Colloques en ligne

Julien Praz

Approche d’une conscience créatrice dans l’incipit des Géorgiques


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Programme, contre-modèle, révélateur ?

1L’incipit des Géorgiques — c’est‑à‑dire la description du dessin à technique mixte qui ouvre le livre — a évidemment déjà retenu l’attention de la critique simonienne qui y a vu une mise en abyme du roman. Elle a montré que la scène qui y est décrite n’est pas étrangère à la diégèse1 et qu’elle introduit un grand nombre de ses « thèmes-clés2 ». Un courant majoritaire — que représente parfaitement B. Ferrato‑Combe dans son livre Écrire en peintre : Claude Simon et la peinture3 — a fait de cet incipit le programme de l’œuvre. Il y a recherché des« principes d’écriture4 » simoniens comme l’accent mis sur la composition, le refus du réalisme ou l’hyperprécision du regard descriptif. Mais une telle lecture a laissé de côté les éléments du texte qui, plutôt qu’une signification, détaillent une facture. Ces éléments discordants, M. Créac’h les a réinvestis dans une lecture qui fait cette fois de l’incipit « un contre-modèle de l’écriture [du] roman5 ». Je voudrais, à mon tour, proposer une autre lecture en modifiant l’angle d’approche critique.

2J’envisagerai donc cet incipit comme un ensemble ouvert sur l’être qui a permis son surgissement et sur le monde sensible qui lui a fourni son matériau initial. Il s’agira de chercher à atteindre la conscience créatrice qui s’y est exprimée. Cette conscience, on se bornera à en faire la description en détaillant les qualités qu’elle a privilégiées, l’impact émotionnel qu’elle leur a conféré dans cette représentation fantasmée du monde, c’est‑à‑dire dans ce monde au second degré, qu’est l’œuvre littéraire. Ainsi la conscience créatrice apparaîtra‑t‑elle dans « la permanence de certaines structures intérieures, de certaines attitudes d’existence qui définissent et qualifient son originalité6 ». Cela reviendra à lire dans le texte les traces de sa genèse, à y décrire les paysages successifs de sa géographie intérieure. Car « la création littéraire apparaît désormais comme une expérience, ou même une pratique de soi, comme un exercice d’appréhension et de genèse au cours duquel un écrivain tente d’à la fois se saisir et se construire7 ». Et c’est cette saisie de soi et du monde par une conscience créatrice – saisie que la construction littéraire cristallise, dont elle est le révélateur –, c’est cette saisie qui constitue l’inatteignable horizon qu’une telle critique cherche à rejoindre. Critique fondamentale s’il en est, comme l’a remarqué Georges Poulet : « La première, peut-être la seule critique qui soit, c’est la critique de la conscience8. » En l’espèce, peu importe que le paysage de l’incipit corresponde ou non à ceux du roman ou même de l’œuvre simonien, peu importe qu’il s’accorde ou tranche avec l’esthétique avouée de l’auteur. Il existe et garde inscrites en lui les contradictions internes à toute conscience créatrice.

Le plein

3Pour Simon, tout commence par l’aspiration à un monde plein. Sur le dessin qu’il décrit en ouverture des Géorgiques, c’est‑à‑dire qu’il imagine, ou mieux, qu’il rêve,

les lignes grises, d’une incroyable finesse, tirées au cordeau ou arrondies suivant des courbes parfaites, tracent des frontières non pas entre des solides (les chairs, le bois, le marbre) et l’air qui les entoure, mais entre des surfaces blanches qui s’emboîtent selon leurs inflexions ou leurs angles9.

4Une telle insistance sur la facture du dessin mérite qu’on s’y arrête. On y lit un désir de complétude, un besoin de cohésion si absolu que tout ce qui amènerait entre les composants de l’ensemble un jeu, si minime soit‑il, se trouve drastiquement nié. Plus de solides mais des surfaces qui s’emboîtent à la perfection ; c’est dire que les objets matériels n’ont pas leur place dans cet espace tout en cohésion et en abstraction, que la matière et ses accidents feraient immanquablement éclater. Reléguée dans la clôture d’une parenthèse, toute matérialité est exclue de ce rêve de plénitude car dans l’aspérité du rocher, le rugueux du bois, l’élasticité de la chair Simon voit – n’en doutons pas – l’imprévu qui ne se laisse pas circonscrire, le grain de sable susceptible de dérégler le parfait ajustement de l’ensemble qu’il imagine. Même l’air, de tous les éléments le plus malléable, le plus accueillant, celui qu’on dirait capable de s’immiscer partout, de combler tout manque, est banni ; il est lui-même rêvé comme un manque, un vide dont l’introduction dans ce plein dont le texte fantasme l’hégémonie totale serait destructrice. Et – renversement complet opéré par l’imagination créatrice – dans cet espace entièrement plein, les frontières ne séparent plus mais se révèlent au contraire, par l’acuité de leurs tracés, les instruments nécessaires à l’établissement d’une jonction parfaite. C’est parce que la coupe est nette que les morceaux peuvent se rapprocher, s’ajuster jusqu’à n’être plus qu’un.

5Cette recherche du plein, on la retrouve aussi dans la courbe de certaines phrases. Des phrases qu’on pourrait dire à prise, simple ou multiple, et le plus souvent à double prise. Elles suivent, derrière les spécificités de leur parcours propre, une progression analogue. Elles commencent par évoquer un personnage dont elles décrivent brièvement l’attitude, fixent d’un trait la posture, puis elles se concentrent sur une partie de son corps qu’elles détaillent, dont elles suivent du regard les contours, qu’elles parcourent des yeux jusqu’à rencontrer l’arête d’un objet qui s’y trouve accolé, mais la phrase se poursuit, ne se termine pas comme on l’a cru un instant sur la mention de l’objet, le quitte d’un bond pour étonnamment revenir au corps qu’elle avait délaissé, mais cette fois en un autre endroit précédemment passé sous silence et qui ­– ultime pirouette – se révèle enserrer d’une manière nouvelle l’objet déjà mentionné. En voici deux réalisations qu’on pourrait dire archétypales :

[…] un personnage est assis […], les deux bras appuyés sur le rebord du bureau, les mains tenant au-dessus une feuille de papier (une lettre ?) sur laquelle les yeux sont fixés10.

Un second personnage […] se tient debout […], le bras gauche replié serrant contre la poitrine un carton rectangulaire sur lequel la main vient se refermer11.

6Parfois, il est vrai, la boucle manque et l’on se contente d’assurer sur l’objet une unique prise. Ainsi, ces « bras à la chair grisâtre, nue jusqu’aux mains que le coloriste a pour ainsi dire gantées de peau humaine, légèrement rougeaude aussi, surtout vers l’extrémité des doigts qui se serrent sur la feuille de papier12 ». Voilà bien, qu’il soit pleinement accompli ou seulement esquissé, un tour de langage proprement simonien, une manière de figurer par le phrasé ce fantasme d’un monde plein, où tout se tient, où il ne subsiste aucun interstice, aucune incertitude.

Le stable

7Mais cet espace de cohésion parfaite ne se suffit pas à lui‑même. Il lui faut aussi une assise, une base qui lui permette d’être stable. D’où l’obsession du poids dans ce texte. Les poses des deux personnages (l’un assis tenant une lettre, l’autre debout lui faisant face) y sont détaillées avant tout en tant qu’elles obéissent à la pesanteur ; les corps apparaissent d’autant plus forts qu’on les voit comme des entassements de matière dont chaque déviation, chaque saillie se trouve étayée, reliée organiquement au sol par des éléments porteurs. Les corps massifs de ces deux personnages-statues – rappelons leur nudité, leurs poses hiératiques et la grisaille de leur chair marmoréenne – ont été imaginés comme un sculpteur conçoit son œuvre, c’est‑à‑dire constamment tirés vers le bas par une force de pesanteur irrésistible, à laquelle on ne peut échapper et qu’il faut apprendre à conduire dans le corps même de la statue, sous peine de voir tout l’ensemble s’effondrer. Tel personnage apparaît donc « le pied droit en avant et à plat13 », « le poids du corps portant sur la jambe gauche14 », « les deux bras appuyés sur le rebord du bureau15 » et tel autre est représenté « dans la pose classique de l’athlète au repos, le poids du corps portant sur la jambe gauche16 ». On comprend bien que dans cette rêverie de stabilité la pesanteur n’est en rien dysphorique ; au contraire, elle contribue à accroître le caractère inamovible de l’ensemble et augmente sa cohésion. On lit d’ailleurs l’expression du bonheur un peu grisant qu’il y a à se sentir lourd, pesant, dans l’évocation du personnage assis dont « les plis du ventre eux-mêmes s’étag[ent], puissants, comme chez ces vieux lutteurs dont le poids, loin de gêner la force, y ajoute encore17 ». Aucune mollesse donc dans ces deux figures qui se dressent avec toute la force qu’a pu leur apporter l’expérience d’une pesanteur heureuse.

Le distinct

8Plein et stable dans ses grandes masses, l’espace rêvé ici par Simon se caractérise également par sa précision. Le regard le détaille au plus près ; tout doit y être clair et surtout distinct. C’est là qu’apparaît le motif du trait. Le dessinateur y a sans cesse recours, que ce soit pour représenter « une longue façade […] dessinée […] avec la patiente et méticuleuse précision d’une élévation, seulement au trait18 » ou « l’espace qu’enferment les murs [...] simplement suggéré par quelques traits indiquant les arêtes des dièdres qu’ils forment entre eux ou avec le plafond19 ». Il recherche la finesse, l’acuité dans son « dessin exécuté sur une feuille de papier (ou une toile d’un grain très fin) à l’aide d’une mine de plomb soigneusement et constamment (de façon presque maniaque) réaffûtée […] au cours de son travail20 ». Le crayon, imaginairement investi du tranchant métallique de sa mine de plomb toujours plus fine sans jamais l’être assez et donc toujours à réaffûter, coupe encore et encore dans le réel, distingue chaque objet dont il délimite d’un trait précis, méticuleux les contours, nous proposant au sens premier du terme un dessin d’observation, c’est‑à‑dire le résultat d’une minutieuse analyse. Pas de sfumato, aucun dégradé : juste un simple tracé. Aucune volonté de traduire sur le papier une atmosphère ressentie ; loin de toute sensation, on représente le monde tel qu’on l’a compris. Et cette manière n’est d’ailleurs pas sans rappeler les dessins de l’auteur, aux lignes continues, nettes et précises – il est vrai un peu tremblotantes mais sans repentir ni dégradé –, dessins à la plume qui sont comme une autre écriture. Dans ce qui apparaît donc bien comme une analyse du monde par la représentation, non seulement l’espace mais même chaque objet se trouve cerné d’un trait définitoire, circonscrit sur un papier ou une toile dont la matérialité s’efface : son grain a été voulu, en accord avec la logique profonde de l’imagination créatrice, le plus fin possible pour qu’il ne puisse pas faire dévier le tracé des contours. Et le dessin ne s’en tient pas à ces simples contours. Ayant achevé de délimiter les objets, il délimite encore les parties de ces objets. Car on sait bien que l’analyse peut toujours être poussée plus loin. Et ce toujours plus loin prend la forme chez Simon d’un toujours plus près. Après s’être intéressé, dans l’espace représenté, au détail du décor qu’est l’objet, on se penche sur les détails de ce détail. Et c’est ainsi qu’apparaissent, toujours figurés au trait, le « socle à trois pieds21 » d’une mappemonde posée dans un coin de la pièce, le « simple bandeau en saillie22 » des fenêtres du troisième étage d’une façade extérieure ou encore tels « caps rocheux23 », tels « fleuves sinueux24 » dont les méandres s’inscrivent sur une carte suspendue au mur.

9Mais cette pulsion qu’on pourrait dire « distinctrice » ne s’arrête pas là.

Il semble que l’artiste, suivant une sélection personnelle des valeurs, ait cherché, dans la scène proposée, à nettement différencier les divers éléments selon leur importance croissante dans son esprit comme en témoignent les factures particulières dans lesquelles il les a traités […]25.

10Non content de distinguer les objets entre eux par le tracé de leurs contours respectifs et de répercuter cette distinction dans la délimitation de leurs parties, le dessinateur a également opéré une différenciation entre des catégories d’objets en attribuant à chacune d’entre elles une technique de représentation particulière. Alors que les éléments du décor jugés accessoires ont été simplement esquissés, les corps des personnages sont « soigneusement dessinés et ombrés26 » et leurs visages recouverts d’une couche de peinture. Une telle pratique n’a rien d’inédit et le lecteur identifie aisément les œuvres qui ont servi de modèles à cette représentation imaginaire. D’ailleurs Claude Simon ne s’en est jamais caché : sa description s’inspire du dessin préparatoire de David pour le Serment du Jeu de paume et de son portrait inachevé de Bonaparte27. Inachèvement qui a pour vertu – remarquons‑le – de révéler le travail de l’artiste et sa technique de création.

Le régulier

11Et justement cette technique, quelle est-elle ? Dans le bel ouvrage où il met au jour la « géométrie secrète des peintres28 », Charles Bouleau reconstitue la technique de composition employée par David dans ses grandes œuvres aux figures nombreuses, scènes de combat ou de réjouissances où une foule en apparence désordonnée occupe le devant de la représentation. Abandonnant la construction pyramidale héritée de la Renaissance, le peintre charpente son œuvre, en apparence extrêmement complexe, avec une étonnante simplicité. La toile rectangulaire est divisée en deux bandes horizontales dont l’inférieure est la plus grande, sa hauteur étant donnée par le report de la moitié du grand côté du tableau sur le petit côté. Se trouve ainsi délimité l’espace (un long rectangle) qui accueillera les figures placées toutes sur le même plan, au-devant de la scène, et se détachant sur un fond sans profondeur. Les personnages calquent leurs poses sur les parallèles et les droites orthogonales qui traversent tout l’espace de la représentation. C’est le principe de la composition en frise, empruntée à l’antique. Et le dessin des Géorgiques, s’il ne présente pas une accumulation de figures, n’oublie pas cette composition classique puisqu’il y est justement fait référence à la frise : « les deux corps nus […] semblables à des personnages détachés d’un bas-relief29 ». Claude Simon a donc été sensible à la régularité de la composition de David, à première vue désordonnée. Et on comprend mieux maintenant l’insistance du texte sur la « géométrie descriptive30 » du dessin ainsi que son besoin de ramener à des formes simples la plupart des éléments du décor, comme en témoignent ces « trois rangées de fenêtres surmontées de frontons (triangulaires au premier étage, en arc de cercle au second, les fenêtres du troisième et dernier étage étant entourées d’un simple bandeau en saillie)31 ». À ce stade de la rêverie, c’est donc dans la régularité sous‑jacente de l’espace néo‑classique que la conscience créatrice trouve le mieux à s’exprimer.

12Mais elle ne se laisse pas absorber par son modèle. Elle le suit un temps, lorsqu’elle trouve en lui le reflet de ses préoccupations, et le quitte quand elle en a épuisé les possibilités évocatrices. Ainsi, ce dessin rêvé, s’il est effectivement très proche par bien des aspects des études préparatoires de David, par d’autres s’en affranchit complètement. Il suggère alors dans l’espace représenté une fuite vers le lointain incompatible avec la planéité d’un bas‑relief, en évoquant ce « carrelage dont le dessin apparaît dans une perspective rigoureusement calculée32 ». Pourquoi la conscience créatrice combine‑t‑elle dans une même représentation deux conceptions de l’espace opposées ? Y a‑t‑il là bel et bien contradiction ou peut-être au contraire harmonie en profondeur ? Pour le savoir, écoutons Yves Bonnefoy nous parler de la perspective dans la peinture italienne :

[…] dans l’échiquier perspectif, dans la diminution régulière des figures, il n’y a pas seulement de l’exactitude, il peut y avoir de l’harmonie. Des rapports numériques diront alors le nombre que l’on peut croire inhérent à l’univers. Et « sachant » que le monde est rationnel, musical, et eux-mêmes le microcosme où la loi du monde se répète, beaucoup de peintres ont aimé dans la perspective la clef soudain offerte de la rationalité de l’espace, et le moyen de rendre à l’homme sa place dans l’universelle harmonie33.

13Et souvenons-nous de ce passage des Géorgiques :

Des lois peut-être (un ordre ou plutôt une ordonnance impossible à détecter mais d’une nature aussi imprescriptible, aussi mathématique, que celles qui président aux spirales des coquilles, organisent en étoiles les cristaux de neige ou structurent les plus infimes particules vivantes) voulaient-elles que les diverses phases, les divers stades du processus (ou du cérémonial) qui s’était déclenché fussent observées34.

14Nulle intention de ma part de plaquer l’un sur l’autre deux univers imaginaires singuliers ou d’appliquer l’esprit d’une époque à une période de l’Histoire qui lui est étrangère. Laissons donc de côté la quête religieuse des peintres du Quattrocento, d’inspiration chrétienne ou pythagoricienne, et la critique de la pensée rationnelle qui est au cœur de la poésie d’Yves Bonnefoy. C’est uniquement la perspective comme technique de représentation du réel qui doit nous intéresser. Cette technique apparaît comme un révélateur de la structure du monde, c’est‑à‑dire de l’espace représenté sur la toile du peintre. Insister ainsi comme le fait Simon sur la profonde rationalité de l’espace, c’est donc une fois de plus montrer qu’on se préoccupe de la régularité sous-jacente au désordre des choses, d’un ordre ou plutôt d’une ordonnance occulte dont on rêve la présence structurante. Décrire la géométrie du dessin de David, se montrer sensible à sa composition en frise, c’était déjà chercher à atteindre cette régularité, mais dans l’espace de la représentation, sur la planéité de la toile. L’attention à la perspective du carrelage participe du même besoin, mais cette fois dans l’espace représenté. On ne peut donc que constater sur ce point la cohérence profonde de la rêverie ordonnatrice chez Simon.

L’inconsistant

15Mais il y a aussi dans ce dessin une étrangeté que le texte souligne à loisir.

Le contraste entre la nudité des deux personnages et le décor, les meubles de style, confère à la scène un caractère insolite35 ;

[…] la lumière diffuse (à l’opposé, entre autres, des éclairages réalistes et contrastés de certains peintres hollandais) contribue encore à l’insolite de la scène36 ;

[…] les deux corps nus […] prennent dans ce cadre d’épure un relief d’autant plus bizarre qu’aucune ombre […] ne s’étend à leurs pieds37.

16Si l’étrange a pu se frayer un chemin dans cette représentation où s’est toujours exprimé le même besoin d’ordre et de stabilité, c’est parce que, tout entière absorbée par la satisfaction de sa pulsion distinctrice, la rêverie a mis à mal la cohésion de l’espace imaginé. Elle a réintroduit du vide entre les choses. Le tout a éclaté en parties et, traitées chacune d’une manière différente, les catégories d’objets en sont venues à contraster les unes avec les autres. Corps et décor ne se sont plus trouvés réunis dans la participation à un même espace comme c’était le cas à l’origine mais irrémédiablement séparés. La nudité des personnages s’insère mal dans le salon meublé et l’éclairage diffus accentue cette séparation, comme l’incohérence entre le dessin des objets au trait et des corps ombrés. Et ces ombres, si elles distinguent avec précision le modelé des muscles, se gardent bien de quitter leurs contours pour se projeter sur le sol ou les murs. Cela accorderait aux corps une présence que la rêverie maintenant leur refuse. Au contraire, ils sont entourés d’une aura de vide. Et si le vide s’insère entre les choses et les êtres, il reflue aussi pour ainsi dire derrière eux, frappant toute la représentation d’inconsistance. Les personnages ont perdu toute existence charnelle et semblent « collés […] sur la feuille de papier38 ». Non seulement étrangers à cet espace où ils ne trouvent pas à s’insérer, ils n’ont plus maintenant aucune profondeur d’être ; ils sont devenus – comme le papier sur lequel on les a plaqués – inconsistants. L’espace rationnel n’était donc qu’un leurre, sa capacité à expliquer le réel une illusion. Ainsi le premier paysage simonien, à peine apparu, se dissout-il déjà.


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Vers d’autres paysages…

17Il n’y a qu’un temps dans la rêverie pour l’espace plein, stable, distinct et régulier marqué au sceau de la rationalité. À peine voit-on chanceler sur ses bases ce monde ordonné que l’expérience reflue déjà de toutes parts. Car c’est bien la matière qui dans sa diversité fournira les matériaux nécessaires à l’essor des prochains paysages de l’œuvre. Et ces paysages, l’incipit des Géorgiques les contient déjà en germe.Ils apparaissent çà et là, suggérés ou esquissés en quelques mots – ou pourrait-on dire quelques touches –, un peu comme ces taches de couleur qu’un peintre jette éparses dans un coin de sa toile parce qu’il les sait destinées à faire retour ailleurs dans le tableau et à s’y épanouir en larges pans lumineux. Ainsi a‑t‑on déjà un aperçu, à la lecture de l’incipit, de l’effroi devant les chairs qui s’affaissent, du plaisir du gonflement et de la sinuosité, de l’inquiétude face à la ligne brisée ou encore du bonheur d’un contact franc avec la matière, c’est‑à‑dire de toutes ces relations au monde qui sont autant de lieux autours desquels trouvera à s’organiser la géographie intime de Claude Simon :

Quoique d’un certain âge, comme en témoigne l’empâtement du visage aux traits épais, aux bajoues prononcées, […]39.

On voit se gonfler le biceps du bras replié40.

Sous la peau fine, on peut suivre le parcours des veines, plus saillantes sur les avant-bras, le dos des mains, les tibias et les pieds qu’elles enserrent comme les racines d’un arbre41.

[…] une grande carte ancienne suspendue sur l’un des panneaux, avec sa rose des vents, ses chaînes de montagnes en forme de taupinières, les contours déchiquetés d’une côte aux caps rocheux, ses fleuves sinueux et branchus42.

Le torse, dont les pectoraux et les abdominaux sont fermement dessinés, fait songer à ces plastrons des cuirasses romaines artistiquement modelés, reproduisant dans le bronze les détails d’une académie parfaite43.

18C’est donc sur ces prémisses d’une exploration future de la sensation simonienne que se clôt cette description de ce qui m’a semblé constituer le premier paysage de l’œuvre.