Les graffitis des prisonniers politiques à Vicopisano (Pise) : une question de conservation
Œuvres éphémères & graffitis de l’histoire de l’art
1L'histoire de l'art est particulièrement riche en ephemera, œuvres qui ne sont pas conçues pour une longue conservation dans le temps. La définition est assez vaste et ne relève pas du matériel utilisé pour leur mise en œuvre (bois, plâtre, papier mâché...), mais plutôt de leur fonction : à titre d'exemple, on peut citer les architectures des Expositions Universelles1. Une attention particulière est réservée à l'étude des appareils éphémères de la Renaissance et baroques, réalisés pour les célébrations publiques d'empereurs, de souverains, de papes, pour les mariages ou pour les obsèques de personnages illustres : des architectures imposantes aux machines théâtrales, aux baldaquins, des arcs de triomphe aux statues, on en arrivait même à dessiner les costumes des acteurs et des figurants qui souvent suivaient un thème allégorique. Une fois le spectacle achevé, tout était démonté, comme dans un set cinématographique2.
2Giorgio Vasari se souvient d'avoir travaillé, en l'espace de dix ans, au projet de la cérémonie de couronnement de Charles Quint à Bologne (1530), à l'entrée de l'empereur à Florence (1536) et, peu de temps après, à l’« aparecchio delle nozze » [l'organisation du mariage] de sa fille, Marguerite de Parme, avec le duc Alexandre de Médicis ; en 1539 il collabora à l'organisation des noces d'Éléonore de Tolède avec Cosme Ier et, enfin, en 1540 il prépara les triomphes pour la reconquête de Pérouse par le pape Paul III3. On connait moins sa scénographie pour une comédie de Pierre l'Arétin (La Talanta), représentée à Venise pour le Carnaval de 15424. Il a décrit lui-même cette « fête très somptueuse et magnifique » : sur le mur d'entrée de la salle du Grand Conseil, qui donne sur le Grand Canal, un arc triomphal avait été peint, recouvert d'inscriptions, d'armoiries, de festons, de masques ; le long des murs latéraux, quatre peintures monochromes montraient des personnifications de rivières, lacs et îles de l'État de Venise. La scène offrait une perspective de Rome, ville où se déroulait la comédie, illuminée par un soleil artificiel. En fait, de l'entablement pendait une lanterne en bois doré en forme de soleil, qui contenait à son intérieur une boule en cristal pleine d'eau, rendue lumineuse par deux torches placées derrière : le glissement doux de la lanterne renvoyait à l'effet du soleil dans son trajet journalier. Dans une lettre à Octavien de Médicis, écrite juste après la mise en scène, Vasari refrénait à peine l'émotion et regrettait que l'appareil eût été en rapide dégradation, « tout en persistant dans la mémoire5 ». Dans la mémoire des personnes présentes et du destinataire de la lettre. L'année précédente, entre parenthèses, Titien avait dessiné les scénographes pour le Carnaval6.
3Les spectacles, projetés par des grands maîtres, étaient étudiés dans les moindres détails. Même les tables somptueusement dressées revêtirent bientôt le caractère et la dignité de véritables réalisations artistiques, qui duraient le temps d'un banquet. On ne pouvait même pas manger ces objets, tel était le cas des soi-disant « triomphes de sucre » : des sculptures obtenues à partir d'un amalgame doux et ductile, de sucre, eau de rose et blanc d'œuf qui se répandirent dans les cours européennes après la découverte de l'Amérique7. Les sources du xviie et du xviiie siècles en parlent amplement.
4Mais si l'intentionnalité esthétique est une prérogative de ces ephemera, comment juger, alors, les témoignages figuratifs, réalisés en certains cas par de grands maîtres, mais pas conçus en tant qu'œuvres d'art ? Dans le cimetière monumental de Pise, Buonamico Buffalmacco – protagoniste de nombreux contes de Boccace et Sacchetti avec Bruno di Giovanni Olivieri, Calandrino (Nozzo ou Giovannozzo di Pierino) et Nello di Dino ou Bandino – peignit entre 1336 et 1341 le célèbre Triomphe de la mort8; mais avant de décorer à fresque la scène, lui-même ou l'un de ses collaborateurs a voulu laisser des dessins directement sur la façade et parmi ceux-là, pour rire, des obscénités (des membres mâles), ensuite couvertes d'enduit. Quand, en 1948, la fresque puis les sinopies se sont détachées, ces dessins réapparurent et, aujourd'hui, on s'interroge sur la possibilité de les muséifier.
5Citons encore un exemple : la « liste des courses » où Michel-Ange, un certain jour de 1518, écrivit les aliments à acheter, suivis par des dessins afin d'aider la lecture de son domestique9. Il s'agissait d'un tout banal pense-bête, écrit à la plume sur une feuille de papier et non pas d'une esquisse pour une peinture ou d'une maquette pour une sculpture. Le document était destiné à un usage exclusivement privé (pour le garçon), sa durée très courte (le temps nécessaire à l'achat), mais surtout l'intention de l'auteur visait la seule satisfaction de ses propres besoins. Cependant, aujourd'hui cette feuille est conservée au musée de Casa Buonarroti à Florence, avec d'autres dessins célèbres.
6Mais revenons à Michel-Ange, avec le cas d'un témoignage de nature différente. En 1527, il était occupé par la réalisation des tombeaux de Julien duc de Nemours et de Laurent duc d'Urbin dans la Nouvelle Sacristie de San Lorenzo à Florence, lorsque la révolte contre les Médicis éclata. Michel-Ange embrassant la cause républicaine, en opposition avec la famille qui l'avait élevé, accepta de projeter les fortifications défensives de la ville. Mais bientôt les événements se précipitèrent et après s’être enfui à Venise, le maître rentra, inexplicablement, dans la ville en plein siège. Florence capitula le 12 août 1530, grâce aux armées de Charles Quint venu en aide aux Médicis, qui comptaient se venger des traitres. Sur Michel-Ange pesait une menace d'arrestation et de condamnation à mort. Il devait se cacher en attendant que le jeu se calme. De façon inattendue, le prieur de San Lorenzo – Jean-Baptiste Figiovanni, renommé partisan des Médicis – lui offrit hospitalité dans une niche de sept mètres, sans fenêtres, un lieu sûr situé au-dessous de l'église des Médicis, à quelques pas du Palais de la famille. De longues journées de solitude s'y écoulèrent pour Michel-Ange : la seule personne autorisée à lui rendre visite et lui amener les repas était son élève Antonio Mini, qui de temps en temps s'amusait à dessiner avec son maître.
Sous-sols de la Sacristie Nouvelle de San Lorenzo à Florence, avec graffitis de Michelangelo Buonarroti exécutés en 1530.
7Ces dessins faits avec un tison carbonisé sur les murs de la cellule représentaient la seule possibilité pour lui d'exercer sa main : Michel-Ange étudia la rotation d'un corps, répéta par cœur le portrait de Laocoonte, élabora des intuitions qu'il aurait mises en œuvre peu de temps après, comme la position des jambes dans un personnage assis, qui rappelle la solution adoptée à l'étage au-dessus pour la statue du duc de Nemours10.
Michelangelo Buonarroti, Étude du visage du Laocoon, fusain, 1530, Sous-sols de la Sacristie Nouvelle de San Lorenzo à Florence.
Michelangelo Buonarroti, Étude de figure pour la tombeau de Julien de Médicis duc de Nemours (Florence, église de San Lorenzo, 1524-1534), fusain, 1530, sous-sols de la Sacristie Nouvelle de San Lorenzo à Florence.
8Ensuite, une fois sa colère apaisée, Jules de Médicis (le pape Clément VII) se souvint que Michel-Ange était l’artiste majeur de son temps et le rappela pour travailler aux Chapelles. Les souterrains à provisions gardèrent cette utilisation pendant plusieurs siècles, jusqu'en 1975 : c’est alors que, pour créer une sortie de secours pour les visiteurs de la Sacristie, un employé repensa à cet espace étroit. Une restauration fut nécessaire, puis des tests de nettoyage, sur une troisième couche d'enduit, mirent au jour les graffitis. Au début, on proposa de les détacher pour les déplacer ailleurs, mais la critique n'était pas très enthousiaste et on décida, heureusement, de ne rien toucher. Il est intéressant de rappeler la réaction des chercheurs toujours prêts à l'attribution et à la découverte : certains parlèrent de « l'une des plus importantes révélations artistiques du xxe siècle », d'autres évoquaient des « gribouillages sur le vif d'un groupe de peintres au talent limité »11. La plupart n'avait même pas eu la curiosité de les voir et ceux qui les ont observés ont préféré se taire. En conclusion, hormis Paolo Dal Poggetto, ancien directeur des Chapelles, bien peu de monde s'est intéressé aux dessins muraux de Michel-Ange.
9On pourrait expliquer ce long et fracassant silence par l'incertaine paternité des graffitis, mais l'analyse stylistique, qui appuie sur des recherches diagnostiques, laisse peu de place à d'autres hypothèses. En l’occurrence, on peut également s’appuyer sur des correspondances documentaires : le prieur Figiovanni dans ses mémoires dit avoir caché Michel-Ange dans cette pièce où, écrit-il, « je le sauvai de la mort »12, et à nouveau Vasari ramène la clandestinité de l'artiste en ce lieu13. De sorte que le faible succès des graffitis ne peut être expliqué que par leur nature particulière : le support inhabituel (un mur au lieu de papier ou de parchemin), la technique – c'est-à-dire le matériel de fortune pour leur réalisation (un tison carbonisé à la place d'une plume ou d'un pinceau) – ainsi que la durabilité dans le temps et la jouissance exclusivement privée (ce qui d'ailleurs peut être vrai aussi pour les dessins traditionnels, les esquisses et les maquettes). Les deux premières caractéristiques semblent faire la différence : matière et technique non conventionnelles, auxquelles s’ajoute la nature involontaire du faire artistique (personne n'a commandé ces dessins à Michel-Ange et lui-même n'avait pas l'intention de décorer la pièce). C'est peut-être pour cette raison que la cachette n'a été ouverte au public qu'aujourd'hui, quarante ans après sa découverte, et que ni Figiovanni ni Vasari n'ont jamais mentionné ces « dessins de la réclusion ».
Les graffitis de la prison de Vicopisano
10Mais passons à d'autres graffitis, bien moins nobles. Ils ont été laissés par de véritables prisonniers dans les cellules de l'ancienne prison de Vicopisano, petite ville à une vingtaine de kilomètres de Pise. Au cœur du centre historique se dresse le Palazzo Pretorio du xve siècle, choisi, à la fin du siècle, comme lieu destiné à l'administration de la justice criminelle et civile de ce vaste vicariat14. Tracés sur les murs par des criminels de droit commun, et plus souvent par des prisonniers politiques passés par ces oubliettes entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, on trouve des exercices décoratifs, caricatures, figures dessinées par des autodidactes, accompagnées par des inscriptions pleines de fautes, des invectives, des symboles de révolte, les uns à côté des autres, les uns sur les autres.
Vue d'une cellule de la prison de Vicopisano (Pise).
11D'un certain point de vue, il s'agit de documents historiques pour lesquels une évaluation des seules qualités esthétiques n'est pas envisageable ; d'un autre, on se retrouve dans un territoire frontalier où les signes sont des dessins et, par conséquent, même les recherches folkloriques, anthropologiques, ethnographiques ont du mal à trouver une place qui n’empiète pas sur le domaine de l'histoire de l'art15. Qui est donc compétent pour analyser ces témoignages figuratifs laissés par des véritables amateurs sur les murs ou sur le sol, gravés, notés au crayon, au fusain, à la poudre rouge ? Est-il sensé de mener une telle recherche ? Leur conservation est-elle justifiée ?
12Une fois la prison fermée, en 1923, le Palazzo Pretorio a été restauré et à l’intérieur ont été créés des appartements, dont deux sont toujours habités ; une nouvelle restauration, qui date d'il y a dix ans, a consolidé les structures architecturales mais dégradé les graffitis. Cependant, il en reste des centaines et l'effritement de l'enduit met en évidence leur stratification, comme en témoigne, à une certaine épaisseur du mur, la présence de deux Saints sur l'intrados d'un arc, qui remontent à titre indicatif à la fin du xive siècle. Dans la même cellule, sur une couche d'enduit bien plus récente, un autre personnage (un juge) a été peint à sec. La présence simultanée de graffitis et de peintures, de même que leur superposition, rend la question encore plus compliquée, aussi bien d'un point de vue conservatoire que méthodologique. Tout d'abord, il s'agit d'un palimpseste, mot qui en philologie désigne une page ou un rouleau de parchemin qui a déjà été écrit, effacé et écrit à nouveau : dans notre cas, il s’agit d’un mur sur lequel plusieurs pages ont été collées l'une à l'autre. En second lieu, alors que les fresques médiévales appartiennent à des peintres aux capacités déterminées, les graffitis sont une tentative désespérée pour laisser une trace, véhiculer un message aux hôtes futurs des cellules. C’est ainsi que, sur le portrait du juge, on aperçoit l'un des derniers dessins réalisés avant la fermeture de la prison : la figure stylisée du duce, selon l'imaginaire de l'époque, et à l'intérieur la phrase : « Vile te e la tua Italia » [À bas toi et ton Italie].
13Le palimpseste entraine une difficulté générale de lecture, puisque d'autres inscriptions transparaissent en surface et se superposent. Un brouillage partiel touche la caricature au crayon d'un caporal – représenté à mi-corps et de profil – dont on dénonce avec une grande précision les abus envers ses compagnons d'armes.
Portrait de caporal dans une cellule du sous-sol, Palais Pretorio de Vicopisano.
14On aperçoit un autre portrait défraichi, celui d'un pianiste qui, « après de longues études », se trouvait en septembre 1918 « enfermé là-dedans ». À peu près dans les mêmes jours, se trouvait dans cette prison Pasquale Agostinoni de Livourne qui s'était « enfui de chez soi », et qui avait – paraît-il – une grande passion pour le cinématographe. Bien évidemment, les anarchistes ont une certaine familiarité avec la taule : Sirio Belletti de Carrare dessine un transatlantique, sur lequel il exprime le désir de partir avec ses camarades, en attendant la révolution. Et encore d'autres bateaux, des vaisseaux, puis des pistolets, des carabines décrites en guise de didascalies. Sur le mur se promènent deux anarchistes qui portent favoris, chapeau et leur rosette distinctive : l'un tient une pipe dans la bouche et une bombe dans sa main, l'autre un cigare et un couteau dégainé. On dirait des réinterprétations des lithographies de Daumier ou des illustrations que les prisonniers peuvent avoir connu en France, où ils émigrèrent en nombre.
Portrait d'anarchiste dans une cellule du second étage, Palais Pretorio de Vicopisano.
15On trouve aussi une petite scène de régicide, dessinée en rouge et plutôt délabrée : un anarchiste, nettement reconnaissable à son iconographie, poignarde dans le dos le souverain qui a, par ailleurs, un autre poignard dans l'estomac et une bombe dans les jambes. Le roi, aisément identifiable par sa petite taille et son chapeau, est accolé par la même devise destinée au duce à laquelle s'ajoute une note : « Vendetta ! » [Vengeance]. Dans les yeux de ces prisonniers en quête de délivrance, il y a non seulement les caricatures de la tradition française, mais aussi les illustrations de l'attentat contre le président Carnot de 1894 et contre Humbert Ier de Savoie, assassiné par Gaetano Bresci, en 190016.
Le roi d’Italie assassiné par un anarchiste dans une cellule du second étage, Palais Pretorio de Vicopisano.
16En remontant l'escalier du palais on a l'impression de revivre le cours de l'histoire. Au dernier étage, où les prisonniers en attente de jugement bénéficiaient d'une relative liberté de mouvement, on assiste à la diffusion du marxisme. Les noms de Lénine et de Marx s'imposent, on chante les louanges de la « ligue marxiste » et on arrive même à peindre une grande composition qui renvoie à un autel dévotionnel. Une base rectangulaire sert de cadre à une longue inscription, tandis qu'au sommet, sur une sorte de Golgotha, se lève le « soleil de l’avenir » surmonté par le marteau et la faucille à la place de la croix. Sur la droite, une petite figure gouverne un canon dirigé contre un homme barbichu avec un chapeau (la bourgeoisie) et sur le canon une autre inscription nous aide à comprendre la fine métaphore : « Domani, a te vile, sarà il saluto che ti renderà il proletariato » [Demain, pour toi, vil, ce sera le salut que le prolétaire te rendra]. Rien à voir avec l'exercice de style : ici le but est de transmettre un message.
Des graffitis en quête de légitimation
17Le caractère politique des graffitis de Vicopisano les différencie de ceux, plus célèbres, de Palazzo Steri à Palerme et de la Torre Grimaldina de Gênes. À Palerme, en 1906, l'ethnographe Giuseppe Pitrè, en enlevant l'enduit dans le bâtiment du xive siècle, découvrit plusieurs traces laissées par les prisonniers de l'Inquisition entre le xviie et le xviiie siècle. Une restauration – effectuée à l'époque de la découverte des graffitis de Michel-Ange – a partiellement détruit ces témoignages, définis par Leonardo Sciascia comme une « page touchante de notre histoire civile »17. Avant le détachement et l'effacement de ces œuvres, l'écrivain sicilien, aidé par Ferdinando Scianna, a réalisé une campagne photographique. C'est grâce à cette dernière qu’on a pu constater l'absence d'invectives contre l'église et, au contraire, nombre de compositions poétiques, proverbes, dictons populaires et, parmi les peintures, une vue urbaine, une Crucifixion, un Jugement dernier et une Vierge en gloire et Saints. Il s'agit d'interprétations populaires de sujets religieux18.
18À Gênes au contraire, la prison était surtout active au Risorgimento. Ici, Jacopo Ruffini, militant de la Giovane Italia, se suicida, ou plus probablement fut tué, et sur les murs de la prison on a trouvé des inscriptions patriotiques19. Toutefois, comme à Palerme, la politique est une voix minoritaire et dans la plupart des inscriptions prévalent les souvenirs auto-absolutoires ; parmi les œuvres graphiques l'emportent, en raison de leur nombre et de leurs dimensions, celles de nature apaisante, réalisées avec des poudres colorées et de l'eau : batailles navales, vues de villes, portraits de dames et chevaliers. Ces peintures montrent une certaine fréquentation dans le domaine des arts et pourraient avoir été réalisées par des peintres plutôt célèbres, étant donné que passèrent en ces lieux Sinibaldo Scorza (1625, accusé de lèse-majesté), Domenico Fiasella (1626, bagarre), Luciano Borzone et Andrea Ansaldo (1628, bagarre), ainsi que le hollandais Pieter Mulier dit la Tempête20. Ce dernier fut arrêté en 1676 comme mandant de l'assassinat de sa femme et condamné à vingt ans de prison ; enfermé dans la Torre del Popolo, il bénéficiait d'une vue magnifique sur la ville, et pendant sa détention il continua à travailler pour le patriciat génois, jusqu'en 1684 où il fut acquitté et libéré.
19La condition privilégiée de Tempête lui assurait la possibilité de peindre sur toile si bien qu'il ignora, ou presque, l'enduit de la cellule. Toutefois, il est à peu-près certain que les autres peintres mentionnés plus haut se sont entraînés sur les murs de la prison, ainsi que Michel-Ange, et leurs traces se confondent avec celles des amateurs, comme les poésies dialectales siciliennes se superposent aux inscriptions des illettrés.
20Au vu des solutions graphiques adoptées à Vicopisano, les auteurs des graffitis ne témoignent pas d’une culture figurative particulière ni d’une familiarité avec le pinceau : tous les dessins sont « anti-gracieux », au sens strict de la catégorie élaborée au xxe siècle autour de ce terme. Les portraits du « flic » et de la « pute » – lui bien coiffé, elle toute déplumée – ont en commun des simplifications du trait et, encore une fois, les inscriptions sont indispensables pour reconnaitre les types (l'agent, la prostituée, la bourgeoisie). Quoiqu'en marge de la société, ces détenus se nourrissaient de la presse de l'époque, gardaient ces illustrations dans leurs yeux et en tiraient un imaginaire. À l’inverse, peu de temps après, les avant-gardes artistiques européennes s'intéressaient à l'art brut, à ces dessins accompagnés par un langage approximatif et inculte, pourtant extrêmement riches quant au substrat d'images. Ce double renvoi, la contamination réciproque entre culture figurative « haute » (cultivée) et « basse » (populaire) suffirait en soi à intéresser les historiens de l'art, mais cela ne peut se produire qu'une fois approfondie la question de l'intentionnalité artistique et surmonté le tabou de matières et techniques non conventionnelles. C'est à dire quand le dessin sur un mur aura une dignité égale aux décorations en sucre.
21Les ephemera sont destinés à ne pas durer. Certes il suffit qu'ils restent « dans la mémoire », comme l'écrivait Vasari dans sa lettre à Octavien de Médicis ; mais ces prisonniers semblent isolés et séparés : n'ayant pas de papier ou de destinataires avec qui entretenir une correspondance, ne connaissant que très peu l'écriture, ils parlent aux murs, les « griffent » ; partout ils tracent leur nom, la date de leur arrestation, leur désir de délivrance. Plus le sillon est profond, plus ce geste se révèle inutile, puisque les cellules étaient badigeonnées périodiquement. Ces graffitis – on l'a dit – ne sont pas des œuvres d'art au sens strict du terme, ni des exercices de style ; on devrait donc prendre la question au sérieux pour comprendre comment les classes populaires s'exprimaient et quelle était leur dette à l'égard de l'art officiel. Les graffitis sont comme le sucre, de même que les vies de ces hommes, destinées à se désintégrer avec l'enduit (d'où le problème de leur conservation).
22Pour préserver dans la mémoire ces traces éphémères, il suffirait de suivre l'exemple de Sciascia à Palerme, à savoir en faire un classement complet, avec une description du sujet et la photographie correspondante. Ces données peuvent être ultérieurement enrichies : sur les 70 signatures toujours lisibles à Vicopisano, 14 se retrouvent dans les dossiers conservés au Casier Politique des Archives Centrales de l'État à Rome. À partir des noms, on peut ainsi remonter aux chefs d'accusation, suivre les déplacements, les péripéties de ces marginaux, arrêtés pour des infractions de droit commun mais fichés en tant qu'anarchistes, républicains, socialistes, communistes. Les procès-verbaux de la police font apparaitre des éléments constants : tous voyagèrent beaucoup, furent obligés d’émigrer, les plus courageux vers l'Amérique du Sud ou les États-Unis, la plupart en Provence. Ils passaient d'un boulot à un autre et avaient presque toujours des emplois intermittents : manœuvre agricole, garçon de café ou de restaurant, vendeur ambulant de glaces, de légumes, musicien de rue. L’accent est encore mis sur la description sommaire de leurs traits de caractère – « culture faible », « tempérament violent », « conduite morale douteuse » – synthétisés par l'expression « se trouve en état de misère », le pire des crimes21.
Portrait d'anarchiste dans une cellule du second étage, Palais Pretorio de Vicopisano.
23De toute évidence, il ne s'agit que d'un récit partiel. Les documents policiers ne correspondent pas à la vie de ces personnes et les visages des photographies signalétiques sont des transfigurations22. Les procès-verbaux sont à interpréter : par exemple, quand on dit que ces hommes avaient une « culture faible », il ne faut pas non plus oublier qu'ils étaient souvent abonnés à des revues ou à des journaux – Il Libertario, Il Grido, Il Proletario, La Plebe, La Scintilla, Il Grido della Folla, Il Pensiero, L'Italia del Popolo, L'agitazione, etc. – qu'ils les diffusaient, que certains y collaboraient, et qu’ils étaient sous surveillance pour cette raison23. On avance sur un terrain instable mais c'est la seule manière de conserver matériellement ces traces. D'ailleurs, les graffitis en soi ne demandent pas à rester en mémoire – les dessins muraux de Michel-Ange ne le prétendaient pas non plus. C'est à nous de le faire, d'écrire notre lettre à Octavien de Médicis.