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Pierre Chiron

La relecture isocratique de la guerre de Troie :Hélène entre Orient et Occident

1Je me rends compte que c’est la seconde fois que j’évoque à Créteil la personnalité et l’œuvre d’Isocrate1. C’est un pari risqué, Isocrate n’étant pas – loin s’en faut – le plus fascinant des penseurs grecs de l’époque classique. Il traîne même derrière lui une réputation d’auteur ennuyeux, dépourvu de mystère, à l’image d’un orateur qui n’est jamais monté à la tribune et qui passait son temps dans son cabinet de travail à peaufiner ses discours : on dit qu’il a mis dix ans à parachever son Panégyrique, avec pour résultat un style écrit, ample mais mou, sans nervosité, sans élan. Plus sévères, certains voient en lui la caricature de l’intellectuel inutile, « un vieux rêveur » disait Arnaldo Momigliano2. C’est une critique ancienne, puisqu’elle trouve son origine, probablement, dans l’Euthydème de Platon3. Fait plus compromettant encore, à une époque où les cités grecques étaient menacées par l’impérialisme de Philippe de Macédoine, où Démosthène tentait désespérément de sauver la démocratie et l’indépendance d’Athènes4, Isocrate, lui, cherchait désespérément un chef pour conduire sa « croisade » panhellénique contre le Perse, quête qui l’a amené à glisser insensiblement vers des personnalités de plus en plus éloignées de la démocratie, Timothée, Jason de Phères, Denys l’Ancien, Archidamos et, en dernier, Philippe de Macédoine lui-même. Dans sa thèse sur Les Idées politiques d’Isocrate5,Georges Mathieu rapporte qu’en 1916 l’historien allemand Engelbert Drerup « embrigadait Isocrate au service de l’état-major allemand » et il cite ces phrases édifiantes :

De la profondeur du coup d’œil politique d’Isocrate, témoigne la profonde conscience qu’il existe un ennemi national, avec lequel tôt ou tard on devra en venir à un combat de vie ou de mort, un ennemi héréditaire depuis des siècles.

2Autre citation :

L’idée de nationalité apparaît ici pour la première fois en pleine force dans l’histoire du monde, unie à la pensée irréfutable que l’unité d’une nation ne peut être réalisée que par le fer et le sang, dans de durs combats contre l’ennemi de la patrie commune.

3Avant Wagner, avant Nietzsche, Isocrate aurait annoncé, sinon préparé, le pangermanisme.

4Ces jugements pèchent évidemment par l’anachronisme et l’excès. Ils ne sauraient constituer un bilan pertinent de la carrière et de l’œuvre d’Isocrate. On peut dire par exemple qu’Isocrate a formé un grand nombre de leaders démocratiques de son époque – plus que Platon et Aristote. Cicéron disait de lui : « De son école, comme du cheval de Troie, ne sortirent que des chefs »6. On peut dire aussi que son recul par rapport à l’activité politicienne7 et son travail de publiciste, répandant des lettres ouvertes sur la Grèce entière, fait de lui l’ancêtre des personnalités qu’on appelle aujourd’hui des « consciences » – je pense par exemple au poète, dramaturge et essayiste Václav Havel, ou, en France, à des romanciers comme François Mauriac ou André Malraux, qui, sans être des philosophes patentés, sans être des journalistes professionnels, apportent un regard à la fois distancié et sensible, en un mot « littéraire », sur les problèmes du monde. De ce point de vue, Pierre Carlier8 suggère que, dans une perspective hégélienne, ses choix politiques et géo-politiques étaient sans doute plus visionnaires que ceux de Démosthène. On doit dire surtout que – comme le reconnaît Henri-Irénée Marrou9 – Isocrate fut l’un des fondateurs d’un enseignement aujourd’hui menacé, l’enseignement littéraire, le promoteur d’une tradition humaniste qui – sur des voies distinctes à la fois du relativisme sceptique de la tradition sophistique, du dogmatisme religieux ou du rationalisme philosophique10 – affecte au perfectionnement de l’art de s’exprimer une mission de formation intellectuelle et morale, politique et civilisatrice, touchant de proche en proche l’individu, la cité et le monde. Son influence sur les conceptions de la culture et de sa transmission, dans l’Antiquité et au-delà, fut considérable et il mérite, aujourd’hui encore, d’être considéré comme un repère.

5Et la guerre de Troie ? dira-t-on.

6Quelques mots d’histoire. Jean-Pierre Vernant11 a montré quelle continuité a existé jusqu’au second millénaire avant J.-C. dans tout le bassin oriental de la Méditerranée, en termes d’organisation politique et de civilisation. Les palais crétois ne sont pas bien différents des palais hittites d’Anatolie. C’est vers le xiie siècle avant J.-C. que s’est creusée une différence entre Orient et Grèce liée à la crise des monarchies mycéniennes, crise qui, par l’interaction de multiples facteurs, aboutira à la démocratie et à la pensée grecque. Ce premier divorce sera chanté par Homère mais le Poète – qui écrivait sans doute longtemps après les événements, vers le viie siècle av. J.-C. sur la côte ionienne de l’Anatolie – ne fait état d’aucune frontière culturelle entre les combattants en dehors de l’affrontement guerrier : tout le monde, Grecs, Troyens et dieux, parle la même langue, le Grec.

7De leur côté, les monarchies moyen-orientales se sont réunies au vie siècle pour former l’Empire perse achéménide. Ces évolutions respectives transformeront progressivement les différences superficielles et les rivalités « normales » en profonde fracture, un antagonisme qui culminera avec les Guerres médiques, au début du ve siècle (490-479). On pourrait dire au passage que les difficultés de la Turquie, aujourd’hui, à entrer dans l’Europe sont une sorte d’héritage, parmi d’autres facteurs, de cet affrontement relativement récent. Un universitaire a publié il y a quelques années un ouvrage intitulé La Turquie dans l’Europe. Un cheval de Troie islamiste12, titre qui montre pour le moins la rémanence de l’épisode homérique dans l’actualité.

8Il faut rappeler aussi qu’après cette période glorieuse des Guerres médiques, poursuivie par ce qu’on appelle le siècle de Périclès (451-431), Athènes connaîtra successivement une interminable guerre gréco-grecque, fratricide aux yeux de certains, les Guerres du Péloponnèse (431-404), et une guerre civile extrêmement dure entre aristocrates et démocrates (404-403).

9Né en 436, Isocrate avait cinq ou six ans au moment du début des guerres du Péloponnèse. Il a connu la guerre pendant toute sa jeunesse. Il a une trentaine d’année au moment de la défaite d’Athènes et du terrible épisode des Trente tyrans, après quoi il assistera à la reprise des querelles gréco-grecques entre Athènes, Sparte et Thèbes, avant que Philippe de Macédoine ne commence la longue équipée qui aboutira à l’Empire de son fils Alexandre. C’est en 338 qu’apprenant, dit-on, la victoire de Philippe à Chéronée Isocrate cessa de s’alimenter pour bientôt mourir, âgé de 98 ans.

10Voilà le cadre général de l’Éloge d’Hélène, dont je voudrais parler aujourd’hui. C’est sans doute l’une des œuvres les plus caractéristiques de la pensée d’Isocrate, une construction idéologique qui donne à la guerre de Troie une signification qui embrasse à peu près tous les aspects de sa vision de l’histoire, de la politique et de l’enseignement. Pour me référer au sous-titre du présent colloque, je dirais qu’il s’agit tout à la fois d’une représentation particulière et d’une réinterprétation, voire d’une recréation de la Guerre de Troie.

11Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut d’abord déterminer le statut de l’Éloge d’Hélène et préciser un peu les conditions de sa composition.

12L’Iliade13 nous présente une Hélène déjà bien consciente elle-même de sa réputation : elle était vue communément comme une chienne, la femme pernicieuse par excellence, la cause de la mort d’innombrables héros. Avec son titre paradoxal, l’Éloge d’Hélène paraît donc se ranger dans un genre cher aux sophistes, qu’on appelle παίγνιον, ou divertissement. Il s’agit de petits textes développant sur quelques pages une pensée paradoxale, par pur plaisir ou pour démontrer les pouvoirs illusionnistes du logos. On a conservé l’Éloge d’Hélène de Gorgias, celui d’Isocrate – qu’on range volontiers dans la même catégorie. On a perdu en revanche les œuvres d’un contemporain, Polycrate d’Athènes, mais on sait qu’il avait écrit une défense de Busiris, tyran égyptien qui tuait tous les étrangers arrivant dans son pays, une accusation de Socrate, un éloge de Clytemnestre, un éloge du sel, etc. Sans descendre jusqu’à l’Éloge de la folie, rappelons que Lucien de Samosate, à l’époque de la seconde sophistique, composera un Éloge de la mouche que l’on peut toujours lire.

13D’emblée, Isocrate se désolidarise explicitement de cette tradition, et revendique le sérieux de son texte (§ 1, 12).

14Autre fausse piste : l’introduction de l’édition Budé14 appelle l’Éloge d’Hélène « discours d’apparat », en référence au genre antique dit en grec « épidictique ». C’est une appellation piégée, car ce genre oratoire est considéré par Aristote comme le moins politique. Il se caractérise par l’ostentation, la démonstration des compétences de l’orateur devant un public de spectateurs, il porte principalement sur le présent, et se divise en éloge et en blâme. Mais il n’est pas sûr du tout qu’Isocrate ait ainsi séparé du discours politique un type d’expression qui était pour lui au cœur de sa mission et le plus puissant moyen de consolider le lien civique et hellénique. Selon Quintilien, « Isocrate considérait qu’il y avait de l’éloge et du blâme dans tous les genres »15.

15Bref, l’Éloge d’Hélène n’est ni un paradoxe amusant ni un morceau d’éloquence gratuit et dépourvu d’enjeu politique.

16Pour attester non seulement le sérieux, mais l’importance de cette œuvre dans la carrière d’Isocrate, on doit évoquer sa longueur relative, presque vingt pages, contre à peine six pages pour le texte de Gorgias, dans la traduction récente de Marie-Laurence Desclos. Significative est aussi sa date. On ne la connaît pas précisément, mais on situe généralement la composition de l’Éloge d’Hélène entre 390 et 380, dans la foulée du Contre les Sophistes, manifeste qu’Isocrate a diffusé au moment de la création de son école en 390, trois ans avant que Platon n’ouvre la sienne, en 387. Il ne s’agit donc pas – comme le dit encore l’édition Mathieu-Brémond – d’une œuvre de jeunesse, puisqu’Isocrate est âgé à ce moment-là d’au moins quarante-cinq ans.

17En d’autres termes, l’Éloge d’Hélène est publié par un homme expérimenté qui vient d’ouvrir une « grande école » destinée à la formation des élites de sa cité, une sorte d’ENA avant la lettre, ce qui invite à y voir un programme d’enseignement autant qu’un dépliant publicitaire, voire une pièce polémique dans un climat de concurrence entre écoles, j’aurai l’occasion de revenir sur tous ces aspects.

18Mais quel est le propos de l’ Éloge d’Hélène ? Donnons-en rapidement les grandes lignes, avant de proposer quelques éléments de commentaire.

§ 1-15 : prologue. Critique des sophistes anciens et contemporains, notamment les éristiques, qui vendent cher un savoir illusoire ; un auteur a choisi un sujet digne d’intérêt, Hélène, mais en croyant faire son éloge, il a en réalité présenté sa défense. Trêves de critiques, essayons de montrer comment faire pour la louer véritablement.

§ 16-17 : généalogie d’Hélène. Zeus a assumé la paternité d’Hélène et a manifesté sa prédilection pour elle en la dotant de beauté, plus puissante encore que la force accordée à son demi-frère Héraclès.

§ 18-37 : premier effet de cette puissance : Hélène séduit Thésée. Éloge de Thésée.

§ 38-40 : autres « victimes ».

§ 41-48 : « victime » principale de la beauté d’Hélène : Pâris-Alexandre. Défense de ce dernier.

§ 49-51 : importance accordée par les Grecs à l’enlèvement d’Hélène.

§ 52-53 : importance accordée à l’affaire par les dieux eux-mêmes.

§ 54-60 : éloge de la beauté ; les dieux eux-mêmes s’inclinent devant elle.

§ 61-66 : rendons grâce à la puissance d’Hélène : elle a sauvé les Grecs des barbares en les amenant à se coaliser.

19Rien dans cet ensemble n’est insignifiant. Sur le prologue, je retiendrai – parmi bien d’autres – trois éléments. D’abord, il ne s’agit pas d’un exorde, mais plutôt d’une préface, voire d’un prélude. Quel rapport entre les sophistes et Hélène ? Aristote a commenté cette bizarrerie au début du chapitre 14 du Livre III de la Rhétorique et l’a justifiée en disant que, dans le discours épidictique, l’exorde a une fonction en quelque sorte musicale ; il doit montrer la virtuosité de l’instrumentiste, apporter de la variété tout en donnant sa tonalité d’ensemble au discours. Cette remarque, qui ne manque pas d’une certaine perfidie quand on songe aux ambitions d’Isocrate, vise juste en ce que l’objectif de ce dernier n’est pas de faire œuvre rationnelle, mais œuvre de leader politique, ou d’idéologue, dont le mérite se juge non pas à la vérité de ses propos – vérité hors de l’atteinte des hommes, selon Isocrate – mais à sa capacité d’entraînement.

20Secundo (c’est un corollaire du premier point, en réalité), Isocrate formule deux critiques convergentes, l’une qui vise les éristiques (§ 1 cf. ἄλλοι δὲ περὶ τὰς ἔριδας διατρίϐοντες), l’autre qui vise un collègue anonyme, accusé d’avoir fait une défense d’Hélène en croyant faire un éloge (§ 14). Si je rapproche ces deux remarques c’est parce qu’une des obsessions d’Isocrate est le caractère pernicieux de l’antagonisme systématique qui caractérisait la vie collective athénienne, que ce soit entre aristocrates et démocrates, entre politiciens ou entre intellectuels, comme si le paradigme des relations politiques et sociales était l’affrontement judiciaire. Josiah Ober16 a pu parler à ce propos d’une « communauté en face à face ». Il faut rappeler ici qu’Isocrate a commencé sa carrière, sans doute pour des raisons d’argent, en rédigeant des plaidoiries en tant que logographe. À cette manie démocratique de l’antilogie (dans laquelle il inclut la dialectique), manie destructrice à ses yeux, Isocrate veut substituer un discours d’intérêt général, digne de l’émulation des intellectuels, avec comme trophée l’approbation d’un vaste public, ce qui oblige, évidemment, à se donner comme sujets des questions d’intérêt général :

Lorsqu’on revendique la capacité de penser et qu’on prétend au titre de sophiste, ce n’est pas sur les sujets négligés par tout le monde mais sur ceux qui suscitent l’émulation générale qu’il faut essayer de se distinguer et de montrer sa supériorité sur les profanes. En fait, ces gens (les sophistes) se comportent à peu près comme quelqu’un qui revendiquerait le titre de meilleur des athlètes, puis qui descendrait dans une arène où personne ne jugerait bon de le rejoindre. (Hél. 10)

21Un troisième aspect important du prologue est sa dimension métadiscursive, dimension qui apparaît aussi plus loin dans le texte : Isocrate nous a fait réfléchir sur la fonction de l’intellectuel dans la société, il a critiqué ses concurrents qui vendent cher un savoir illusoire et inutile aux jeunes gens, il nous a rappelé la différence entre éloge et défense. Or la transition avec le corps du texte se fait sur le thème : « assez critiqué, je vais montrer ce que je sais faire ». Il lui arrivera de noter dans la suite qu’il corrige sa trajectoire parce qu’il a le sentiment de faire fausse route (cf. § 29). Autrement dit, Isocrate n’offre pas simplement un discours, ou, plus précisément, un texte doté de qualités esthétiques qui permettent de l’oraliser avec succès, il nous fait assister en même temps au processus de son écriture.

22En ce qui concerne le développement, je remarquerai d’abord que sa composition répond non seulement à une progression mais à l’élaboration d’une sorte d’allégorie. Le passage obligé – selon les normes du genre de l’éloge, qu’Isocrate contribue à mettre en place, j’y reviendrai – par la naissance est suivi d’une évocation graduée des amoureux d’Hélène : un grec, Thésée, un Troyen, Alexandre, puis tous les Grecs. Le texte culmine avec un éloge de la beauté qui, pour le coup, subjugue absolument tous les hommes – Grecs et barbares – et même, pour couronner le tout, les dieux. Je doute qu’une phrase comme celle-ci à propos de Zeus plaise beaucoup aux féministes :

Alors que de très nombreux demi-dieux furent engendrés par Zeus, Hélène est la seule femme dont il accepta d’être appelé le père. Il se souciait surtout du fils d’Alcmène [Héraclès] et de ceux de Léda [Castor et Pollux], mais il préféra si bien Hélène à Héraclès qu’il donna à son fils la force qui permet d’exercer le pouvoir sur les autres par la contrainte, tandis qu’il réservait à sa fille la beauté qui exerce son règne naturellement, y compris sur la force. (Hél. 16)

23Au-delà d’une vision traditionnelle des sexes, ce passage distingue deux types de pouvoir, la contrainte et la séduction, ce qui permet de comprendre comment l’éloge d’Hélène peut se muer en éloge du discours. Ces deux types de pouvoir correspondent aussi à deux types de héros : Héraclès a d’abord été le comparant malheureux d’Hélène, il va devenir le faire-valoir de Thésée, dans une opposition qui valorise le héros national, par rapport au héros mythique, ou, pour le dire autrement, le combattant de l’inutile au chef d’État. Citons :

Ce qui se passa, c’est que l’un [sc. Héraclès] affronta les dangers les plus fameux et les plus retentissants, l’autre [Thésée] les plus utiles et les mieux adaptés aux besoins de la vie des Grecs.(Hél. 24)

24Isocrate enfonce le clou en disant qu’Héraclès était au service d’Eurysthée, tandis que Thésée

qui était maître de son destin, choisit délibérément les combats qui feraient de lui le bienfaiteur que ce soit des Grecs ou de sa propre patrie. (Hél. 25)

25Il sera précisé plus loin (§ 32) que Thésée a exercé sur Athènes un pouvoir doux, accepté de tous, considéré par chacun comme aussi légitime qu’un régime démocratique, les querelles en moins.

26La vie de Thésée – et la même idée reviendra à propos de la guerre de Troie – est devenue sous le calame d’Isocrate l’allégorie de la lutte entre civilisation et la barbarie, entre pouvoir consensuel et pouvoir brutal, entre liberté et esclavage, entre choix délibéré, réfléchi, et bêtise aveugle, entre les guerres gratuites et celles qui assurent le bonheur des cités et de la Grèce entière. Mais tous, Grec et barbares, poursuivent la même beauté ou –pourrait-on dire – le même idéal. Si les Grecs gagnent, si les Grecs méritent de gagner, c’est parce qu’ils sont éduqués et savent unir leurs forces. Il vaut la peine de regarder la façon dont Isocrate évoque les Troyens.

27Le premier Troyen évoqué dans le texte est évidemment Pâris-Alexandre17, celui qui a obtenu le lit d’Hélène en préférant Aphrodite à Héra et Athéna, lors du fameux épisode du jugement que lui a délégué Zeus. On pourrait s’attendre à ce qu’Isocrate lui reproche à lui aussi d’avoir causé une guerre, et d’avoir enlevé une jeune femme à son mari. Eh bien, non. Isocrate le félicite d’avoir été choisi pour participer à un tel jury, d’avoir choisi Hélène, c’est-à-dire la gloire. Il faut s’arrêter un instant sur le passage décrivant ce choix :

Incapable de faire la différence entre leur aspect physique, aveuglé qu’il était par la vue des déesses, il fut obligé de faire son choix parmi leurs dons. C’est alors qu’il choisit l’intimité d’Hélène en lieu et place de tous les autres dons, non qu’il ait eu en vue la volupté qu’elle lui donnerait – et pourtant, aux yeux des hommes sensés, c’est un plaisir préférable à bien d’autres – non : son désir le poussa à devenir le gendre de Zeus, considérant que c’était un honneur plus grand et plus beau que de régner sur l’Asie. (Hél. § 42-43)

28L’amour est ici un moyen d’accéder à la gloire, et l’on ne voit aucune différence entre raisonnement grec et raisonnement barbare. L’affrontement interminable de la guerre de Troie ne met pas aux prises des bons et des méchants, mais des hommes attachés au même bien :

Alors que les uns (les Troyens) pouvaient, en restituant Hélène, se débarrasser de leurs maux, et que les autres, en se désintéressant d’elle, pouvaient vivre le reste de leur vie sans courir de danger, ni les uns ni les autres ne prirent ces partis. Les Troyens regardèrent sans ciller détruire leurs villes et dévaster leur pays pour ne pas la laisser aux Grecs ; les Grecs préférèrent rester et vieillir en terre étrangère et ne jamais revoir leur famille plutôt que de rentrer dans leur patrie en laissant Hélène derrière eux. Et ce n’est pas pour Alexandre ou pour Ménélas qu’ils se disputèrent, mais les uns pour l’Asie, les autres pour l’Europe, considérant que la terre où résiderait sa personne serait la plus heureuse des deux. (Hél. § 50-51)

29Plus loin, Isocrate évoquera l’impérialisme des Perses, mais il l’expliquera par leur insatisfaction politique.

30Par ailleurs – pour en revenir au thème du discours donnant accès à son processus de fabrication – Isocrate donne par l’exemple les clefs de la composition d’un éloge, dont on trouve la version technique dans la Rhétorique à Alexandre18. Il y a d’abord des règles, qui veulent qu’on loue d’abord la naissance, puis la carrière, avant d’évoquer les vertus, en procédant à l’amplification par contraste (blanc/noir) ou par compétition (comparaison avec un bien reconnu, comme quand Isocrate compare Thésée à Héraclès). Isocrate semble préconiser aussi une composition par excroissance, chaque point abordé permettant un nouveau développement. Par parenthèse, Isocrate risque ici le reproche que Platon adressait à Lysias dans le Phèdre, de composer par juxtaposition, ce qui est à peine pire. On sait que le philosophe y opposait le principe de l’unité organique, chaque partie étant dépendante de toutes les autres. Mais là encore, on aurait tort de juger Isocrate trop précipitamment. On pourrait dire par exemple que le fait de louer Hélène en faisant le portrait de ses soupirants n’est pas un modèle de logique. Mais en même temps se fait jour progressivement l’idée d’une certaine contamination : la beauté suscite la générosité, la vertu, l’héroïsme. Le fait que cet héroïsme soit le propre d’abord de demi-dieux, qui sont naturellement héroïques, si j’ose dire, puis des hommes, à savoir les Grecs et les Troyens, crée une sorte de gradation inverse : on va du singulier au pluriel, d’une part, mais aussi du semi-divin à l’humain. Cette irrépressible extension tend à montrer que la beauté a un pouvoir civilisateur absolument universel.

31Enfin, on pourrait faire état d’un paradoxe, qui tient à ce qu’Isocrate utilise un matériau légendaire et en même temps revendique l’utilité de ses propos (§ 4-5). C’est en cela qu’Isocrate est ce qu’on appellerait aujourd’hui un « littéraire ». On lit au § 5 :

Il est bien préférable d’avoir des opinions raisonnables sur des questions utiles qu’une science exacte sur des choses inutiles.

32Le raisonnement sous-jacent peut choquer, mais il est assez cohérent. Isocrate dit : nous ne disposons pas de science de l’être ni d’accès à la vérité – en cela il est bien sophiste, au sens platonicien du terme –, non seulement dans le domaine de la vertu, mais aussi dans le domaine de l’histoire. Nous avons le choix entre de bonnes ou de mauvaises opinions. Comme les opinions sont ce qui nous fait agir, il faut insuffler les opinions les meilleures. D’où l’éloge de la beauté et du beau discours. Le corollaire est que, si la légende est plus positive, plus entraînante que les faits, eh bien, c’est à elle qu’il faut faire croire.

33En conclusion, je dirais que, comme j’ai déjà eu l’occasion de montrer ailleurs19, il n’y a dans l’opposition isocratique entre le Grec et le barbare aucun essentialisme, ou pour le dire autrement, aucun racisme. Ce qui fait la différence entre les deux c’est l’éducation, la fameuse paideia. On lit dans le Panégyrique :

Notre cité a de tant distancé les autres hommes pour la pensée et la parole (περὶ τοῦ φρονεῖν καὶ λέγειν) que ses élèves sont devenus les maîtres (διδάσκαλοι) des autres, qu’elle a fait employer le nom des Grecs non plus comme celui de la race (γένος) mais comme celui de la pensée (διάνοια), et qu’on appelle Grecs plutôt les gens qui participent à notre éducation (παίδευσις) que ceux qui ont la même origine que nous. (Isocrate, Panégyrique, § 50, trad. Mathieu-Brémond modifiée).

34Le corollaire est qu’un Grec sans éducation ne mérite pas ce nom et qu’un barbare peut devenir grec. Pourquoi, dans ces conditions, vouloir guerroyer contre le barbare et refaire la guerre de Troie ? Il faut rappeler ici le contexte si troublé de la vie d’Isocrate, d’où son rêve de concorde comme condition du bonheur humain. Mais comment créer cette concorde ? La « fusée » d’Isocrate, pour répondre à cette question, comporte plusieurs étages. Il faut d’abord un chef démocratique, c’est-à-dire un chef capable de fédérer les énergies sans imposer un pouvoir brutal, un Thésée, un Périclès, bref un roi-philosophe, même si – je veux bien l’admettre – c’est dans un sens un peu simpliste par rapport à Platon. Ce chef doit être doué, instruit, mais surtout inlassablement formé par l’imitation du maître – Isocrate est là pour cela. Mais comment ce chef peut-il fédérer ses semblables ? Eh bien, par un discours qui soit commun en raison de sa beauté, celle d’Hélène étant une synecdoque de ce qui excite le désir des hommes. On pourrait voir ici, une fois encore, une analogie avec Platon en ce que la beauté d’Hélène rappelle le rôle joué par Éros dans le Banquet, mais la chose est envisagée par Isocrate d’une manière plus concrète et pratique. Alors, bien sûr, il faut aussi construire l’ennemi, comme dirait Umberto Eco20. Mais l’ennemi troyen n’est guère dépeint en réalité, ce qui intéresse Isocrate est la vertu que donne aux hommes la quête de la beauté. Hélène est entre Orient et Occident comme une médaille d’or, conduisant tous les concurrents de la compétition à se surpasser. J’aurais donc tendance à voir dans le barbare isocratique non pas un ennemi particulier mais la barbarie, avec son cortège d’ignorance, de brutalité, de soumission. En cela, Isocrate mène un combat très actuel.

35On dit souvent qu’Isocrate fait pâle figure à côté de Platon, ce qui bien sûr est vrai. On pourrait l’imaginer aujourd’hui en communicant, un communicant un peu amélioré, c’est-à-dire doté de sens moral, de conscience politique et d’un certain idéalisme. Pourtant, les points communs ne manquent pas avec Platon, ce que semble reconnaître, d’ailleurs, l’une des dernières phrases du Phèdre21 : « mon ami, il y a naturellement, dans l’esprit de cet homme, une certaine aspiration à la sagesse ». Mais cette reconnaissance, sans doute ironique, n’est pas l’essentiel. Ce qui me paraît le plus digne d’attention est qu’Isocrate a contribué à éduquer les leaders réels, a contribué à travers eux à éduquer, à unir les citoyens, en concevant un idéal susceptible d’apporter la concorde et la collaboration de tous à une œuvre commune. Son rôle posthume de fondateur des humanités a été d’attirer l’attention sur l’importance non seulement culturelle mais sociale et politique du beau discours, alias littérature. Ce n’est pas si mal.