Colloques en ligne

Caroline Trotot

Métaphores de la passion, passion de la métaphore dans Les Amours de 1553

1Résumé : Éléments clés de la poétique de l’imitation, les métaphores des Amours de 1553 portent cependant la singularité du pétrarquisme ronsardien. Ronsard propose de les concevoir comme les atomes d’un cosmos dont le modèle est le De rerum natura de Lucrèce et Fouquelin permet de comprendre la dynamique aristotélicienne, l’energeia qui anime les représentations du recueil. Dans tous les cas, c’est un système d’interactions vives qui disent la passion poétique.


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2La métaphore a une place prépondérante dans la poésie ronsardienne et notamment dans la poésie amoureuse. C’est d’ailleurs ce que la tradition scolaire a retenu. C’est une tradition fondée sur les déclarations mêmes de Ronsard, qui fait des métaphores homériques et pindariques les « atomes par lesquels [il a] composé le petit monde de [ses] inventions » dans l’avertissement au lecteur des Odes1. Il pose dès ce moment (1550) un problème essentiel, qui est celui de la place de ce trope dans une poésie de l’imitation. Les métaphores sont paradoxalement les lieux topiques de l’imitation créative. Cueillies dans les œuvres imitées, répétées de poème en poème, elles structurent le nouvel univers poétique, miroir de l’auteur, dont la singularité2 se définit dans la configuration dessinée par l’énonciation. La poésie amoureuse amplifie cette dimension topique jusqu’à interroger la limite de la dissolution du singulier dans le topique. Le pétrarquisme pose en effet de manière exemplaire la question de la singularité et la relie à celle de l’efficacité. Dans la satire du poème « Contre les pétrarquistes » de Du Bellay, les métaphores ont perdu leur adéquation singulière à l’objet, leur capacité à manifester le talent du sujet et celle d’émouvoir la dame et le lecteur. La passion a disparu et les ornements exhibés sont de mauvais goût. Rien de tel dans notre recueil. La topique permet d’exprimer le génie poétique sous le mode particulier du dire l’amour. Pour cela, Ronsard active certaines propriétés de la métaphore qui la rendent apte à exprimer conjointement l’amour et la poésie si bien que l’amour devient finalement une « métaphore continuée » de la création poétique – pour employer l’expression par laquelle Fouquelin désigne l’allégorie3. La question peut être posée de la manière suivante : comment passe-t-on des atomes à un cosmos poétique qui fait système ? La formuler ainsi c’est inviter à chercher pour commencer la solution dans l’intertexte lucrétien très explicitement utilisé notamment dans le sonnet 37.

Des atomes au cosmos poétique, du De rerum natura aux Amours

3Le sonnet 37 est à juste titre fort célèbre :

Les petits cors, culbutans de travers,
Parmi leur cheute en bïais vagabonde,
Hurtés ensemble, ont composé le monde,
S’entr’acrochans d’acrochemens divers.
L’ennui, le soin, & les pensers ouvers,
Croisans le vain de mon amour profonde,
Ont façonné d’une atache feconde,
Dedans mon cœur l’amoureus univers.
Mais s’il avient, que ces tresses orines,
Ces dois rosins, & ces mains ivoirines,
Froissent ma vie, en quoi retournera
Ce petit tout ? En eau, aer, terre, ou flame ?
Non, mais en vois qui toujours de ma dame
Par le grand Tout les honneurs sonnera.

4L’édition Laumonier, comme celle de la Pléiade, renvoie pour le premier quatrain au De rerum natura (II, 216 sqq.), passage qui expose la théorie du clinamen, explication de la création par composition d’accrochements des particules élémentaires sous l’effet de mouvements heurtés, d’écarts. Sans doute, « ce quatrain […] n’est pas à lire comme un exposé des convictions du poète »4. Isabelle Pantin pense aussi qu’il y a une bonne dose de provocation de la part de Ronsard à mobiliser un auteur matérialiste athée5. On est d’ailleurs bien loin de l’épicurisme qui refuse la passion. Le livre II du De natura commence par le célèbre « Suave mari magno ». Il est doux de contempler l’agitation des passions depuis les rivages de la sagesse, pour celui qui ne s’y livre pas. Ce n’est pas la situation du poète des Amours qui connaît « l’ennui, le soin, & les pensers ouvers » et qui n’arrive au port de la volupté heureuse qu’après avoir sondé « en vain les abymes d’un goufre » (s. 97). Le lecteur est donc invité à une lecture métaphorique qui est confirmée par le syntagme « amoureus univers », expression qui renvoie aux sentiments et à leur mise en poésie. La lecture métaphorique est rendue d’autant plus facile que l’expression « atomes » a été employée de manière figurée dans l’avertissement au lecteur des Odes. Ronsard met en place un système de palimpseste dans lequel chaque élément renvoie à un modèle et à un autre texte de sa propre œuvre.

5La fin du sonnet 37 fait écho à un autre passage de Lucrèce (I, 851 sqq.) qui réfute la théorie d’Anaxagore d’une division infinie de la matière dans un corps :

Nam quid in oppressu valido durabit eorum,
ut mortem effugiat, leti sub dentibus ipsis?
Ignis, an umor, an aura ? Quid horum ? Sanguen an ossa ?
Nil ut opinor, ubi ex aequo res funditus omnis
tam mortalis erit quam quae manifesta videmus
ex oculis nostris aliqua vi victa perire

Car qu’en restera-t-il qui échappe à la mort,
Quand elle les aura broyés entre ses dents ?
Du feu, de l’air, de l’eau ? lequel ? du sang, des os ?
Rien de rien, à mon sens, vu qu’absolument tout
sera mortel autant que ce que nous voyons
clairement sous nos yeux, vaincu par une force, périr.6

6La réécriture ronsardienne « dévie » le sens originel pour mettre en valeur le rapport des mots, corps élémentaires, à la voix qui organise le cosmos poétique, voix d’un sujet animé par ses affections, qui lui permet de gagner l’immortalité alors que chez Lucrèce tout disparaît. Ronsard illustre le procédé, d’une part en désignant la femme par des synecdoques-métaphores qui font écho à d’autres poèmes7, d’autre part en soulignant ses emprunts grâce à des mots employés comme signaux. Il réfléchit la poétique de l’imitation à travers le modèle d’emprunts fragmentés, déplacés, déviés, selon le principe qui à l’œuvre dans la métaphore. Le syntagme employé ne vaut plus dans le sens initial qui était le sien dans le texte source ; il prend un autre sens dans le contexte nouveau, accroché au nouveau comparé. Ce faisant, il révèle ses potentialités de sens, d’évocation, d’émotion. Le lecteur est invité à lire ensemble les deux éléments en interaction, les textes en palimpseste, et les sens en résonance, ce qui en amplifie l’effet et développe des possibilités d’interprétation, comme notre propre commentaire le montre. En effet, lisant le sonnet 37, nous nous interrogeons sur le rapport de Ronsard à Lucrèce ainsi que sur le rapport de la poésie à la philosophie morale et physique.

7Or Ronsard, inverse en quelque sorte le rapport métaphorique instauré par Lucrèce. Là où Lucrèce utilise les figures poétiques comme un miel qui masque l’amertume de l’absinthe qu’est la leçon philosophique (IV, 11 sqq.), Ronsard utilise les termes empruntés pour les explorer en eux-mêmes, souvent en les reprenant plusieurs fois d’un poème à l’autre, trouvant le miel dans l’absinthe même comme au sonnet 154 (« Et d’un tel miel mon absynthe est si pleine, / Qu’autant me plait le plaisir que la peine » v. 12-13). Alors que Lucrèce considère les antonomases mythologiques et les figures comme une concession nécessaire pour représenter au lecteur des principes difficiles à saisir, Ronsard éprouve la capacité productive des représentations. À Lucrèce, il reprend ainsi peut-être de manière plus discrète dans le recueil des évocations de la nature au printemps, de la terre qui produit les dédales de fleurs sous les pieds de Vénus ou de la lumière diffuse du ciel serein (I, 7-9)8. Ronsard lit donc Lucrèce de manière métapoétique : il en tire des principes de la création poétique plutôt que des principes philosophiques. Il extrait les métaphores pour les dissocier du propos initial, en changer le sens par l’application à un nouveau contexte, les amplifier, construire de nouveaux rapports. Dans cette opération, que la Deffence décrit à travers la métaphore de la greffe, la permanence de la particule élémentaire inscrit la création nouvelle sur un horizon hypertextuel. Dans la rencontre de biais entre des éléments divers, on contemple de manière oblique le texte source et en son sein l’essence de la poésie. Pour ce qui est des emprunts à Lucrèce par exemple, Ronsard s’approprie la puissance lyrique comme la dignité scientifique et ne répugne sans doute pas à conserver une dimension polémique revendiquée par les jeunes auteurs de la Deffence et des Odes, qui pourrait facilement disparaître dans un pétrarquisme émoussé. Il ne s’agit pas pour le poète de dresser un cadre philosophique lucrétien, ni de l’utiliser comme un référent, mais d’en faire un signe dans lequel certains sèmes sont privilégiés9. Et peut-être faut-il parler plus exactement d’un système de signes.

8Il me semble que l’on peut insister sur le fait que Lucrèce propose une œuvre cohérente qui expose un système physique, l’une étant le reflet de l’autre. Le poète latin écrit même très explicitement que la composition atomistique du monde correspond à la composition par lettres des mots et des vers, ce qui permet de penser la diversité de la nature (II, 688 sqq.) et les notions de ressemblance et de dissemblance, essentielles à la poésie ronsardienne. La conception lucrétienne fournit le modèle d’une poésie-monde, dans laquelle chaque unité est en rapport structurel avec le tout. C’est cette dimension systémique qui paraît intéresser Ronsard ; le fait que la poésie fasse système, un système de mots échos construisant du sens, dans un rapport de similitude et de différenciation avec le monde ainsi qu’avec les sources de l’imitation. La métaphore est à la fois la partie du discours qui réalise l’opération de mise en système des objets par ressemblance et différence, leur accrochement entre eux en tout cohérent malgré la diversité et la figure qui réfléchit cette opération, l’illustre et la donne à penser. La Rhétorique de Fouquelin publiée en 1555 et faisant une large part aux exemples pris dans les Odes et dans Les Amours propose une mise en système éclairante pour l’analyse de la poétique de nos sonnets.

Fouquelin, métaphore & système ramiste

9Disciple du grand philosophe français Ramus, Fouquelin publie une Rhétorique originale, bien différente des répertoires de figures, et qui constitue le pendant de la Dialectique du maître. Inscrite dans le sillage de la Deffence et Illustration de la langue française, elle se concentre sur l’élocution, accordant une large place aux tropes, réduits au nombre de 4 : métonymie, ironie, métaphore, synecdoque. La métaphore est la figure reine, englobant de nombreuses autres figures, comme l’allégorie, l’hyperbole ou l’énigme. Comme l’a souligné Mireille Huchon, on a là un développement « unique sur la polyvalence figurée »10, une mise en système qui correspond à la poétique du premier Ronsard « une poétique de l’extrême, de la concentration et de l’ambiguïté », qu’elle a étudiée dans les Odes mais qui est aussi celle des Amours également cités dans La Rhétorique française et analysés par la critique dans deux autres articles11. Commentant l’originalité de la version française par rapport à la version latine d’Omer Talon, Mireille Huchon proposait de voir la poésie de Ronsard non seulement comme un exemple mais comme la source même de la réflexion théorique. Elle commentait en particulier la conclusion de la partie consacrée aux tropes avançant : « que souvent en un méme mot, plusieurs tropes de diverses sortes s’entrerencontrent »12. Les exemples empruntés aux Odes montrent la saturation dans un mot qui peut être interprété de diverses manières et concentrer plusieurs sens figurés. Les emplois des Amours sont déjà moins concentrés, mais on a des termes peu transparents comme entelechie (s. 69) ou quinte essence, peut-être même des termes comme « trampe » que Muret explicite par exemple (s. 69)13. Le commentateur permet au lecteur de choisir un sens, d’activer une connotation, de comprendre quelle est l’isotopie en jeu. Par ailleurs, plusieurs mécanismes peuvent être à l’œuvre dans une expression figurée, à la fois ressemblance, contiguïté, inclusion ou antinomie ironique. La théorie ramiste ne s’éparpille pas dans l’identification des figures, elle souligne un principe commun qui est celui de la figuration tropologique. Il nous paraît en ce sens intéressant de souligner que l’allégorie est référée par Fouquelin à une « métaphore continuée »14. L’amplification ne modifie pas la structure de base, structure logique, qui procède par construction d’une ressemblance. Fouquelin cite à ce propos les tercets du sonnet 58 qui file la métaphore d’un amour, voyage maritime et, même, dans les quatrains, odyssée :

Verrai-je point, que ces astres jumeaus,
En ma faveur, encore par les eaus
Montrent leur flame à ma caréne lasse ?
Verrai-je point tant de vens s’acorder,
Et calmement mon navire aborder,
Comme il souloit, au havre de sa grace ?

10L’allégorie ne repose pas sur un sens abstrait ; elle est dans l’itinéraire dédoublé entre le propre et le figuré, la source et la création nouvelle, itinéraire proposé par les métaphores.

11Fouquelin redonne à la métaphore la place dominante qu’elle occupait dans la rhétorique aristotélicienne15 et en dégage les mêmes caractéristiques. Elle donne à penser grâce à la « cogitation d’une similitude » et c’est ce qui « délecte l’esprit »16. La métaphore ne substitue pas une réalité à une autre, elle n’ajoute pas un ornement, elle permet de penser dans un rapport de mise en relation de deux éléments17. Cette ressemblance est à l’origine de la qualité de représentation de la figure :

Non seulement il nous semble que voyons la chose, mais aussi la similitude d’icelle. Parquoi Aristote loue entre toutes les autres, ces Métaphores, lesquelles frappent les yeux, pour la clarté de leur signification.18 

12Cette représentation n’est qu’un degré de l’être, une modalité de son existence, et l’accomplissement est atteint dans la vivacité :

Mais principalement ce Trope plaît, quand quelque sens et mouvement est baillé aux choses inanimées, comme s’ils [sic] avaient une âme.19

13Ce sont les deux qualités que l’on peut désigner l’une comme étant celle de l’evidentia, le fait de donner à voir, l’autre de l’energeia, le fait d’animer, de rendre sensible la puissance de la vivacité, d’actualiser dans les mots l’immatériel : la pensée, le sentiment, l’émotion. Elles sont liées et la poésie représente le rapport du sensible et de l’intelligible, du réel et du virtuel.

14Dans La Rhétorique française, Fouquelin traduit mot à mot certains passages de la Rhetorica d’Omer Talon parue en 1549. Mais il introduit des exemples en français et la référence à Aristote qui sera ensuite considérablement amplifiée dans la Rhetorica de 1560 et qui était absente de celle de 1549. Le texte français semble donc une étape très importante non seulement dans l’élaboration d’une théorie des figures en français, mais aussi dans la prise en compte de l’aristotélisme dans la conception des tropes. Dans la Rhetorica de 1560, de nombreuses références à la Poétique et à la Rhétorique d’Aristote signalent dans les manchettes des développements tout à fait neufs appuyés sur des citations en grec. Parmi les exemples qu’il choisit, Fouquelin cite le sonnet 174 des Amours à propos des métaphores « qui tombent dessous le sentiment, principalement des yeux, lequel est le plus vif de tous »20 :

Las ! force m’est qu’en brullant je me taise,
Car d’autant plus qu’esteindre je me veus,
Plus le desir me ralume les feus,
Qui languissoient dessous la morte braise. (s. 174, v. 1-4)

15Les métaphores filées du feu employées par Ronsard permettent de représenter le désir comme une puissante énergie rendue visible par le travail poétique. La poésie paraît actualiser une puissance immatérielle qui prend forme dans les métaphores. En mêlant les deux principes de l’evidentia et de l’energeia, les métaphores ronsardiennes permettent de se représenter l’énergie qui anime le monde et qui est celle du poète amoureux. Elles ont pour cela recours à des topiques privilégiées que l’on trouve en partie chez Fouquelin. Il mentionne en effet le divin accommodé à l’humain, les éléments, les « animaux et choses qui ont ame, comme des plantes & arbres » et les « arts & métiers des hommes ». La liste n’est pas exhaustive car tout terme peut être utilisé de manière métaphorique à partir du moment où on trouve une similitude avec ce qu’on veut désigner. Ce que Fouquelin privilégie et que la poésie de Ronsard avec celle d’autres membres de la brigade lui permet de penser, c’est la manière de représenter la vivacité qui apparaît dans la théorie aristotélicienne, dans les motifs privilégiés et même dans l’intérêt pour les métaphores verbales déjà signalé par Mireille Huchon21 à propos des exemples choisis dans les vers de Ronsard, notamment les deux vers remarquables, qui renvoient à deux motifs majeurs du recueil, la prophétie et l’érotisme :

Avant le temps tes temples fleuriront (s. 19)

Ton paradis où mon plaisir se niche (s. 72)

16Fouquelin les réunit dans la catégorie des métaphores prises des animés. Il signale qu’il faut considérer comme pleinement métaphorique ce qui pourrait paraître usé et donner aux mots un sens précis comme à « nicher », qui est « propre aux oyseaus »22. Un autre exemple –remplacé dans l’édition suivante par des vers tirés des Hymnes – est caractéristique de la représentation de la vivacité :

Aussi ni l’or qui peut tenter
Ni autre grace, ni maintien,
Ne sçauroient en mon cœur enter
Un autre pourtrait que le tien. (Chanson 141, v. 55-60)23

17Les métaphores greffent leurs représentations. Elles sont les figures du transfert, d’une translatio vive comme celle exprimée par La Deffence. Fouquelin invite donc à reconnaître que les métaphores des Amours font système.

Système métaphorique des Amours

18Les métaphores permettent de se représenter l’énergie qui anime le monde, cette puissance de transformation et d’avènement de ce qui n’est que virtuel, pour le formuler dans un vocabulaire aristotélicien, qui dans d’autres systèmes peut prendre la figure de l’amour, chez Lucrèce par exemple, ou de la guerre chez Héraclite. Dans le système aristotélicien, l’energeia est l’ensemble des mouvements qui caractérisent la vivacité : déplacement local, augmentation / diminution, changement, génération / corruption ; c’est aussi le mouvement de l’entéléchie, c’est-à-dire l’accomplissement des virtualités de l’être, passage de la puissance à l’acte. C’est un principe physique également à l’œuvre dans la rhétorique et la poétique24. Grâce aux métaphores, l’écriture ronsardienne s’approprie ces mouvements, les multiplie dans la continuation, l’amplification et « l’entrerencontre », pour figurer la vivacité des émotions de la passion. Le sonnet 53 reprend ainsi les atomes de manière métaphorique :

[Amour] Il arrondit de mes affections
Les petis cors en leurs perfections,
Il anima mes pensers de sa flame.
Il me donna la vie & le pouvoir,
Et de son branle il fit d’ordre mouvoir
Les pas suivis du globe de mon ame.

19Les représentations fabriquent la poésie et mettent en abyme sa création même, actualisation d’une puissance, force et mouvement de l’entéléchie vers la perfection poétique, d’un accomplissement de la figuration de l’être, comme l’exprime le sonnet 69 :

[…] O lumiere enrichie
D’un feu divin qui m’ard si vivement,
Pour me donner & force & mouvement,
N’estes vous pas ma seule Entelechie ? (s. 69, v. 12-14)

20La beauté est un rayonnement actif qui circule entre l’extérieur et l’intérieur. Les métaphores fondent la conception analogique d’une poésie univers qui repose sur la représentation en mouvement de ressemblances construites par un sujet et qui sont le miroir de cette subjectivité. Elles permettent de figurer l’intériorité complexe, exaltée et contradictoire du sujet passionné, ce qui existe « dedans [le] cœur » expression qui revient de nombreuses fois, en particulier dans le sonnet 37 par lequel nous avons commencé, mais aussi dans le sonnet 51, qui est exemplaire du système métaphorique des Amours25dont il semble mettre en récit le fonctionnement. La métaphore permet de mieux se connaître, en transformant quelque chose d’immatériel et d’intérieur en objet :

Cent fois le jour, à part moi je repense,
Que c’est qu’Amour, quelle humeur l’entretient,
Quel est son arc, & quelle place il tient
Dedans nos coeurs, & quelle est son essence.
Je conoi bien des astres la puissance,
Je sai, comment la mer fuit & revient,
Comme en son Tout le Monde se contient :
De lui sans plus me fuit la conoissance.
Si sai-je bien, que c’est un puissant Dieu,
Et que, mobile, ores il prend son lieu
Dedans mon cœur, & ores dans mes veines :
Et que depuis qu’en sa douce prison
Dessous mes sens fit serve ma raison,
Toujours, mal sain, je n’ai langui qu’en peines. (s. 51)

21Dans notre recueil, le système métaphorique ronsardien permet de représenter le monde comme le voit l’amoureux, de montrer le cœur à nu dans ses émotions hyperboliques et contradictoires. Le sonnet 56 dont Fouquelin cite les tercets commence par cette vision poignante :

Verrai-je point le dous jour, qui m’aporte
Ou tréve, ou pais, ou la vie, ou la mort,
Pour édenter le souci qui me mord
Le cœur à nu, d’une lime si forte? (s. 56)

22On peut voir un bel exemple d’ « entrerencontre » de tropes, métaphores antithétiques et hyperboliques prises du monde animé comme des arts et métiers. Les comparants particuliers ne comptent pas tant que les principes qui les unissent : ils participent à une amplification qui se représente dans le transfert de la similitude. La passion, la poésie s’actualisent dans le lyrisme d’une parole qui magnifie, agrandit, crée un système d’échanges et d’interactions entre l’obscur et le lumineux, le sujet et le monde, l’auteur et le lecteur / la lectrice, la nature et les arts, l’humain et le divin, le virtuel ou l’immatériel et le réel. Les Amours de 1553 sont constitués par une sorte d’effusion métaphorique qui multiplie savamment les variations, morceaux de miroirs dans lesquels se révèle de poème en poème la subjectivité prismatique analysée par Benedikte Andersson à propos de l’énonciation26. Soumise à l’énonciation personnelle d’un sujet animé par la passion, la métaphore est transférée du magasin des topiques extérieures à l’intérieur du monde poétique et même du poète lui-même. Le sonnet 192 peut être lu comme cette transformation d’une admiration pour la beauté extérieure à une incorporation d’un principe créateur :

Ainsi quand l’œil de ma deesse luit,
Dedans mon cœur, dans mon cœur se produit
Un beau printans qui me donne asseurance (v. 9-11)

23La beauté de la dame, celle du printemps, les expressions des poètes-sources et rivaux27 sont intériorisées et actualisent leur puissance à émouvoir. La lumière de la métaphore qui met sous les yeux est source d’un mouvement de production naturelle : l’évidence produit une energeia qui transforme le balbutiement de la répétition en amplification. On peut analyser les métaphores selon ces principes et montrer comment la poésie de l’imitation se fait poésie d’une mimésis de « la vive énergie de la nature »28.

24La subjectivité informe chaque construction métaphorique, qu’elle extrait des œuvres imitées pour la plier à une énonciation nouvelle. La topique soumise à la variation désigne la place de l’auteur dans une création par imitation. Les échos constitués par la reprise d’un mot d’un poème à l’autre, appliqué à des comparés divers, soumis à des variations syntaxiques, constituent un ordre mystérieux que les commentateurs ne cessent de traquer. Comme l’a montré Cécile Alduy, Les Amours refusent la logique narrative pour privilégier une logique paradigmatique29, exhibant ainsi leur inscription dans une poésie d’imitation, leur nature de redoublement réflexif. C’est la logique même de la métaphore et plus largement celle de la fonction poétique décrite par Jakobson. Le choix d’imiter la poésie pétrarquiste fortement métaphorique multiplie les dimensions métapoétiques. L’ensemble des poèmes constituent la métaphore continuée de la composition par transfert qui permet de désigner la singularité de l’auteur dans l’imitation. À l’intérieur des poèmes comme au niveau de la composition du recueil, Ronsard accroche les atomes des mots pour fabriquer de nouvelles formes, marquant de son action la création d’un nouvel univers qui ne doit pas au hasard, comme le cosmos de Lucrèce, ou comme les prophéties qui ne sont pas un assemblage fortuit de lettres30. Il reprend les paradigmes de ses modèles pour les relier à la puissance d’une émotion subjective qui trouve un accomplissement dans les projections réalisées par les figures. Il donne ainsi un sens plein au système métaphorique pétrarquiste, qui désignait à travers le Canzoniere un auteur et sa vision du monde. Il ressource les figures à sa propre vision : celle d’un puissant amour de la création comme processus et comme résultat, d’une nature à l’œuvre dans les choses31. Instruments de la représentation de la beauté et de la vivacité de la passion qu’elle inspire, les métaphores des Amours sont les lieux de l’appropriation des systèmes poétiques imités par démembrement et reconstruction de nouvelles structures d’échange des comparants empruntés aux comparés choisis par un sujet singulier. Elles remplissent ainsi un rôle crucial dans l’élaboration de la singularité de l’écriture au sein d’une poétique collective. À cinq siècles de distance, Georges Perec formule ainsi le rôle joué par des éléments que l’on s’impose dans l’avènement d’un clinamen génial :

Nous avons un mot pour la liberté, qui s’appelle le clinamen, qui est la variation que l’on fait subir à une contrainte... [Par exemple], dans l’un des chapitres de La vie mode d'emploi, il fallait qu'il soit question de linoleum, il fallait que sur le sol il y ait du linoleum, et ça m'embêtait qu'il y ait du linoleum. Alors j'ai appelé un personnage Lino – comme Lino Ventura. Je lui ai donné comme prénom Lino et ça a rempli pour moi la case Linoleum. Le fait de tricher par rapport à une règle ? Là, je vais être tout à fait prétentieux : il y a une phrase de Paul Klee que j'aime énormément et qui est : Le génie, c'est l'erreur dans le système32.

25L’atome, matière commune à tous les auteurs, permet d’exercer l’opération de différenciation et de la rendre visible. Le lieu métaphorique forme les simulacres des auteurs qui renvoient en miroir l’image multipliée de leur talent. En reprenant les mêmes motifs, ils se reflètent les uns dans les autres, comme Virgile reprenant Lucrèce mais aussi Homère, qui devient le poète récapitulatif, miroir de la poésie même. En effet, la métaphore préserve la mobilité grâce au dédoublement sur lequel elle repose. Joëlle Gardes Tamine insiste sur la distinction entre la métaphore comme translatio et son produit, le translatum. La multiplication des métaphores dans Les Amours, l’hétérogénéité même parfois de leurs comparants interdisent au lecteur de se fixer sur un produit, sur une équivalence. De plus, la mobilité est entretenue par les variations morphosyntaxiques qui garantissent une passion toujours vive, amplifiée, nourrie de ses brusques et gaillards tours. Or ce que Ronsard a choisi de placer au centre de son recueil pétrarquiste, ce n’est pas une dame mais l’amour même, ou plutôt les amours, les sentiments passionnés, dans la vivacité de leurs mouvements et dans leur existence littéraire, passion amoureuse et passion pour la littérature. Les métaphores permettent de figurer le mouvement « d’estrangement » à soi-même de l’amour33, qui s’inverse dans la possession, mouvement qui est aussi au cœur de la poétique de l’imitation. Figurant l’amour, elles réalisent la translatio et révèlent leurs similitudes et leurs interactions. Elles proposent une nouvelle réalisation du dissidio pétrarquiste qui prend chez Ronsard la figure de la discordia concors34. Chaque paradigme de comparants pourrait faire l’objet d’une analyse en ce sens, montrant le rôle qu’il joue dans ce système. Aucun ne le dit peut-être mieux dans ce recueil que le paradigme guerrier. Dès le sonnet 1, l’amour nous plonge dans la guerre et dans la suite du recueil, la guerrière Cassandre, captive du recueil, apparaît comme le trophée arraché à l’Iliade, aux continuations épiques ou lyriques et au Canzoniere. La métaphore réalise le pillage programmé par La Défense et Illustration de la langue française et elle étale ses richesses avec prodigalité.

26Ronsard s’approprie ainsi la vivacité homérique, modèle de l’energeia métaphorique pour Aristote et pour Plutarque35 ; il fait des vers des Amours des « traits ailés », sorte de syllepse in absentia du sonnet 15. Atomes extraits des textes imités, les métaphores des Amours sont des miroirs d’émotion. Elles reflètent la passion du poète qui les a créées et celle du poète-lecteur qui les a cueillies. Dans cette rencontre apparaît la passion pour la poésie, langage de l’expérience universelle de l’émotion, d’un amour qui se rêve cosmique et se reconnaît art de la fiction. Le poète amoureux représente la passion qui l’anime pour à son tour faire « indigner, apayser, ejouyr, douloir, aymer, hayr, admirer, etonner, bref, [tenir] la bride de[s] Affections [du lecteur], [le] tournant ça, et là à son plaisir »36. Dans la splendeur de la tension métaphorique, on aperçoit l’image vive d’un poète « bien doué », capable de faire advenir les fragiles puissances de l’imaginaire dans les contraintes du réel, de multiplier les simulacres de beauté pour tenter de dire le monde « Tanta est mobilitas et rerum copia tanta » (De natura rerum IV, 774), la copieuse diversité et les émotions qu’elle suscite. C’est ce dont rend compte Fouquelin en inscrivant la poésie ronsardienne dans un système inspiré non seulement de Quintilien mais aussi d’Aristote, reproduisant dans le domaine théorique l’opération d’imitation créative réalisée dans le domaine poétique par les écrivains de la Pléiade. Il nous propose ainsi un modèle d’analyse, fruit d’une lecture admirative qui rend compte de la « splendeur » des tropes employés par les grands poètes et permet d’en sonder la singularité mystérieuse au sein même d’une poétique de l’imitation. Figures de l’évidence et de l’énergie, d’une intertextualité métatextuelle, les métaphores sont les miroirs de Narcisse devenues fleurs bien présentes dans les bouquets de nos anthologies.