique spéculaire de l’analogiexxvii. Ceci est vrai et se donne manifestement à lire, d’autant plus – Baudelaire le sait et ne peut qu’en jouer – que son lecteur est spontanément enclin, par le mode de pensée qui est encore le sien en 1861, à associer poésie et analogies, en particulier à propos d’une thématique qui s’y prête aussi volontiers que celle-là.

26 Pourtant le recueil que livre la deuxième édition, par ses ajouts (pour la plupart sans rapport avec la mer), révoque en doute, voire récuse, la référence romantique. Les « Tableaux parisiens », comme l’a magistralement montré Jérôme Thélotxxviii, signent « la fin de la poésie », déchoient le poète de sa puissance orphique, dénient à la poésie lyrique son pouvoir de mise en forme. Baudelaire s’oriente vers les Petits poèmes en prose au début desquels l’Artiste clamera sa fascination et son impuissance dans son « Confiteor ». Confession d’incompétence, aveu de tentation, aveu de renoncement à partir en quête de l’Idéal. Toujours est-il que le rêve de la forme efficiente, d’un infini dompté dans le cadre du poème, se perdxxix. Lui est substitué comme un leitmotiv dans la deuxième édition des Fleurs du Mal, l’obsession de « l’infini que [le poète] aime et n’[a] jamais connu », quête postulée par « Hymne à la Beauté », du nouveau que « Le Voyage » prétend atteindre par la plongée métaphorique dans la mer des Ténèbresxxx.

27 Parcourons donc rapidement à cette lumière les quelques jalons ajoutés en 1861 au parcours marin des Fleurs du Mal. « L’Albatros », nous l’avons vu, renforce à l’orée du recueil la lecture romantique, induisant dans sa logique une lecture similaire du « Voyage ». Pourtant, Baudelaire retravaille ce poème de jeunesse et y ajoute une strophe qui par ses violentes allitérations dissonantes, à la limite de la cacophonie, mime l’étranglement du poète. Ainsi remanié, « L’Albatros » paraît en février 1859 sur un placard imprimé à Honfleur, précédé des six premières sections du « Voyage », ce qui invite encore à rapprocher ces deux poèmes. « La Chevelure », intercalée après « Parfum exotique », conforte la veine des poèmes de l’amour sensuel, l’accent mis sur la puissance des synesthésies ; nous avons vu pourtant que la synecdoque ouvrait en son sein une béance, la possibilité de faire naître l’Idéal autrement que par référence à une transcendance. L’ajout d’« Obsession »xxxi, répondant marin de « Correspondances »xxxii, en signifie la faillite dans un retournement cauchemardesque, toute ouverture vers l’altérité devenant impossible. Plus loin, dans les « Tableaux parisiens », « Les sept Vieillards » évoquent par une métaphore marine la déroute du poète face à la débilitante apparition des spectres multipliésxxxiii :

Vainement ma raison voulait prendre la barre ;
La tempête en jouant déroutait ses efforts,
Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre
Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords !

28Et voilà la leçon de « La Musique » renversée, l’incapacité du poète proclamée, précisément dans le dernier vers dont la fonction consiste si souvent à ressaisir le poème par un effet de bouclage.

29 Comment, dans cette logique, lire « Le Voyage » ? Suivant la composition, en deux étapes. Dans la version de février 1859, le voyage est réel : promesse d’ailleurs pour ceux qui partent, peut-être plus encore pour ceux qui les contemplent, il avorte dans une atroce déception lorsqu’il nous renvoie au sinistre quotidien, au « spectacle ennuyeux de l’immortel péché », au « grand troupeau parqué par le Destin ». Les sections VII et VIII, qui apparaissent dans l’édition de 1861, se placent dans une perspective complètement analogique :

Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennuixxxiv !

30Elles poursuivent sans avertissement un voyage désormais métaphorique, la mer devenant mer des Ténèbres, celle-là même au fond de laquelle il serait possible, en acceptant le plongeon dans l’au-delà, de trouver du nouveau. Deux éléments au moins viennent remettre en cause cette lecture proposée non seulement par la lettre, mais aussi par le réseau symbolique marin et le lien voulu par le poète avec « L’Albatros ». L’un tient au traitement de la métaphore : nous avons vu jusqu’ici que la métaphore marine chez Baudelaire fonde sa suggestivité dans une minutieuse exploitation poétique des caractéristiques concrètes du référent matériel. Or, la leçon optimiste des sections métaphoriques est en contradiction avec celle des six premières, que, certes, elle prétend dépasser et donc annuler. Il n’en est pas moins vrai que de ce fait, contrairement à l’habitude de Baudelaire, la métaphore finale ne trouve pas de fondement matériel au sein du poème, sinon dans l’illusion de ceux qui contemplent les voyageurs. La deuxième raison tient à cette ligne de fuite qui structure l’édition de 1861, la quête du nouveau, dans et par la poésie : formellement beaucoup plus classique que les « Tableaux parisiens », « Le Voyage » n’apporte aucune nouveauté d’écriture, et moins encore l’avant-dernière section où s’amoncellent les références classiques, souvenirs grecs et latinsxxxv. Une lecture ironique s’impose alors, plus difficile et supposant une connaissance plus intime de l’œuvre : sous l’affirmation volontariste se masquent l’échec, et la critique grinçante d’une illusion à laquelle pourtant il serait doux de pouvoir croire encore.

31 Le traitement de la pensée analogique connaît donc bien une évolution au fil du temps chez Baudelaire, conduisant vers sa remise en cause. Il ne faudrait pourtant pas privilégier une lecture unique au détriment de l’autre dans la mesure où le poète continue manifestement à renforcer la perspective analogique dans le temps même où il la mine. Dans Le Spleen de Paris, « Le Confiteor » redit toute l’ambiguïté du rapport à la mer, « Déjà ! » ou « Le Port » reprennent la fascination positive qu’elle exerce sur le poète, tandis que « Un Hémisphère dans une chevelure » et « L’Invitation au voyage » creusent l’analogie par la synecdoque… Baudelaire perd foi en cette conception romantique, sans pour autant renoncer à l’exploiter, voire espérer y croire et y trouver refuge. L’évolution essentielle pour l’histoire du signe réside dans le travail d’écriture qui mine de l’intérieur une approche pourtant maintenue. Si, comme le précise Michel Le Guern, la métaphore « occupe une position intermédiaire entre le symbole, qui introduit l’image au niveau de la construction intellectuelle, et la synesthésie, qui est la saisie d’une correspondance au niveau de la perceptionxxxvi », le génie propre à l’écriture analogique baudelairienne est de tenir liés ces trois aspects. D’une part, la métaphore est nourrie au contact des synesthésies, inépuisable source de sensibilité et de sensualité grâce à laquelle le poète exploite le potentiel suggestif de l’image archétypale de la mer ; d’autre part, elle est retenue par son inscription au sein d’une quête métaphysique qui lui confère la portée d’un symbole. En outre, parallèlement au maintien de ce symbolisme d’autant plus solide qu’il est nourri par la suggestivité des synesthésies et par la culture du lecteur contemporain, Baudelaire fait reposer le système analogique, qui puise sa cohérence dans une forme de foi, sur une figure dont le processus de sens est interne. La sensualité et la révocation en doute du pouvoir orphique du poète viennent ainsi fissurer l’édifice analogique, du fait même qu’elles conduisent à se détourner de son étoile polaire, la transcendance.

32 De déchiffrement d’une vérité extérieure, le signe est donc bien devenu charme de la création poétique – dans un mouvement trouble qui mêle renoncement désespéré au pouvoir du poète et fascination pour le « nouveau » auquel ouvre, non la plongée dans la mer des Ténèbres, mais bien plutôt désormais l’alchimie du verbe.