Colloques en ligne

Jean-Charles Monferran

Les mots d’amour de Ronsard en 1552-1553. Réflexions sur le dictionnaire des premières années de la Pléiade

1Résumé : La doctrine de l'imitation oblige le nouveau poète à effectuer des choix lexicaux qui doivent faire écho aux mots des modèles suivis sans pour autant les singer. Aussi, plutôt que le calque proprement dit, rare mais toujours signifiant, Ronsard préfère, dans Les Amours de 1552-1553, appliquer à des termes du français certains modes de formation propre aux langues qu’il admire. Le « tour » cumule alors tous les avantages puisque le mot, pourtant parfaitement français, renvoie par la configuration que le poète lui impose à la manière des Anciens et des Italiens et à leur univers : c’est le cas de la substantivation de l’infinitif et de l’adjectif, de la formation d’épithètes composées ou de diminutifs, mais aussi, à un moindre degré, du recours aux archaïsmes ou aux dialectalismes. Soulignés par le commentaire de Muret, les nouveaux mots de Ronsard participent à ce projet de création illustre d'une poésie humaniste en langue vulgaire.


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2Avec les membres de la Brigade (et, avant eux, avec Maurice Scève), c’est-à-dire avec ces poètes qui situent leur poésie dans le sillage de la littérature gréco-latine ou italienne, se pose de façon nouvelle et aiguë la question du langage à adopter pour la poésie française. Le programme qu’offre Du Bellay dans La Deffence (1549) engage ainsi le futur poète à user d’une langue qui serait radicalement nouvelle, distincte pour une (bonne) part de celle jusqu’alors usitée par Marot et par ses épigones. Et dans l’épître « Au Lecteur » qui ouvre les Odes de 1550, « désirant n’avoir rien de commun » avec la « monstrueuse erreur » de la poésie française avant lui, Ronsard déclare vouloir prendre « stile apart, sens apart, euvre apart »1. Aucun domaine ou presque du langage poétique n’échappe à cette volonté de renouvellement qui touche aussi bien les formes métriques (avec la promotion de l’ode et du sonnet et le recul des formes à refrain) que les figures de rhétorique (avec, par exemple, la mise en avant de l’ « antonomasie », « aussi fréquente aux Anciens poëtes, comme peu usitée, voire incongnue des Françoys »2), l’orthographe que le lexique. C’est à ce dernier point que je m’intéresserai ici, la révolution de la langue poétique passant pour beaucoup par un bouleversement de son dictionnaire.

3Le constat n’est pas nouveau : l’innovation lexicale de ces années-là, de Ronsard et de ses amis, a suscité très vite son lot de condamnations et de caricatures, et toute histoire de la langue française du xxe siècle égraine nécessairement, quand elle passe par la case Pléiade, la liste de ses excentricités majeures – calques du latin ou du grec, substantivations de l’infinitif et de l’adjectif, recours aux épithètes composées, aux diminutifs, aux archaïsmes ou encore aux dialectalismes. Plus qu’on ne le fait d’ordinaire, il est toutefois essentiel d’aborder ces phénomènes en les mettant en étroite relation avec la doctrine de l’imitation, faute de quoi on risque de méconnaître le sens et la portée de ces innovations.

4Cette doctrine, qui permet à Ronsard et à Du Bellay de rompre avec la littérature qui précède (Marot de même que ses « enfants d’Apollo » traduisent les Anciens, les concurrencent dans un jeu d’émulation mais, à proprement parler, ne les récrivent pas), est construite sur le postulat suivant : un texte en français n’a de la valeur que s’il récrit un grand texte étranger « classique » (grec, latin, italien) – à condition toutefois que cette récriture ne constitue pas un simple calque. Ce postulat a des conséquences non négligeables sur la production poétique3, puisqu’il implique, au nom de la différence à sauvegarder au sein de l’imitation, la condamnation de la traduction et la condamnation de l’imitation à l’intérieur de la même langue. Il a aussi de fait des conséquences considérables sur l’histoire littéraire puisqu’il permet de dénier toute valeur à l’ensemble des pratiques poétiques alors en usage (la traduction poétique des Anciens, la pratique hypertextuelle néo-latine, la poésie vernaculaire écrite dans le sillage de Clément Marot) et d’installer ainsi les nouveaux poètes à l’origine d’une littérature digne de ce nom. Il a enfin des conséquences essentielles sur le dictionnaire des poètes de la Brigade : en toute rigueur, il impose que le nouveau poète aille puiser dans le dictionnaire des Anciens ou des Italiens, mais impose dans le même temps à ces items étrangers sa marque propre. Puisque celui-ci ne peut faire le choix du latin, du grec, ou de l’italien à l’instar des auteurs qu’il révère (parce que sa langue naturelle n’est ni le grec, ni le latin, ni l’italien et parce qu’en écrivant dans ces langues, il n’introduirait pas un écart suffisant à l’égard des modèles à suivre), il doit user de mots français. Mais ces mots doivent, autant qu’il est possible, fuir ceux de Marot ou de Saint-Gelais, par trop communs, et au contraire faire signe vers la Grèce, la Rome antique ou l’Italie moderne… sans pour autant singer leur dictionnaire.

5La poésie humaniste en langue vulgaire impose donc une véritable poétique lexicale dont les ambitieux principes, retracés ici à grands traits, n’ont toutefois cessé de se heurter à la résistance du public comme de la langue elle-même. Aussi le désir de créer une langue artificielle avec son glossaire propre, pleinement affirmé dans les textes programmatiques, s’étiole-t-il quelque peu dès qu’on observe les réalisations effectives de la jeune Brigade et dès qu’on quitte les toutes premières productions de 1550. Les Amours de 1552-1553 constituent toutefois un excellent observatoire de cette poétique et de ses principaux enjeux. « Audacieux à faire nouveaux mots »4, Ronsard recourt, comme il l’a fait dans les Odes, à deux modes différents pour constituer son dictionnaire, inspiré par celui des Anciens sans être confondu avec lui. Il peut bien sûr user du calque proprement dit (hellénisme, latinisme, italianisme), solution qui possède l’avantage indéniable de faire signe mais, qui proche de la translittération, encourt le risque de ne pas créer assez d’écart. Il use de fait plus souvent de ce que l’on nommera le tour (ou la manière) : c’est dire que le poète va épouser un mode de formation propre aux langues qu’il révère en l’appliquant à des mots du français. Le tour cumule alors tous les avantages puisque le mot, pourtant parfaitement français, renvoie par la configuration que le poète lui impose à la manière des Anciens et à leur univers : c’est le cas de la substantivation de l’infinitif et de l’adjectif, de la formation d’épithètes composées ou de diminutifs, mais aussi, à un moindre degré, du recours aux archaïsmes ou aux dialectalismes.

Le calque

6« Et sa Muse en Français parla[i]t grec et latin »5. Ce jugement de Boileau sur Ronsard résume à sa manière les critiques qui, dès les années 1550, ont pu être faites à l’encontre de la pratique poétique de Ronsard et de ses amis. Dans le Quintil horatian (1551), commentaire suivi de La Deffence et de L’Olive, Aneau rappelle ainsi ironiquement à Du Bellay sa recommandation d’« user de motz purement françoys » avant d’établir un relevé de ses calques et de lui reprocher ses incartades en terres étrangères6. Ce jugement, souvent repris à leur compte par les histoires de la langue, mérite pourtant d’être nuancé – les différentes œuvres de poètes eux-mêmes différents n’étant déjà pas toutes égales à cet égard. Plus généralement, et contrairement à ce que l’on croit, les poètes de la Pléiade, et Ronsard le premier, évitent la plupart du temps de jouer les écoliers limousins et de décalquer un mot étranger.

7Aussi l’enquête de Michel Glatigny sur Le vocabulaire galant dans Les Amours de Ronsard montre-t-elle que si, dans le recueil de 1552-1553, le pourcentage de mots récents est bien plus grand que dans les recueils amoureux ultérieurs de Ronsard (tout en restant mesuré, seuls 9% du lexique amoureux provient de termes attestés uniquement après 1500), en fait, les formes calquées sur un mot étranger ne représentent que 10% de ces vocables récents, c’est-à-dire, au final, à peine 1% du vocabulaire galant7.

8Particulièrement rares du fait qu’ils n’introduisent pas assez de différentiel dans le transfert linguistique, ces mots sont souvent réservés à des emplois qui scintillent particulièrement, notamment à des emplois métalittéraires8 : ils remontent ainsi souvent jusqu’au titre même des pièces. Si à côté de la Prosphonématique ou de la Musagnœomachie de Du Bellay, les titres des premières pièces de Ronsard peuvent faire pâle figure, ils n’en sont pas moins tous des calques du grec – « Ode » (à Jacques Peletier), « Epithalame » (d’Antoine de Bourbon et Janne de Navarre), « Hymne » (de France). Pas d’équivalent à ces termes dans Les Amours, où ce sont quelques items du lexique poétique lui-même qui vont servir de signes de reconnaissance et diriger vers le passé glorieux de l’Antiquité ou ici, plus encore, vers celui de l’Italie pétrarquienne.

9Le premier terme de ce type à apparaître dans le recueil est celui, au sonnet 4, de guerrière (« Je ne suis point, ma Guerriere Cassandre/ Ne Myrmidon, ne Dolope soudart »), souligné comme tel par Muret qui le comprend comme un substantif et le rapproche d’emblée de l’italien (« Ma guerriere Qui meines ordinairement guerre contre mon cœur. Ainsi Pétrarque, Mille fiate, o mia dolce guerriera »)9. Si ce nom peut nous apparaître relativement banal, il ne l’est pas pour un lecteur contemporain du recueil, tant il paraît peu usité sous sa forme féminine avant 1550. Absent du DMF, il est illustré par Godefroy avec deux exemples (au sens qui est le nôtre d’« ennemie »), mais n’apparaît dans la base Frantext qu’avec L’Olive de Du Bellay. Au demeurant, son emploi chez l’Angevin est épinglé par Aneau et ramené à son origine étrangère ([tu dis à tort] « guerrière pour combattante »10). Voilà de fait un de ces mots d’amour qu’invente (ou du moins s’approprie) la Pléiade, un « mot de la tribu » qui se répand alors comme une traînée de poudre dans ces années-là. On le retrouve, outre dans L’Olive de 1549-155011 et à six reprises dans Les Amours de 1552-1553, dans les Amours de Baïf (1552), dans les Poésies de La Péruse (1554, 2 occ.), comme encore chez Belleau ou chez Pontus de Tyard12. Son succès s’explique du fait qu’il fait entendre l’univers italien et la langue de Pétrarque, rappelant dans le contexte de la poésie amoureuse le célèbre incipit du sonnet 21 allégué par Muret13, tout en s’insérant avec discrétion dans un paradigme bien attesté en français (guerre, guerrier, guerroyer).

10A ce stade, je voudrais faire trois observations qui, si elles valent pour guerrière, sont évidemment applicables peu ou prou à d’autres items. On tirera la première des précieuses analyses menées par Michel Glatigny. Celui-ci remarque que si guerrière apparaît logiquement dans des contextes liés aux topiques de la chasse ou du combat amoureux, comme au sonnet 4 évoquant la Cassandre troyenne ou au sonnet 11514, le terme a parfois tendance « à devenir une sorte d’épithète de nature » apparaissant dans des contextes où « l’image du combat est très estompée »15. C’est dire qu’il vaut moins parfois pour son signifié que pour sa capacité à souligner l’héritage pétrarquien. Marqueur généalogique avant tout, guerrière possède une fonction mémorielle et devient ainsi très vite un de ces « atomes » qui « composent le petit monde des inventions »16 de la Pléiade, réutilisable par chacun des poètes dans un jeu de plus en plus élaboré d’émulation. Dans cette perspective, et ce sera ma deuxième remarque, c’est souvent moins le mot seul qui fait signe que le mot pris dans une collocation, ici quand guerrière est déterminé par le possessif de première personne (ma guerrière, S. 4, 52, 81, 185 et chanson 211) ou quand il s’associe à l’adjectif doux et forme alors un oxymore (S. 185 et chanson 211). Lecteur de Ronsard, le pétrarquisant romantique qu’est Baudelaire saura s’en souvenir dans Les Fleurs du Mal, évoquant Sisina sous les traits d’une « douce guerrière »17. Enfin, certains de ces marqueurs généalogiques ont sans doute une prédilection dans la topographie du sonnet pour certaines positions fortes comme l’incipit ou l’explicit, ou du moins les premiers et les derniers vers du poème. C’est ce que suggère déjà l’emploi du terme dans les sonnets de Ronsard (4,1 ; 52, 2 ; 81, 2 ; 115, 4 et 183, 3), comme de Du Bellay et d’autres. Rejoignant aisément les seuils des poèmes, ils contribuent à faire de ceux-ci plus nettement encore un lieu privilégié de reconnaissance dans lequel s’opèrent signaux intertextuels ou « sésames identificatoires »18.

11D’autres termes mériteraient un examen approfondi : leur liste, qui reste à établir avec précision, ne peut s’effectuer qu’en croisant les données des dictionnaires historiques et les remarques avancées par Marc Antoine Muret. C’est que pour la première fois de façon systématique en français se donne à lire en 1553 un recueil assorti de son guide de lecture qui, en appliquant à la poésie vernaculaire les usages du commentaire réservé jusque-là aux productions des classiques, attire l’attention sur tel ou tel mot, explicitant leur sens, renvoyant surtout à leur origine ou à leur emploi chez tel ou tel poète. En obligeant le lecteur à restituer derrière un mot non un simple signifié, mais un univers culturel (« comprenez guerrière comme le souvenir de la guerriera de Pétrarque »), Muret devient un relais essentiel dans ce marquage intertextuel ou généalogique et comme sa garantie, une garantie dont la fiabilité reste toutefois souvent incertaine.

12C’est ainsi qu’un terme comme fère (au sens de « bête sauvage »), pourtant attesté en moyen français, devient dès qu’il apparaît dans le recueil, par l’intermédiaire de Muret, un de ces mots porteurs d’une aura particulière renvoyant au double héritage latin et italien (s. 93, 12 « Fere, C’est ce que les Latins, et les Italiens disent Fera »). S’arrangeant pour attirer l’attention du lecteur sur lui à chacune de ses occurrences, Muret en fait un item propre au dictionnaire de Ronsard. Distinct du mot commun de bête (ou de bête sauvage) non attesté dans le recueil, il est vrai que fère n’est utilisé dans Les Amours qu’en emploi métaphorique pour désigner la Dame19, et que cet usage tropique l’apparente à un certain nombre d’occurrences pétrarquiennes ou pétrarquistes – l’incipit du sonnet 157 (« Puissai-je avoir cette Fére aussi vive [Entre mes bras, qu’elle est vive en mon cœur] ») récrit Bembo (« La fera, che scolpita nel cor tango, Cosi l’havess’io viva entre le braccia »), ainsi que le souligne Muret20. A l’instar de guerrière, le mot constitue dans l’univers des Amours ce qu’on pourrait appeler un pétrarquisme, mis en valeur en tant que tel à chaque fois dans la topographie et la rythmique du sonnet21. Attentifs aux remarques de Muret, les lexicographes du xvie siècle relaieront son jugement et feront de ce mot, pourtant attesté dans l’ancienne langue, un des termes spécifiques de la langue de Ronsard (« une fere ou beste sauvage, Ronsard » signale la notice du Dictionnaire françaislatin de Robert Estienne revu par Jean Thierry, 156422).

13Parmi ces calques de l’italien (et de Pétrarque), il faudrait ajouter un substantif comme angelette (139, 2 et 159, 1)23 ou œillade (< it. occhiata) et son dérivé œillader, des adjectifs comme accort (106, 7 et commentaire de Muret) ou alme (81, 3 et commentaire de Muret, et 219, 824), des verbes comme endorer ou emperler (115, 10)25, mais aussi des termes qui, à l’instar de fère, sont requalifiés, coupés en quelque sorte de leur histoire française pour être rangés du côté des italianismes – ainsi de desnerver (54, 9), attesté au xve siècle, mais ramené par Muret à un « mot fait à l’imitation de Pétrarque » ou d’un mot ancien et courant comme venin (au sens de poison) qui, associé en collocation à doux, renvoie en priorité, via la tradition latine et virgilienne, à l’italien de Pétrarque (dolce veneno)26.

14Bien que Les Amours ne puissent rivaliser avec les Odes à cet égard, Ronsard n’hésite pas à user de rares hellénismes qui, souvent placés à des endroits stratégiques du sonnet, vont de façon parallèle sursignifier et, par-delà leur sens propre et leur capacité à distinguer la poésie, faire signe vers la Grèce Antique. C’est le cas, sans qu’il soit un néologisme, du terme d’Entelechie qui vient fournir la dernière rime du sonnet 69, comme surtout du mot, pourtant peu surprenant pour nous si ce n’est par sa graphie, de Fare apparaissant au dernier vers du sonnet 58. Donnant lieu à une explication philologique et encyclopédique de Muret – le phare tire son nom, par antonomase, de l’île de Pharos –, il ne semble entrer en français qu’en 1546 dans le Tiers Livre (chap. VII : « les Phares et haultes tours sus les havres de mer estre erigées, pour de loing estre veue la lanterne ») puis dans le Quart Livre,où l’on trouve cette définition dans la Brieve déclaration : « Hautes tours sur le rivage de la mer, esquelles on allume une lanterne on temps qu’est tempeste sus mer pour adresser les mariniers ». Particulièrement abrupt donc pour un lecteur de 1552, servant de comparant au sein d’une métaphore qui vient conclure le sonnet, ce calque du grec, qui répond comme en écho à celui, uniquement sémantique, de l’incipit (lois signifiant ici, à l’instar du premier sens de nomos, « vers, chanson ») vient illustrer la capacité de la poésie du nouveau Terpandre à se ressourcer aussi à la Grèce antique27.

15Reste que ces calques proprement dits paraissent erratiques dans la poésie des Amours au contraire des tours que favorise la forgerie ronsardienne.

Le tour ou la manière

16« Uses donques hardiment de l’Infinitif pour le nom comme l’Aller, le Chanter, le Vivre, le Mourir »28. La recommandation de l’infinitif substantivé, au nom d’un mode de formation courant dans la langue grecque, permet ainsi à Du Bellay et à ses amis d’employer des mots parfaitement français, entrés depuis longtemps dans la langue (aller, chanter…), tout en leur conférant une marque antique du fait de la seule conversion. Mieux encore, ce mode de formation a l’intérêt d’être également bien attesté en italien, notamment dans l’italien de Pétrarque29. Et il semble bien de fait que Ronsard n’y ait fréquemment recours dans ses œuvres que dans le cas particulier où il imite des Italiens30. La nominalisation de l’infinitif concilie ainsi mémoire de la Grèce et de l’Italie. Bien que le tour soit souvent utilisé au Moyen Âge, chez les grands rhétoriqueurs et chez Maurice Scève, le commentaire de Muret qui fait écho à celui de La Deffence31, contribue à le déconnecter de l’héritage encombrant de prédécesseurs français pour valoriser une création lexicale qui allie alors prestige des langues classiques et respect du lexique français. À côté de formes convenues (avec des verbes comme parler, penser, voler), Ronsard n’hésite pas à recourir dans Les Amours à des verbes moins attendus (« le ronfler d’un vaisseau » [61, 6], « un bluetter » [120, 6]), à ménager au surcroît une certaine liberté dans la détermination du mot, utilisant à côté de l’article défini, l’article indéfini, démonstratif ou possessif (« un si vague penser » [159, 13] ou « ce fol penser » [168, 1], « mon dormir » [186, 4]), à varier configurations syntaxiques ou complémentations (« au décocher » [16, 2], « au flamboyer de leur double brandon » [24,5], « le coucher entre ses bras », 39, 12-13) et à faire ainsi montre de ce tour et de son pouvoir de suggestion.

17Ronsard recourt de façon plus insistante encore et avec une très grande variété à l’adjectif substantivé, promu lui aussi au nom de l’exemple grec par La Deffence (« [use] de l’adjectif substantivé comme le liquide des Eaux, le vuide de l’Air, le fraiz des Umbres… »)32, ce tour ayant l’avantage une nouvelle fois d’être fréquent dans le dictionnaire de Pétrarque33. A côté de l’adjectif substantivé sans complémentation (« le chaut » [117,5 et passim] ; « son beau » [204, 2] ; un « amer » [97, 11]), Ronsard utilise le tour associé à un groupe déterminatif (« le serain de sa jumelle flamme » [3, 1] ; « l’obscur de mon destin » [45, 10] ; « le brun de ce teint » [47, 9] ; « le vermeil de cette joue » [108, 3] ; « le vermeil de ses bras » [109, 6] ; « le vain de ma face » [153, 9] ; « le chaut de ses reins » [155, 3] ; « l’imparfait de cette écorce humaine » [167, 1] ; « l’imparfait de mon âme » [201, 4]) avec souvent l’appui de l’adverbe de quantité (« le plus toffu d’un solitaire bois, le plus aigu d’une roche sauvage, le plus désert d’un separé rivage » [9, 1-3] ; « au plus verd de mon âge » [62, 14] ; « au plus profond de ma poitrine » [190, 1])34.

18Il n’hésite pas non plus, quoique de façon plus ponctuelle (10 exemples), à recourir aux adjectifs forgés par composition35 qui reflètent prioritairement une pratique grecque. Muret souligne de façon récurrente cette ascendance, que ces épithètes transposent en français une épithète déjà constituée dans l’Antiquité (c’est le cas de doux-amer [68, 10], que Muret rapporte au modèle de glukupikron ou de machelaurier [ch. 99, 1], rapporté à daphnéphagon et à la langue de Lycophron) ou qu’elles constituent des créations libres, ainsi de dous-graves [50,3] (« doucement graves. Mot composé à la manière des Grecs »). Usant de diverses configurations associant deux adjectifs (une humble fiere, et fiere humble guerriere » [115, 4] ou dous fier [136,4]), un adverbe et un participe (le biendisant Baïf [85, 14]) ou un thème verbal et un substantif COD (le gosier machelaurier), Ronsard va même jusqu’à substantiver ces épithètes composées, superposant alors les manières grecques : « Brave Aquilon, horreur de la Scythie,/ Le chassenue et l’ébranle rocher/ L’irritemer » [202, 1-3].

19Ces trois modes d’invention lexicale permettent donc au poète, tout en utilisant de mots parfaitement français, de renvoyer à l’univers valorisé des Anciens et des Italiens. Éléments du programme d’une « ancienne renouvelée poésie », ils possèdent d’abord cette fonction mémorielle. Ils permettent aussi (et c’est là leur deuxième fonction qu’on pourrait dire démarcative) de distinguer cette nouvelle langue de celle des poètes marotiques et de la langue d’usage. Par leur intermédiaire, Ronsard comme Du Bellay cherchent à créer une langue dans la langue, fuyant au contraire de Marot « la commune manière de parler »36. Ces tours permettent encore au poète des variations bien utiles d’un point de vue prosodique – c’est là leur fonction technique. L’alternance entre le beau et la beauté, la mort et le mourir, fier-humble et fier et humble permet ainsi à l’artisan du vers, selon les besoins du décompte syllabique, d’user de l’un plutôt que de l’autre, du monosyllabe plutôt que du dissyllabe. Plus précisément, Ronsard, cherchant à éviter autant que possible les suites voyelles + e + consonne, utilise très majoritairement les substantifs penser ou pensers (30 occ.) au détriment de pensées (absent du corpus) et de pensée (6 occ.), placé à la rime ou, lorsqu’il est à l’intérieur du vers, uniquement employé devant voyelle. Enfin, ces tours comportent tous une forte valeur expressive – la quatrième fonction qu’on peut leur attribuer étant d’ordre stylistique.

20Bien que passé dans la catégorie du nom, l’infinitif substantivé conserve quelque chose de verbal et de dynamique, rappelant le procès lui-même (ainsi le mourir désigne le processus qui va de la vie à la mort, au contraire de la mort qui désigne moins un processus que le résultat d'une action). Cumulant décidément les avantages, il participe à cette animation de l’univers ronsardien, si prégnant dans ce premier recueil des Amours de 1552-1553, ouvert aux métamorphoses et enclin à enregistrer les mouvements les plus divers37. Il en va différemment pour l’adjectif substantivé que Ronsard, comme Du Bellay lorsqu’il énumère dans La Défense les exemples à suivre, aime accompagner d’un complément du nom. Dans cette configuration particulière, le poète est amené à court-circuiter le trajet habituel de la pensée pour mettre en avant, dans une métalepse, la qualité de l’objet, l’effet ou la sensation qu’il provoque (« le chaud de tes reins »)38. Quant à l’adjectif composé, il permet à Ronsard d’exprimer parfois, de la façon la plus abrupte possible, la contradiction du sentiment amoureux (ainsi des oxymores doux-amer, fière-humble, humble-fière) et, dans tous les cas, de gagner en densité, en fulgurance. Aussi Muret a-t-il parfaitement raison de dire de « ces trois mots chassenue, ebranlerocher et irritemer heureusement composés à la maniere Greque » qu’ilssont là « pour signifier les effets du vent Borée »39, c’est-à-dire, comme nous le rappelle Francis Goyet, pour dire beaucoup en peu de mots – c’est le sens ancien de significare40.

21On pourrait analyser de la même manière le recours fait par Ronsard aux archaïsmes, très nombreux dans le recueil de 1552-155341 (et, à un degré bien moindre, aux termes dialectaux). De La Deffence aux arts poétiques de la Pléiade, en passant par le commentaire de Muret, la présence des uns comme des autres est régulièrement justifiée par la productivité que ceux-ci ont pu connaître dans l’Antiquité. L’archaïsme est valorisé parce qu’il fait partie de la pratique des Anciens (notamment de Virgile), et le mot dialectal parce qu’il rappelle la situation plurilingue de la Grèce antique42. Pour Ronsard, ressusciter un vieux terme du français, une tournure ou un mot vendômois43, c’est encore une fois parler pleinement français tout en faisant signe vers l’Antiquité (et en profiter aussi pour répondre aux critiques de ceux comme Aneau qui clament que les nouveaux poètes sont vendus à l’étranger). Présents dans Les Amours de 1552 avant de se répandre plus sûrement dans la Continuation des Amours, les diminutifs ont plus nettement encore une fonction mémorielle, renvoyant le lecteur érudit à la poésie de Catulle et de ses épigones, sans pour autant dans la plupart des cas singer les noms et les adjectifs latins44.

22Les Amours constituent un véritable laboratoire où Ronsard cherche à créer une langue française de l’amour susceptible de concurrencer celle des Anciens et plus encore, celle jugée en la matière indépassable, des Italiens. Faut-il aller jusqu’à parler d’une langue « à part » ? Assurément et pas tout à fait. Car les mots repérés ici constituent comme des pépites, « pierres précieuses et rares »45 au sein d’un lexique qui reste bien sûr dans sa grande majorité celui des poètes de la veille, d’un Clément Marot ou de ses épigones. Reste qu’avec la poétique lexicale mise en place autour de 1550 par les nouveaux poètes, le mot le plus commun peut en contexte adopter une résonance tout particulière et posséder un pouvoir de suggestion inconnu : désormais, l’erreur quand elle est amoureuse fait surgir la figure de Pétrarque, de même que le mot d’amour, mis au pluriel, sans complément et en page de titre, fait apparaître en filigrane le souvenir des Rime du poète florentin.

23Cette poétique lexicale de Ronsard et de ses proches a aussi le mérite de nous rappeler trois paradoxes qui la fondent et la justifient : imiter et être soi, être un inconditionnel de l’étranger et farouchement français, être délibérément tourné vers le passé et résolument moderne. Ces paradoxes éclairent d’autres aspects de la poétique et de langue de la Pléiade, ainsi du choix d’emprunter la forme italienne du sonnet pour lui donner presque d’emblée une configuration spécifiquement française46. Ils peuvent peut-être aussi expliquer l’hésitation du Vendômois à adopter définitivement un système orthographique phonétique et novateur dans le sillage de Louis Meigret, système qui a le désavantage, pour faire de l’écriture le miroir de la parole, de la couper de la mémoire du passé47.