Colloques en ligne

Pascale Alexandre

Giraudoux et les obscures clartés de la guerre de Troie

1 Pour Giraudoux, on le sait, « le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d’ailleurs est inconnue »1. Féru de jeux intertextuels, le dramaturge puise volontiers sa matière dans les mythes antiques et bibliques : en 1929 il donne un Amphitryon que le titre (Amphitryon 38) affiche comme étant la trente-huitième version du mythe originel, en 1931 une Judith, et, en 1935, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, sa pièce sans doute la plus célèbre, créée le 21 novembre au théâtre de l’Athénée dans une mise en scène de Louis Jouvet. C’est cette pièce qui fera  l’objet de cette étude.

2 Le sujet en est connu : de retour à Troie, Hector apprend que Pâris vient d’enlever Hélène et que la guerre menace entre Grecs et Troyens. L’action de la pièce est constituée par les tentatives d’Hector pour éviter la catastrophe, en vain : la guerre de Troie aura lieu et la fin de la pièce donne la parole au « poète grec », Homère, qui succède ainsi au poète troyen Démokos, tué par Hector d’un coup de javelot. Gérard Genette a souligné la complexité du statut hypertextuel de l’œuvre. On la considère en général comme une continuation analeptique de l’Iliade, puisque l’action se situe avant le début de la célèbre guerre retracée dans l’épopée homérique. Toutefois Genette rappelle qu’il pourrait aussi s’agir de la transposition dramatique d’un texte paru au IVe siècle après J.-C., présenté par son auteur, Lucius Septimius, comme une traduction latine des Ephémérides de la guerre de Troie, lesquelles auraient été rédigées en phénicien par un guerrier grec, Dyctis de Crète, compagnon d’armes d’Achille. Le chant II raconte en effet l’ambassade d’Ulysse et Ménélas venus à Troie après les premiers combats et le conflit qui oppose Hector, favorable à la restitution d’Hélène, à Énée qui  finit par l’emporter2. Ajoutons que La Guerre de Troie n’aura pas lieu multiplie les références et les clins d’œil intertextuels. L’acte I mentionne l’un des épisodes les plus célèbres de l’Iliade, repris par Ronsard dans l’un des Sonnets pour Hélène3, épisode au cours duquel les vieillards troyens postés aux portes Scées admirent Hélène passant sur les remparts. C’est d’ailleurs à Ronsard, lui-même inspiré des Métamorphoses d’Ovide, que fait allusion l’Hélène de Giraudoux lorsqu’elle puise dans sa « collection de chromos en couleurs » pour évoquer « une Hélène vieillie, avachie, édentée, suçotant accroupie quelque confiture dans sa cuisine »4. Il faudrait encore mentionner bien des références textuelles possibles, depuis Euripide et Isocrate jusqu’à Flaubert ou Meilhac et Halévy, en passant par Shakespeare, sans compter des realia un peu hétéroclites, les portes de la guerre par exemple, empruntées à l’univers romain.

3 Mon propos ne consistera pas ici à débrouiller cet écheveau intertextuel, ce qui a été déjà fait5, mais à voir comment, par delà les jeux d’humaniste qui ont fait sa réputation et auxquels on limite trop souvent son théâtre, Giraudoux transforme le mythe, qui est a priori un espace de lisibilité, un espace connu et familier, en un espace, non d’illisibilité, mais de brouillages et d’ambiguïtés, propre à rendre compte des incertitudes et des inquiétudes d’une époque marquée par l’imminence de la guerre.

4 C’est en effet leur articulation à l’histoire – une histoire dont on connaît désormais la portée infiniment tragique – qui donne tout leur sens à la pièce et au mythe dans les marges duquel écrit Giraudoux. Les contemporains du dramaturge furent frappés par l’actualité de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, certains, comme Claudel, pour dénoncer en des termes très durs une « apologie de la lâcheté et de la paix à tout prix »6, d’autres, comme Colette, pour rendre hommage à « une prière sur l’Acropole à la mesure de notre temps et de son inquiétude »7. C’est cette actualité que je voudrais rappeler rapidement.

5Giraudoux rédige un premier jet de la pièce au printemps 1935. Il l’intitule d’abord « Prélude », puis « Prélude des préludes », puis « Préface à l’Iliade ». Le 20 mai, il s’embarque pour le Proche-Orient pour un voyage d’inspection des postes diplomatiques et consulaires : en 1934, il a été nommé inspecteur général des postes diplomatiques par le ministre des Affaires étrangères, Louis Barthou, tué la même année à Marseille lors de l’assassinat du roi Alexandre de Yougoslavie par des terroristes croates. De retour en France,  à la mi-juillet, Giraudoux remet à Grasset le manuscrit de sa pièce, intitulée Hélène. Début septembre, il reçoit les épreuves du texte qui a pris son titre définitif et qui est mis en répétition par Jouvet8. Des remaniements interviennent jusqu’à la création de la pièce le 21 novembre.

6Cette pièce est composée dans un contexte politique très tendu. Sur le plan intérieur, en France, la république est ébranlée par une série d’affaires9, dont la plus grave est la fameuse affaire Stavisky, du nom d’un escroc qui avait bénéficié de la protection de ministres et de parlementaires. La mort de Stavisky dans des conditions suspectes en janvier 1934 provoque une crise  grave qui contribue à la chute du gouvernement Chautemps, remplacé par le gouvernement Daladier, et au déclenchement des émeutes antiparlementaires du 6 février orchestrées par l’Action française et les ligues nationalistes. Sur le plan extérieur, les crises se succèdent, de plus en plus inquiétantes. Hitler accède au pouvoir en 1933 et ne tarde pas à se lancer dans une politique expansionniste. Il rétablit le service militaire obligatoire, réarme l’Allemagne et tente une première fois d’annexer l’Autriche, faisant assassiner le chancelier Dollfuss. Aussi la France cherche-t-elle à isoler l’Allemagne en se rapprochant de l’Italie par les accords de Rome, signés en 1935 dans l’espoir de régler les désaccords franco-italiens à propos de l’Afrique. Elle se rapproche aussi de l’URSS en signant un pacte bilatéral d’assistance mutuelle au début du mois de mai 1935. Les accords de Stresa sont signés en avril 1935 entre la France, la Grande-Bretagne et l’Italie : ils ont pour but de pérenniser le traité de Locarno10 et de protéger l’indépendance autrichienne. Mais le texte final est flou et ne résout pas le désaccord franco-italien sur l’Éthiopie. En tant que diplomate, Giraudoux ne pouvait qu’être conscient des insuffisances de ces négociations et de la fragilité de ces accords. La pièce en témoigne par des allusions presque transparentes, qui tournent en dérision l’impuissance de la SDN et des arbitrages. La critique a mis en évidence la résonance de la crise éthiopienne dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu11. Certains pensent même que le titre définitif de la pièce aurait été inspiré par une déclaration de Mussolini au Figaro : « La guerre n’aura pas lieu cette année »12. Mussolini souhaitait en effet annexer l’Éthiopie, indépendante depuis 1896. La France, qui s’y opposait, gardait une attitude ambiguë, ce qui ne contribua pas à éviter l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie fasciste, sans déclaration de guerre préalable, en octobre 1935. Dès le 22 mai 1935, face à la menace italienne, l’Éthiopie en avait appelé à l’arbitrage de la SDN. Après l’échec de la commission de conciliation et d’arbitrage qui avait été mise en place, avait été nommé un « super-arbitre » nommé Nicolas Politis, ministre grec en poste en France, professeur honoraire de droit à la faculté de Paris, auteur d’un livre intitulé La Neutralité et la Paix. L’arbitrage s’était borné à des considérations juridiques de façade et n’avait pu empêcher le coup de force de Mussolini en octobre 1935. Comme l’a souligné Gunnar Graumann, cet expert international de la SDN a bien des points communs avec un personnage de La Guerre de Troie ajouté au cours des répétitions de l’automne, un étranger de passage que Démokos, le poète va-t-en guerre de la pièce, présente à l’acte II comme « le plus grand expert vivant du droit des peuples » (GT, II, 5, TC, p. 521). Nommé Busiris, nom fort proche de celui de l’expert de la SDN, ce personnage rend son avis dans un jargon caricatural : « Mon avis, Princes, après constat de visu et enquête subséquente, est que les Grecs se sont rendus vis-à-vis de Troie coupables de trois manquements aux règles internationales » (GT, II, 5, TC, p. 521). Menacé par Hector, qui veut à tout prix empêcher la guerre, il s’empresse de retourner son discours, les manquements des Grecs devenant des marques d’hommage rendues aux Troyens.

7 Les discours contradictoires de Busiris relèvent d’une duplicité qui marque à la fois la pièce et le contexte historique dans lequel elle s’inscrit. Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, les paroles, les êtres et les situations se révèlent constamment doubles et contradictoires. La contradiction est érigée en principe de composition, régissant le discours et le comportement des personnages. La pièce s’ouvre sur une affirmation péremptoire d’Andromaque, qui reprend le titre de la pièce et s’oppose à la tradition mythique : « La guerre de Troie n’aura pas lieu, Cassandre ! » (GT, I, 1, TC, p. 483). Immédiatement après, à la scène 3, le même personnage affirme à Hector, qui veut fermer les portes de la guerre : « Ferme-les. Mais elles s’ouvriront » (TC, p. 486). Dans cette même scène, l’épouse d’Hector se dit prête à tout pour empêcher le fils qu’elle attend de faire la guerre, y compris à le tuer de ses propres mains, contradiction ainsi commentée avec humour par Hector : « Voilà la vraie solution maternelle des guerres » (TC, p. 487). De même, Hector, qui avoue à demi-mots avoir aimé la guerre, la hait désormais et va déployer tous ses efforts pour l’éviter. Il en va de même pour Hélène : au moment même où elle donne son assentiment pour quitter Troie, Hector ne perçoit en elle qu’un « bloc de négation qui dit oui » (TC, p. 510). De fait, la contradiction ne gêne pas Hélène, capable de dire une chose et son contraire dans la même phrase, comme dans ce dialogue avec Pâris où ce dernier évoque le souvenir de son enlèvement :

Pâris : Dis-moi qu’elle était belle, la vague qui t’emporta de Grèce !

Hélène : Magnifique ! Une vague magnifique ! …Où as-tu vu une vague ? La mer était si calme… » (TC, p. 504).

8Ce principe de contradiction s’étend même aux personnages secondaires, comme celui du jeune Troïlus. Au début de l’acte II, il déclare à Hélène ne rien vouloir puis vouloir tout et refuse à deux reprises de l’embrasser. À la fin de l’acte, les portes de la guerre s’ouvrent et découvrent Hélène en train d’embrasser le jeune garçon, ultime image sur laquelle se clôt la pièce. Tout secondaire qu’il soit, ce personnage est symptomatique des ambiguïtés de l’être et de la duplicité du langage qu’il déplore : « Ah ! Les hommes ont bien de la chance d’arriver à dire ce qu’ils veulent dire » (TC, p. 513).

9 Ce sont aussi des points de vue contradictoires sur un personnage ou sur un phénomène que croise la pièce à travers les discours contrastés tenus à leur propos. C’est ainsi qu’Hélène prend des visages multiples et opposés en fonction des commentaires qu’elle suscite, selon une tradition séculaire née avec l’Iliade. Pour Pâris, c’est une présence absence : « L’absence d’Hélène dans sa présence vaut tout » (TC, p. 491). Pour Priam et les vieillards troyens comme pour le poète Démokos, elle représente une allégorie de la Beauté. Hector, de son côté, ne voit en elle qu’une « femme jeune qui rajuste sa sandale », assortie de « deux fesses charmantes » (TC, p. 496-497). Pour Hécube, au contraire, Hélène est l’image de la guerre (TC, p. 517) tandis que pour Ulysse elle est l’instrument du destin (TC, p. 547). C’est encore « la pute » qu’insulte Oiax dans un langage peu homérique et très shakespearien (TC, p. 533), celle qui aime frotter les hommes contre elle « comme de grands savons » (TC, p. 507). De son côté, Hector aime la guerre mais combat avec acharnement celle qui se prépare. Pourtant, dès le début de la pièce, cette figure de la paix que représente l’époux d’Andromaque incarne pour Cassandre le destin, comparé dans une longue métaphore filée –une « métaphore pour jeunes filles » (TC, p. 484) – à un tigre qui dort, puis s’éveille, s’étire et se met en marche. De fait, à la fin de la pièce, c’est Hector qui provoque la guerre en voulant à tout prix l’éviter, par le meurtre du poète Démokos. Quant au personnage d’Ulysse, venu à Troie en ambassade, c’est Giraudoux lui-même qui a souligné la duplicité qu’il avait voulu incarner en lui :

Je n’ai pas encore vu dans les critiques que j’ai lues, qu’on ait compris mon personnage d’Ulysse. Je l’ai fait jeune, député, séducteur, tendeur d’embûches. (Quand il parle de la paupière d’Andromaque, à sa sortie, c’est uniquement un effet de sortie, un rond de jambe, c’est un absolu mensonge) : on l’a vu modèle de sagesse et de grandeur d’âme, je croyais l’avoir fait infiniment plus redoutable que Démokos, l’avoir dévoilé13.

10 Le kaléidoscope des discours fait apparaître les phénomènes et les situations sous des jours tout aussi contrastés. Le motif central de la pièce, la guerre, en est le meilleur exemple. Pour Hécube, nous l’avons vu, la guerre prend le visage d’Hélène, ce qui conduit le petite Polyxène à cette conclusion : « Elle est bien jolie » (TC, p. 517). Mais un peu plus tard, Hécube décrit ainsi le visage de la guerre : elle ressemble, dit-elle, « à un cul de singe. Quand la guenon est montée à l’arbre et nous montre son fondement rouge, tout squameux et glacé, ceint d’une perruque immonde, c’est exactement la guerre que l’on voit, c’est son visage » (TC, p. 527). Pour Hector, la guerre peut faire naître un sentiment de toute-puissance qui assimile l’homme à un dieu (TC, p. 487-488). Pour Priam, elle fait la grandeur de l’homme et représente l’héroïsme, héroïsme qui n’est qu’un mot pour Hécube : « Nous connaissons le vocabulaire. L’homme en temps de guerre s’appelle le héros. Il peut ne pas en être plus brave et fuir à toutes jambes. Mais c’est du moins un héros qui détale » (TC, p. 501). À la fin de l’acte II, pour savoir lequel décidera de cette guerre, Hector et Ulysse s’en remettent à une « pesée » des discours qui fait alterner le visage à la fois contrasté et équilibré de deux adversaires et de deux peuples :

Hector : Mon poids ? Ce que je pèse, Ulysse ? Je pèse un homme jeune, une femme jeune, un enfant à naître. Je pèse la joie de vivre, la confiance de vivre, l’élan vers ce qui est juste et naturel.

Ulysse : Je pèse l’homme adulte, la femme de trente ans, le fils que je mesure chaque mois avec des encoches contre le chambranle du palais… Mon beau-père prétend que j’abîme la menuiserie… Je pèse la volupté de vivre et la méfiance de la vie. (TC, p. 544)

11 Le discours des personnages apparaît d’autant plus contradictoire qu’il regorge de paradoxes, figure que Giraudoux exploite avec virtuosité, ici plus encore que dans ses autres pièces, pour suggérer l’ambiguïté du monde tout en prenant le contrepied d’idées reçues. Les formules paradoxales sont innombrables dans la pièce et je n’en donnerai que quelques exemples. On peut y lire ou y entendre dire que la guerre est tendresse et amour. C’est en effet ainsi que Hector décrit l’instant du combat : « Une tendresse vous envahit, vous submerge, la variété de tendresse des batailles : on est tendre parce qu’on est impitoyable » (TC, p. 488). Et Andromaque de conclure : « […] on ne tue bien que ce qu’on aime » (ibid.). Face à Ulysse, à l’acte II, Hector s’exclame : « Va pour la guerre ! À mesure que j’ai plus de haine pour elle, il me vient d’ailleurs un désir plus incoercible de tuer » (TC, p. 548). La pièce multiplie les maximes paradoxales, tantôt provocatrices, tantôt humoristiques, tantôt ironiques, édifiées contre le sens commun auquel le dramaturge emprunte ses armes pour mieux le contester ou simplement s’en amuser : « Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort » (Andromaque à Priam, TC, p. 502), « Braves devant l’ennemi, lâches devant la guerre, c’est la devise des vrais généraux » (Démokos à Hécube, TC, p. 517) ; « Tu connais les femmes aussi bien que moi. Elles ne consentent qu’à la contrainte. Mais alors avec enthousiasme » (Pâris à Hector, TC, p. 491) ; « Un seul être vous manque et tout est repeuplé » (Pâris à Hector, TC, p. 493), « […] nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité » (Hector à Busiris, TC, p. 522), « Faut- il vous le redire ? Ce ne sont pas les ennemis naturels qui se battent. Il est des peuples que tout désigne pour une guerre, leur peau, leur langue et leur odeur, ils se jalousent, ils se haïssent, ils ne peuvent pas se sentir… Ceux- là ne se battent jamais » (Ulysse à Hector, TC, p. 546).

12 À cette démultiplication d’images et de discours contradictoires, qui fait disparaître les repères habituels de logique et de cohérence, vient s’ajouter le brouillage des frontières entre le vrai et le faux. À plusieurs reprises la pièce souligne le piège que constituent les faux-semblants, banalité dont elle met au jour les conséquences, parfois anodines, parfois terribles. Les apparences sont trompeuses. De loin elles semblent vraies, de près elles se révèlent fausses, comme le dit Hector à Démokos :

Démokos : […] Tu as bien rencontré des femmes qui, d’aussi loin que tu les apercevais, te semblaient personnifier l’intelligence, l’harmonie, la douceur ?

Hector : J’en ai vu.

Démokos : Que faisais- tu alors ?

Hector : Je m’approchais et c’était fini… (TC, p. 496)

13Les hommes sont en proie à des illusions qu’ils se forgent eux-mêmes, tels les vieillards de Troie qui, explique Cassandre, voient en Hélène un cadeau des dieux : « Ils ont imaginé que c’était Vénus qui nous donnait Hélène… Pour récompenser Pâris de lui avoir décerné la pomme à première vue » (TC, p. 494).C’est oublier que les dieux mentent, comme le rappelle Ulysse : « Je la connais, Aphrodite ! Son serment favori, c’est le parjure… » (TC, p. 539). Le mensonge et l’hypocrisie sont en effet présentés comme des principes qui gouvernent le monde des hommes et des dieux. Ce peut être pour la bonne cause et il est des mensonges salvateurs, ce que rappelle la pièce, brouillant un peu plus les pistes. Ainsi Hector demande à Busiris de fabriquer une vérité fictive qui permettrait de sauvegarder la paix : « Trouve une vérité qui nous sauve. Forge-nous une vérité » (TC, p. 523). Ailleurs, il se remémore les mensonges faits par compassion à des soldats mourants :

D’ailleurs je l’ai fait déjà, mon discours aux morts. Je le leur ai fait à leur dernière minute de vie, alors qu’adossés un peu de biais aux oliviers du champ de bataille, ils disposaient d’un reste d’ouïe et de regard. Et je peux vous répéter ce que je leur ai dit. Et à l’éventré, dont les prunelles tournaient déjà, j’ai dit : « Eh bien, mon vieux, ça ne va pas si mal que ça… » Et à celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne : « Ce que tu peux être laid avec ce nez fendu ! » Et à mon petit écuyer, dont le bras gauche pendait et dont fuyait le dernier sang : « Tu as de la chance de t’en tirer avec le bras gauche… » Et je suis heureux de leur avoir fait boire à chacun une suprême goutte à la gourde de la vie » (TC, p. 524).

14Le mensonge n’a toutefois pas que de nobles mobiles et Andromaque en dénonce l’imposture lorsqu’il prend la forme de la mauvaise foi :

Aux approches de la guerre, tous les êtres sécrètent une nouvelle sueur, tous les événements revêtent un nouveau vernis, qui est le mensonge. Tous mentent. Nos vieillards n’adorent pas la beauté, ils s’adorent eux-mêmes, ils adorent la laideur. Et l’indignation des Grecs est un mensonge. Dieu sait s’ils se moquent de ce que vous pouvez faire avec Pâris, les Grecs ! Et leurs bateaux qui accostent là-bas dans les banderoles et les hymnes, c’est un mensonge de la mer. Et la vie de mon fils, et la vie d’Hector vont se jouer sur l’hypocrisie et le simulacre, c’est épouvantable ! (TC, p. 530)

15C’est cette mauvaise foi qu’Hector croit détecter chez Ulysse et chez les Grecs lors de leur entrevue : « Sous vos paroles, je vois enfin la vérité. Avouez-le. Vous voulez nos richesses ! Vous avez fait enlever Hélène pour avoir à la guerre un prétexte honorable ! J’en rougis pour la Grèce. Elle en sera éternellement responsable et honteuse » (TC, p. 549). L’absence de réponse réelle de la part d’Ulysse à cette accusation permet de laisser planer le doute sur les motifs véritables de la guerre. Cette dialectique du vrai et du faux s’accélère à la fin de la pièce, alors qu’Hector multiplie les efforts pour sauver la paix. Insulté puis giflé par le Grec Oiax qui souhaite la guerre, Hector ment et nie avoir été giflé. Puis il tue son compatriote Démokos qui veut appeler les Troyens aux armes. Ce meurtre semble mettre fin à l’action. Hector s’exclame : « La guerre n’aura pas lieu, Andromaque ! » (TC, p. 550) et le rideau commence à se baisser. Mais Démokos agonisant reprend in extremis la parole pour un ultime mensonge : il accuse le Grec Oiax de l’avoir assassiné. Les dénégations d’Hector, qui, cette fois, dit vrai, échouent et c’est le mensonge qui triomphe à la fin de la pièce, provoquant  la guerre : « Elle aura lieu » dit Hector à Andromaque (TC, p. 551). Il s’agit du dénouement véritable et le rideau se baisse définitivement. La duplicité qui gouverne l’ensemble de la pièce trouve une spectaculaire manifestation sur scène avec ce double mouvement du rideau, belle trouvaille pour un théâtre de la parole. C’est au moment où les portes de la guerre se sont refermées et où la paix paraît sauvée qu’une péripétie inattendue fait éclater la guerre : ce double mouvement contradictoire clôt l’action sur une ironie tragique dans cette pièce au statut générique incertain, souvent proche du vaudeville le plus grivois.

16 Au critique Benjamin Crémieux qui l’interrogeait, à propos de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, sur « les forces humaines obscures » qui semblent déclencher la guerre « contre le gré des meilleurs et le vœu des humbles », Giraudoux fit cette réponse :

Je m’attache à dénombrer ces forces obscures et à leur enlever ce qu’elles ont d’obscur, à les montrer en pleine clarté. Je fais mon métier ; aux hommes qui m’écoutent, si je les ai convaincus, d’agir contre elles, de les briser.14

17Se refusant à tout messianisme le dramaturge se contente d’exploiter – remarquablement – ce mentir-vrai qu’est à ses yeux le théâtre pour mettre en scène la complexité et les ambiguïtés des discours et des êtres. Si la portée de cette réflexion excède l’actualité, il n’en demeure pas moins que l’histoire contemporaine du drame lui donna un relief particulier et presque un caractère prémonitoire, ce dont rend compte ce commentaire de Robert Kemp paru à l’époque dans La Liberté. À propos des questions  abordées dans la pièce il écrivait :

18« Leur actualité a quelque chose d’effrayant ! C’est la fatalité de la guerre ; c’est l’inutilité des efforts où s’obstinent les « hommes de bonne volonté » ; c’est la vanité de toute sagesse et de toute loyauté ; c’est la toute-puissance des instincts violents ; c’est la méchanceté, le mensonge, la haine, qui narguent toute générosité ; c’est l’indifférence des dieux ; ce sont les ridicules des pourfendeurs de l’arrière. »