Colloques en ligne

Clément Sigalas

Claude Simon antirésistancialiste (La Corde raide, Gulliver, La Route des Flandres)

1Associer Claude Simon à l’antirésistancialisme, c’est associer un auteur qui a toujours revendiqué le primat de l’esthétique en littérature à une catégorie politique,non pas au sens de « partisane », mais dans la mesure où elle postule un intérêt manifeste pour les affaires de la polis. Avant même d’expliquer l’intérêt qu’il peut y avoir à penser la trajectoire de Simon à travers cette catégorie, il faut s’entendre sur le « résistancialisme ». Le terme, popularisé par l’historien Henry Rousso, désigne un « mythe dominant » en France entre la Libération et le début des années soixante‑dix1, reposant essentiellement, d’une part, sur « la marginalisation de ce que fut le régime de Vichy et la minoration systématique de son emprise sur la société française », d’autre part, sur « l’assimilation de la “Résistance” à l’ensemble de la nation2 ». Le résistancialisme se confond ainsi avec le grand récit national d’une France combative et unie contre l’occupant, cette « France tout entière » célébrée par le général de Gaulle. C’est le récit d’une victoire collective, là où les deux premiers livres de Claude Simon publiés après‑guerre, La Corde raide (1947) et Gulliver (1952), sont marqués par la volonté de mettre en scène et d’interroger une défaite intérieure, volonté qui se laisse encore lire dans La Route des Flandres (1960), mais de façon moins nette, tant l’arrivée à maturité esthétique et la primauté de la question de la représentation la rejettent au second plan.

2On voudrait ainsi mettre en lumière la dimension profondément politique, voire polémique, de l’œuvre du premier Claude Simon, par là proposer une genèse alternative de la grande œuvre : non pas une genèse proprement littéraire, telle qu’elle peut être tracée en « remontant » des chefs‑d’œuvre constitués aux œuvres de jeunesse, mais une genèse politique, au sens où Simon participe par l’écriture aux débats communautaires de son temps. Cette genèse alternative a du même coup le mérite de produire des rapprochements avec des auteurs autres que ceux auxquels on rattache habituellement Simon, l’arrachant provisoirement au groupe des Nouveaux romanciers et à son statut de « grand écrivain », statut exceptionnel qui conduit à oublier ce que l’écrivain partage avec son époque, donc à méjuger de ce qui fait sa singularité. Trois refus rapprochent le premier Simon d’un certain nombre d’œuvres de l’immédiat après‑guerre, qui sont aussi trois prises de position politiques : refus de représenter une communauté positive, refus de considérer la victoire de la Résistance comme une victoire de la raison, et refus d’assigner une fonction exemplaire à la littérature.

La faillite de la communauté

3La Corde raide, Gulliver et La Route des Flandres témoignent d’une double crise du collectif : d’une part, le tableau qu’ils brossent de la guerre laisse apparaître une communauté impuissante et désunie ; d’autre part, La Corde raide en particulier se donne à lire comme le geste de défi d’un individu réfractaire aux discours collectifs de son temps.

4La Corde raide et Gulliver, dont la rédaction est entamée respectivement en 1945 et 1949, doivent s’appréhender dans le contexte spécifique de l’immédiat après‑guerre : les années 1944‑1946 fixent la mémoire héroïque et unanimiste de la guerre – laquelle va s’érodant dès la fin des années quarante, mais ne sera pas sérieusement remise en question avant la fin des années soixante. La production livresque dominante de la période dépeint une résistance généralisée, donnant au terme « résistance » une extension très large : elle est, sous l’Occupation, le fait des héros clandestins, mais aussi d’une population française qui leur est très largement favorable ; en captivité, elle s’incarne dans la figure du prisonnier réfractaire ou évadé ; dans la débâcle même, elle apparaît en germe dans le comportement héroïque des soldats. Or, pour chacune de ces situations, Claude Simon propose une vision inversée, une peinture au noir, à travers lesquelles il rejoint le corpus plus large des anti‑épopées de la Deuxième Guerre mondiale.

5La débâcle telle qu’elle apparaît dans La Corde raide et La Route des Flandres ne contient ainsi pas la moindre trace d’héroïsme : Georges ne tire jamais un coup de fusil contre l’ennemi, exactement comme les héros d’H. Calet (Le Bouquet) ou de R. Merle (Week-end à Zuydcoote), et au contraire de Mathieu chez Sartre (La Mort dans l’âme). La désunion de l’armée est totale, symbolisée dans La Corde raide par l’épisode du blessé français que personne ne veut recueillir. De façon plus caractéristique encore, la débâcle est marquée par une irréalité qui rappelle irrésistiblement le « trip virgilien3 » évoqué par Julien Gracqpour résumer sa propre expérience de juin 1940. Il est intéressant de s’attarder sur l’expression, car elle inscrit les livres de Simon parmi un réseau d’œuvres contemporaines. Virgilienne, l’œuvre de Simon l’est, dès La Corde raide, en vertu d’un cadre tout droit issu des Bucoliques. La bataille dans La  Route des Flandres a lieu dans la « vaste campagne ensoleillée4 » (p. 87), entre « verdoyants chemins de campagne », « paisible étang » et « sylvestre paix » (p. 105 et p. 185) : c’est une nature de pastorale, préservée de la violence de l’histoire. Un tel décor rappelle celui de Week‑end à Zuydcoote, de R. Merle : le roman raconte le siège de Dunkerque, mais l’action se déroule dans une petite station balnéaire attenante, sous un « soleil de Côte d’Azur5 ». Commune à Simon et à Merle est aussi la temporalité de la fête : le premier épisode de guerre raconté dans La Corde raide a lieu « un certain dimanche de la Pentecôte » (p. 79), tandis que les paysans de La Route des Flandres portent « leurs habits du dimanche » (p. 104) et que l’évasion de Georges prend fin « un dimanche matin » (p. 206). Chez Merle, le titre même et les multiples allusions aux bains suffisent à situer le paradoxe d’une guerre en pleines vacances. À chaque fois, cependant, les apparences de paix se voient démenties par l’irruption de la violence, dans un puissant effet de contraste que résument précisément le mot « démenti » dans La Route des Flandres (p. 91 et p. 226), mais aussi le verbe « contredire », dans Les Communistes d’Aragon (« C’est la campagne française paisible, sous le ciel bleu et qui contredit tout ce qu’on entend, les coups de feu, les départs d’artillerie tout proches6 »), ou l’adjectif « saugrenu » chez Merle (« C’était saugrenu, tous ces hommes en gros drap kaki, sales et mal rasés, et à qui les dunes, la mer, le ciel radieux au-dessus d’eux donnaient une allure d’estivants7 »). Si les formes diffèrent, ce contraste produit au moins un effet commun chez Simon et Merle : le mélange des tons, la débâcle évoquant à Georges les « poursuites parodiques et burlesques » (p. 235) des films comiques, ou virant au grotesque quand le héros de Week‑end à Zuydcoote se voit cerné par des saucissons suspendus valsant sous les bombes.

6Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’à la faveur de ce contraste proprement délirant, la guerre se fasse « trip ». On se souvient de l’ultime hypothèse de Georges à la fin de La Route des Flandres : « Peut-être dormais-je » (p. 353). Par là, il rejoint l’« armée rêveuse » d’Un balcon en forêt8, le héros halluciné du Fidèle Berger d’A. Vialatte, les soldats plongés « dans une songerie9 » du Bouquet, et de nouveau le héros somnolent de Week‑end à Zuydcoote, qui se demande « si tout ce qu’il était en train de vivre n’était pas un rêve10 ». En définitive, ce tableau d’une armée en plein rêve est commun à un bon nombre de romans, et il est politique dans la mesure où il met en scène des personnages impuissants à agir sur le réel, à l’opposé de la majorité des récits de l’immédiat après-guerre qui célèbrent, même dans la débâcle, un véritable combat11.

7On traitera plus rapidement les deux autres situations de guerre. Dans le camp de prisonniers dépeint dans La Corde raide, puis La Route des Flandres, l’accent n’est jamais mis sur la confrontation avec les Allemands. Georges tente bien de s’évader dans La Route des Flandres, mais il est repris dans un bois par de « paisibles chasseurs » (p. 206) : on a connu redditions plus âpres. Le tableau de l’Occupation, lui, est dressé par Gulliver, et il est particulièrement sombre. Il s’ouvre pourtant sur une promesse : Gérard Faure, que son entrée dans la Résistance a sauvé de l’angoisse, est une figure topique de l’époque, à mi‑chemin entre le Marat de Drôle de jeu (Roger Vailland) et le Mathieu des Chemins de la liberté (Sartre). Or il disparaît sitôt apparu, incapable de contenir la « folie meurtrière » (p. 36) de ses camarades épurateurs. Comme dans l’épisode de l’évasion de Georges, Simon convoque les scénarios les plus attendus du récit résistant pour mieux les congédier. Pour le reste, presque toutes les figures croisées dans Gulliver sont, au mieux, ambiguës, au pire, crapuleuses. Même Jo, l’aviateur résistant, est suspecté d’avoir trahi les siens pour échapper aux Allemands. Les individus agissent par cupidité, opportunisme ou vengeance, l’antisémitisme est généralisé, et le roman ne cesse de pointer l’hypocrisie de la Libération, « bruyant et emphatique triomphe » (p. 329). Bref, Gulliver s’inscrit dans la lignée des romans sombres de l’Occupation et de la Libération, entre Les Forêts de la nuit (J.‑L. Curtis), Banlieue sud-est (R. Fallet), Uranus (M. Aymé) et Les Épées (R. Nimier). Bien sûr, les motivations politiques ne sont pas les mêmes selon les auteurs (il y a loin de l’anarchisme d’un Fallet ou d’un Simon à la fidélité vichyste de M. Aymé), mais la cible est la même : contre le récit résistancialiste, Simon et les autres projettent une lumière crue sur la violence du conflit civil. Ainsi, Simon se met en marge des grandes forces politiques issues de la Résistance, ce que La Corde raide va manifester d’une autre manière.

8Le constat d’une communauté déchirée produit en effet chez le jeune Simon un repli individualiste et volontiers provocateur, illustré par ce passage de La Corde raide :

On m’accusera de n’avoir aucun sens social. Dans un univers où le social est à l’ordre du jour, c’est ennuyeux. Cela équivaut à être taxé d’immoralité. Les philosophes ont des arguments subtils pour aboutir à ces sortes de confusions (p. 28-29)

9La cible première est évidemment le communisme, et en particulier le réalisme socialiste, dont le narrateur raille les « édifiantes œuvres morales » (p. 28). Mais l’attaque est plus large : le primat du social est une spécificité de l’époque, directement issue de l’expérience de la guerre. De nombreux romans résistants ou existentialistes mettent en scène le cheminement d’un individu vers le collectif (La Marque de l’homme, de C. Morgan, Le Sang des autres, de Simone de Beauvoir, Les Chemins de la liberté). À l’inverse, La Corde raide se donne à lire comme le livre polémique d’un jeune écrivain rageur, qui rejette le consensus social d’après-guerre. Le défi peut prendre la forme de l’attaque ad hominem (contre Aragon, p. 36, contre Gide, p. 127) ou de la grossièreté (« Je m’en fous », p. 24). Il se traduit surtout par l’emploi récurrent du « je » et, chose étrange pour qui ne connaît de Simon que le reste de l’œuvre, du syntagme « Je pense que ». Répété une quinzaine de fois, il introduit parfois des réflexions bien peu brillantes12, mais qui visent avant tout à affirmer une singularité.

10Par ce goût de la singularité et de la polémique, le Je de La Corde raide rappelle un autre Je réfractaire, qui fait ses débuts littéraires au même moment : Roger Nimier. Là encore, les dissemblances esthétiques et politiques priment sur les ressemblances, Nimier prônant un nouveau classicisme et s’affichant volontiers catholique et de droite. Cela étant posé, on trouve dans La Corde raide des formulations désinvoltes et provocantes que l’on jurerait avoir lues sous la plume de Nimier. Celle-ci, par exemple :

C’était épatant et très excitant si l’on exceptait les sales histoires qui pouvaient vous arriver personnellement comme c’est toujours excitant lorsqu’on a la chance d’assister à un spectacle inhabituel et prodigieusement curieux. Sous un certain angle, la guerre c’est un peu comme les courses de chevaux : cinq minutes de tension violente pour beaucoup d’emmerdements et de fatigue. (p. 53)

11Même façon, dans Les Épées (1948) et Le Hussard bleu (1950), d’observer la guerre en spectateur ironique, et en usant de comparaisons qui « dégonflent » le tragique : « Le peloton est une classe. Après l’heure où on épluche les pommes de terre, il y a celle où l’on tue des Allemands. Ainsi l’histoire succède-t-elle à la philo. Ça ne manque pas de spectacles13. » Même recours provocant aux gros mots chez Nimier, et même manière de passer sous silence la confrontation idéologique au profit de l’excitation : ainsi le héros du Hussard bleu trouve-t-il les garçons de la Milice « énergiques, pleins de muscle et d’idéal14 ». La cible est la même pour les deux écrivains : le mélange de lyrisme et de moralisme qui est souvent la marque du discours épique. Ils font également le même choix de l’humour, contre la gravité imputée à la littérature résistante et à l’existentialisme. Si le dialogue et la confrontation des arguments occupent une place importante dans les œuvres de Morgan, Beauvoir ou Sartre, ils sont inopérants chez Simon comme chez Nimier :

« Croyez-vous que ces gens-là feront quelque chose ? » ajouta-t-il. Je ne me rappelle plus ce que je répondis, probablement une bêtise. (La Corde raide, p. 46)

J’ai parlé pendant près d’une heure. Je ne sais pas du tout ce que j’ai dit et je me félicite de cette mauvaise mémoire15.

12Pas de construction collective de la vérité à travers le dialogue : on touche là à un deuxième point de discorde entre Simon et les courants dominants de son temps : le statut dévolu à la raison.

Le procès de la raison

13Le discours de la raison n’a rien de résistancialiste au sens strict. Il est cependant très largement dominant dans l’immédiat après-guerre, puisque la victoire des Alliés est présentée comme une victoire de la raison sur les puissances du corps, du sentiment et de l’inconscient. C’est la victoire de Descartes et du classicisme français sur le romantisme allemand. Ce rationalisme a en commun avec le résistancialisme l’avantage de produire un discours cohérent, rassurant, contre lequel s’élèvent le jeune Claude Simon et d’autres auteurs sceptiques vis‑à‑vis de la raison.

14L’anticartésianisme de Simon s’illustre tout entier dans l’exergue de Gulliver, reprise parodique du Cogito par Lichtenberg : « Non cogitant ergo sunt. » La guerre, pour Simon, s’est chargée de montrer à tous que la raison ne gouverne pas le monde. Dès La Corde raide, la question des mobiles de l’action est posée par le biais des anarchistes espagnols. Le texte affirme très clairement que leur révolte est moins politique qu’existentielle : elle ne se fonde pas sur des raisons ou des justifications politiques (la défense de la démocratie contre l’obscurantisme fasciste), mais sur un élan vital parfaitement nietzschéen16. Elle est le fait de « ceux qui persistent à vouloir être autre chose qu’un rationnel destin résigné sous le fatras des rationnelles raisons des bibliothèques progressistes et platoniciennes » (p. 35). Là encore, un tel passage fait écho à ces mots de Roger Nimier sur la jeunesse de la Résistance, dans Le Grand d’Espagne (1950) : « Ils étaient tellement proches par l’enthousiasme, par l’inexpérience, par leur goût du risque et peut-être même du gâchis, qu’on s’est étonné plus tard du fossé qui les séparait17. » Étonnante présence, en sous-texte, de la notion de dépense théorisée par Bataille : en réalité, Nimier n’est ni bataillien, ni nietzschéen, mais il faut comprendre ce rapprochement ponctuel comme la marque d’un large et hétéroclite front pessimiste, hostile au discours progressiste des vainqueurs. La raison, ici, n’est en rien le moteur de l’action. C’est pourquoi Simon et d’autres rejettent, d’une part, la prétendue rationalité de la pensée marxiste de l’histoire, d’autre part, un humanisme issu des Lumières et dont les horreurs de la guerre ont révélé toute l’impuissance.

15Dans un article consacré au sujet, Cécile Yapaudjian-Labat a parfaitement distingué les deux sens de l’humanisme tel que l’œuvre de Simon le réfléchit : culture classique et philosophie plaçant l’homme et la raison en son centre18. On n’ajoutera rien à cela, mais il faut revenir sur la façon dont, dès La Corde raide, Simon adosse son rejet de l’humanisme à l’expérience immédiate de la guerre. Le livre multiplie les attaques à l’encontre des « canons humanistes, métriques et raisonnables » (p. 101), des « arguments humanitaires » (p. 54) et autres « organisations philanthropiques » (p. 58). Dans ce glissement de sens de l’« humanisme » à « l’humanitaire », puis au « philanthropique », se cristallise toute la critique de Claude Simon : celle d’un humanisme confondu avec une vision idéalisée et naïve de l’homme, refusant de voir le mal autrement que comme un égarement momentané de la raison. C’est la critique d’une « bonne volonté » qui n’a servi de rien face à la violence des conflits, des intérêts et des haines, cette même bonne volonté raillée dans l’incipit du Hussard bleu. Si l’anti‑humanisme de Nimier provient de ses lectures de Bernanos et de Maurras, celui de Simon dénote, comme l’écrit C. Yapaudjian‑Labat, « un certain rapport mélancolique au monde moderne19 ». De la sorte, l’auteur de La Corde raide rejoint, d’une part, la « littérature mélancolique de gauche », selon la belle expression de Walter Benjamin reprise par Jacques Lecarme20, d’autre part, l’intéressant parcours de Marcel Aymé, homme de gauche tellement mélancolique qu’il a fini à l’extrême droite…

16Le rapprochement entre Simon et Aymé trouve sa justification dans le fait que les deux auteurs mettent chacun en scène, dans l’après‑guerre, deux figures de professeurs incarnant cet humanisme rendu caduc par la guerre. Chez Simon, il s’agit d’Herzog, le professeur juif de Gulliver, martyrisé par la guerre, et possesseur d’un « Rousseau de plâtre » qui en fait très certainement une ébauche du personnage de Pierre, le père de Georges dans La Route des Flandres. Leurs (faux) jumeaux, chez Aymé, se nomment Didier (Uranus, 1948) et Coutelier (Le Chemin des écoliers, 1946). L’instituteur d’Uranus est une figure même de la Troisième République, que la guerre a rendu fou et qui se propose à présent de supprimer les bibliothèques : on aura reconnu l’image inversée du père dans La Route des Flandres, qui pleure la destruction de la bibliothèque de Leipzig. Quant au vieux professeur du Chemin des écoliers, une longue discussion21 l’oppose à Malinier, personnage parfaitement idiot, mais haut en couleurs, qui s’est s’engagé dans la Légion des volontaires français. Au cours de ce dialogue, les valeurs défendues par Coutelier sont typiquement celles de l’humanisme : raison contre imagination, réflexion contre naïveté, responsabilité contre irresponsabilité – et notons que La Corde raide célèbre, chez les anarchistes espagnols, le deuxième terme de chaque couple. En face, Maliniertient le discours de la violence. Mais c’est précisément parce que l’humanisme néglige l’importance de la force qu’il se condamne à l’impuissance, symbolisée chez Simon par l’obésité du père, chez Aymé par la très mauvaise vue de Coutelier.

La vision et l’empathie

17Un tel constat d’échec, formulé dès 1947, jure dans une période marquée par une forte demande de récits à dominante optimiste et/ou exemplaire, entre ouvrages résistants à grand succès (les Mémoires de Rémy) et romans qui, sans pour autant céder à l’euphorie, font état d’une victoire collective (La Vallée heureuse de J. Roy, La Peste de Camus). La représentation d’une faillite de la communauté n’est pas chose rarissime, mais elle tend à paraître moralement suspecte, comme si elle équivalait à une justification du Mal. Claude Simon se place sans conteste parmi une famille informelle d’écrivains qui rejette cette équivalence, assigne une autre fonction à la littérature que celle de peindre une positivité à l’œuvre, et choisit avant tout de faire voir et de faire sentir ce qu’a pu être le sentiment de la défaite pour une partie de la population. Ce primat du « faire voir » situe Simon dans la lignée de Conrad, de Dostoïevski, bref, d’une tradition romanesque de la suspension du jugement que Simon revendique en 1946, expliquant dans un entretien ce qui le sépare des romans existentialistes : « Je ne conçois pas qu’un romancier puisse être autre chose qu’un conteur, neutre par rapport à l’action de ses personnages. Voyez Dostoïevski. Prend-il jamais parti dans Les Possédés22? » Cela implique de traiter chaque personnage avec empathie, un terme qui revient plusieurs fois sous la plume de Mireille Calle‑Gruber23. Par la primauté accordée à la vision et à l’empathie, Simon rejoint trois auteurs (parmi d’autres) évoqués précédemment, à chacun desquels on pourrait associer une citation éclairante. Henri Calet, tout d'abord, dont l’œuvre a été qualifiée d’« essai de sympathie » par Georges Henein24, et dont Le Bouquet se lit comme la tentative d’imaginer ce qu’a pu être la débâcle pour un individu moyen de 1940. Roger Nimier, ensuite, dont Alain Fernier écrit très justement qu’il est « un écrivain plus soucieux de vision que de sagesse25 ». Marcel Aymé, enfin, qui livre dans un court dialogue du Chemin des écoliers le parfait résumé d’une certaine conception du roman :

— On a souvent avantage à voir les choses avec les yeux d’un autre, dit Michaud.

— Ça ne signifie pas que cet autre soit particulièrement clairvoyant26.

18Le corpus antirésistancialiste tout entier joue en ce sens un rôle politique majeur : si l’on souhaite comprendre les angles morts du grand récit national – ce qui n’implique nullement de les justifier –, on a tout intérêt, en effet, à « voir les choses avec les yeux » de Georges, Blum et Gaydamour (Le Bouquet) perdus dans la débâcle, ou ceux des personnages douteux qui peuplent Gulliver, Le Chemin des écoliers et Les Épées.

19On conclura rapidement en résumant ce qui rapproche et ce qui distingue Claude Simon des autres écrivains mentionnés dans cet article. Au fond, tout est affaire de « grand récit ». Tous se retrouvent dans la contestation du « grand récit » politique : récit communautaire, positif, fondé sur des valeurs stables, et dont la cohérence permet à ceux qui le promeuvent de tenir le devant de la scène politique dans l’immédiat après‑guerre. Ce qui distingue Simon, en revanche, c’est la contestation du « grand récit » littéraire, « balzacien » si l’on veut. Les romans de Nimier, de Calet, de Merle, etc. conservent une facture traditionnelle : ils contiennent le malaise au lieu de l’inscrire dans la forme. À l’inverse, chez Simon, le choix de l’incohérence (d’un effet d’incohérence) est de plus en plus assumé : d’abord à travers le refus de la chronologie dans La Corde raide ; ensuite, par l’écriture (outrageusement) faulknérienne de Gulliver ; enfin, du fait de l’impossibilité même d’atteindre la vérité dans La Route des Flandres. La force de Claude Simon aura été de lier contestation du grand récit politique et du grand récit littéraire, tous deux dénoncés comme illusoirement cohérents.