Colloques en ligne

Assia Kovriguina

Le témoignage en URSS : qui est l'auteur ?

1La réponse de la littérature soviétique à l’anéantissement des Juifs est longtemps restée un fragment inexploré de l’écriture de la Catastrophe, même si le lecteur et le critique occidental ont souvent eu accès aux œuvres les plus directes et les plus subversives avant leur apparition en URSS. On ne citera que le roman‑document Babi Yar d’Anatoly Kouznetsov, publié en Occident dans sa version complète dès 1970, alors que la version russe n’est parue qu’après la chute de l’URSS. En 1979 est publié en Allemagne La Rédemption de Friedrich Gorenstein puis un an après, en Suisse, Vie et Destin de Vassili Grossman. Ces textes, introduits en occident à travers le rideau de fer, n’ont abouti ni à un renversement des représentations de l'histoire ni à un élargissement du canon critique encore en construction à l'époque. Babi Yar, le lieu emblématique de la Shoah en URSS, est resté dans l'ombre de la machine monstrueuse d’Auschwitz. Les textes décrivant les tueries dans les ravins en plein jour et en pleine bourgade n’étant pas conformes aux modèles de l’architecture testimoniale classique, ils n’ont pas été à même de déstabiliser les notions d’« Holocaust literature », de « Destruction literature », ni celle de la « littérature de témoignage ». À la différence de la « littérature concentrationnaire » qui décrit la déportation dans des non‑lieux éloignés, clos et protégés des regards, la « littérature des ravins » rend compte de la transformation des paysages natals et bienveillants en paysages de mort. Elle brise le topos du discours occidental qui associe la Shoah à l'anéantissement sans témoins et sans traces. A contrario de la mort à Auschwitz qui est impersonnelle et sérielle, la mort dans le pays des ravins est omniprésente et concrète. Cette littérature n’est pas la littérature du retour, qui cherche à retranscrire l’antimonde du camp dans le monde réel. Le « Chant d’Ulysse » qui décrit la descente aux enfers du héros du xxe siècle n’a ici aucun sens, car dans le cas de l'Union soviétique, Ithaque n’est pas préservée : elle a subi elle‑même les violences de la défiguration et l’entrée dans le royaume d'Hadès se trouve dans ces rues.En URSS, les rares survivants des ravins n’ont rien à apprendre à leurs voisins. L’antimonde de leur naufrage est commun, même si les rôles de ceux qui ont sombré et de ceux qui ont surnagé sains et saufs, sont parfois opposés.

2Une autre spécificité de la « littérature des ravins » tient au contexte de répression idéologique et de censure dans lequel elle est née. Cette « écriture testimoniale sous contrôle » porte la marque des enjeux politiques, l’histoire politique travaille au cœur de ses textes. Le concept de « vérité » n’est pas dans cette littérature un référent décisif ; inutile d’y chercher un pacte testimonial. Il est remplacé par un pacte de loyauté et par la confrontation étouffante, multiforme, du témoin et de la censure. C’est sur ce dernier aspect que je vais m’arrêter en montrant ce qu'étaient les conditions de l'écriture testimoniale en URSS.

3Je voudrais pour cela citer en avant‑propos une lettre envoyée en juillet 1944 par une survivante, Tatiana Shapiro, à l’écrivain Ilya Ehrenbourg : « Je suis revenue d’un ghetto d’Odessa. J’ai écrit un livre dans lequel les images des camps juifs apparaissent épisodiquement. Je voudrais compléter ce livre par des lettres et des matériaux que j’ai pu recueillir. Je vous prie de me répondre : un tel livre pourrait‑il être publié1 ? ». La réponse d’Ehrenbourg nous est inconnue, mais on imagine qu'elle fut négative. En URSS, le survivant n’a eu pas droit à une parole indépendante et autonome, tout témoignage spontané y était impubliable. Ehrenbourg aurait pu proposer à cette survivante de lui envoyer le manuscrit pour l’utiliser dans le Livre Noir. Mais ce témoignage ne se trouve pas parmi les archives du volume, et il n'apparait pas davantage dans le Livre Noir, sauf peut‑être si la voix de cette survivante d’Odessa y résonne anonymement, parmi les multiples voix qui forment le chœur de ce livre. En tout cas, ce texte, qui n’était d'ailleurs originellement pas un véritable témoignage en ce qu'il avait déjà subi une autocensure (l’expérience génocidaire est réduite à quelques brefs moments : « les images des camps juifs apparaissent épisodiquement ») est un témoignage perdu, un témoignage englouti.

La délégation de témoignage

4À la fin de la guerre, l’URSS traverse cependant une fièvre testimoniale. L’urgence de dire l’horreur aboutit à la même « hémorragie de l’expression » que celle des rescapés des camps au moment de leur retour en Occident. Les survivants des massacres (mais également plusieurs témoins oculaires) cherchent à raconter leur survie et à réparer par la parole leur existence blessée, presque anéantie. Privés de la possibilité de publier leur propre récit, ils le transmettent aux représentants officiels du pouvoir soviétique, mais aussi et surtout s'adressent aux écrivains, qui, selon la tradition russe, sont les protecteurs des faibles. Les archives d’Ehrenbourg regorgent de lettres‑cris qui décrivent l’anéantissement, la perte et la trahison, qui dénoncent l’antisémitisme local et implorent de l’aide (aussi matérielle). Le flux des témoignages s’interrompt durant l’année 1948 ; une année cruciale en ce qu'elle marque la fin des témoignages et le début de la campagne contre « les cosmopolites sans racines ».

5En URSS, il existe en effet une logique particulière de délégation de témoignage. Celui qui a vécu l’événement ne peut pas parler ouvertement et à voix haute. Sa parole ne peut qu’être recueillie par le représentant de l’autorité, qui seul détient le pouvoir de la transcrire et de la publier, c'est‑à‑dire de la sortir de l'espace du mutisme, de la censure et de l'interdit pour la faire entrer dans l’espace public. L’écrivain, qui est le seul à pouvoir propulser et faire publier le récit du désastre, devient de plein droit le passeur du témoignage, un témoin du témoin : on témoigne devant l’écrivain et pour l’écrivain. C’est à lui de collecter et de transmettre les récits de l’effondrement qui sont bannis du discours officiel. Il est celui qui parle à la place d’autrui et pour autrui. C’est ainsi que les écrivains, plutôt que de visiter des kolkhozes et de se rendre sur les grands chantiers réalisés dans le cadre du plan quinquennal, partent parfois dans les lieux dévastés par la guerre et par la Shoah. Les écrivains soviétiques ont en effet participé à la transcription du génocide : les survivants parlent à travers leurs poèmes et peuplent leur prose2. Pour contourner la censure, l’auteur peut aller jusqu’à réécrire les témoignages recueillis. Il y a dans les archives d’Ehrenbourg l’original d’une lettre qui lui a été envoyée par un soldat, Zalman Kisselev. Il raconte à l’écrivain la mort de sa famille, en détails, avec dureté, et termine sa lettre par une prière : « Je vous prie de raconter ce destin ». Cette lettre a été publiée dans le Livre Noir, sans coupures et sans ajouts, seule la prière finale est changée, et elle reçoit dès lors un tout autre sens : « Je vous prie de raconter ce destin avec vos mots à vous ». Qu’est‑ce que signifie l’ajout de la formule « avec vos mots à vous », dans le paysage soviétique ? À quel moment et dans quelles conditions un écrivain trouve‑t‑il le courage de sa décision et s’engage‑t‑il à réécrire le texte du témoignage initial ? Qui est en définitive l’auteur du témoignage en URSS ?

6Les rares découvertes faites dans les archives nous permettent de reconstituer le désir de porter témoignage, elles nous fournissent des détails sur l’atmosphère dans laquelle il est né, attestent de la forme souhaitée : témoigner en poésie ou en prose. Mais il est presque impossible de faire l’analyse de ce qui est gardé par l’auteur du témoignage initial et de ce qui en a disparu. Les journaux intimes ou les lettres qui ont reproduit les détails d'une rencontre de l’écrivain avec la réalité génocidaire sont rares. En revanche, les archives du Livre noir, confisquées par le KGB pendant les répressions contre le Comité antifasciste juif, sont assez détaillées et bien conservées pour nous permettre de reconstituer le travail de l’écrivain et du système littéraire tel qu’il s’opère à partir du témoignage initial3.

 La création littéraire collective

7L’idée de la création du Livre noir est née chez Ehrenbourg apparemment en même temps que celle d’Albert Einstein, des écrivains Shalom Ash et B.‑C. Goldberg, qui ont proposé au Comité antifasciste juif d'écrire un livre monumental qui réunirait les documents sur l’extermination des Juifs dans les territoires occupés par les nazis puis qui serait édité dans plusieurs langues. Dès 1943, Ehrenbourg évoque le projet du Livre noir dans sa correspondance. Au début, le titre est provisoire, comme il est écrit dans Les Années et les hommes : « À la fin de 1943, Grossman et moi avons commencé à travailler sur un recueil de documents qu’on nommait de façon symbolique, Le Livre noir »4. L’origine du titre est à ce jour inconnue. Avant la deuxième guerre mondiale, il n’existait que les Livres Blancs (les recueils des rapports et des documents gouvernementaux) et Le Livre Bleu (un recueil de documents sur le génocide arménien). Quoi qu'il en soit, le titre Livre noir n’est pas unique en son genre : parallèlement au projet soviétique ont été simultanément conçus Cartea Neagra roumain5 et le Livre noir polonais6. La Shoah a suscité un nouveau type de recueils et on a vu des Livres noirs se multiplier au cours du xxe siècle.

8Au printemps 1944, Ehrenboug a donc créé une commission littéraire, polyvalente et hétérogène. Elle réunissait les poètes M. Aliguer, P. Antakolski, L. Ozerov, V. Inber, les prosateurs V. Grossman, V. Kavérine, A. Platonov, les écrivains yiddish P. Markish, Kvitko, les anciens « Frères Sérapion » V. Chklovski et V. Ivanov, mais également V. Lindine, G. Munblit, O. Savitch, L. Seïfulina, K. Fedine, R. Fraerman, O. Tcherny. La plupart des membres de cette commission avaient déjà fait l’expérience de la création collective ; certains avaient participé au livre sur le Belomorkanal qui est une des pages les plus sombres de la littérature soviétique. Belomorkanal est l’abréviation du canal de la Mer Blanche. Elle désigne aussi un des plus gigantesques projets du premier plan quinquennal, un canal gigantesque construit par des détenus. En août 1933, un groupe de 120 écrivains, Gorki en tête, partent l’inaugurer et reviennent en triomphe. Le résultat de cette expédition est un ouvrage collectif chantant les louanges de la politique pénale novatrice, conçue pour la rééducation et la « transformation de la nature humaine »7. Ce témoignage mensonger devient le manifeste justifiant l’expansion des camps. Désormais la violence répressive apparaît non plus comme la purification nécessaire de l’époque révolutionnaire, mais comme un élément constant de l’ordre nouveau. Le travail forcé devait forger l’« Homme nouveau », et l’écrivain devait à son tour se transformer en un travailleur de choc de la littérature. Vera Inber le nota dans son journal : « ce livre doit être celui d'un type d’écrivain transformé ».

9Le Livre sur le Belomorkanal et Le Livre noir ne sont néanmoins pas à mettre dans la même catégorie, car l'origine et le principe de la création sont tout à fait différents. L'un est un livre commandité par l’État et dont la rédaction est grassement payée aux écrivains, l'autre est né de leur propre décision courageuse. Mais la naissance du Livre noir est inséparable de l’histoire de la création collective – dont le Livre sur le Belomorkanal est le coup d'envoi. Lors dupremier Congrès des écrivains soviétiques, en août 1934 – soit 10 ans avant l’élaboration du Livre noir –, la différence entre les deux livres avait été comme anticipée et très nettement exposée par Ehrenbourg lui‑même. À ce congrès, le livre sur le Belomorkanal fait une entrée triomphale. Il est présenté comme une expérience réussie, exemplaire, la preuve tangible du fait qu’« écrire collectivement est possible et dans certains cas, absolument nécessaire ». Désormais, le travail d'écriture collective est encouragé. Il est le premier exemple « de communauté littéraire ». Les collectifs d’auteurs ne sont rien d’autre que « les premiers kolkhozes littéraires de l’URSS ». Or dans l’unanimité enthousiaste qui régnait au premier Congrès, seul Ehrenbourg s'était ouvertement prononcé contre l’instauration de la création littéraire en brigades : « Il est possible de faire collectivement un recueil d’une grande importance documentaire. Qu’y a‑t‑il de plus important de nos jours que des documents humains vivants8 ? Mais je doute qu’on puisse faire collectivement un poème lyrique ou un roman ». Le rejet de la création romanesque collective par Ehrenbourg n'est pas nouveau. À la fin des années 1920, il a d’abord accepté, puis très vite refusé, de collaborer à un roman collectif « Les grands feux », qui a été une grande entreprise littéraire de l'époque9.

10Dans les années 1940, Ehrenbourg n’a pas changé de position par rapport à la création collective. En effet, Le livre noir fut pensé au début comme un recueil réunissant des « documents humains vivants » et non comme un projet littéraire supposant le savoir‑faire d'un collectif d’écrivains. Cette expression (« documents humains » ou « documents vivants ») devient la notion‑clé et le point de départ du travail sur le Livre noir. Empruntéeà l’école naturelle française, et largement utilisée dans les années 1920 par le Front littéraire gauche (LEF), elle équivaut en russe au terme « témoignage », qui n’est à l’époque pas encore entré en usage dans la langue courante. La couverture de l’édition française du Livre noir, qui le présente comme un volume de « textes et témoignages » ne prend pas en compte cette notion de « document », ou littérature « du fait », qui était si importante dans la littérature russe du début du xxe siècle, notamment en ce qu'elle fut également le mot‑clé du manifeste de la « Nouvelle prose » prononcé par Chalamov.

11Le livre sur le Belomorkanal, n’était pas un document, mais « un roman unifié ». Les textes devaient développer une fable unique et « produire un effet d'unité monolithique ». Toutes les traces d’assemblage des textes auraient dû disparaître. La technique du montage n'aurait dû apparaître que pour les parties contenant les documents : les rapports officiels, les images et les témoignages des « bâtisseurs du canal ». La narration, elle, devait rester homogène et dépersonnalisée. Mais l’anonymat du collectif fut finalement rompu : chaque auteur a signé son chapitre et le collectif s’est individualisé. Le livre fut publié en 1934 dans l’édition « Histoire des fabriques et des usines », qui avait été fondée par Gorki quelques années auparavant pour assurer le développement de ce nouveau genre : « le récit collectif ». Les volumes de cette collection devaient être réunis en une « encyclopédie dynamique de [notre] construction » où les ouvriers avaient le rôle de transcripteurs directs de l'industrialisation. Le montage et la rédaction étaient assurés par une commission littéraire constituée d’écrivains.

12L’apparition de ce nouveau genre a résulté du réaménagement et du recadrage de l’historiographie soviétique qui furent initiés par la fameuse lettre de Staline parue en 1931 dans la revue Proletarskaïa revolutsia [Révolution prolétarienne]. La lettre blâmait les historiens professionnels, contaminés par « l’objectivisme » et annonçait la nouvelle méthodologie de l’écriture de l’histoire qui sera achevée et institutionnalisée en 1938, avec la publication de L’Histoire de PCUS : bref cursus éditée dans la même collection. Désormais, l’histoire en URSS n’est plus le résultat d'une « reconstitution » au moyen des archives et documents, mais une « construction » des « actes véritables » selon l’esprit soviétique. L'histoire est devenue la science du présent et se devait d'être transcrite immédiatement et par ses acteurs directs. Le récit collectif – le chœur des bâtisseurs du communisme sous la direction sage d'écrivains qui jouaient le rôle de chefs d’orchestre – fut la représentation parfaite de cette nouvelle historiographie soviétique. Le nouveau genre nécessitait un manifeste, il fut rédigé en 1931 par Viktor Pertsov, futur co‑auteur du livre sur le Belomorkanal et ancien participant du manifeste du LEF sur la « Littérature du fait ». Son article « L’auteur collectif » racontait en détails la technique de la création d’un livre‑modèle par un collectif :

Pour l’élaboration de ce livre il a fallu d’abord s’appuyer sur les rédacteurs de journaux muraux et les collaborateurs du journal d’usine.[…] Mais les plus nombreux à entrer dans le collectif ont été des “travailleurs de choc” qui n’avaient eu auparavant aucun rapport avec le travail littéraire.[…] Finalement, ce n’est pas un livre qui a été créé par les ouvriers, mais seulement le matériau pour un livre. C’est alors seulement,[…] qu’on peut procéder à la planification collective de l’œuvre littéraire unifiée.[…] Ici il faut souligner le fait que les participants au livre ne se dépersonnalisaient pas pendant l’organisation ultérieure du matériau, mais ont gardé leur qualité d’auteur[…] »10.

13La dernière affirmation déclarée dans le manifeste était aberrante et ne se réalisait pas. Les auteurs du « matériau pour le livre », n’étaient que des rouages dans la manufacture littéraire. Leur voix a été étouffée, elle était travaillée et moulée dans une pâte docile, et se fondait dans le chœur puissant de la rédaction littéraire. « Il me semble que la matière brute n’est fiable qu’à partir du moment où elle est transformée en objet travaillé » – a déclaré Gorki11. Le sujet de l’écriture disparaissait dans la construction impersonnelle et la narration conformiste du récit collectif.

Le travail sur Le Livre noir

14L’élaboration du Livre noir suit fatalement le manifeste sur le livre collectif. Ce livre à plusieurs voix et à plusieurs signatures est au croisement de deux catégories : le témoignage comme document et le témoignage comme texte littéraire. Il reproduit des témoignages qui ont été offerts comme documents, que des témoins ont rédigés et signés de leur propre nom. Mais certains textes furent écrits à plusieurs mains et retravaillés par une autre personne qui a ensuite signé de son nom sans égards pour le « je » qui s'y exprime. La collecte des témoignages pour le Livre noir se fait par un vaste réseau de correspondants de guerre : soldats de l’Armée rouge, reporters des journaux centraux et locaux ou du journal yiddish Eynikeit. Souvent juifs eux‑mêmes, ils se font parfois les passeurs d’une langue quasiment détruite par le nazisme et opprimée par l’antisémitisme soviétique en la traduisant en russe, langue du triomphe. Les textes reçus sont distribués parmi les membres de la commission littéraire pour le « remaniement ». Puis la commission travaille sur l’organisation du matériau. Dans certains cas, si un témoignage provenant d'une ville importante manque, un écrivain y est envoyé en personne pour collecter le matériau.

15Les réflexions sur le caractère du livre, la valeur des témoignages initiaux et leur éventuelle réécriture sont au cœur des discussions qui ont lieu lors des réunions de la Commission littéraire. Les auteurs distinguent deux espèces de documents : le témoignage qui tend simplement à attester une réalité factuelle ou celui qui cherche à incarner une vérité sur la destruction. Selon Ehrenbourg, la force du témoignage initial réside dans l’émotion qui transpose « le document humain » en œuvre d'art. Il déclare : « On possède des documents humains impressionnants […]. L’impact émotionnel du document humain confine à l’art. Notre tâche n’est pas de nous substituer au travail des historiens et à la TchGK12. […] Il faudrait garder tous les documents qui procurent de l’émotion »13.

16On souligne également la différence entre le fait de témoigner de quelque chose (au sens où des millions de « petits récits divers » racontent la survie de leurs auteurs) et celui de témoigner au sens absolu, c'est‑à‑dire faire un récit pour témoigner de la Catastrophe. Grossman explique ainsi sa réticence envers les documents reçus de Berditchev où fut massacrée sa mère : « Ces documents sont trop partiaux, dispersés ; or nous devons reconstruire une image globale. Nous devons saisir le tout »14. Finalement, il est décidé que les auteurs du Livre noir seront libres d'utiliser les documents comme ils le veulent. C’est à eux de déterminer la forme du témoignage final. Ainsi Platonov, qui travaille sur les journaux intimes du ghetto de Minsk, refuse de retoucher les documents initiaux. Quant à Leib Kvitko, qui traverse la Crimée pour rencontrer les témoins, il transforme les transcriptions des témoignages oraux en récits littéraires. Vera Inber fait « le montage en y insérant de nouvelles couches de textes pour accentuer et rendre plus impressionnante la tension dramatique du récit »15.

17Pour la plupart de ces écrivains, les « documents humains » ne sont que de la matière brute qui nécessite d’être transformée en textes littéraires. En feuilletant des milliers de textes et de lettres, ils en tirent les extraits les plus dramatiques pour donner de la profondeur à ces cris. Ils espèrent ainsi les transmettre à la mémoire universelle. À partir des « petits récits » qui témoignent d’une survie (témoignages au sens strict), ils fabriquent un témoignage sur la Catastrophe (témoignage dans le sens absolu) pour un interlocuteur futur. C’est en cela que le Livre noir soviétique se distingue de ses homologues : la Cartea negra roumaine et le Livre noir polonais. Ces derniers sont uniquement des recueils de documents. Ils sont nés dans l’urgence de « faire savoir », ils reflètent l’anéantissement présent et cherchent à témoigner immédiatement. Le Livre noir soviétique tel qu'il fut préparé par la commission littéraire, s’est éloigné de son origine documentaire en se fixant comme tâche de participer à la littérature pour rendre les témoignages impérissables. Quand Grossman présente le volume déjà presque achevé au Comité juif antifasciste, il ne cache pas le rôle secondaire joué par les témoins et le fait que « le matériau a été retravaillé ».

18Au début de l’année 1945, Ehrenbourg quitte le Livre Noir. Une Commission spéciale a été imposée, dont la tâche est d'analyser les écrits et d'assumer le rôle de censeur. Elle critique de manière virulente les témoignages proposés par les écrivains : « Ces textes sont une littérature de camelote »16. Leur force littéraire dérange le censeur qui fait une liste lapidaire des caractéristiques de chaque texte. Pour le récit « Katerina » de Savva Golovanevski, il commente : « Je doute fort que ce soit utile ». Pour « Brest » de Margarita Aliguer : « Il faut enlever le raffinement littéraire ». Pour « Babi Yar » de Lev Ozerov : « C’est à réécrire! J’ai commencé à faire des corrections, mais j’ai laissé tomber. Ce n’est pas corrigible ». Pour « La voix de Cheïna » : « C’est trop littéraire ». « La voix de Cheïna » est un des rares textes non retravaillé par les écrivains et proposé à la publication dans son état presque initial. Il s’agit du journal intime d’une jeune fille qui vivait à Preiļi (Lettonie) et qui fut tuée en août 1941. Ce caractère littéraire qui n’a pas plu au réviseur provenait du texte original lui‑même. Le texte fut donc retravaillé, cette fois à la demande du censeur.

19Ainsi, une grande partie des textes qui ont une valeur littéraire n’a pas été inclue dans le Livre Noir. Plusieurs sont des versions mutilées par une censure à la fois politique et esthétique. Chaque relecture, en introduisant des corrections, rapprochait inévitablement le « livre des documents humains » du livre collectif conformiste. On lit dans le Livre noir un témoignage ‘‘secondaire’’ qui, probablement, a déjà subi l’autocensure au moment de sa création (du reste, la commission littéraire rend compte de cette autocensure en en discutant). Pendant la collecte, déjà certains textes sont modifiés : des témoignages sont traduits, d'autres sont résumés et non transcrits mot à mot. Puis les textes sont souvent retravaillés ou réécrits par la commission littéraire. Ils sont enfin manipulés par la censure, qui ne cherchait pas à superviser uniquement la substance politique, mais également la substance littéraire, afin de s’assurer que leur rédaction était digne de confiance. La dimension poétique prise, contre toute attente, par le Livre noir ne cadrait pas avec le projet de la « construction » de l’Histoire et les règles de l’historiographie soviétique. Quant aux textes gardés dans les archives, ils ressemblent plutôt à des palimpsestes : ils contiennent plusieurs couches de corrections et plusieurs couches de textes. Le témoignage original s’efface, il n’est plus lisible. La version brute, nue et sans mensonges tactiques n’existe pas pour le témoignage soviétique comme n’existe pas l’auteur seul. Comment distinguer le « je » du témoin, le « je » de l’auteur et le « je » de la censure ? Chacun d'eux participe de l'écriture, et chacun participe au témoignage. Qui est dans la version qui nous parvient le moi‑sujet du témoignage ? Les témoins, les transcripteurs et les censeurs se confondent et se dissolvent, à tel point qu'on ne sait plus où passe la frontière entre leurs paroles, comment délimiter leurs récits.

« Le Témoin »

20Je voudrais, pour illustrer cette création collective de témoignage, évoquer très schématiquement une nouvelle de David Bergelson qui porte précisément pour titre « Le Témoin »17. Il me semble que cette nouvelle dit quelque chose de la spécificité du témoignage en URSS. Bergelson, étant un membre du Comité juif antifasciste, il fut envoyé en 1944 en Ukraine libérée pour observer la situation sur place, « Le Témoin » a été écrit peu après son retour. Cette nouvelle reflète l’expérience au cours de laquelle un témoignage a été transcrit et mis sur papier.

21La nouvelle commence par la description d’un vieillard juif qui ressemble plutôt à un mort qu’à un être vivant. Dressé sur les ruines, il contemple d’un air absent la ville dévastée : « Au‑dessus de sa tête il y a une enseigne où l'on peut lire simplement le début d’un mot : Mash, le reste du mot est effacé. Le vieillard reste immobile, il se profile sur le fond obscur d’un trou béant. Il semble qu’il manque quelque chose à son visage, comme il manque la fin du mot Mash sur l’enseigne ».Cette enseigne reste illisible. On peut lire et relire, le sens du mot échappe et reste indéchiffrable. Le regard du vieillard s’arrête alors sur une jeune femme, Dorah, qui sort de la foule. Il lui demande de transcrire son témoignage, car il est un survivant et « tout ce qu’il a vu doit être transcrit ». Dorah est une juive assimilée, elle travaille au Soviet de la ville. Elle ne voit pas le sens d’une telle transcription, sa pensée et son discours sont instrumentalisés par la propagande soviétique. « Qui n’a pas souffert pendant cette guerre ? » – rétorque‑t‑elle en reproduisant la formule officielle. Mais à ce moment‑là, elle aperçoit sur un mur une autre inscription, « inutile et dénuée de sens : “Hannah a été emmenée du ghetto le matin du 27” ». Cette fois, l’inscription est lisible, mais « inutile », car elle n’est qu’un cri, l’écho d’une vie engloutie. Il semble toutefois à Dorah que des inscriptions pareilles, toutes fragmentaires, partielles et dénuées de sens, l'interpellent et l’appellent, sur tous les murs. Dorah vient désormais chaque soir chez le vieux témoin pour transcrire son récit passionné et sombre. Elle comprend dès lors la gravité de l’évènement, sa tâche de transcripteur et l’importance de l’entreprise. Elle écrit directement en russe et, parfois engloutie et terrifiée par le récit, elle « écrit tellement vite, qu’elle oublie de vérifier sa traduction du yiddish ». La transcription du témoignage remplace ainsi le témoignage initial, comme la langue d'accueil remplace la langue‑source. Et un jour, alors que le témoin épuisé par son discours s’est endormi, Dorah insère dans le témoignage du survivant le récit de la mort de ses propres parents.

22Cyril, un soldat revenu de front, un ami de Dorah, trouve le cahier où est transcrit le témoignage et il le lit. « Il s’attendait à lire quelque chose de particulier, quelque chose que personne n’a[vait] jamais dit au monde, or il lisait des paroles sèches, celles d’un protocole ». Alors il prend la plume et commence à noter dans le cahier les souvenirs de son propre père qui, pour combattre les fascistes, est devenu, à l’âge de 70 ans, membre de l’Organisation clandestine des Jeunes communistes.

23Ainsi, le témoignage du survivant comporte désormais trois couches de récit et trois auteurs. L’acte d’écriture du témoignage ne consiste pas simplement à transcrire et traduire le témoignage, mais à faire jaillir un sens, à créer un texte nouveau. C’est un témoignage‑palimpseste, écrit à plusieurs mains. Le témoignage initial s’y efface, il devient illisible comme le début du mot Mash, qu’on lit et qu’on relit, mais qui reste quand même incompréhensible. Mais si ce travail de transcription n’était pas fait, il ne nous resterait au mieux que ces multiples inscriptions‑cris, qui ne portent pas de sens, qui n'appartiennent pas au temps infini qui est celui de la littérature. Ils sont voués à disparaître, étouffés par la propagande triomphale qui chante la grande victoire et efface l’histoire de « Hannah qui a été emmenée du ghetto ».

24Le témoin dans cette nouvelle de Bergelson n’a pas de nom, il est la voix anonyme d’un de ces « documents humains vivants » dont Ehrenbourg comprend l’importance et qu’il cherche à entendre lors de l’élaboration du Livre noir. Cette nouvelle pose ainsi la question du sujet poétique dans le témoignage. On connaît les noms de ceux qui ont transcrit et complété peu à peu le témoignage, mais pas le nom du survivant lui‑même. Qui est le « je » du témoin, qui est le « je » du témoignage ? Il faut à la fois un narrateur qui parle et des transcripteurs qui transcrivent, puis même parfois des intervenants pour propulser ce témoignage‑cri à travers la censure. Cette collaboration témoins/transcripteurs/écrivains est de nature équivoque, mais elle est nécessaire quand on écrit en Union soviétique. On y voit s’y jouer autrementla question de l’engagement de l’écrivain pour la cause du témoignage. En URSS, l’écrivain est pris à témoin par le survivant, il faut un témoin au témoin. Mais il connait aussi les risques et les conditions d’un tel engagement.