Colloques en ligne

Ilya Koukouline

Pourquoi la Shoah n’est pas considérée comme événement à part entière dans l’histoire de la Russie

Les ombres de tous les Boutyrka et Treblinka…
A. Galitch

En souvenir de O.P.1

1Il est important aujourd’hui de se demander pourquoi, alors que l’étude de la Shoah sur le territoire de l’URSS regroupe des travaux assez conséquents2, la Catastrophe n’est pas identifiée en elle-même comme un Événement de l’histoire sociale et culturelle de la Russie. Une telle prise en considération se heurte à des obstacles d’ordre culturel et psychologique plutôt que scientifique ou politique. Ces obstacles persistent ou même se renforcent depuis 1991, alors que les interdictions de la censure soviétique sur l’étude de la Shoah et les débats la concernant ont été levés.

2En Russie, la perception de la Shoah, dans la communauté scientifique et plus généralement dans la partie instruite de la société, diffère fondamentalement de ce qu’elle est dans les pays d’Europe occidentale, où elle est considérée comme un événement fondamental de l’histoire européenne. Toutefois la situation en Europe orientale se modifie progressivement et on peut dire qu’actuellement, en ce qui concerne la Shoah, les pays de l’ancien bloc soviétique se rapprochent plutôt davantage de l’Europe occidentale, même si les interprétations diffèrent sensiblement selon les pays et les groupes culturels et politiques ; le spectre de ces interprétations mériterait d’ailleurs une étude particulière. Tony Judt explique dans son ouvrage Postwar comment s’est formée cette conception et pourquoi elle revêt une signification pour l’ensemble de l’Europe. Il montre que la mémoire de la Shoah constitue aujourd’hui un impératif moral permettant d’interpréter la conscience de l’unité de l’Europe occidentale comme un but éthique à atteindre, comme un appel à un contrôle permanent de la conscience sociale des différents pays3. Selon Judt, une telle représentation s’est constituée lentement, à partir du début des années 1960, la publication du Journal d’Anne Frank, le procès d’Eichmann en Israël et les procès des employés des camps de concentration en RFA ayant eu une influence notable dans ce sens. Cependant le paradigme de la description de la Shoah ne s’est formé définitivement en Europe occidentale que dans les années 1970–1980. C’est alors que la représentation du « caractère unique de la Shoah » est devenue la base du consensus d’une importante partie des intellectuels d’Europe occidentale4.

3On peut compléter cette idée de Judt. Dès les premiers travaux politico-philosophiques sur la Shoah, ce phénomène a été interprété comme un transfert vers l’Europe des méthodes coloniales de gestion (c’est la conception du « boomerang colonial » formulée presque simultanément par Aimé Césaire (en 1950) et Hannah Arendt (en 1951))5 et, par conséquent, comme le témoignage de la conscience souffrante de la civilisation ouest-européenne, d’une faute morale collective qui doit être corrigée pour que les événements de la Shoah ne se reproduisent pas. Ce raisonnement a été repris dans l’ouvrage de Michael Mann The Dark Side of Democracy (2005) qui a montré l’importance, lors de l’organisation de « nettoyages ethniques » dans différents pays de l’Empire ottoman au Rwanda­, du soutien de la société apportée aux organisateurs de ceux-ci ; les chapitres sur la Shoah occupent la partie centrale de l’ouvrage6. Par conséquent, en pratique, la mémoire de la Shoah agit dans l’Europe contemporaine, en dépit de tous les dommages résultant de la transformation de celle-ci en outil de la rhétorique politique et de « l’industrie de la Shoah », comme un moyen de contrôle de la conscience de la société démocratique.

4Ce consensus des intellectuels européens s’est maintenu en dépit des attaques polémiques lancées dans la deuxième moitié des années 1980 par Ernst Nolte et les auteurs proches de celui-ci7. L’influence américaine a sensiblement contribué à faire considérer la Shoah comme un événement européen. Le sociologue Ulrich Beck a noté que l’américanisation de la Shoah était désormais la seule façon possible de transformer celle-ci en événement universel8.

5En URSS, pendant la guerre, la Shoah pouvait être présentée comme l’histoire d’une résistance héroïque des Juifs et non comme un massacre. Par la suite, la mémoire de la Shoah fut dans une grande mesure en butte à un tabou à la suite de la campagne antisémite, qui était passée à une phase active en 1948–1949, sous le couvert du slogan de la « lutte contre le cosmopolitisme sans racines » ; les premières dispositions secrètes concernant la restriction du nombre de Juifs parmi les étudiants et aux postes de responsabilité remontent aux années 1939–19429. Ilya Ehrenbourg a ressenti dès 1946–1947 la différence qui distinguait l’URSS de l’Europe occidentale dans la perception de la Shoah. Dans son roman La Tempête, écrit à cette époque, il est beaucoup question d’assassinats de Juifs. Une partie de l’action se déroule en URSS, en particulier dans les territoires occupés par les nazis, mais l’essentiel des événements a lieu dans la France occupée. Apparemment, pour décrire la Shoah en tant qu’événement spécifique, Ehrenbourg a eu besoin de transférer le « centre de gravité » de l’œuvre en Europe de l’Ouest.10

6Dans le roman de Vassili Grossman Vie et destin, qui peut être lu comme une réponse au roman d’Ehrenbourg, la Shoah est contextualisée d’une façon beaucoup plus complexe : les récits sur la Shoah voisinent avec des évocations de la campagne antisémite qui a débuté en URSS dès 1943 et avec des réflexions sur la proximité interne des régimes stalinien et nazi. L’un des héros de Grossman déclare ouvertement que les bolcheviks ont appris l’antisémitisme chez les nazis, et que par conséquent les régimes totalitaires qui s’opposent l’un à l’autre s’apparentent par le racisme. L’écrivain russe Dmitri Bykov a écrit à plusieurs reprises que le diptyque romanesque de Grossman (Pour une juste cause et Vie et destin) procèdent directement d’Ehrenbourg11. Selon moi, il a raison d’avoir indiqué ce lien, mais il a montré de façon inexacte sa signification : Grossman a polémiqué de façon cohérente avec Ehrenbourg en s’efforçant de donner d’autres réponses aux questions que celui-ci posait. Ehrenbourg, dans ses romans, représentait l’URSS comme une source d’optimisme historique et comme le sauveur de la civilisation européenne. Grossman, lui, considérait que l’URSS avait emporté une victoire militaire, mais avait subi une défaite sur le plan moral. On sait que cette version alternative de l’histoire, qui permettait de contextualiser la Shoah dans le cadre de l’histoire générale de l’URSS, ne fut pas publiée en URSS, puis interdite après sa publication à l’étranger.

7Dès les années 1960 les Juifs soviétiques commencèrent à se représenter l’Europe de l’Ouest comme le lieu de la mémoire de la Shoah, à la différence de l’URSS. Le remarquable poète Yan Satounovski (1913–1982), ostracisé par le régime, écrivit en 1963 une poésie intitulée « L’acquittement de Picasso »12 qui ne put pas être publiée en URSS.

S’il n’y avait pas Picasso,
Il n’y aurait pas Zadkine
Je suis Moïsha de Berdychev
Je suis Moïsber.
Ou peut-être Raïsman
Guinzbourg, aussi bien.
J’ai craché au visage
De ces salauds d’occupants.
On m’a enterré vif dans la glaise.
Je suis Weinberg.
Pourquoi m’a-t-on fusillé ?

8Le « monument de Rotterdam » évoqué dans le poème est la célèbre sculpture « La ville détruite » (De Verwoeste Stad), érigée en 1951–1953 sur un projet d’Ossip Zadkine. Elle est dédiée non pas aux Juifs assassinés d’Europe, comme le laisse supposer cette poésie (et c’est sans doute ce que pensait le poète), mais à toutes les victimes du bombardement de Rotterdam par les nazis le 14 mai 1940, indépendamment de leur appartenance ethnique et religieuse13. Satounovski pensait sans doute que ce monument de style avant-gardiste aux victimes de la guerre érigé par un sculpteur juif, et pratiquement ignoré dans la presse soviétique, était sans doute dédié aux victimes juives.

9Les tentatives d’interpréter la Shoah comme un des principaux événements de l’histoire russe du xxe siècle se heurtent aujourd’hui à une sourde résistance, non seulement des nationalistes, mais aussi des libéraux. Ainsi, le professeur d’histoire Léonid Katsva, que l’on peut certainement qualifier de libéral et qui est l’auteur du meilleur manuel d’histoire pour les classes terminales, déclare dans une interview au journaliste Ilya Faïbissovitch :

Est-ce qu’on étudie la Shoah chez nous ? [c’est-à-dire dans les écoles de Russie]
Ce mot figure dans les programmes, il faut y faire allusion. Mais là-bas [en Allemagne], c’est une matière obligatoire. Je dirais d’ailleurs que cela est juste sur le plan des principes : faire un cours d’histoire de la Shoah n’est pas nécessaire dans une école russe d’enseignement général.
Et qui dit que cela est nécessaire ?J’ai eu l’occasion de me confronter à de telles propositions, mais cela n’est pas nécessaire parce que l’étude de la Shoah est soumise à des modèles différents dans les différents pays. En Allemagne, c’est le modèle de la repentance nationale, en Israël celui de l’indentification nationale, en Suède c’est le modèle des populations qui se tenaient à l’écart. En Russie, avec ses pertes gigantesques, où on ne trouve pas une seule famille où un arrière-grand-père n’ait pas été tué, blessé ou tout simplement n’ait pas combattu, les enfants se posent une question logique : « Et pourquoi il ne faut pas parler de mon arrière-grand-père alors qu’il faut parler de celui de Monia ? »[prénom juif­N.d.T.]
Mais en laissant de côté l’arrière-grand-père de Monia, peut-être faut-il que le cours sur la Shoah soit cantonné à l’Allemagne et que chez nous, on fasse un cours particulier sur les répressions ?
En effet, il est absolument indispensable de prêter attention à ce sujet. Je viens d’examiner tous les manuels d’histoire de la Russie et je dois dire que même ceux des années 2000, sans parler des plus anciens, mentionnent les répressions. Sans doute pas assez en détail, et parfois même en passant, mais elles ne sont niées nulle part. Et c’est seulement dans un manuel odieux bien connu (il s’agit d’un ensemble de livres d’histoire pour les grandes classes publié sous la direction d’Allexandre Filippov­I.K) que l’on tente non pas tant de les justifier que d’expliquer « pourquoi il fallait faire cela ». Mais c’est pour le moment une exception. Il est très compliqué de dire où nous allons14. Il y a des professeurs qui en font (de la Grande Terreur­I.K.) la partie centrale du cours [d’histoire dans les grandes classes] et il y en a qui disent aux élèves qu’on n’arrêtait pas les gens pour rien.

10Cet exemple et d’autres également montrent qu’aujourd’hui, en Russie, la Shoah est généralement considérée comme un événement n’ayant pas trait à l’histoire générale (comme c’est le cas en Europe occidentale), mais seulement à l’histoire juive. Bien plus, on admet implicitement que la mémoire de la Shoah et celle du Goulag se trouvent en concurrence ou en conflit15.

11Nous pouvons aujourd’hui compléter la conclusion tirée par Elie Wiesel il y a cinquante ans dans son ouvrage Les Juifs du silence : il ne s’agit pas seulement de silence et pas seulement des Juifs. En fait, l’impossibilité de penser la Shoah comme un événement de l’histoire russe unit, et simultanément oppose, des personnes s’identifiant à différentes cultures : en Russie, les Juifs et les non-Juifs considèrent la Shoah comme un événement de l’histoire spécifiquement juive ayant peu de rapport avec les autres groupes de la population de Russie. Aujourd’hui, le caractère unique de la Shoah est même de nouveau remis en question dans les études académiques ; ce phénomène a été encouragé en partie par le recueil d’articles dirigé par Alan Rozenbaum Is the Holocaust Unique ? Perspectives on Comparative Genocide (première édition, 1995)16 et surtout, bien que sans polémique franche, dans l’ouvrage de Timothy Snyder Bloodlands17. Snyder décritl’histoire de l’Europe entre 1932 et 1947 comme une série de génocides : la famine en Russie du Sud et en Ukraine de 1932–1933, la terreur mise en place par les nazis contre la population civile juive, slave et autre des territoires occupés de l’URSS, l’extermination par la faim des prisonniers de guerre soviétiques dans les camps nazis, les assassinats de masse de la population perpétrés en Pologne par le NKVD soviétique… (On pourrait ajouter les camps de concentration pour les adversaires du régime dans la Pologne d’avant-guerre, les déportations staliniennes des peuples du Sud de la Russie et de la Crimée en 1943–1944 et la guerre serbo-albanaise de 1944–1945).

12Classer la Shoah parmi les opérations de nettoyage ethnique du xxe siècle a pour revers de la médaille la « concurrence des génocides » décrite par Evguéni Finkel18. Les divers mouvements nationalistes d’Europe orientale s’efforcent aujourd’hui de construire une victimisation de leur propre groupe ethnique sur le modèle de la Shoah, afin de démontrer qu’ils ont le droit de prétendre au rôle particulier de ce groupe en Europe et/ou dans un État multinational. Cet état de fait crée des problèmes supplémentaires lors des débats sur le caractère unique de la Shoah.

13Je ne parlerai que de l’URSS, mais je peux mentionner des problèmes analogues présents dans d’autres pays d’Europe orientale. Comme on le voit dans l’ouvrage de Timothy Snyder et dans les débats surgis en Pologne autour du film de Władisław Pasikowski Poklosie (2012), le problème ne se limite pas aux républiques de l’ex-URSS ; sans doute faudra-t-il réunir en un seul tableau non pas deux conceptions de l’histoire de la Shoah et de la Deuxième Guerre mondiale, mais bien davantage. Je considérerai pour simplifier qu’il en existe deux.

14Je pense qu’en dépit de la propagande anti-occidentale agressive pratiquée par ses dirigeants actuels, la Russie fait partie par la culture des pays européens. Par contre, si l’on considère que les pays de l’ex-URSS ont « leur propre Shoah » et leur propre mémoire de celle-ci, il en découle que l’Europe orientale, y compris les anciennes républiques de l’URSS, constitue une région à part, à ranger dans les territoires exotiques et par là-même est exclue de l’espace européen.

15Pour expliquer pourquoi la Shoah est considérée en Russie comme un élément de la seule histoire juive, il faut partir des bornes mises par la censure soviétique à la mémoire de celle-ci19, ou plus exactement de leurs conséquences différées. Le tabou sur l’information concernant la Shoah mis progressivement en place dans les années 1942–1948 est en lui-même assez bien étudié, mais ses conséquences sur la conscience sociale le sont très peu.

16Toutes les évocations de la Shoah qui se sont développées dans la presse soviétique ont été considérées par la société non seulement comme un renvoi à des événements du passé, mais comme une légitimation des Juifs en tant qu’ethnos ayant leur place « ici et maintenant ». C’était une réponse à l’antisémitisme pratiqué par l’État à la fin des années 1940–1950 et plus tard. On peut en trouver une expression directe dans le poème de Evtouchenko Babi Yar :

Je veux que l’Internationale
résonne
quand pour toujours sera enterré
le dernier sur la terre des antisémites.
Il n’y a pas en moi de sang juif.
Mais je suis poursuivi par la haine bornée
de tous les antisémites,
comme un Juif,
Et c’est en cela
Que je suis un vrai Russe !

17Le roman d’Anatoli Rybakov Sable lourd (1978) entièrement consacré à la Shoah a constitué une autre brèche dans le blocus de la censure, même s’il fut critiqué dans la revue samizdat Evrei v SSR, comme trop modéré et « flou ». Dans son livre de mémoires Roman-vospominanie (Roman- souvenir), Rybakov raconte :

Sable lourd a eu du succès. Les lecteurs ­Juifs, Russes, Ukrainiens, Biélorusses­ m’ont envoyé une multitude de lettres qui émanaient de rescapés des camps d’extermination, des ghettos, des camps de prisonniers, d’enfants ayant perdu leurs parents, de parents ayant perdu leurs enfants… Des destins terribles… « C’est de moi, de ma famille, de ma ville que vous parlez… » Et des lettres de jeunes : « Après avoir lu votre roman, je me suis senti juif ».
En Occident, la publication du Sable lourd a été considérée comme « un tournant du Kremlin sur la question juive. » Il n’en est évidemment rien. Tout simplement, j’ai pris en considération (correctement) la situation dans la revue Oktiabr et la sortie du roman a coïncidé avec un certain relâchement de l’interdiction pour les Juifs de quitter l’URSS survenu après les accords d’Helsinki. »20

18Étant donné que toute mention des Juifs dans la presse était étroitement contrôlée, les tentatives de la censure et des rédacteurs d’inclure les massacres de caractère ethnique dans la politique barbare des nazis ne faisaient, aussi paradoxal que cela paraisse, que renforcer l’effet de spécificité des Juifs. Rybakov décrit ainsi la façon dont son roman avait franchi l’épreuve de la révision dans la revue Oktiabr : « […] le rédacteur en chef adjoint Vladimir Joukov […] ne comprenait pas que, en dépit de tous les efforts d’exclure le mot “Juif” du roman, ce roman parlait des Juifs, rien à faire21. » Je rappellerai que dans le contexte soviétique, le mot « Juif » était tellement chargé émotionnellement que pour atténuer et voiler son impact, on utilisait dans les médias le stéréotype « personnes de nationalité juive ».

19Ces rares exceptions, le roman d’Anatoli Kouznetsov Babi Yar, le poème d’Evguéni Evtouchenko ou Sable lourd d’Anatoli Rybakov étaient considérées comme des victoires ponctuelles sur l’antisémitisme d’État et en outre, c’étaient des livres que l’on avait du mal à se procurer. Le roman de Kouznetsov, bien que publié sous une forme raccourcie par la censure, fut d’ailleurs interdit après la fuite de son auteur à l’Ouest. La défense d’une mémoire de la Shoah était solidement liée dans la conscience soviétique et post-soviétique à l’idée qu’il fallait « réhabiliter » les Juifs. En URSS, on accusait en effet de « sionisme » toute tentative de parler publiquement des Juifs en tant que groupe socio-culturel distinct, avec ses spécificités. Sous l’accusation de « propagande sioniste » le Comité central du Parti communiste soviétique avait empêché la publication d’un ouvrage connude l’historien polonais, membre du Parti communiste depuis 1928 Bernard (Berl) Mark sur l’insurrection du ghetto de Varsovie22. C’est pour des raisons analogues que le Livre noir, rédigé en 1944–1945 sous la direction d’Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, n’avait pas été publié23 : sa première édition n’est parue en Russie qu’en 2014 ! Après la liquidation de la censure soviétique, on s’est mis à douter de la nécessité de la mémoire de la Shoah, puisque les Juifs étaient à présent « réhabilités », c’est-à-dire qu’ils n’étaient plus en butte à des répressions de la part de l’État. Dans la Russie contemporaine, on ne se pose pas la question de savoir pourquoi aujourd’hui la mémoire de l’extermination des Juifs est nécessaire à la société.

20Pour élargir le propos, la société russe n’a pas élaboré de mécanisme pour transcoder le concept « juif » ou, plus largement, « ethnique » ou « de culture religieuse » en « universel ». Les tentatives de débattre de la mémoire de la Shoah sont prises comme une distinction artificielle d’une des nombreuses vagues de répressions qui se sont abattues sur la population de l’URSS.

21En Russie, la mémoire du xxe siècle est un traumatisme beaucoup plus stratifié qu’en Europe occidentale et n’est pas jusqu’à présent analysée, dans le sens psychanalytique du terme. Elle réunit dans une interaction complexe les souvenirs de la collectivisation, du Holodomor, des répressions d’État, de la Shoah, des déportations et de la discrimination sur des critères nationaux (interdiction de retourner dans leur région natale pour les Tatars de Crimée, les Allemands de la Volga les Meskhètes), l’antisémitisme caché, mais connu de la plus grande partie de la population, dans la période allant de 1940 aux années 1980, de la guerre en Afghanistan et des deux guerres de Tchétchénie. La Shoah n’est qu’un des nombreux traumatismes formant cet assemblage complexe.

22Dans la société instruite des années 1960–1970, on considérait le Goulag comme un analogue évident de la Shoah. Ce rapprochement est clairement exprimé dans les paroles d’Alexandre Galitch mises en exergue à cet article. Elles juxtaposent Boutyrka, une vieille prison moscovite dans laquelle, pendant la Grande Terreur, étaient incarcérés des milliers de prévenus (jusqu’à 170 personnes par cellule) dont une grande partie furent condamnés à mort pour rien, et le camp d’extermination nazi de Treblinka-2, où en 1942–1943 furent tués, selon les estimations, de 750 à 810 000 personnes, dont 99,5 % de Juifs, en majorités polonais (les autres 0,5 % étant des Tsiganes). L’un et l’autre sont montrés dans la chanson de Galitch comme des lieux de torture de victimes innocentes évoquant le martyre du Christ trahi (le vers suivant est : « Les ombres de toutes les trahisons et de toutes les crucifixions »)24.

23En Russie, ceux qui sont considérés comme des analogues de Primo Levi ne sont pas des auteurs russes de souvenirs sur la Shoah, mais Varlam Chalamov, avec sa prose et ses essais sur le Goulag. On peut en trouver illustration dans le récit de Chalamov « Afinskie notchi » (Nuits athéniennes), où sont assimilées les violences nazies et soviétiques sans la moindre référence nationale :

… Je considère que seul un gredin ou un affairiste, ce qui est souvent la même chose, peut composer et danser une rumba intitulée Auschwitz, ou un blues du nom de Serpentinnaïa.
Le motif des camps ne peut pas être un thème de comédie. Notre destin n’est pas un sujet pour l’humour.
Et il ne sera jamais un sujet d’humour ni demain, ni dans mille ans.
On ne pourra jamais s’approcher avec un sourire des fours de Dachau, des gorges de Serpentinnaïa25

24Les concepts élaborés en Europe sur « le caractère unique de La Shoah ont été et demeurent nécessaires pour combattre la « normalisation » de la Shoah et la réhabilitation de ses coupables directs ou indirects du genre d’Ernst Nolte. Les auteurs des études sur « l’originalité de la Shoah » soulignent le caractère exceptionnel de la solution finale. C’était en effet un cas de déshumanisation de l’adversaire unique par sa durée : on supposait que tout Juif était coupable du fait même de sa naissance. L’extermination des Juifs exigeait des bourreaux une sorte d’anesthésie éthique qui se construisait à de nombreux niveaux de l’usage de la langue (les nazis interdisaient aux Juifs membres des équipes d’ensevelissement, les Sonderkommandos, d’appeler les morts « morts » ou « cadavres », mais seulement « personnages », « ordures » ou « mannequins »26), jusqu’aux décisions technologiques, comme l’assassinat des hommes dans des « fabriques » spéciales quasi-industrielles. Dans le cas de la Shoah, l’assassinat méthodique était lié par principe à une humiliation tout aussi méthodique des futures victimes27.

25En Russie, cependant, de telles descriptions, en dépit de leur caractère monstrueux, ne sont pas perçues comme uniques ou exceptionnelles. La déshumanisation des groupes sociaux ou ethniques définis comme des adversaires politiques a commencé en Russie dès la Guerre civile, des deux côtés, celui des « blancs » et celui des « rouges », les rouges étant plus systématiques.

26La collectivisation de la campagne et la Grande Terreur ont été des étapes nouvelles de cette déshumanisation. La transformation de la victime du régime totalitaire en homo sacer constamment humilié, pour utiliser la langue de Giorgio Agamben, a été décrite en russe par Platonov dès 1933 sans indication de la spécificité ethnoculturelle de la victime mais plutôt en écho à la pratique des répressions politiques soviétiques. Le récit d’Andreï Platonov Vent d’immondices28 n’a pas pu être publié du vivant de l’écrivain et ne parut qu’en 196629. Le héros de ce récit s’appelle Albert Lichtenberg, du nom du célèbre écrivain allemand du xviiie siècle Georg Christof Lichtenberg, renvoyant ainsi directement à la tradition européenne des Lumières (cf. également l’étymologie de ce nom qui signifie en allemand « montagne de lumière »). La police nazie arrête sans aucun prétexte Lichtenberg et l’interne dans un camp de concentration où le héros, torturé par la faim et les humiliations, se transforme rapidement en animal (au sens propre), s’enfuit du camp et meurt après s’être coupé la jambe pour en faire une soupe dans une maison qui s’est trouvée par hasard sur son chemin. Par la suite, il s’avère que c’était sa propre maison. Après la mort de Lichtenberg, son ex-femme prend son corps pour le cadavre d’un singe déguisé, on ne sait trop pourquoi, en homme. Ce sujet constitue une allégorie transparente, mais impressionnante, de la destruction des traditions des Lumières par suite des tendances de l’époque contemporaine à la déshumanisation. Parmi ceux qui conseillèrent à Platonov de ne pas publier ce récit, on trouve Gorki qui, en 1933, était un des défenseurs les plus passionnés de l’URSS, dans laquelle il voyait l’incarnation des idéaux des Lumières.

27Platonov, pour autant qu’on le sache aujourd’hui, n’avait pas lu Kafka, mais il avait été très fortement influencé par le livre d’Oswald Spengler Le déclin de l’Europe et à cette lecture, sont venues s’ajouter dans le récit Le vent d’immondices les nouvelles du Holodomor en Ukraine et dans les régions méridionales de la Russie, où des masses de gens étaient morts de faim30. Cela apparaît dans la description, à la fin du récit, du village déserté dont les habitants sont morts de faim ou se sont enfuis ; au milieu du village se dresse un monument dédié à Hitler. En réalité, en 1933, le culte d’Hitler n’avait pas encore pris la forme d’érection de monuments. Ici, Platonov se basait de toute évidence sur la réalité soviétique : en 1930, il était devenu quasi obligatoire d’installer des monuments dédiés à Lénine et à Staline au centre des villes et des villages.

28Pour établir une perspective générale de la vision de la Shoah, adaptée à la fois aux versions ouest- et est-européennes de la mémoire historique, il serait utile de considérer que le caractère unique de la Shoah est un phénomène non pas qualitatif, mais quantitatif ; c’est le cas de la plus forte déshumanisation appliquée à un groupe, mais une telle déshumanisation a eu constamment lieu au xxe siècle. C’est pourquoi la Shoah peut devenir un événement synthétique fixant une échelle pour la compréhension de divers cataclysmes historiques. La portée de la Shoah réside ainsi dans son rôle synthétique et non dans son caractère absolument unique. Autrement dit, on peut parler de l’histoire de l’URSS et de la Russie, et aussi de beaucoup d’autres pays, au xxe siècle comme d’une série de catastrophes uniques.

29Cette fonction culturelle de la mémoire de la Shoah apparaît dans les exigences d’une reconnaissance internationale du rôle exceptionnel des souffrances de tel ou tel groupe, abritée derrière la « course » décrite par Evgueni Finkel aux déclarations de génocides. Le récit de la Shoah en Europe occidentale a permis de représenter l’Europe comme un espace unique de mémoire historique. A présent, on assiste sans doute à une étape nouvelle de l’évolution de la mémoire internationale dont parle Judt. Si nous nous représentons l’Europe comme un espace comprenant la Russie, les pays du Caucase et la Turquie (et peut-être Israël, même si beaucoup de gens ne seront pas d’accord avec moi), la mémoire de cette communauté énorme et hétéroclite n’est pas basée sur la seule Shoah ; la Catastrophe y constitue une humiliation et une tuerie de masse centrale, mais pas unique. L’assassinat des Arméniens et des Assyriens en Turquie, les répressions contre les Pomaks31, les Tsiganes et les Turcs en Bulgarie, les répressions en Union soviétique, tout cela démontre, d’une part, l’altération et la faillite des idées des Lumières européennes, mais en même temps l’approfondissement de ces idées jusqu’à l’absurde, étant donné qu’à la base de la majorité de ces mouvements, on trouve l’aspiration des élites dirigeantes à « rationaliser » la société, à la rendre compréhensible à tous et totalement manipulable.

30La prise de conscience par la communauté éthique de toutes ces pratiques administratives aide à mieux comprendre la similitude des situations dans lesquelles se sont trouvées leurs victimes, et là, la mémoire de la Shoah est très importante : elle donne une image de l’exclusion absolue de la société de tout un groupe de personnes. L’écrivain américain Thomas Pynchon a été un des premiers à montrer que l’universalité de destin des victimes pouvait être comprise justement à travers la Shoah. Dans le roman V (1961), il retourne complètement la conception du « boomerang colonial ». Pynchon décrit le génocide des tribus Herero et Nama organisé de 1904 à 1908 par l’administration allemande de l’Afrique du Sud-Ouest (aujourd’hui Namibie) comme une prémonition de la Shoah. « Allowing for natural causes during those unnatural years, von Trotha (Lothar von Trotha, général de l’armée allemande, personnage historique ­I.K.32), who stayed for only one of them, is reckoned to have done away with about 60,000 people. This is only 1 per cent of six million, but still pretty good33. »

31L’image culturelle du Juif comme un allogène, élaborée dans l’Europe moyenâgeuse et utilisée de façon si atroce pendant la Shoah, est devenue à présent l’incarnation de l’Autre pour diverses cultures et potentiellement pour toute l’humanité. Aujourd’hui, chaque pogrom sur un critère ethnique, toute limitation des droits en fonction de l’orientation sexuelle ou de tout aspect de l’auto-identification humaine est un écho de la Shoah ou, de façon plus lointaine, des pogroms anti-juifs en Europe orientale au début du xxe siècle.

32Il n’y a rien de particulièrement neuf dans cette pensée. En Russie, Vassili Grossman, par exemple, a parlé de cette signification de la mémoire de la Shoah. Cependant, il est important pour moi, grâce à cette interprétation de la Catastrophe, de déterminer qui sont les héritiers des Lumières européennes et qui a le droit de réévaluer cet héritage. Seraient-ce les seuls États d’Europe occidentale ? Ou bien encore leurs anciennes colonies ? Ou bien la liste est-elle ouverte ? A mon avis, elle l’est. Et la mémoire des sociétés qui trouvent leur place dans cette liste s’inscrit inévitablement dans l’héritage commun de l’Europe. Je vis en Russie et il me semble important de parler de la situation de mon pays, et ceci d’autant plus qu’aujourd’hui, il est séparé de l’Europe de l’Ouest par un mur psychologique de plus en plus visible, une sorte de champ magnétique créé par une propagande d’État xénophobe et une imitation de la guerre froide constituée de chimères et de citations.

33Kevin M.F. Platt a mis au jour un mécanisme socio-psychologique très important né dans la société soviétique dès les années 1950, lorsqu’a débuté la publication des documents sur le Goulag, et qui continue à fonctionner aujourd’hui : le traumatisme est discrédité et les événements historiques sont progressivement mis à l’abri du jugement éthique. Cela s’exprime dans des formules du genre de « Staline est trop complexe, il est apparu sous des jours trop divers à ses contemporains ! Et il a accompli trop d’actes variés pour qu’on puisse le juger de façon simpliste ! » (Conclusion de l’enseignant dans la leçon type sur Staline en classe de onzième de l’école d’enseignement général)34. L’expérience d’une « suspension » aussi longue du traumatisme complique aujourd’hui considérablement le travail collectif de coordination des différentes mémoires sur les cataclysmes historiques. Il me semble qu’il est très important de parler aux écoliers russes de façon qu’ils puissent (pour paraphraser Léonid Katsva) « parler et de leur grand-père, et de celui de Monia ». Et cela, on ne peut le faire que d’une façon, estimer que l’histoire de la Russie n’est pas autosuffisante et constitue une partie de l’histoire européenne et de l’histoire mondiale. Et il ne s’agit pas seulement là de l’histoire en tant que construction intellectuelle : les « mémoires » des groupes qui constituent la société russe participent d’un dialogue plus vaste35. Il est très important de comprendre que la mémoire de la Shoah, de la Grande Terreur, de la collectivisation et du Holodomor, loin de séparer la Russie de l’Europe, la relie à celle-ci. Car la Russie est le pays où les idées des Lumières ont été soumises à l’épreuve la plus monstrueuse et à la déformation la plus radicale. Les initiateurs de cette épreuve et de cette déformation ont été au minimum deux régimes totalitaires : en dehors de la terreur bolchevique et la politique inhumaine des autorités d’occupation nazies, il y a eu aussi le totalitarisme « mou » des autorités d’occupation roumaines dans le sud de l’Ukraine, moins conséquentes que les nazis dans l’application de la Shoah, mais qui ont tout de même persécuté les Juifs36. Le résultat de cette épreuve et de cette déformation a été la mort de millions de personnes. Les victimes tombées en URSS ne peuvent pas être seulement une partie de la mémoire russe.


***

34On peut donc distinguer deux raisons pour lesquelles la Shoah n’est pas considérée comme un événement de la vie sociale et culturelle de la Russie. La première, c’est la « dissolution » de la Catastrophe dans un grand nombre d’autres répressions. La deuxième, moins évidente, c’est l’habitude répandue des historiens russes et, plus largement, de la communauté des gens instruits, de considérer l’histoire de la Russie comme autosuffisante. Cette particularité a une signification moins politique (nous voyons que les libéraux éloignés de l’idée de l’isolationnisme peuvent également partager cette représentation) qu’esthétique : l’autosuffisance de l’histoire russe dans l’opinion publique, pour autant qu’on puisse en juger, c’est l’autosuffisance d’une tragédie qui, en dépit de la multitude de ses victimes, constitue un sujet autonome fermé.

35Si on l’examine de plus près, d’ailleurs, l’histoire russe du xxe siècle dans sa représentation populaire actuelle, fermée sur elle-même, n’évoque pas une tragédie bien construite, mais une bagarre désordonnée, dont les acteurs auraient perdu provisoirement la capacité de s’envoyer des coups : beaucoup de citoyens russes, à en juger par les discussions historiques sur les blogs, se considèrent comme héritiers de souffrances uniques et s’ils n’émettent pas la prétention à une reconnaissance exceptionnelle de la part de la société, c’est seulement parce qu’ils n’ont pas élaboré de langage adéquat pour cela. Le seul moyen de surmonter cet état de prostration historique est de se représenter la société comme ouverte. Il s’agit précisément d’une disposition de l’affect et de la volonté ; de toute évidence, la simple projection intellectuelle n’y suffit pas. Il est pour le moment impossible de prédire comment et à quel moment une telle disposition des esprits pourra être atteinte, et par quels groupes de la société.