Colloques en ligne

Vincent d’Orlando

Uomini e no d’Elio Vittorini : un néoréalisme en trompe-l’oeil

1La question de la légitimité d’une œuvre littéraire à atteindre la vérité historique se pose dès lors que l’ambition du romancier est de combiner, dans le cadre codifié d’un récit de fiction, volonté de représentation de la réalité, conscience que représenter signifie mettre à distance1, et tension pour indiquer à travers cette représentation un positionnement éthique. On sait que l’emploi du mot « témoignage » pour désigner une œuvre fictionnelle est généralement récusé par les historiens qui limitent le terme aux récits de personnes ayant réellement vécu les événements évoqués et les relatant oralement ou par le biais de différentes formes écrites : journal, lettres, réponses à des enquêtes, etc.

2Dans sa longue introduction à L’histoire trouée, négation et témoignage2, Catherine Coquio rappelle, en reprenant la formule d’Annette Wieviorka3, que nous sommes entrés depuis la seconde guerre mondiale dans l’« ère du témoin ». La multiplication de récits authentiques est un antidote contre la remise en cause des faits historiques puisque le négationnisme, on le sait, trouve sa source et a pour finalité la contestation des témoignages des survivants. Catherine Coquio n’exclut pas qu’un texte littéraire (de fiction) puisse faire œuvre de témoignage et elle ne pense pas qu’existe nécessairement une antinomie entre valeur artistique et valeur testimoniale d’un récit fictionnel car dans les deux cas le locuteur ou scripteur est bien à l’origine d’un acte éthique qui engage la parole4. Le passage du témoignage au sens classique à une acception élargie à la sphère esthétique peut être vu comme l’ouverture d’une expérience individuelle, vécue par un « témoin oculaire »5 relatant une « réalité » par lui authentifiée, en direction d’une « vérité » à portée universelle et en partie décontextualisée et désubjectivisée6.

3Nous nous proposons d’étudier l’articulation entre, d’une part le devoir de raconter par le biais de la fiction une expérience vécue en rapport avec la violence de l’Histoire et, d’autre part le projet esthétique consistant à canaliser le risque d’amplification émotionnelle liée à la brutalité des faits relatés. Notre choix d’illustration littéraire de cette conjonction entre événements et représentation, ou entre réalité et vérité, contingence et universalité, se porte sur le néoréalisme italien et plus précisément sur un roman qui en est à la fois le modèle et la contestation, apparent paradoxe qui constitue, nous le verrons, l’originalité du roman d’Elio Vittorini.

4Partons d’une définition simple du néoréalisme en proposant l’axiome suivant : ce mouvement des années 1940 est l’expression esthétique et idéologique d’un contexte politique qui voit conjointement, l’un nourrissant l’autre, l’essoufflement d’un modèle autoritaire – le fascisme – et l’émergence d’un projet puisant sa légitimité à la double source de l’attention au réel et de l’espoir que ce dernier puisse être redéfini. Le passé récent, plein du « bruit et de la fureur » de la guerre, loin d’anéantir tout résidu d’humanisme et de restreindre par conséquent la production artistique à une litanie d’œuvres radicalement pessimistes, dans une direction nihiliste que la première moitié du xxème siècle a largement empruntée, génère son exact contraire. La part d’ombre que la tradition littéraire et philosophique charrie depuis le milieu du xixème siècle (le concept de l’angoisse de Kierkegaard, la déconstruction des croyances collectives accomplie par Nietzsche, le sentiment de l’absurde de Kafka, le mythe de Sisyphe revisité par Camus) a constitué l’univers apparemment indépassable de la forma mentis de l’intellectuel européen, confortée par la catastrophe des totalitarismes. Le néoréalisme rebat les cartes d’un tel désenchantement d’autant plus légitime que la réalité de la destruction matérielle et morale a bien vite infirmé, aux yeux des plus lucides, le clinquant mensonger de la propagande mussolinienne.

5Etrangement, donc, la défaite du langage de l’idéologie et la révélation de son inanité n’ont pas entraîné la littérature dans un renoncement à ce qui la constitue fondamentalement, à savoir une foi en l’homme malgré tout et la volonté d’inventer une forme artistique qui dise que cette foi reste légitime, quelles que soient les circonstances. La Seconde Guerre mondiale, et l’impression de non-retour et de sommet dans l’horreur qui lui est associée, n’a pas débouché sur le silence ni sur l’autocensure. Au contraire, quand s’estompent les dernières fumées sur le champ de ruines européen, émerge une littérature de l’espérance qui parvient à combiner description de la chute récente, entre fiction et témoignage, et perspective d’une refondation.

6Le néoréalisme italien constitue la trace la plus emblématique de cet alliage entre le constat sans appel et la volonté de tracer une nouvelle voie sur les plans éthique, esthétique et politique. C’est une autre façon de décliner la célèbre formule gramscienne à propos du pessimisme de la raison et de l’optimisme de la volonté. Plutôt que l’abattement de l’individu, donc, le néoréalisme privilégie la confiance collective en une possible régénération sociale qui s’appuie sur le projet de rebâtir une Italie détruite par le ventennio et par les guerres mondiale et civile. De ce point de vue, le néoréalisme a naturellement œuvré à ce que Romano Luperini a appelé « l’idéologie de la reconstruction7 ». Cette reconstruction sera longue et cahoteuse. Les difficultés de la tâche à accomplir contraindront les Italiens à attendre près de dix ans avant de voir leurs conditions de vie s’améliorer sensiblement8. Si les intellectuels marxistes constituent le fer de lance de cette idéologie volontariste bien représentée dans la société italienne une fois la paix revenue, les écrivains et les cinéastes néoréalistes, tout en partageant un même dessein, se montrent plus nuancés. Ils n’escamotent pas dans leurs œuvres la face la plus obscure de la situation italienne pour ne pas reproduire le mensonge, par excès d’exaltation, de l’art fasciste. Cette « noirceur » du néoréalisme fut probablement la dimension la plus critiquée quand le mouvement entama son déclin dans la première moitié des années 509.

7Tout l’enjeu du néoréalisme réside dans ce paradoxe : décrire la misère mais sans décourager, et, à partir du témoignage sans concession des injustices contemporaines éveiller la conscience d’un « homme révolté » pour l’induire, par l’action politique, à rejoindre une dynamique de refus de l’état des choses et d’action pour le modifier. L’art réaliste s’appuie sur cette double dimension de l’individu, faite à la fois d’angoisse face à son destin particulier et d’un pari, pouvant prendre les traits d’une fresque colorée10, sur la possibilité d’une révolution, nécessairement collective. La friction permanente entre politiques et artistes (pensons aux nombreuses polémiques entre les membres du PCI défenseurs du jdanovisme et les compagnons de route, tels Vittorini ou Pavese, qui refusaient de se contenter d’emboucher le « fifre de la révolution »11) tient précisément à la position du curseur entre force chorale du discours, prônée par les premiers, et étude psychologique d’un cheminement individuel sans laquelle, pour les seconds, il n’est pas de roman possible.

8Expérience dont la définition reste complexe, le néoréalisme apparaît davantage comme un ensemble d’intentions justifiées par l’urgence de la situation historique que comme un système cohérent de propositions esthétiques. Cela semble confirmé par l’absence d’un programme unique et fondateur. Point de manifeste néoréaliste, donc, et si la critique a parfois parlé d’école néoréaliste, c’est par simplification taxinomique et parce qu’il est plus commode de mettre en avant des points communs entre des œuvres contemporaines que des divergences. Le risque de telles simplifications est de minimiser les discordances, entre un art et un autre – cinéma, peinture, littérature – et à l’intérieur d’une même forme expressive : qu’ont en commun sur le plan formel Cristo si è fermato a Eboli de Carlo Levi, Uomini e no de Elio Vittorini (1945) et Ladri di biciclette de Luigi Bartolini (1946), pour citer des œuvres toutes qualifiées de néoréalistes ?

9Dès lors, si l’on considère la malléabilité de la notion, il est possible, comme l’a fait une grande partie de la critique12, d’insérer Uomini e no dans la famille néoréaliste au regard de la conformité chronologique et de la présence d’une intention de rendre compte de la réalité de la Résistance, thème récurrent dans la production narrative du mouvement. Vittorini, pourtant, n’a jamais employé le terme « néoréaliste » pour évoquer ses propres textes. Il l’a utilisé à l’occasion, comme critique ou directeur de collection, et toujours pour manifester sa circonspection, voire dans certains cas son hostilité face à l’expression même de néoréalisme :

Employée en littérature, elle ne définit rien qui soit commun à tous nos écrivains ou même à une seule partie d’entre eux. Si l’on dit que Moravia est un néoréaliste, on ne dit rien d’essentiel d’un point de vue critique sur ce qu’est Moravia […]. En gros, il y a autant de néoréalismes qu’il y a de narrateurs importants13.

10ou encore :

Il y a au moins deux façons de “revenir à la réalité”. Une première qui, en y revenant, découvre un aspect nouveau et en donne une représentation qui ne peut qu’apparaître formellement nouvelle. Et une autre qui reprend, développe ou se contente de réélaborer un aspect déjà connu de la réalité et donc déjà acquis par la littérature. Si l’on applique le terme de réalisme aux manifestations de la première manière, il faudrait définir comme néoréalisme les manifestations de la seconde14.

11Mais c’est à propos d’un roman de Fortunato Seminara, Le baracche, que Vittorini, éditeur-critique de la collection einaudienne « I Gettoni », est le plus explicite dans l’expression de sa méfiance envers le roman néoréaliste :

Greffé sur le vieux tronc du roman paysan, c’était peut-être la première manifestation italienne de la nouvelle vague de populisme qui a pris le nom de néoréalisme15.

12On peut comprendre alors, même si ces affirmations sont postérieures à l’élaboration du récit de résistance qui nous occupe, que Vittorini ait tenu à éviter le « roman de genre », ce que confirme l’étude du récit que nous proposons.

13Pour Maria Corti, la langue du néoréalisme est le point de rencontre entre quatre codes de communication16 artificiellement combinés, de sorte que le langage ainsi créé, supposé être celui de tout le monde, n’est en fait celui de personne. Dans Uomini e no, le code littéraire l’emporte sur les autres, les phagocytes, si bien que la recherche formelle finit par nuire à la dimension idéologique qui constitue pourtant bien, selon la critique, un critère indispensable pour qu’on puisse parler de néoréalisme.

14De fait, toute une série d’éléments stylistiques témoigne des libertés prises par Vittorini par rapport à un modèle canonique et distingue Uomini e no d’autres romans néoréalistes plus conformes aux attentes du PCI. Par exemple, le temps linéaire du récit s’apparente apparemment à la progression d’une action présentée de manière diachronique. Cette dernière est scandée par des références à une sorte d’emploi du temps rythmé par les attentats, les moments de stase, la préparation de nouvelles actions de guérilla urbaine. Il est même possible de repérer la durée de l’histoire. Tout se passe en trois jours et en trois nuits durant l’hiver 1944. Pourtant, le resserrement de l’action en une unité de temps parfaite, qui rappelle la durée du voyage de Silvestro dans Conversazione in Sicilia ou encore d’autres précédents illustres – la résurrection du Christ advenue le troisième jour, les descentes d’Ulysse et d’Enée au Royaume des morts – a pour effet de déplacer la précision de la succession événementielle vers une dimension qui évoque la clôture du temps du mythe. Cette hésitation entre deux logiques temporelles trouve une confirmation dans la mise en place typographique du texte et en particulier dans la présence de chapitres en italique qui renvoient à une échappée du protagoniste Enne 217 vers la régression dans l’enfance ou l’évasion dans le rêve. L’italique constitue donc une plongée dans la conscience d’Enne 2, un ralentissement de l’action principale consacrée à la description de faits de guérilla urbaine. En ce sens, il s’agit d’un choix qui vient perturber la logique descriptive et l’attachement au présent qui définissent l’écriture (néo)réaliste. Le dédoublement typographique se répercute également sur le statut même du personnage principal dont la plus grande difficulté, qui constitue une entorse de taille à la doxa néoréaliste, est qu’il peine à rejoindre la limpidité idéologique de la lutte collective qu’impose la Résistance. Enne 2 reste lié au narcissisme de la psychologie, de la mémoire, du doute qui sont autant de freins à son rôle supposé d’acteur de la transformation du présent, rôle assumé parfaitement par le chœur des autres personnages entièrement projetés vers l’affirmation d’une réalité qui est celle de la guerre partisane.

15Nous trouvons un autre exemple de mise à distance de l’orthodoxie néoréaliste dans le principe, encore délégué aux chapitres en italique, de l’intervention du narrateur sous forme d’écho lyrique, récurrent chez Vittorini, susceptible de faire jaillir de la force brute du texte une vérité insoupçonnée et supérieure. Cette dernière émerge du récit avec une fonction précise : c’est une valeur intermédiaire entre le simple reflet mimétique lié au projet réaliste et l’ambition, typique de l’écrivain sicilien, d’universaliser son propos, de le déterritorialiser alors même que la conception convenue du néoréalisme est que l’ancrage dans le hic et nunc l’emporte sur l’ouverture allégorique. Comme toujours avec Vittorini, le rapport contingence-symbolisation s’inverse18. Mais la spécificité de Uomini e no est que l’échappée vers la poésie de l’allusion est dévolue à des passages précis (les chapitres en italique) qui entrecoupent, et donc décalent et retardent, la machine de la démonstration diégétique.

16Le déroulement du récit montre bien que Vittorini n’entend pas sacrifier la dimension psychologique d’Enne 2 sur l’autel de la justification idéologique. Il campe un personnage tourmenté dont les doutes l’éloignent du modèle préconisé par les tenants du réalisme socialiste. Enne 2 n’a rien du héros positif puisque le rêve, le souvenir, la passion et même des instants d’hallucination19 brisent l’ordonnancement bien réglé d’une réalité lisse, monosémique et manichéenne, comme pourrait le laisser entendre le titre de l’ouvrage.

17Le tragique du récit investit le texte à travers le parallélisme entre le drame personnel d’Enne 2 et celui de la guerre, tous deux relayés par le drame du dispositif narratif lui-même dont on a vu l’hésitation entre exposition objective, « blanche », des faits et plongée introspective dans la conscience du personnage. Cette technique rappelle Pour qui sonne le glas d’Hemingway qui constitue selon nous un modèle possible du récit de Vittorini. On connaît l’admiration que ce dernier vouait à l’écrivain américain, comme en témoignent leur correspondance et le choix de ce roman comme premier feuilleton littéraire de la revue « Il Politecnico20 ». Il est probable, même si l’auteur sicilien n’a rien déclaré ni écrit en ce sens, que Robert Jordan ait inspiré le personnage vittorinien. Le parallélisme des deux épilogues, en particulier, est significatif. Dans les deux récits le protagoniste refuse de fuir, alors qu’il en a la possibilité, pour affronter un ultime combat qui, du fait de l’inégalité des forces en présence, s’apparente à un suicide par procuration, à un renoncement. Par son choix de ne pas se sauver, Enne 2, comme son illustre devancier, témoigne de sa liberté d’individu face à la logique d’une fuite qui rendrait possible la poursuite du combat. Enne 2 n’est donc pas un personnage prédestiné et s’il meurt sur le terrain de la lutte, c’est moins par esprit de sacrifice que par déception amoureuse car Berta ne s’est pas rendue à leur dernier rendez-vous. La petite histoire l’emporte sur la grande. Enne 2 n’a rien du héros positif. Il est même, d’une certaine manière, le seul personnage « romantique » de l’œuvre de Vittorini. Le radicalisme de son combat se manifeste jusque dans son amour pour Berta, rendu impossible plus pour des raisons personnelles qu’historiques puisque, par sentiment de culpabilité, la jeune femme n’arrive pas à quitter son mari. La mort de son amant peut être lue, métaphoriquement, comme la vengeance d’une Histoire qui condamne ceux qui tentent de lui échapper : Enne 2, bien sûr, mais aussi, dans d’autres textes, Muso-di-Fumo ou Ventura21. Le partisan milanais rejoint la cohorte des victimes de l’offense du monde. Il assume le rôle du sacrifié, celui dont on sait depuis Conversazione in Sicila qu’il est pour Vittorini le plus à même d’incarner l’humanité. Il reste que le geste renonciateur d’Enne 2 complique la projection vers un avenir meilleur auquel se réfère le néoréalisme.

18C’est, pour Vittorini, embrasser la littérature réaliste à moitié, et ne mettre qu’un pied dans la logique historique de l’Engagement qui n’est possible que lorsque l’adhésion est complète, sans arrière-pensée « littéraire ». Ce refus partiel de l’Histoire et de sa logique collective illustré par Uomini e no n’est pas définitif. Il ne prend pas l’allure tragique de l’existentialisme ou du repli sur la profondeur de la conscience et l’épaisseur de la langue qui caractérisent l’hermétisme. Il agit plutôt comme une précaution rhétorique qui s’atténuera avec la revue « Il Politecnico » et, à la fin des années 50, avec la tentation utopiste des Donne di Messina, ouvrage qui n’est pas une négation de l’Histoire mais la proposition idéaliste de l’instauration d’une autre Histoire, que les hommes choisissent et contrôlent. Le village communautaire des Donne di Messina est le lieu d’une nouvelle possibilité historique alors que Milan, dans Uomini e no, est plutôt l’espace tragique où la vieille Histoire, vouée à la perte des hommes, est agitée de ses derniers soubresauts.

19Sa contribution à l’écriture d’un récit de la Résistance illustre la volonté de Vittorini de s’émanciper des codes d’un genre narratif qui, par souci didactique, insère les personnages dans une typologie figée et prévisible22. Certes Vittorini ne parvient pas à faire de ses personnages des « consciences phénoménologiques », au sens de certaines figures sartriennes, comme les combattants de la trilogie des Chemins de la liberté. Sartre et Vittorini, dont les parcours se sont croisés à plusieurs reprises23, partagent le projet de créer des personnages libres mais pourtant marqués par l’Histoire, nécessairement « en situation » dans un contexte déterminé. Mais le décor reste plus évanescent dans l’œuvre de l’écrivain italien, surtout sur le terrain du déterminisme social. Mathieu et ses compagnons d’armes sont socialement définis, ce sont des intellectuels qui voient dans la guerre la possibilité d’un engagement politique. Enne 2 et la majorité de ses compagnons sont issus du prolétariat mais ce dernier est réduit à un décor globalement indéterminé, justement pour mieux faire ressortir l’itinéraire particulier du protagoniste, plus animé par une nécessité existentielle que sociale ou idéologique. Typique personnage interstitiel, se situant à mi-chemin entre pulsion individuelle et mission collective, Enne 2 oscille entre son désir d’homme et son devoir de militant au service d’une cause.

20Le rejet d’un manichéisme systématique constitue une autre prise de distance de Uomini e no par rapport aux préceptes du réalisme socialiste. Cet aspect est mal rendu par la traduction française du titre par Michel Arnaud (Les Hommes et les autres), parue en 1947 chez Gallimard, à en croire ce témoignage de Dionys Mascolo, grand ami, avec sa compagne Marguerite Duras, de Vittorini :

Titre erroné, comme le releva Elio, puisqu’il semble faire deux parts de l’humanité, dont l’une serait tout inhumaine. Le titre italien, lui, vise à rappeler le « non-homme » de l’homme, les possibilités d’inhumanité qui sont dans l’homme. Il n’y a pas d’ennemi extérieur, c’est même pourquoi il y a du tragique24.

21De même, l’opposition entre le Bien et le Mal, qui semble s’imposer sur le plan onomastique (Cane Nero versus Figlio-di-Dio, par exemple), est-elle atténuée par une gradation interne à chaque camp : un soldat fasciste exprime son horreur devant la folie destructrice des Allemands alors qu’en face des Résistants tuent sans le moindre remords des soldats ennemis dont la jeunesse les pousse par moments à se comporter comme des enfants25.

22Le travail sur la langue est un autre exemple du néoréalisme tendancieux à l’œuvre dans Uomini e no. Pour de nombreux critiques, Alberto Asor Rosa en tête26, le style du récit n’est pas exempt d’un intellectualisme qui s’assimile en fait à un sentimentalisme teinté de moralisme, bref à ce que le critique désigne du terme péjoratif de populisme. Mais la force et, peut-être paradoxalement, l’authenticité du récit résident dans le refus de la part de Vittorini d’une convention propre au filon réaliste : point d’emprunts artificiels à une réalité de carton-pâte, dès lors qu’elle est rapportée par obligation, pour obéir à un « engagement prémédité27 » que l’écrivain reconnaît, car c’est l’époque qui le voulait, mais dont il va essayer de se prémunir par différents stratagèmes narratifs. Outre ceux déjà évoqués (le double niveau typographique, la psychologisation du protagoniste et son éloignement du modèle du héros positif, la concurrence entre histoire et Histoire et la prédominance de la première), mentionnons la question des registres de langue. Vittorini délaisse un des codes propres au néoréalisme dans la définition de Maria Corti rappelée précédemment. Il ne fait pas le choix du mimétisme linguistique et renonce à l’emploi d’une langue « populaire », qui serait fidèle à l’origine sociale de ses personnages, ouvriers pour la plupart, mais sonnant faux car passée au crible du regard de l’écrivain. De même ne s’encombre-t-il pas de la fausse authenticité du dialecte et du risque de folklorisation que son utilisation risquerait de générer. C’est vrai pour Uomini e no mais plus globalement pour tous ses textes, même ceux qui, situés dans l’île de son enfance, pourraient plus facilement justifier le recours au sicilien. Vittorini se méfie de l’idée selon laquelle la transposition fidèle d’une langue locale suffirait à donner au récit un certificat de véracité. La parole littéraire est nécessairement médiatrice car les mots du roman, aussi dépouillés soient-ils, s’inscrivent dans un processus d’esthétisation de la réalité. Sur ce point Vittorini partage avec d’autres écrivains néoréalistes le refus d’un emploi systématique et obligatoire du dialecte. Mais, nous l’avons vu, il n’a pas recours pour autant à une langue socialement ou professionnellement connotée, comme pourrait l’être celle des ouvriers d’un faubourg milanais. Ses résistants, majoritairement issus de la frange la plus avancée du prolétariat septentrional, parlent un italien moyen, dépourvu de marqueurs de classe ou de région, et qui n’est déterminé que nationalement, par opposition à l’allemand de l’ennemi laissé tel quel par Vittorini pour nourrir une sorte de dichotomie linguistique. Cette dernière est d’une part le reflet de la lutte militaire et, d’autre part, le rappel d’une musique idiomatique susceptible de faire naître chez le lecteur une émotion liée à la proximité des événements relatés.

23L’illusion d’une neutralité qui serait propre à l’écriture néoréaliste n’abuse jamais l’auteur de Uomini e no. Percevant, comme l’affirmera Roland Barthes, que « l’écriture réaliste […] est chargée des signes les plus spectaculaires de la fabrication »28, Vittorini refuse de faire parler ses personnages à l’aide d’une langue particulière qui serait l’équivalent urbain et moderne des patois paysans fréquents dans la tradition régionaliste de la littérature italienne. Car le dialecte, s’il peut servir un dessein de respect des diversités linguistiques, peut également devenir le vecteur de ceux qui, à la naissance de la nation italienne, en ont fait une arme de défense des particularismes locaux et, par extension, le signe d’une position réactionnaire. Toute l’ambiguïté du néoréalisme au sujet du dialecte tient à cette difficulté : légitime sur le plan de la vérité de la langue, il est suspect quand il est brandi comme étendard d’une nostalgie culturelle. Le recours au dialecte « malgré tout » s’apparente alors au geste désespéré et régressif de ceux qui s’opposent à l’évolution, linguistique mais surtout sociale et politique, de la société italienne, surtout au lendemain de la guerre quand l’italien gagne du terrain grâce à l’extension des médias et de la scolarisation. Conforme à ses choix de romancier, le Vittorini critique et essayiste n’aura de cesse de mettre en garde contre le recours aux dialectes qui sont :

en eux-mêmes peu recommandables dans l’optique d’un développement moderne de la langue et de la littérature, […] tous liés […] à une civilisation de base paysanne et tous sont imprégnés d’une morale à mi-chemin entre celle des paysans et celle des marchands, tous sont porteurs d’inertie, de résignation, de disponibilité à des arrangements avec la corruption, et de fourberie civique29.

24Vittorini rejoint ici la célèbre formule de Cesare Pavese : « Le dialecte est un sous-produit historique »30.

25Ce substrat théorique, que l’on retrouve dans toute la production narrative de l’auteur sicilien, explique donc le choix de l’écriture « blanche » avec laquelle Vittorini décrit les actions de ses personnages. Dans Uomini e no en particulier, le texte peut sembler proche de la parataxe propre à l’écriture néoréaliste dans la mesure où le récit des événements est entièrement dévolu aux dialogues. Le lecteur ne pénètre pas dans la pensée des personnages, en l’absence de l’artifice classique d’une vision radioscopique consentie par le style indirect libre, à l’exception des passages en italique déjà évoqués. Ces derniers ont une autre fonction antiréaliste : ils perturbent la lecture linéaire du récit et retardent l’avancée de la narration vers une résolution qui serait la fin heureuse de l’aventure de la Résistance milanaise. Enfin ils enlèvent aux mots leur fonction d’instrument de communication et leur confèrent le rôle de « passeur » vers le symbole et une certaine abstraction contraires à la grammaire réaliste traditionnelle. Cet enrayement ponctuel de la fonction informative est rendu, parmi d’autres procédés rhétoriques, par le recours obsessionnel, et typiquement vittorinien, aux polyptotes répétés31. Il s’agit d’une entorse à la première fonction du langage qui ressort d’autant plus que les dialogues sont souvent banals, limités à l’échange de propos quotidiens qui restent cantonnés à la dimension phatique de la conversation.

26L’ouverture du roman est représentative de ces discours de surface, n’engageant pas ceux qui les prononcent, puisque le protagoniste parle du temps, argument phatique par excellence, avec le premier personnage qu’il croise32. Leur dialogue semble le décalque inversé des incipit in medias res, si bien que le lecteur a l’impression de lire un « non-dialogue » entre « non-personnages ». Ce n’est que progressivement que le récit met en place un décor spatio-temporel où l’on devine Milan et où sont données quelques rares références à des dates : 1944 pour l’action du récit et 1908 qui est la date de naissance de Berta33. Quant à la réalité de la lutte proprement dite, elle n’apparaît qu’au chapitre VI, avec l’entrée en scène du personnage Cane Nero. Pour le reste, les éléments précis sont rares et agissent comme des taches de couleurs dans une toile abstraite : ils fixent l’attention sur des détails au détriment d’une vue d’ensemble du tableau34. La tendance à l’epos, propre au récit de Résistance, dont l’archétype est Il partigiano Johnny de Beppe Fenoglio, laisse la place dans Uomini e no à une représentation édulcorée, parfois évanescente, presque abstraite à force de symbolisation, qui s’éloigne de la lettre et de la grammaire du néo-réalisme.

27Si la critique considère généralement que Uomini e no est l’œuvre la plus « démodée » du corpus vittorinien, c’est parce que l’articulation entre le désir de s’inscrire dans un projet idéologique et son illustration formelle est défaillante, tant sur le premier plan (l’excès de symbolisation affadit la dimension de dénonciation de ce qui est, et rend imprécise la proposition d’un projet de substitution) que sur le second : l’expérimentalisme typographique proche de l’insincérité d’un certain maniérisme, l’oscillation constante entre description nue des faits et focalisation intérieure. Vittorini, pour ne pas avoir su trancher entre son devoir de militant et sa tendance naturelle à une manière allusive et répétitive, élaborée à partir de ses lectures des auteurs américains des années 30, Dos Passos et Saroyan en tête, reste dans l’entre-deux d’un texte qui ne parvient pas à faire se rejoindre intentionnalité et traduction stylistique. Le récit gagne sans doute en poésie ce qu’il perd en efficacité idéologique (surtout si on le compare à d’autres exemples canoniques du genre résistanciel) mais l’antinomie entre le projet et l’écriture produit un texte qui peine à rendre compte de façon réaliste de ce que fut cette période de l’histoire italienne. Dans cette friction entre esthétisation et déroulement d’une mémoire, même au travers de la forme particulière de la fiction où la fidélité est plus d’intentions que de faits, la première finit par l’emporter. D’où un déséquilibre qui porte atteinte au fondement même de la grammaire néoréaliste qui suppose l’effacement de certains « tics » littéraires susceptibles de rappeler qu’un point de vue organise la présentation des événements relatés et que la « main invisible35 », si elle constitue bien un objectif afin que la parole collective prédomine, n’en reste pas moins une vue de l’esprit.

28Vittorini privilégie une écriture qui révèle volontairement, et en soulignant le trait, la mystification de tout projet réaliste dès lors qu’il choisit la littérature comme vecteur. C’est justement parce que la « littérature est mensonge36 » qu’il est illusoire de vouloir cacher ce mensonge derrière les oripeaux d’une transparence et d’un décalque mécanique de la réalité qui ne peuvent pas fonctionner quand l’Histoire est transposée, et d’une certaine manière réduite, en une histoire particulière. Dans le meilleur des cas, la perte de la portée de véracité est compensée par un gain sur le plan émotif auquel contribue la réussite esthétique. La (re)lecture de Uomini e no montre que la comparaison entre pertes et gains, dans le cadre d’une réflexion sur la finalité du néoréalisme comme discours de vérité et de réancrage dans la réalité contemporaine après des décennies de propension à l’évasion dans et par l’art, aboutit à un déséquilibre que la critique a généralement souligné et que Vittorini a reconnu lui-même à plusieurs reprises, le paradoxe étant que ni les défenseurs du réalisme socialiste, ni les amateurs d’une littérature allusive ne s’y retrouvèrent37.

29S’il n’y a pas de réalité possible en littérature, c’est parce que toute tentative de refléter le monde se traduit, au mieux, par la proposition d’une vision partielle de ce monde, celle d’un écrivain qui ne peut être que le produit d’une culture et d’une histoire particulières. L’idée selon laquelle il est possible d’échapper à ce conditionnement biographique par l’obéissance mécanique à des codes, en ce qui nous concerne ceux du néoréalisme, forgés pour rendre « efficace » la littérature (c’est-à-dire pour que la parole se traduise en pensée et en acte), est au cœur de la définition de l’Engagement et de la production narrative de l’immédiat après-guerre. Uomini e no illustre l’illusion qui revient ponctuellement dans l’œuvre de Vittorini selon laquelle l’imaginaire pourrait rendre compte de la réalité et le volontarisme politique s’exprimer à travers la création. On a vu pourtant que dans certains moments de lucidité, et à l’intérieur même du roman qui pour des raisons idéologiques devrait le moins les manifester, l’écrivain exprime ses doutes sur une telle possibilité. Ces doutes prennent la forme d’un éloignement progressif de la doxa communiste et, sur le plan artistique, d’un lent renoncement à l’écriture, comme l’attestent sa tendance à l’inachèvement et à la réécriture de textes anciens, ainsi que son glissement d’un statut de producteur à celui de lecteur, de critique et d’éditeur de récits38.

30Le néoréalisme de Uomini e no apparaît donc comme le trompe-l’œil stratégique d’un écrivain qui ne souhaite pas renoncer à l’inclination naturelle de son écriture. Ni les dirigeants communistes, ni les critiques littéraires, ni Vittorini lui-même, on l’a vu, n’ont trouvé leur compte dans ce « devoir de vacances39 ». Beaucoup y ont vu une sorte d’hapax malheureux, alors qu’il faut le considérer comme le condensé, maladroit car en partie artificiel, des principaux stylèmes de la production vittorinienne, entre réflexion métalittéraire insérée dans le récit et hybridisme formel. Si Uomini e no supporte mal la qualification orthodoxe d’œuvre néoréaliste, c’est bien parce que Vittorini n’a pas renoncé à certaines habitudes d’écriture peu compatibles avec les exigences de la littérature engagée et qui trahissent la présence parfois encombrante de l’auteur. Le malentendu qui a entouré le récit dès sa publication est le résultat de la confusion, courante à cette période où l’artiste était sommé de contribuer à l’édification d’une société nouvelle, entre verdict sur l’idéologie du texte et jugement sur la langue qui la véhicule. Mais, comme l’a magistralement démontré Roland Barthes, déjà cité, la langue d’un roman ne saurait être réaliste ou pas. Elle est « littéraire » (en lien avec le registre choisi) ou sémiologique (organisant des signes pour délivrer un sens). Le discours politique, et plus globalement l’idéologie, instrumentalisent la langue pour en faire le levier d’une transformation du réel (idéologie révolutionnaire) ou de maintien de l’existant (idéologie réactionnaire). Le réalisme, comme catégorie esthétique, n’est que l’enveloppe dans laquelle glisser une conscience. Pour plagier la célèbre formule de Husserl à propos de la conscience, justement, on peut dire qu’il y a réalisme quand il y a une intention réaliste. C’est sans doute cette dernière qui manquait à Vittorini en 1944, comme elle lui a fait défaut à d’autres périodes de sa production littéraire. Mais en pleine effervescence de la lutte antifasciste et dans l’excitation du projet de reconstruction du pays, les hésitations face au dogme dominant (réalisme socialiste, jdanovisme, engagement) ressortent d’autant plus et ont contribué à mettre Vittorini, et son œuvre, en porte-à-faux par rapport aux attentes d’une mobilisation inconditionnelle des artistes et des intellectuels.

31Pourtant, à l’époque de rédaction de Uomini e no, le Vittorini militant et le Vittorini écrivain sont proches l’un de l’autre comme ils ne le seront bientôt plus. On peut le déduire de la dernière page du récit. Après avoir exprimé une thématique personnelle en décidant de sacrifier son protagoniste pour des raisons plus sentimentales qu’historiques, Vittorini conclut son texte par une ultime concession à l’exigence néoréaliste, et à la requête idéologique qui la sous-tend. Malgré la mort du « héros », prévaut peut-être un optimisme final. En effet, la place laissée vacante par la disparition d’Enne 2 est déjà comblée par la noria des combattants prêts à prendre la relève40. Dans la logique chorale de la Révolution, l’individu compte moins que le groupe. Le « je » peut s’effacer si le « nous » s’impose. Mais pour Vittorini, ce « nous » collectif n’est jamais totalement et seulement une abstraction. Il est composé d’individus habités per le doute, mus par des scrupules qui réinjectent de l’humanité dans une phase de la lutte où la violence pourrait pousser à l’anéantissement de toute compassion. De la même façon qu’Enne 2 était resté un homme en montrant son incapacité à renoncer à son amour pour Berta au nom d’une cause supérieure, l’ouvrier de l’excipit ne parvient pas à tirer sur le soldat allemand qu’il poursuit à moto car il le trouve « trop triste41 ». Le roman s’achève donc sur le désir de l’apprenti résistant de mener à bien sa prochaine mission, pour se racheter de sa faiblesse coupable envers l’ennemi. Mais il s’agit d’un volontarisme de raccroc car, sur le plan de l’économie narrative, le récit se termine vraiment avec la décision d’Enne 2 de se rendre à l’ennemi.

32Avec Uomini e no, le parcours narratif de Vittorini a connu une impulsion déterminante. Depuis Conversazione in Sicilia, ses personnages sont passés du « calme de la non espérance »42 de Silvestro à « l’inquiétude de l’espérance » qui pousse Enne 2 à se battre et à mourir. Le récit de Vittorini a influencé d’autres romans sur la Résistance, dont certains d’une facture pourtant bien différente. Au-delà des spécificités de ces nombreux textes, prévaut l’idée d’un courant qui, par la multiplicité des ouvrages consacrés à cette période de l’histoire italienne, peut être assimilé à un genre à part entière43. Pour nombre d’intellectuels et d’écrivains, l’expérience de la Résistance a été fondatrice en leur permettant d’échapper en partie au dilemme traditionnel entre pensée et action, théorie et pratique. Des esprits de tendance plutôt spéculative ont été contraints, face à l’accélération de l’Histoire, de prendre position et de rejoindre le camp des combattants, avec les risques physiques inhérents à cette décision. La participation à la guerre devient pour eux un moyen, à la fois existentiel et idéologique, de descendre de la turris eburnea et de plonger dans le combat collectif44.

33Le fait que Vittorini ait écrit son récit alors qu’il était recherché par la police allemande n’est pas anecdotique. L’Histoire a rattrapé l’écrivain et a rendu possible un idéal de l’action qui s’était déjà présenté lors de ses années de jeunesse, même s’il s’était identifié alors au mauvais choix du fascisme révolutionnaire. Sur ce point, Uomini e no est l’aboutissement de textes précédents, dont certains avaient déjà la guerre et la Résistance pour sujet. Outre la nouvelle La mia guerra, rédigée en 1931, qui décrit le conflit austro-italien à travers des yeux d’enfants (point de vue dont se souviendra Calvino au moment de composer Il sentiero dei nidi di ragno), rappelons Il ragazzo del ’25, La vendetta di Rubino et Una stella per tutti qui mettent en scène de jeunes personnages pour qui la guerre est surtout une épreuve initiatique et une étape pour accéder à la maturité de l’âge adulte, et en aucun cas la conséquence d’un engagement idéologique conscient45. Mais c’est bien avec Uomini e no que le passage vers le drame historique s’opère et que la nécessité de délivrer une parole idéologique conditionne en partie, et en partie seulement comme nous avons tenté de le démontrer, le récit. Cette parole n’est pas dite par le protagoniste mais par un personnage secondaire, ce qui est d’ailleurs un autre coup de canif dans le contrat du roman à thèse que tout écrivain de l’époque est supposé avoir signé. C’est Selva, la vieille résistante, qui est chargée de l’énoncer, dans son évidence presque simpliste :

Ne pouvons-nous pas désirer qu’un homme soit heureux ? Nous travaillons pour que les hommes soient heureux. […] Quel sens aurait notre travail si les hommes ne pouvaient pas être heureux46 ?

34La déclaration de Selva par sa référence « révolutionnaire » au droit au bonheur, réoriente le discours vers la vertu de l’action collective. Ce que montre au fond Uomini e no, et ce en quoi il n’est pas erroné d’y voir une illustration, parfois peu orthodoxe, parfois marginale, parfois maniérée, du néoréalisme, c’est que l’action chorale (Selva emploie la première personne du pluriel) l’emporte toujours sur la tentation personnelle de renoncer au combat pour satisfaire un comportement d’abord dicté par une recherche individuelle du bonheur. Cette règle de base du néoréalisme, dans une lecture classique, c’est-à-dire idéologique, explique le renoncement et l’effacement symbolique d’Enne 2 à la fin de Uomini e no, œuvre d’un écrivain qui a toujours été tiraillé entre les « deux tensions47 » que sont la prise en compte de la réalité de l’Histoire, d’une part, et la transposition de cette réalité dans un discours du symbole et de l’allusion, d’autre part.