L’éphémère imprimé & illustré : un objet à la lisière de l’histoire de l’art du xixe siècle
1L’éphémère n’est pas absent de l’histoire de l’art, dans laquelle il est entré principalement au travers de l’étude d’objets ou de manifestations posant la question de l’immatérialité. En l’espèce, deux moments méritent d’être privilégiés. D’abord, de l’époque classique et des fêtes d’Ancien Régime, les historiens de l’art ont, depuis le xixe siècle, documenté et interrogé – pour en faire l’histoire intrinsèque ou intégrée à des sujets plus vastes – les féeries pyrotechniques, les spectacles nautiques, les décors de fêtes ou de cérémonies, associant la peinture, l’architecture, la sculpture, le costume et la musique dans une conception artistique et politique, mais qui n’avaient pas vocation à être des œuvres pérennes1. L’art de la fête révolutionnaire, tel qu’il a été étudié notamment par Mona Ozouf2, n’est pas moins éloigné de cette approche d’un art éphémère, dont la fonction politique et l’histoire des formes peuvent être restituées. Ensuite, l’histoire des avant-gardes artistiques du xxe siècle n’a pas pu ignorer les productions et les œuvres où l’éphémère tient une place centrale : la matérialité des « déchets » urbains dont Schwitters tire le principe du Merz, les papillons dadaïstes ou surréalistes3, les performances du Nouveau Réalisme, les actions du Situationnisme4, la monumentalité du Land Art soumis à l’ordre de la nature qui le voue à s’effacer, la forme évanescente du happening… Entre ces deux pôles, l’histoire de l’art a entériné le principe que l’œuvre d’art ne soit pas toujours concrète, matérielle et pérenne, acceptant donc que des œuvres ne lui soient qu’indirectement accessibles : pour les fêtes aristocratiques ou révolutionnaires, par l’entremise de documents tels que les écrits, les estampes commémoratives, les livres de comptes et les « livres de fêtes » ou les recueils de planches dessinées ; pour les formes d’art du xxe siècle, par le truchement de témoignages, de documents programmatiques, de photographies voire de vidéos5.
2Entre ces deux moments, le xixe siècle est paradoxalement celui où Baudelaire théorise la modernité comme « le transitoire, le fugitif, le contingent » et celui où s’opèrent une massification de la production et une densification de la circulation des éphémères imprimés et illustrés, auxquels l’histoire de l’art est restée insensible, alors que ces objets, souvent conçus et fabriqués dans les mêmes lieux et par les mêmes acteurs que la presse et le livre, étaient soumis au Dépôt légal – ils le seront systématiquement jusque dans les années 1920 – et collectionnés par des amateurs qui les ont aussi parfois répertoriés, avant de les faire entrer par dons privés dans des collections publiques de bibliothèques ou de musées. C’est l’histoire de cette indifférence de l’histoire de l’art pour les éphémères imprimés qu’on voudrait questionner ici à grands traits, en proposant quelques hypothèses.
Les éphémères, point aveugle de l’histoire du l’art du xixe siècle
3La fameuse déclaration de Rimbaud, dans « Alchimie du verbe » (Une saison en enfer, 1873), reste une curiosité dans le xixe siècle où elle a un statut d’isolat :
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires : la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
4Ce goût de Rimbaud apparaît, déjà en 1871, dans une lettre où il est frappé, dès son arrivée à Paris, par les caricatures et les placards illustrés qu’il voit dans les rues et dont il compare la profusion à un « ruissellement fastidieux6 ». En dépit de sa singularité, ce qui caractérise le goût de Rimbaud pour les éphémères et leurs qualités grossières, maladroites, désuètes ou naïves, c’est aussi leur statut d’artefacts sans auteur et comme surgies de la ville moderne et anonyme. Imprimés massivement et rapidement, les éphémères appartiennent pleinement au xixe siècle que Nicolas Petit a défini comme celui de « l’explosion quantitative [de ces productions] que les développements parallèles du commerce, de la publicité et de l’alphabétisation de masse engendrent7 ».
5Les éphémères imprimés et illustrés sont, en effet, étroitement liés à la dimension quotidienne, administrative, économique et sociale de la vie urbaine, dont la société de consommation et les techniques d’imprimerie répandent l’emploi et multiplient les possibilités en des proportions jusque-là inédites. Dans cette catégorie aux frontières floues et mobiles des éphémères imprimés et illustrés se côtoient, entre autres, car la liste ne saurait être exhaustive : les emballages de sucre, les sous-bocks de bière, les étiquettes de boisson ou de camembert, les buvards publicitaires, les papiers d’orange, les ex-libris, les pochettes d’allumettes, les prospectus, les menus, les faire-part, les cartons, les papillons, les cartes à jouer, les almanachs et calendriers, les affiches… Il s’agit là de l’imagerie populaire et de la petite estampe, auxquelles l’histoire de l’art n’a accordé qu’une attention timide et tardive – à peine avec Champfleury et, à vrai dire, moins dans ses livres sur l’image populaire que dans ses quelques livraisons de L’Imagerie nouvelle (1870) et surtout chez John Grand-Carteret à partir des années 1880, mais selon des approches où l’éphémère imprimé et illustré n’est pas spécifié en tant que tel.
6Comment expliquer cette cécité de l’histoire de l’art du xixe siècle pour l’une des productions les plus répandues de son temps ? Sans doute parce que la discipline en cours de structuration au tournant des xixe et xxe siècles – elle n’existe en France, en tant que science humaine et sociale, qu’à partir des années 1890, quand elle s’institutionnalise au détriment des amateurs éclairés (les connoisseurs) –, se constitue d’abord comme une science de l’identification des artistes, de l’attribution des œuvres, de la connaissance des chefs-d’œuvre, de la définition de qualités et de l’établissement de hiérarchies, au risque d’une forme de fétichisation des œuvres. Reste qu’en regard de cette conception de la discipline, les éphémères imprimés en grand nombre et diffusés à grande échelle – en somme à rebours de l’unicat –, illustrés de compositions à peine monogrammées et le plus souvent anonymes, n’ont guère de possibilités d’être pris dans les filets de l’histoire de l’art. D’autant que les dessinateurs, illustrateurs, graveurs ou imprimeurs qui sont les auteurs partiels et indirects de ces éphémères occupent eux-mêmes une place marginale dans le corps de ce que l’histoire de l’art qualifie d’artistes et qui, de fait, sont devenus au xixe siècle des « producteurs », selon l’acception capitaliste que Walter Benjamin a conféré à ce terme dans sa définition de la modernité8. L’artiste comme producteur – à l’inverse du démiurge solitaire inventé par le romantisme et entériné par une histoire de l’art conçue comme une histoire des créateurs singuliers, à bonne distance d’une histoire sociale –, au siècle des révolutions industrielles, pose la question des procédés de réplication qui permettent de multiplier et de diffuser, avec une ampleur inédite, pour un faible coût et dans une économie maîtrisée du temps et de l’espace, l’éphémère illustré comme l’image imprimée : la gravure sur bois de bout, les techniques de gravure sur métal, la chromolithographie et les procédés photomécaniques relèvent de techniques industrielles expérimentées et développées à l’écart des formes de la gravure fine liée au système des beaux-arts, dont les tirages sont moindres et les fonctions non-usuelles, et où la reproduction manuelle laisse encore une place à l’interprétation9.
7Cette profusion de la gravure dite de reproduction, qui affecte l’éphémère imprimé et illustré, et dont l’imaginaire emprunte la définition au champ sémantique de la biologie contemporaine, est une qualité que l’histoire de l’art ignorera longtemps – comme pour la caricature ou l’affiche –, sans doute parce qu’il s’agit d’objets diffusés dans des lieux négativement connotés et externes au champ des valeurs de l’art, comme l’indique cette remarque sciemment transgressive de Champfleury, où l’image populaire et primitive claque aux quatre vents, en opposition à la peinture que conserve le musée du Louvre :
Je sors du Louvre, où j’ai revu tous les grands maîtres de tous les pays et de toutes les écoles ; je crois m’être nourri de peinture pour longtemps. Et à la porte du Louvre, je m’arrête devant le premier étalage de gravures en plein air. Et quelles gravures ! L’image, dans toute sa simplicité, la gravure sur bois d’Épinal, coloriée à la presse, sortie de chez l’imprimeur Pellerin, avec des complaintes explicatives autour de cette furie de couleurs primitives. Sortir de visiter les vieux maîtres, les coloristes et les dessinateurs, les réalistes et les idéalistes, avoir étudié les chefs-d’œuvre des Espagnols et des Flamands, des Italiens et des Allemands, et s’arrêter devant l’image à deux sous ! Cela ressemble furieusement à l’homme qui buvait à son dîner de l’excellent Bourgogne et qui demandait ensuite un canon chez le marchand de vin10.
8Les éphémères imprimés et illustrés sont des « travaux de ville » au sens strict – faire-part, avis, cartes de visite, réclames, factures à en-tête, prospectus… –, mais aussi au sens extensif, en cela qu’ils sont destinés à un public populaire qui y accède, par l’entremise des commerçants, des camelots et des colporteurs, dans des lieux de consommation et de divertissement, dans des voies de passage et de circulation et dans des espaces de convivialité d’une moralité parfois suspecte – les faubourgs, la rue, le boulevard, le trottoir, les cafés, les épiceries-merceries, les grands magasins, les cafés concerts, les beuglants…11 – c’est-à-dire loin des « mondes de l’art », pour reprendre ici le titre du livre de Becker12, tels que l’histoire de l’art les a longtemps restreints au champ académique, à ses valeurs et ses hiérarchies.
Une question de dignité
9L’indifférence – peut-on aller jusqu’à évoquer un rejet ? – de l’histoire de l’art pour les éphémères imprimés illustrés du xixe siècle est liée à la question en quelque sorte académique de la dignité, qui avait été soulignée par Albert Labarre, dans un article fondateur13, comme une carence et défendue comme une exhortation à l’intention des historiens. Du point de vue de l’histoire de l’art, la dignité est liée à la perpétuation de la doctrine académique, qui hiérarchise depuis le xviie siècle, des sujets, des styles et des goûts, polarisant le noble et le vulgaire, distinguant la grandeur de l’histoire de la petitesse de l’anecdote ou classant le majeur et le mineur, selon des codes qui visaient à répliquer et garantir l’ordre social dans l’ordre artistique. Il s’agissait d’une volonté d’émanciper l’artiste d’une prétendue mécanique artisanale et roturière pour lui permettre d’accéder aux nobles activités spéculatives des arts libéraux. À la veille de la Révolution française et tout au long du xixe siècle postrévolutionnaire, ces questions ne cessent d’être convoquées et débattues, tant l’art et l’image sont considérés comme des lieux dotés d’un pouvoir de suggestion et d’amplification capable d’agir, positivement ou négativement, sur les individus et la société.
10Dans une histoire de l’art qui pensera longtemps ses valeurs et ses catégories comme « basses » ou « élevées » – high or low14 –, au moins jusqu’à la rupture des avant-gardes historiques du xxe siècle (avec Dada, les ready-made de Duchamp, le surréalisme voire le postmodernisme), contre le majeur qui serait apparenté à la culture savante, le mineur appartient à la culture populaire ou à la culture de masse15. Dans ce contexte historiographique, les éphémères imprimés et illustrés ressortissent au « vieux papier », dont l’expression utilisée positivement par des collectionneurs regroupés au début du xxe siècle pour fonder une Société du Vieux papier, ne parvient pas à gommer la connotation péjorative : les éphémères imprimés et illustrés ont peu retenu l’attention des historiens de l’art, parce que ce sont des objets jugés mineurs et populaires, relevant de la culture de masse, hâtivement et mécaniquement produits, voués à être dispersés et à disparaître. Il s’agit de productions dérisoires, parfois même ludiques, qui s’apparentent à des curiosités souvent teintées d’humour, de bizarrerie ou d’étrangeté, qu’à certains égards on rapproche des plaisanteries, blagues, bons mots ou farces-et-attrapes.
11À cet égard, Nicolas Petit a souligné combien les éphémères gagneraient à être pensés comme des « documents imprimés qui véhiculent des bruits et des échos proches de l’oralité16 ». Cette ambitieuse proposition de remise en perspective critique des éphémères montre, dans le même temps, combien cet objet est demeuré difficilement inscriptible dans une histoire de l’art dont les cadres et les catégories ne pouvaient que s’abandonner à le déconsidérer ou le disqualifier comme production dépourvue de noblesse ou appartenant à un mauvais genre. Cette réputation est aussi liée au fait que les éphémères sont souvent soumis à des objets ou des intentions plus nobles, dont ils sont dépendants : prospectus ou bulletins de souscription pour une publication ; faire-part ou cartons d’invitation annonçant un événement ; papiers d’emballage ou de couvrure, étiquettes ou factures illustrées pour un produit de consommation. Dans tous les cas, les éphémères illustrés sont placés sous l’autorité d’un référent modeste voire infra-ordinaire17 dont ils promeuvent l’avènement – ils leur servent de « paratexte »18 – et qu’ils légitiment sans en retirer de légitimité propre et moins encore d’autonomie (étant distribués, envoyés, offerts, affichés, distribués gratuitement), puisqu’ils ne sont pas voués à être conservés après que leur référent aura été échu ou consommé.
12Les approches de l’éphémère ont en commun, à l’exception de l’histoire des techniques d’imprimerie ou de l’histoire de la typographie, de susciter une « définition en creux19 » : les objets concernés appartiennent certes à la production imprimée, mais ils s’en tiennent à la lisière et ils sont lus dans une sorte d’opposition au livre – c’est le « non-livre20 », contre la tradition bibliophilique qui sacralise la matérialité (impression, support, reliure…). Ce principe de la définition par défaut pourrait aussi valoir pour l’histoire de l’art qui, de fait, considère les éphémères imprimés et illustrés comme des « non-œuvres », c’est-à-dire des objets dégradés ou médiocres – affaiblis ou amoindris, pourrait-on dire – par rapport à d’autres productions jugées plus nobles ou plus dignes comme les objets d’art décoratif, le livre et le journal illustrés et a fortiori la peinture ou la gravure d’art.
13À tous égards, du point de vue des critères qualitatifs de qualification des œuvres d’art par l’histoire de l’art – où l’on retrouve l’unicité et la rareté de l’original, la noblesse des intentions et des supports (les « grands papiers », la toile ou le panneau de chêne, le marbre ou le bronze…) –, l’éphémère imprimé et illustré accumulerait les tares : les papiers sont pauvres, les impressions rudimentaires et de piètre qualité, les motifs iconographiques d’une conception graphique sommaire, les sujets souvent issus de l’économie du remploi de vignettes d’origine plus noble précédemment publiées dans des livres ou des périodiques illustrés (comme le montre l’œuvre d’André Gill, Willette, Sem, Cappiello ou Gus Bofa). Pis encore, les illustrations sont souvent exécutées « à la manière de… » – faute d’avoir pu s’attacher la collaboration d’un illustrateur réputé – et les vocations s’avèrent triviales puisqu’elles répondent à des nécessités d’usage utilitaire, publicitaire, marchand, divertissant…
14Au fond, on pourrait avancer que les éphémères imprimés illustrés n’ont pas été massivement pris en compte par l’histoire de l’art, parce qu’ils appartiennent au système des « feuilles volantes » défini en 1857 par Baudelaire dans les premières pages de son traité « De l’essence du rire… » :
Dans la caricature, bien plus que dans les autres branches de l’art, il existe deux sortes d’œuvres précieuses et recommandables à des titres différents et presque contraires. Celles-ci ne valent que par le fait qu’elles représentent. Elles ont droit sans doute à l’attention de l’historien, de l’archéologue et même du philosophe ; elles doivent prendre leur rang dans les archives nationales, dans les registres biographiques de la pensée humaine. Comme les feuilles volantes du journalisme, elles disparaissent emportées par le souffle incessant qui en amène de nouvelles ; mais les autres, et ce sont celles dont je veux spécialement m’occuper, contiennent un élément mystérieux, durable, éternel, qui les recommande à l’attention des artistes21.
15Or, l’éphémère imprimé et illustré, destiné à être rapidement consommé et périmé, oublié ou jeté, n’appartient ni à l’une ni à l’autre de ces catégories distinguées par Baudelaire à propos de la caricature, en-deçà de laquelle l’éphémère se trouve donc placé – les bibliothécaires et les archivistes ne les classent que rarement « à la pièce » et plutôt en lots22, ce qui complique leur statut même d’archive ou de document. En outre, si l’histoire de l’art résiste encore aujourd’hui à prendre pleinement en compte les éphémères illustrés comme objets esthétiques – les travaux universitaires sur l’affiche ou l’ex-libris sont très récents –, sans doute est-ce aussi dû au changement de paradigme qui s’opère au xixe siècle comme règne de l’image plate, populaire et démocratique23 – la gravure contre la peinture – dont l’amateur, s’il est un prince, est « l’homme des foules » salué par Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne – badaud, flâneur ou chiffonnier consommant ou ramassant des images en nombre, dont l’éphémère illustré serait le parangon orphelin, que l’histoire de l’art n’aurait pas reconnu (dans tous les sens du terme), sauf en de très rares cas, comme le montrent les affichomanes24 ou les collectionneurs d’ex-libris, leurs collections et leurs publications spécialisées où les critères de qualification et le lexique frôlent souvent ceux de la gravure fine voire de la peinture.
Le cas Jules Maciet : vers une artification des éphémères
16Pour conclure, un cas mérite d’être évoqué, en raison des questions qu’il soulève : Jules Maciet (1846-1911), que l’historien de la caricature Arsène Alexandre qualifia après sa mort d’« homme qui collectionnait »25. En effet, de 1886 à 1911, mû par une obsession de la récupération ou une folie du découpage – il est difficile de trancher –, Maciet collecta, compila, découpa et colla dans de grands albums toilés classés par thèmes, pays et époques – de A (pour Allégories) à V (pour Vues de pays) –, des centaines de milliers d’images issues de magazines, de catalogues ou de livres, mais aussi d’éphémères illustrés : étiquettes de parfumeurs, publicités de grands magasins, ex-libris, menus, cartons, prospectus, étiquettes de bagages… À sa mort, sa collection comptait près de 4 000 albums tenus « à la disposition du public » dans la salle de lecture de la bibliothèque de l’Union centrale des arts décoratifs (UCAD), où ils pouvaient être consultés par les amateurs, les étudiants, les artisans, les ouvriers d’art et les « manufacturiers » d’art industriel, comme des registres de documentation artistique et décorative. Sans attention pour une quelconque hiérarchie entre les documents qu’il plaçait en état de voisinage – gravures de toutes sortes, dessins originaux, imprimés ou photographies (1 700 tirages originaux d’Eugène Atget ont longtemps figuré dans ces albums, avant d’en être retirés pour des raisons évidentes) –, Maciet ne voyait l’éphémère que pour sa « valeur faciale26 » et pour les rapprochements de formes et de détails que celle-ci autorisait à l’infini, dans le souci d’une encyclopédique entreprise d’éducation artistique populaire.
17À cet égard, on pourrait dire que Maciet fit entrer les éphémères illustrés dans l’histoire de l’art, mais il conduisit cette opération presque à son insu parce qu’il ne considérait pas ses objets pour ce qu’ils étaient originellement, mais pour des documents ou des témoignages visuels. Reste ce qui caractérise l’œuvre de collecte, de juxtaposition et de montage de ces milliers d’éphémères imprimés et illustrés, soumis à un régime qui procède à l’évidence de ce que Nathalie Heinich et Roberta Shapiro ont appelé un « processus d’artification27 » – c’est-à-dire la « transformation d’une pratique quotidienne modeste […] en une activité instituée comme art28 » et relevant de « l’institution de la culture29 ». L’artification procède par modifications et déplacements d’objets, de statuts, de qualifications et d’usages ; elle transforme le non-art en art, en faisant migrer des objets externes au domaine artistique vers le champ de l’art (indépendamment des hiérarchies artistiques préexistantes). En rassemblant, découpant et collant des éphémères illustrés, Maciet les a fait entrer depuis le monde de la vie quotidienne dans le champ de l’art – peut-être même a-t-il fait advenir un champ de l’art ?
18Or, si cette artification opérée par Maciet a placé l’éphémère illustré aux portes de l’histoire de l’art, c’est peut-être parce que celui-ci avait pressenti ce que Nelson Goodman appellerait une « fausse question » dans son article de 1977 intitulé : « Quand y a-t-il art ? », puisqu’il faut accepter qu’« une chose puisse fonctionner comme œuvre d’art en certains moments et non en d’autres30 ». Puisque l’art n’a pas d’essence et doit sa signification au contexte de ses temporalités, espaces, usages, conventions, interprétations…, qui ne cessent de varier avec l’histoire, l’éphémère imprimé et illustré devrait pouvoir devenir un objet d’étude pour les historiens de l’art ou de la culture visuelle.