Le monde signé Dieu
1Le mot signe est un mot piégé, où tant de paliers sémantiques jouent et suivant tant de strates temporelles qu’il faut d’abord faire attention tout de même à ce qu’on entend par lui – en parler avec une certaine prudence, ou tout au moins savoir qu’il engage bien davantage que ce qu’on peut en dire en quelques pages. Il compte en effet parmi ces mots qu’on ne peut pas manipuler avec désinvolture, parce qu’on peut dire qu’il en est venu à concentrer et à faire converger à la fois notre représentation du monde et notre conception du langage, de façon à ce que ces deux champs fondent leur raison d’être dans ce rapport : que le monde soit un fait de langage, et que le langage tende à former un monde.
2Car le mot de signe est incessamment parasité par de multiples implications, astronomiques (rappelons que signum, en latin, désigne la constellation), mais aussi métaphysiques et linguistiques. À ce titre, le signe peut donc passer pour un des grands dénominateurs communs de la culture occidentale. C’est une invitation à l’explorer dans son historicité, parce que le signe est trace d’autre chose qui le dépasse, indication d’une transcendance qui donne un appui premier, un sol à la pensée. Comme l’écrit Jacques Derrida dans De la grammatologiei : « le signe et la divinité ont le même lieu et le même temps de naissance. L’époque du signe est essentiellement théologique. Elle ne finira peut-être jamais. Sa clôture historique est pourtant dessinée ».
3La réflexion sur le signe ne peut se dispenser d’une méditation sur le sacré. Et cette méditation passe par l’écriture : la méditation sur le signe, à cause de cette polysémie du terme, revient à une réflexion sur l’écriture, parce qu’elle com-pense (c’est-à-dire qu’elle pense ensemble, et qu’elle établit des équilibres ou des transferts) l’aspect textuel et l’aspect cosmique. La théorie linguistique du signe ne peut dissimuler sous son appellation scientifique qu’elle a des « racines métaphysico-théologiques », suivant l’expression de Jacques Derrida. Et ce sont ces racines-là que nous pouvons interroger, au moment du romantisme, c’est-à-dire dans une phase prélinguistique du signe, ou plutôt dans une histoire du signe qui précède sa théorisation en une science du langage, mais qui en fonde les conditions et la démarche. Dans un article consacré aux « Silences de l’histoireii », Paul Viallaneix pose la question en ces termes en s’attachant au parcours et aux textes de Michelet :
Quelle est donc l’origine de l’interrogation linguistique que la critique et la littérature d’aujourd’hui développent à l’envi ? Le modèle de Saussure, devenu canonique, risque de masquer la tradition dont il est le produit. Si le Cours de linguistique générale porte la marque de la « belle » époque où l’on a cru à « l’avenir de la science », il implique une attitude mentale que le Romantisme pourrait bien avoir inventée.
4Il démontre ensuite que ce renouvellement de la saisie du fait linguistique dans la pensée de Michelet entraîne des conséquences qui en font un inventeur de la modernité, parce qu’avec lui entre autres mais peut-être en particulier, dit-il, « la culture romantique fonde, d’un même élan, la philologie et le folklore, ou science du peuple ».
5Le Romantisme nous apparaît comme un moment daté dans l’élaboration d’une problématique du signe qui le relie à la métaphysique dans sa totalité. « En tant que face d’intelligibilité pure, il renvoie à un logos absolu auquel il est immédiatement uni », écrit Jacques Derrida dans De la grammatologie, pour qui le signe doit être repensé dans les termes et suivant les implications d’une philosophie de la présence. « Ce logos absolu, poursuit-il, était dans la théologie médiévale une subjectivité créatrice infinie : la face intelligible du signe reste tournée du côté du Verbe et de la face de Dieu. » La genèse de Dieu par lui-même, dans le poème des Contemplationsiii intitulé « Nomen, numen, lumen », postule une trinité qui conjugue le nom, la divinité et la lumière :
Quand il eut terminé, quand les soleils épars,
Éblouis, du chaos montant de toutes parts,
Se furent tous rangés à leur place profonde,
Il sentit le besoin de se nommer au monde ;
Et l’être formidable et serein se leva ;
Il se dressa sur l’ombre et cria : JEHOVAH !
Et dans l’immensité ces sept lettres tombèrent ;
Et ce sont, dans les cieux que nos yeux réverbèrent,
Au-dessus de nos fronts tremblants sous leur rayon,
Les sept astres géants du noir septentrion.
6Dieu est écrivain, et le ciel, ou la nature, un texte. La métaphore est usée, entonnée de génération en génération. Dieu, dans le poème de Hugo, a laissé aux hommes les lettres de son Verbe, sous la forme visible et même éclairante du signum, la constellation. Elle irradie le sens, reste à savoir la voir, à continuer à la percevoir comme un signe, c’est-à-dire reliée à une parole transcendante capable de manifester le nom dans la matière. Autrement dit, il s’agit d’apprendre à lire, et le poète se fait pédagogue, initiateur à des mystères. La description, avec la thématisation « et ce sont », ne se contente pas de dire ce qui est ; elle devient une explication, grâce à un retour sur l’acte d’inscrire au ciel, et à une mise en lumière de l’acte second du poète, qui est réfléchissement des signes, car les lettres du nom de Jehovah s’inscrivent « dans les cieux que nos yeux réverbèrent ». Par conséquent le poète est vraiment lecteur de signes, il ne se reconnaît pas d’autre fonction sur le « vaisseau » de la société dans lequel il est embarqué avec tout l’équipage. Le Chatterton de Vignyiv, à la question posée par M. Beckford, « que diable peut faire le Poète dans la manœuvre ? », répond après un temps de silence qui rend plus décisive sa formule : « il lit dans les astres la route que nous montre le doigt du Seigneur ». Cette mission de guide est absolument improductive mais indispensable à plus large échelle.
7Il faut souligner l’enjeu théologique que représente l’acte de lecture. Partons d’un truisme : s’il y a livre, c’est qu’il y a auteur. Avoir une vue suffisante du livre, c’est se donner la vision de celui qui l’écrivit. Le déchiffrement du livre de la Nature engage la représentation (même non-figurative) d’un Dieu qu’on pourrait dire pangraphe plus encore que polygraphe, toute chose étant comprise dans un système de signes refermé sur lui-même comme l’est un livre. Considérons ces vers de Hugo dans Toute la Lyre :
Chacun choisit un homme, et moi, j’ai choisi Dieu !
Oui, j’ai, pour l’expliquer à la foule muette,
Pris le plus grand poëme et le plus grand poëte !
Je ne lis pas du grec ni du latin ; je lis
Les horizons brumeux, les soirs doux et pâlis,
Le ciel bleu, le lac sombre où l’étoile se mirev…
8C’est l’œuvre qui révèle son auteur et en devient la caution. La signature atteste l’existence de l’écrivain : Dieu aussi sera jugé à ses actes. Lamartine invoque un « céleste écrivain », qui écrit avec son « alphabet de feu » dans le ciel étoilé, ou plutôt qui crée le ciel étoilé comme un « livre divin » criblé de « brillants mystères » :
Les cieux pour les mortels sont un livre entr’ouvert,
Ligne à ligne à leurs yeux par la nature offert ;
Chaque siècle avec peine en déchiffre une page,
Et dit : Ici finit ce magnifique ouvrage :
Mais sans cesse le doigt du céleste écrivain
Tourne un feuillet de plus de ce livre divin,
Et l’œil voit, ébloui par ces brillants mystères,
Étinceler sans fin de plus beaux caractèresvi !
9Lamartine en reste ici à l’image convenue du « livre divin » représenté métaphoriquement sous la forme d’une fascination astronomique. L’univers tel qu’il se déploie aux yeux de l’homme est donc un livre sensible, que la poésie a tâche de rendre immédiatement perceptible ; citons une strophe des « Correspondances » d’Éliphas Lévivii :
Formé de visibles paroles,
Ce monde est le songe de Dieu ;
Son verbe en choisit les symboles,
L’esprit les remplit de son feu.
C’est cette écriture vivante,
D’amour, de joie et d’épouvante,
Que pour nous Jésus retrouva ;
Car toute science cachée
N’est qu’une lettre détachée
Du nom sacré de Jéhova.
10Le monde est « visibles paroles », figuration de l’écriture, suivant une métaphorisation des signes naturels perçus comme la vérité rédemptrice de l’autre écriture, la laborieuse et la finie, de main d’homme. « Verbe éclatant dans les nuits sombresviii » : disons que c’est la nuit, les signes sont des « mystères », et pourtant subsiste le rêve d’une ancienne transparence de la conscience à elle-même, du signe à Dieu, qui permet de justifier l’effort d’un déchiffrement.
11La logique romantique veut que ce livre cosmique se déplie, descende sur la terre et soit accessible de la façon la plus humble et prosaïque qui soit, à travers les prés et les bois. Dans un texte des Contemplationsix qu’il date de juillet 1843, Victor Hugo s’interroge :
Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère,
Le poème éternel ! – La Bible ? – Non, la terre.
Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,
Lisait les vers d’Homère, et moi les fleurs de Dieu.
J’épelle les buissons, les brins d’herbe, les sources ;
Et je n’ai plus besoin d’emporter dans mes courses
Mon livre sous le bras, car je l’ai sous mes pieds.
Je m’en vais devant moi dans les lieux non frayés,
Et j’étudie à fond le texte, et je me penche,
Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche.
12Les vers liminaires montrent bien l’ampleur du déplacement théologique auquel veut procéder Hugo : il y a rectification d’idée reçue, par un microdialogue fictif ou par l’épanorthose dite techniquement de rétractation. Il y a conversion d’un livre à l’autre, de « la Bible » à « la terre ». Le sens divin ne se sépare plus du signe sensible. Hugo s’emploie à filer sous tous ses aspects la métaphore qui assimile la nature au livre, dans une isotopie de la lecture. Son déchiffrement coïncide avec sa marche, il n’a plus « son livre sous le bras », car, dit-il, « je l’ai sous mes pieds ». La création se présente de façon immédiate comme un système de signes cohérents, reflétés et questionnés par le poème. Suit la leçon du martinet, leçon qui énonce une loi sans drame, où rien ne peut perturber l’accession de l’évidence à une lumière, la révélation d’un être bon et véridique : « L’eau, les prés, sont autant de phrases où le sage / Voit serpenter des sens qu’il saisit au passage ». Le texte décrit l’itinéraire d’une révélation. Le parcours sur la page du paysage est une façon d’accéder à la vérité, dont le marcheur peut rassembler l’expérience éparse. Dans la logique spontanée de l’oiseau, tout semble donné. On pourrait reprendre à son sujet ce qu’Yves Bonnefoy dit du Mallarmé de Symphonie littéraire : il « redonne vie à cette pensée médiévale qui faisait de l’apparence le livre ouvert de l’essence et voyait ainsi dans la fleur, chose plus qu’aucune autre définissable par les caractères de l’apparence, le modèle même de ces réalités qui induisent l’esprit à la connaissance mystiquex ». À quoi le poète fait une réponse pessimiste :
Je répondis : – hélas ! tu te trompes, oiseau,
[…] Car l’homme, quoi qu’il fasse, est aveugle ou méchant. –
Et je continuai la lecture du champ.
13Il faut compter avec la nature, mais encore avec la nature de l’homme, « aveugle ou méchant », qui pervertit le processus du déchiffrement de Dieu dans sa création, et qui fait de cette lecture non pas une évidence mais une errance ou un obscurcissement des signes.
14Soulignons d’autre part que la nature telle que la décrit Hugo ici n’a rien d’une surnature : elle fonde une poétique du quelconque. L’humilité du livre (et le mot humilité renvoie ici au sens premier qui fait référence à la terre, à une descente sur terre) renvoie à une catabase des signes : là où il fallait lever la tête pour apercevoir le nom de Dieu inscrit dans la constellation du Septentrion, il s’agit de se pencher sur les fleurs des champs. Claude Rétat, dans X, ou le divin dans la poésie de Victor Hugo à partir de l’exilxi, cherche à cerner ce nouveau rapport au sacré, notamment à partir du recueil des Chansons des rues et des bois souvent passé sous silence, qui ne se ramène pas selon elle à la tentative de contourner un dogme finissant en le relayant par quelque « équivalent-religion » ; il s’agit plutôt de raviver la genèse du monde, tant par le recours au grandiose que par une attention ici avant tout portée à un infra-infini, dans un minimalisme capable de suggérer efficacement l’immanence du divin. Ainsi le poète hugolien est un marcheur qui réinvente à mesure une sémiologie du sensible.
15« L’univers, c’est un livre, et des yeux qui le lisent. » Ce vers de « L’Océan d’en haut » (VIII) de Victor Hugo, vers la fin de son Dieuxii, apparaît emblématique de ce rapport. Hugo, on le sait, excelle dans la mise en abyme, qu’on écrive le mot abyme avec un i grec ou un i doté de l’accent circonflexe. Sa définition de l’univers revient ici à une relation simple qui met en regard un objet, « le livre », et « des yeux », mais sur le mode grammatical de la coordination, ce qui fait que le livre est aussi à sa façon voyant. Enfin, par le choix de l’indéfini, « un livre », « des yeux », Hugo convoque en même temps tous les niveaux de réception : si l’univers est un livre, un livre peut être dit un univers, le livre de poèmes. Et si l’univers, ce sont des yeux qui lisent, la vertu cognitive et créatrice de la lecture est assumée par tout déchiffreur, aussi bien Dieu qui parcourt son propre texte que le lecteur qui se place dans cette position de chercher des traces, ou que l’auteur, lecteur-écrivain par excellence, dont l’activité tend à se confondre avec celle de Dieu pour assumer le rôle de recréer ce qui est. La métaphore de la lecture nous apparaît donc très dense, en ce qu’elle désigne à ce stade dans le livre lui-même la valeur cosmogonique du texte littéraire : elle permet de dire que le sens circule, dans une structure à la fois fermée, un support, un regard, et ouverte sur l’inconnu, notamment par l’article indéfini, un livre, des yeux, mais sans que cette indéfinition serve à souligner une déperdition d’ordre ontologique. Dilatation du support-page et exaltation des pouvoirs du poète, qui devient le suprême voyant, presque un dieu, parce qu’il se sait d’abord celui qui sait lire.
16Interrogeons alors le statut du livre tel qu’il s’inscrit à la fois dans la nature et dans le poème. Il redouble l’inscription des signes et sert de miroir, montrant la façon dont la signification se joue à l’intérieur d’un système de représentation. Hugo soulève d’emblée un problème crucial : quel statut désormais accorder au Livre doté d’une majuscule, à la Bible ? En dérive une interrogation que pose tout livre à caractère sacré : quel est le statut de son auteur ? Cette écriture est-elle sacrée, serait-il sacrilège de réécrire ces textes ? L’écrivain est-il l’homme ou est-il Dieu ? La religiosité des principaux poètes romantiques part de l’idée que les églises, à l’origine lieux de rassemblement, sont devenus ce qui sépare, ce qui réduit la conscience à une vision temporelle et partiale du divin, et de ce fait prive l’être de la certitude sensible qu’est l’immanence de Dieu dans le monde, capable d’affleurer sans médiation dans l’expérience de la réalité. Soulignons seulement ici le retentissement d’un texte important pour la défense de l’idée d’une religion naturelle, la Profession de foi du Vicaire savoyard, de Rousseau, qui jette le discrédit sur « la manie des livres » au profit d’un autre livre, celui de la nature (c’est le « raisonneur » qui parle) : « je n’ai jamais pu croire que Dieu m’ordonnât, sous peine de l’enfer, d’être savant. J’ai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est dans ce grand et sublime livre que j’apprends à servir et adorer son divin auteur. Nul n’est excusable de n’y pas lire, parce qu’il parle à tous les hommes une langue intelligible à tous les espritsxiii ».
17Il en résulte beaucoup de défiance par rapport à l’institution, et l’émancipation, dont à des degrés divers, relèvent la plupart des écrivains romantiques. Là où l’église éloigne de la perception intuitive du divin, la poésie y reconduit : il y a donc relais d’un texte par un autre, avec des zones d’ambiguïté, faites d’héritage, de réécriture et de rejet. Étudions un cas éloquent, le début du « fragment du livre primitif » dans La Chute d’un Ange : il énonce le sens et les lois qui régissent le réel, la vie en communauté, le rapport au sacré. Mais Lamartine prend soin de spécifier le statut de son texte en plaçant un avertissement en guise de préface :
« Hommes ! ne dites pas, en adorant ces pages :
Un Dieu les écrivit par la main de ses sagesxiv. »
18Dire qu’un texte religieux émane d’un homme, c’est éviter de mystifier le lecteur, c’est lui demander de voir dans ces préceptes non pas l’émanation directe du Verbe, mais son inspiration seconde et comme dévoyée, un texte qui sécularise l’intuition sacrée en une table de lois, qui fige fatalement la religion en son institution.
19Paradoxalement, ce ne sera donc pas le poème qui tient un discours sur les sujets sacrés pour en réguler le culte qui sera le plus proche de Dieu et de son inscription, mais ce sera, simplement et en son principe, la poésie elle-même. Le livre est là, ouvert : d’où la valorisation du voir, qui est un savoir lire, et le rôle d’interprète confié à la poésie. La poésie est herméneutique de l’immédiat : elle parle par images, versant primitif et encore symbolique du langage. En effet l’image que nous recevons du monde, comme l’image que nous nous formons de lui, sont déjà des interprétations – c’est la seule façon que nous ayons pour que l’extérieur nous devienne intérieur. La poésie, à l’âge où le Romantisme la redéfinit, cherche à parler le langage de la nature, qui elle-même parle de Dieu, parle à Dieu et même parle-Dieu : elle accommode ce langage, comme on accommode le champ de notre vision par rapport à un objet. La poésie est bien peut-être alors, en ce point du romantisme, le désir de savoir lire la terre à livre ouvert. Elle cherche dans le signe une expérience totale des sens, dans toutes les acceptions du mot « sens », et reconstruit l’unité du monde en tissant des rapports autour du sujet, lequel s’est posé comme une brèche ouverte dans la continuité et l’opacité de l’être.
20Et c’est cela, donc, la fable d’une signifiance du monde à l’époque romantique, qui trouve à s’énoncer en particulier à travers la grande métaphore du livre. Si bien que dans l’ordre de la représentation s’impose l’idée d’une textualisation à la fois du ciel et de la terre, d’une lexicalisation de tout objet, d’une sémantisation à volonté du réel. Rappelons rapidement la définition linguistique du signe. Jakobson écrit dans ses Essais de linguistique générale que « la définition médiévale du signe – aliquid stat pro aliquo – que notre époque a ressuscitée, s’est montrée toujours valable et féconde ». Cependant, jusqu’à ce que Saussure retienne les mots de Signifié et de Signifiant, si l’on en croit Roland Barthes dans L’Aventure sémiologique, l’emploi du mot « signe » restait insatisfaisant et ambigu dans la mesure où il semblait désigner seulement le signifiant, alors que le signe doit être perçu comme « une réalité bi-facexv ». Ainsi le signe « tient lieu », littéralement : il est au principe de toute représentation. Car non seulement il est révélateur, mais il est substitutif. Et de là, il induit jusque dans le domaine des affects une angoisse de la séparation et le sentiment d’une privation, d’un manque, qui motive une remontée vers l’antériorité pensée comme le lieu de l’un et de la plénitude.
21Il importe en effet, d’un point de vue large et culturel, que le signe soit pensé négativement : il est le déictique de l’absence, ce qui subsiste de sa partie perdue, autorisons-nous à dire, par conséquent, nostalgique de sa patrie perdue. Nous touchons là peut-être à l’origine son sentiment de regret et son mouvement de reconquête. Au chapitre « Le signe-absence dans le discours du mythe », Henri Meschonnic, dans Le Signe et le Poèmexvi opère une distinction entre le signe et le symbole qui semble éclairante pour mieux saisir ce qui se joue dans la poésie romantique. Il revient en effet sur une définition bien connue du symbole, pour mieux comprendre, dit-il « l’interpénétration du cosmos et du signe ».
Sans étudier des terminologies divergentes, qui ont fait que Peirce a donné à symbol le rôle que Saussure a donné à signe, le symbole s’est moins vidé que le signe, non d’une plénitude première, mais de son caractère de lien. Car le signe est un lien coupé, dans la représentation classique, qui tend à fondre le désigner et le signifier, puisqu’elle privilégie le nom. Le signe fait signe mais ne rejoindra jamais. Le symbole était fait pour rejoindre. Deux téléologies différentes de principe se sont fondues pour caractériser la téléologie du signe. Il est bien connu que le symbole désignait « chacun des deux morceaux d’un objet brisé, puis partagé entre deux hôtes au moment où ils se séparent ». Ici l’étymologie est fonctionnelle, non archéologique. Un symbole à lui seul n’est que la moitié d’un sens : il signifie seulement par l’union des deux moitiés antérieurement séparées. Le sens en est la réunion. Par là les trois schémas se fondent l’un dans l’autre, celui du symbole et celui de l’androgyne, identiques, et par contamination, celui du signe.
22Il poursuit sa distinction en montrant que le symbole est souvent infra ou extra-verbal, plus proche d’une connivence naturelle, et en ce sens il « attire et remet dans le cosmos, alors que le signe linguistique écrit tourne inversement vers l’ordre historique ». Il en déduit que « le signe est discontinu, et le symbole, continu au monde ». Le symbole est porteur d’un signe de reconnaissance, qui s’oublie davantage dans le signe, il se déperd, ce qui fait qu’on en arrive à une reconnaissance de l’arbitraire, qui fonde à la fois un univers sans dieu et un langage sans nécessité que de convention. En effet, on ne parlera pas, on ne peut pas parler d’arbitraire du symbole, mais on a parlé d’arbitraire du signe, comme si la conscience s’était accrue d’une sorte de vide du signe, vide ontologique et sans recours, dont on avait d’abord eu l’intuition et qui aurait trouvé ensuite sa traduction scientifique dans le domaine spécifique de la linguistique. Evidemment, ce genre d’interprétation a posteriori peut sembler trop facile dans son finalisme, il n’en reste pas moins qu’un mouvement s’esquisse à travers le XIXe siècle qui marque la perte d’une certitude ontologique propre au symbole au profit d’une dissociation des signes, qui font pencher le monde du côté du multiple et des cloisonnements.
23De la nécessité théologique à la nécessité sonore ou sémantique, le pas est franchi. Le Romantisme, la façon dont il articule dans une tradition sa représentation à la fois du cosmique et du linguistique, pourrait être perçu comme un moment qui fait passer insidieusement d’une pensée du symbole, promesse d’un retour du provisoirement dissocié vers l’unité, à une pensée du signe, de l’ordre de l’ouverture et de l’intermittence. On conserve l’idée d’une cohérence, d’une coalescence des signes, mais on y perd celle d’une assurance, qui reposait dans une sorte d’androgynie promise et comme garantie de la matière et de l’esprit, du sensible et de l’invisible. Le poème peut se faire enregistrement d’une scission, qui se dit notamment, et de façon obsessionnelle, à travers un mythe, celui de la Chute. Le mythe est alors fondateur d’une identité qui s’expérimente comme une absence à soi, un écartèlement dans le temps par rapport au lieu stable, dense et clos de l’origine. Ce scénario intervient dans une méditation de Lamartine qui porte un titre générique, « L’Homme ».
Tout mortel est semblable à l’exilé d’Eden :
Lorsque Dieu l’eut banni du céleste jardin,
Mesurant d’un regard les fatales limites,
Il s’assit en pleurant aux portes interdites.
Il entendit de loin dans le divin séjour
L’harmonieux soupir de l’éternel amour,
Les accents du bonheur, les saints concerts des anges
Qui, dans le sein de Dieu, célébraient ses louanges ;
Et, s’arrachant du ciel dans un pénible effort,
Son œil avec effroi retomba sur son sortxvii.
24Les mots « exilé », « banni », se résolvent dans les verbes « s’arracher » et « retomber ». C’est le moment où l’histoire commence. L’homme se heurte dorénavant à de « fatales limites » qui le scindent à l’intérieur - qui définissent un avant et un après, et même un dedans et un dehors. L’essentiel de cette fable tient donc à cette inquiétude, qui reprend le vieux thème biblique de la malédiction : comment se rattacher ? La mélancolie romantique pourrait alors être reliée à cette problématique du signe : c’est regretter d’avoir perdu ce qu’on n’est pas sûr d’avoir possédé un jour, c’est se vouloir un, et tenter de renouer avec cette totalité supposée première, en désespoir de cause, par l’écriture.
25En effet, la conception romantique du monde implique une théologie du langage, reliée au dogme de la Chute. Car le temps du Romantisme est aussi celui d’un brouillage des signes, d’une perte des correspondances que le poète doit rappeler, précisément parce que cette période est marquée par une pensée obsessionnelle du temps. L’âge romantique pose, dans et à travers la poésie, la question de l’herméneutique. S’il y a nécessité d’une théorie de l’interprétation, c’est à partir de l’idée que l’encodage du texte naturel est devenu opaque, incompréhensible, de sorte que l’idée d’une totalité et d’une cohérence ne sont plus des évidences, mais risquent au contraire toujours de se perdre et d’être niées. Nous assistons à un drame de la lecture lié à tout un schéma de l’éloignement et de la perte du divin. Cette idée de Chute permet d’établir de façon rigoureuse un avant et un après sur le mode de l’antinomie. Roland Barthes suggère d’étudier « la prééminence du classement binaire dans les discours des sciences humaines contemporaines », pour faire ressortir « l’imaginaire intellectuel de notre époquexviii » : à quoi on pourrait ajouter que cette manie de la dichotomie vient de plus loin. Avant la chute, c’est le moment de l’origine ; après, c’est le temps de l’histoire. Avant la Chute, c’est la transparence, l’unité, l’immédiateté. Après, tout est obscurcissement des signes, brisure, médiations. D’un point de vue linguistique, on passe d’un langage « cœur à cœur » avec Dieu à l’image cacophonique de Babel. Ce problème linguistique est central parce qu’il reflète la situation de l’homme dans le monde : il passe d’un sentiment de complétude ontologique à la déréliction, à un amoindrissement physique et moral qui le livre à la dégradation et au mal.
26 Un passage de La Chute d’un Ange, par exemple, reflète fidèlement cette idée d’une entropie sémiotique, perte d’un temps, donc, écrit Lamartine, « où c’était définir et peindre que parler ». L’enjeu est très nettement à la fois d’ordre théologique et linguistique quand Cédar, l’ange, tombé amoureux de Daïdha, une fille des hommes primitifs, désire tomber sur terre pour la rejoindre. C’est en même temps perpétrer sa chute dans le langage, c’est-à-dire perdre l’immédiateté dans la relation à Dieu :
Daïdha, sur les monts ou sur les bords du fleuve,
Tous les jours depuis lors renouvela l’épreuve ;
Et l’esclave bientôt, par l’enfant répété
Sentit la langue éclore au jour de la beauté,
Et parla des humains ce sublime langage
Où chaque verbe était la chose avec l’image !
Langage où l’univers semblait se révéler,
Où c’était définir et peindre que parler,
Car l’homme n’avait pas encore, dans son délire,
Brouillé ce grand miroir où Dieu l’avait fait lire,
Et, semant au hasard ses débris en tout lieu,
Mis son verbe terni sur le Verbe de Dieuxix !
27Quelle est la caractéristique de cette langue première ? C’est que « chaque verbe était la chose avec l’image ». Adéquation parfaite du signifiant et du signifié : la réalité est marque sûre de l’activité créatrice, qui est verbale. Puis la fuite du divin se marque dans une prolepse par la métaphore du « grand miroir », pour résumer l’histoire d’une perte de la transparence. L’homme met son « verbe terni sur le Verbe de Dieu », autrement dit il fausse le pur sens des mots de la langue en leur superposant d’autres signes qui sont mats, privés de la lumière du vrai, du reflet immédiat du sens.
28Cette perte du sens entraîne le mouvement général d’une déperdition du divin dans l’homme, qui cesse d’être habité et modelé par le Verbe. Il y a une distance qui s’est creusée, un temps de latence entre le signe et son interprétation. Quand le sens fait question, le monde s’éloigne, en même temps qu’il émerge massivement à la conscience. La poésie intervient donc comme stratégie de déchiffrement. La Chute, ce n’est pas seulement le thème d’un poème, le propos du récit, cette longue narration épique de la chute d’un ange. La Chute est un événement que chaque poème à sa manière rejoue : il est lui-même l’enjeu et le lieu de cette quête du sens, d’une plénitude. À l’idée d’un Dieu écrivain dans la nature s’ajoute donc l’idée d’une langue originelle ternie par la malédiction du temps.
29Il y a donc une antériorité radicale du signe à lui-même, qui invite à repenser en même temps l’ontologie traditionnelle et la conception linéaire du temps, car, suivant Jacques Derrida, « on ne peut retenir la différence entre signifiant et signifié – l’idée même de signe – sans la différence entre le sensible et l’intelligible, certes, mais sans retenir aussi du même coup, plus profondément et plus implicitement, la référence à un signifié pouvant « avoir lieu », dans son intelligibilité, avant sa « chute », avant toute expulsion dans l’extériorité de l’ici-bas sensiblexx. » Tel est métaphoriquement le cas du langage stellaire, qui promet la stabilité d’une assomption du sens, dans la distance et le surplomb.
30La poésie devient, de façon plus ou moins cryptée, ce qui permet à l’homme de coïncider momentanément avec une certaine idée, sublime, du divin, à savoir de communiquer avec l’inouï, l’incommensurable et l’invisible, bref ce qui excède l’humain. La langue des dieux dont Lamartine hérite, c’est aussi la « langue du ciel » qu’il recherche dans les Harmonies poétiques et religieuses, une langue qui permettrait de comprendre intuitivement les signes épars laissés par Dieu. Il y a par excellence un mot qui résumerait tout, qui rachèterait la langue « sans aile » du poète, seul instrument dont il puisse disposer. Ce serait le nom de Dieu. Le poème « Désir » revient sans cesse sur la nostalgie d’un nom qui dirait tout, qui dirait le tout, en parvenant à outrepasser ce qu’André Martinet appelle « l’écran du mot ». Car prononcer le nom de Dieu à partir des éléments dissociés du réel, savoir épeler ce nom comme le savent les éléments dans leur langue devenue hermétique, ce serait atteindre l’Un, et en même temps l’infini :
Si seulement, ô mon âme !
Ce Dieu dont l’amour t’enflamme,
Comme le feu, l’aquilon,
Au zèle ardent qui t’embrase
Accordait, dans une extase,
Un mot pour dire son nom !
Son nom, tel que la nature
Sans parole le murmure,
Tel que le savent les cieux ;
Ce nom que l’aurore voile,
Et dont l’étoile à l’étoile
Est l’écho mélodieuxxxi.
31Le poème dès lors repose sur le sentiment de sa propre impuissance, voire de sa propre impossibilité : il se projette dans une langue qui se passerait des mots de la langue, il voudrait, devenu parole, excéder son code et son expressivité dans un rapport sans médiation au sacré qui pourrait bien revenir au silence. Il ne peut donc procéder qu’à l’inscription d’un échec, d’un manque. Il correspond au temps de latence à l’intérieur du signe, ce temps de chute du signifié du ciel des idées dans l’extériorité. Le poème n’est pas le résultat d’un effort de déchiffrement, il en est la tension même : il n’a pas lieu en dehors ou après, dans la signification atteinte et arrêtée. Il s’organise autour d’une trouée dans le langage. La constellation continue à écrire le nom de Jéhovah, et fait signe : mais ce nom qu’elle écrit fait défaut à l’homme, sevré de son langage immédiat, et constitue l’X du poème, autant chez Lamartine que chez Hugo.
32À travers cet exemple, on constate que la linguistique lamartinienne est tout entière une mystique et ne peut se penser en dehors d’elle, c’est-à-dire de son ouverture, qui est aussi une fermeture radicale, un enfermement dans un système binaire, bipolarisé, du terrestre et du divin dans leur articulation hasardeuse. Jacques Derridaxxii avance de façon suggestive le mot de trace, « archi-phénomène de la mémoire », pour rendre compte d’une « brisure » essentielle dans le monde, disons-le « romantique », de nos représentations. « La subordination de la trace à la présence pleine résumée dans le logos, l’abaissement de l’écriture au-dessous d’une parole rêvant sa plénitude, tels sont les gestes requis par une onto-théologie déterminant le sens archéologique et eschatologique de l’être comme présence, comme parousie, comme vie sans différence : autre nom de la mort, historiale métonymie où le nom de Dieu tient la mort en respect. C’est pourquoi, si ce mouvement ouvre son époque dans la forme du platonisme, il s’accomplit dans le moment de la métaphysique infinitiste. Seul l’être infini peut réduire la différence dans la présence. » L’espace lamartinien des Harmonies poétiques et religieuses se déploie, n’en doutons pas, dans le désir de combler cette différence, de réparer cette chute qui grève à la fois l’être dans son entité psychique et le langage dans sa cohérence et sa musique, pour se maintenir dans l’absolu religieux de la présence.
33Pour le poète romantique, écrire, c’est, déjà et strictement, lire : voilà, sans cesse revendiqué par des marques métapoétiques, son parti pris des signes. De là, l’herméneutique qu’il tente de définir s’appuie sur le rêve persistant d’une unité du cosmos et d’une présence de Dieu à sa création. Le sujet lyrique cherche à s’insérer à nouveau dans cet ordre transparent des choses, à imiter l’immédiateté de la Nature. Pour ce faire, il ne s’agit pas moins que de refonder le langage, et si cette entreprise se révèle impossible, d’en dénoncer la déchéance et d’en désigner les limites, qui témoignent de sa propre finitude, de son impuissance à rejoindre, vivant, Dieu. Car cette stratégie de déchiffrement menée par le poète romantique consiste aussi bien à se pencher sur la nature, livre premier, ce monde signé par Dieu, que de repenser la langue et les rapports induits par les signes, que ce soit dans une intra-sémanticité ou une inter-sémanticité. C’est pour constater une faille, une inadéquation qui mine la parole, et qui empêche aussi le poète de rejoindre, muet, l’ordre du monde. Quel regard porter sur la Nature si elle est devenue illisible ? Et par quel détour, par quelle théorie ou par quel drame rejoindre le monde des certitudes et des essences, si plus rien ne se correspond, si la parole ne permet pas d’atteindre l’unité, mais menace au contraire toujours plus d’en consacrer la perte ? Un doute s’est insinué, et nous avons pu avancer l’idée que le signe était déjà une sorte de dégradation implicite du symbole, évidant la plénitude de la lettre des choses. Ou plutôt c’est le temps de latence qui se creuse entre le signe, et ce vers quoi il fait signe, délimitant par ce fait la place et le rôle de l’herméneutique, et refondant en elle dans cet espacement croissant le lieu et le mouvement de la poésie moderne, comme une interrogation, une tension et une errance.