Colloques en ligne

Antonella Salomoni

Effacement des lieux, commémorations, imagination compatissante

I

1Le 29 septembre 1944, à Kiev, l'écrivain de langue yiddish Itzik Kipnis prononce une oraison funèbre à l’occasion du troisième anniversaire du massacre de Babi Yar1. Ce discours public fait émerger deux sentiments qui se croisent, presque simultanément, dans la même personne : la pitié pour les victimes dispersées dans le ravin ou réduites en cendres et le désir de vengeance à l’égard des responsables du génocide. Ces états affectifs, liés à des situations concrètes, vont être considérés ici dans la mesure où ils motivent les comportements des Juifs au sortir de la guerre.

2La vengeance, comme l’on peut facilement le percevoir dans le langage militaire de la haine, a été un sentiment partagé aussi par les Juifs en tant que soldats et officiers de l'Armée rouge. Elle a pu se concrétiser dans les conditions d’exception que présentait la progression du front vers l'Ouest, et dans le drame du « contact » physique avec la population allemande. Mais, une fois la guerre terminée, avec la dissolution de la contiguïté territoriale entre vainqueurs et vaincus, et la restauration d’une idée d’appartenance civique, ce sentiment se dérobe à la conjoncture qui lui avait donné une substance et se démilitarise : il fait alors place au sentiment de la justice. Il ne s’agit pas seulement de la forme que celle-ci prend entre les mains des magistrats et des tribunaux, chargés de poursuivre les criminels de guerre et les collaborateurs. Les Juifs sollicitent un deuxième acte de justice, qui devrait émaner du système politique : reconnaître que l’extermination de la nationalité juive implique des motifs et des objectifs spécifiques. L’absence de cette reconnaissance officielle va produire progressivement, dans la communauté juive soviétique, un mode de repliement qui forgera ensuite l’image et la perception de ceux qu’on a appelés « les Juifs du silence » : un « silence » qu’on pourrait néanmoins concevoir comme une sorte de clandestinité ayant le pouvoir de réacculturer, par les menus gestes d'une tradition oubliée, un judaïsme alors largement sécularisé et qui tend à ne pas relever de la religion. La pitié pour les morts devient ainsi l’instrument d’une réjudaïsation et s’avère de plus en plus efficace devant la volonté politique d’affirmer la dé-judaïsation. Le judaïsme se rétablit lentement dans le renforcement des réseaux et liens de parenté, dans l’élargissement des structures familiales et, finalement, dans les initiatives ferventes de collectifs agissant à découvert, sans plus se soucier d’une reconnaissance publique. Les rares synagogues ont la même fonction. Mais, par rapport au passé, elles ne disposent plus de l’ancienne force strictement « spirituelle », car l'accès à la religion recouvre désormais le retour à la culture juive. La pitié pour les morts abandonnés dans les fosses communes, dans les ravins, dans les décharges, absorbe l'énergie affective des survivants. Les communautés en train de se reconstituer, le plus souvent de manière informelle, convertissent cette énergie dans la tentative de sauvegarder les traces d’une présence du passé, dans l’installation de pierres tombales ou stèles commémoratives, dans la préservation des cimetières encore existants, agressés par une nouvelle fureur lithoclaste.

3Au tout début de son oraison, Itzik Kipnis évoque une « suspension » du yortsayt en déclarant qu'il ne serait pas possible « d’allumer une bougie et de réciter le kaddishy » pour tous les morts, car il n’existe pas encore un espace « capable de contenir une telle quantité de petites flammes ». Mais, immédiatement après cette remémoration de la tradition religieuse, il est saisi par une « idée » séculière qu’il définit comme « étrangère » : la « vengeance ». Et il revoit dans son imagination créatrice (« presque dans un murmure ») les villes allemandes en train de brûler « comme des torches ardentes » et des ennemis qui – au lieu d'être tués d’un seul coup – devraient « longtemps souffrir avant de mourir »2. L’écrivain rappelle ensuite l'image juive du massacre : une foule en provenance « de tous les coins de la ville » et en marche vers le lieu de l’anéantissement. Sa stratégie oratoire se fonde sur la représentation « pathétique » de gens ordinaires, tirés de la foule et saisis dans leur dimension quotidienne. Puis, après avoir manifesté l'amertume du survivant, il implore encore une fois les participants:

C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, trois ans plus tard, nous devons y aller à pied. En tramway, ce ne serait pas la même chose. L'atmosphère serait, pour ainsi dire, prosaïque et étouffante. Un regard étranger, fixé sur moi de façon indélicate, pourrait frôler ma blessure, et de ce contact naitrait une douleur immense, parce que les plaies [de mon coeur] ne sont pas encore cicatrisées.

4C’est le silence – dit Kipnis – qui unit dans la « journée de deuil » et dans le « triste cortège » tous ceux qui suivent, sans se questionner, le même parcours. L’élément le plus frappant de sa prière tient aux deux phrases interrogatives qui résument les difficultés d’orientation ainsi que l'émotion devant l'espace ouvert où a eu lieu le massacre : « Des escarpements sableux s’effondrent sous nos pieds et nous font glisser vers le bas … Des grands ravins recouverts, des fossés profonds, le maquis. “Où sommes nous?” – “Est‑ce bien ici?”»3.

II

5Avec la libération progressive des territoires occupés se profile une double réalité : d'une part, la découverte de l’ampleur du génocide par les soldats et les officiers, les correspondants de guerre, le personnel des commissions militaires d'enquête; d'autre part, le retour des évacués dans les villes dévastées, livrées à une grave pénurie de denrées alimentaires et de logements. Les Juifs y retrouvent aussi une atmosphère chargée d’hostilité, et souvent de véritable haine, à leur égard4.

6Jusqu’à ce moment, le sentiment de la haine avait réuni les différentes composantes de la population soviétique, engagées dans la lutte contre l'envahisseur. Alimenté par les écrivains et les correspondants de guerre5, ce sentiment fut renforcé par les autorités militaires, qui attiraient l’attention sur les atrocités et les pillages commis par les ennemis, procédaient à l'exhumation des corps enfouis dans les charniers, diffusaient des témoignages sur les vexations essuyées par les travailleurs forcés, affichaient des « tableaux de la vengeance » et convoquaient des « meetings de la revanche » dans les campements6. La « haine pour les Allemands » – fait remarquer Lev N. Puškarev, jeune combattant et ethnographe, auteur d’une étude sur la culture et les croyances partagées par les militaires – était l’un des facteurs les plus productifs dans la bataille. Mais il s’agissait d’une impulsion tellement « imprévisible », chez un peuple‑victime et témoin de violences inouïes au cours des années 30, qu’il fallait « que les propagandistes agissent avec circonspection, au moment de la fomenter, pour qu’elle se déverse seulement contre l’envahisseur étranger »7.

7Les soldats et les officiers juifs qui avançaient vers l’ouest dans les rangs de l’Armée rouge devaient souvent traverser les régions où ils étaient nés, mais ils essayaient aussi de s’y rendre dès leur première permission pour avoir des nouvelles des membres de leur famille. C’est ainsi qu’ils devinrent les auteurs des premières enquêtes informelles en recueillant, fût-ce de façon sommaire, de précieuses indications sur les modalités des massacres. Malgré leur caractère laconique, ces rapports étaient assez complets. Ils n’oubliaient pas de rendre compte des formes les plus rudimentaires d’extermination et ils mettaient bien en lumière l’indifférence avec laquelle les Juifs avaient été ensevelis, souvent encore vivants. La grande quantité de témoignages portant sur les enfants morts sous les coups, empoisonnés, noyés dans des rivières, brûlés vifs dans des maisons incendiées, enterrés vivants, fracassés dans des précipices, ou bien utilisés comme cibles mobiles pour des exercices de tir, fait comprendre la montée et le renforcement de l’exigence « morale » du châtiment, en particulier à partir du printemps 1944. Il s’agit d’une profonde mutation psychologique pour des hommes qui, avant la guerre, et comme le signalait à Il’ja Erenburg, en octobre 1944, le lieutenant Zejlik Šterngarc, étaient souvent « presque ignorants de ce qu’était l’antisémitisme »8.

8L’idée de la revanche juive anime sûrement les dernières phases du conflit et reste encore vivante dans les mois et même dans les années suivantes9. On peut en trouver un exemple éclatant dans l'histoire du groupe Nakam, guidé par le partisan lituanien Abba Kovner10. Mais il y a aussi les lettres envoyées du front, les journaux de guerre et les mémoires des militaires11, qui expriment souvent l'anxiété destructrice et le désir de rétorsion éprouvés à l’égard de l’ennemi, de plus en plus identifié avec l'ensemble du peuple allemand12. Le 10 mars 1944, le soldat Gofman raconte comment il a pris connaissance des détails de la tragédie qui a frappé sa ville natale de Krasnopolié, en Biélorussie. Pendant l’automne et l’hiver 1941, près de 1.800 Juifs y avaient perdu la vie, dont ses parents les plus proches : « Je suis un mari sans femme et un père sans enfants. Je ne suis plus très jeune, mais je combats depuis plus de deux ans, je me suis vengé et je me vengerai. […] J’ai élevé mon jeune frère, à présent il combat, il est colonel sur le Premier Front d’Ukraine. Il se venge, lui aussi. J’ai vu des champs semés de cadavres d’Allemands, mais c’est encore trop peu. Combien d’entre eux doivent‑ils mourir pour chaque enfant tué ? […] Je jure que je me vengerai tant que ma main tiendra une arme»13. Le soldat M. G. Štejnberg confie ses sentiments à son ancien instructeur, lui aussi Juif :

Je dois vous avouer qu’il n’y a personne à qui je pourrais écrire. Ma famille a été tuée par les Allemands, et je ne reçois pas non plus de lettres par mes frères. Tout ce que je voudrais vous signaler, c’est que nous avançons et nous sommes en train d’anéantir la racaille. Toutes les horreurs en Ukraine et en Biélorussie concernent, à 80%, les Juifs. Je n’ai jamais été un tel Juif que je le suis devenu maintenant, après tout ce que j’ai vu. […] Il n'est pas difficile de mourir si l’on a une raison de mourir. On peut mourir en servant dans l'armée. Mais c'est horrible de voir comment cent personnes sont mortes après avoir été enterrées vivantes. Une vengeance terrible a surgi dans mon esprit, et je vais prendre ma revanche sur l'Allemand, autant que la vie me le permettra14.

9Au langage de la vengeance s’accompagne un processus inattendu de « judaïsation » empathique de la langue, qu’on peut bien reconnaître dans la prose et les vers d’écrivains et poètes15, mais aussi des comportements, qu’on retrouve dans les formes de commémoration entreprises par les anciens combattants et les rescapés.

III

10La vétérans et les réfugiés ont dû faire face – on le sait bien – à beaucoup de difficultés, psychologiques et matérielles, pour reconstruire leurs vies16. Dans un contexte économique, politique et moral dégradé, toute tentative de commémorer les victimes juives, même provisoire, entre immédiatement en conflit avec le culte de l'héroïsme actif et les contraintes de la réconciliation nationale17, avec le style et la langue des cérémonies officielles, avec le choix de lieux de célébration qui ont très peu de rapport avec les sites des massacres, avec les nouvelles modalités de contrôle centralisé sur tout projet mémoriel ou muséal18.

11Les traces du génocide, malgré les efforts d’effacement mis en œuvre par les occupants au cours de l’opération 100519, étaient bien évidentes : fosses communes abandonnées, restes humains éparpillés, cimetières dévastés ou transformés en vastes espaces vides. L’impact des lieux et la prise de conscience de la profanation des corps ressortent clairement de la correspondance des militaires juifs en train de traverser les territoires libérés ainsi que des souvenirs de tous ceux qui rentrent de l’évacuation. En septembre 1944, le major Ruvim Oksenkrug informait, depuis la région de Kherson, que des milliers de cadavres gisaient dans des ravins et des fossés sans aucune protection ou délimitation. Les sites des massacres, bien que parfaitement connus de la population, étaient dépourvus de toute signalisation et rien n’indiquait leur caractère de sépulture. « Cette attitude [de mépris] à l’égard des tombes des victimes – écrit Oksenkrug – démoralise les habitants qui sont rapatriés sur place, ainsi que les officiers et les combattants de l’Armée rouge en visite [dans leur région d’origine] »20. Le colonel David Dragunskij relate dans ses mémoires certains épisodes de la libération qui l’avaient particulièrement troublé : la découverte, dans le sous‑sol d'une grange à la périphérie de Waldau, d’une vingtaine de rescapés du ghetto de Varsovie (« en lambeaux, couverts de cicatrices, émaciés, presque sauvages, des dizaines de cadavres en décomposition à leur côté »)21 ; ou bien, la rencontre, à Prague, avec des survivants de Terezín (« ayant tous la même mine, déguenillés, les crâne rasés, les corps très amaigris »), surtout des jeunes femmes qu’il n’avait même pas réussi à regarder, car elles lui rappelaient ses sœurs (il en avait été plongé dans un tel état d’agitation qu’il ne pouvait plus dormir)22. Dans une lettre envoyée quelque temps après, en décembre 1945, depuis la région de Brjansk à Solomon M. Mikhoels, président du Comité Antifasciste Juif, le colonel déplore le fait que le conseil de son village n’ait pas établi une liste des personnes massacrées et une carte des lieux d’exécution : « Sur ma terre, les Allemands ont exterminé toute ma famille – soixante-quatorze membres de la famille Dragunskij au total. Mais ce qui m’a le plus attristé, c’est qu’on ne leur a pas préparé de tombes. Les ossements de mes sœurs, ceux des enfants, sont éparpillés dans les champs, le bétail les piétine […]. Bref, c’est la négation de toute dignité humaine ». D’où la recommandation de promouvoir une campagne visant à honorer la mémoire des victimes juives et de tous ceux (partisans, enfants, vieillards, femmes) à qui faisait défaut une véritable sépulture. Il fallait ériger des monuments funéraires, délimiter et clôturer les sites des massacres, construire des stèles ou apposer des inscriptions (ainsi que calculer le nombre des décès et établir les dates de l’extermination)23.

12Tout aussi grave était la situation des cimetières juifs. Lorsqu'ils ne se présentaient pas comme des lieux complètement pillés, dépourvus de grilles et de clôtures, avec des tombes profanées et des dépouilles dispersées, les lieux d’inhumation s’étaient souvent transformés en déserts. Plusieurs témoignages évoquent la méticulosité dont les autorités d’occupation allemandes avaient fait preuve en procédant à leur destruction, à l’aide de « brigades » spéciales de prisonniers, chargées de réduire en mille morceaux les sépulcres, les cryptes, les murs d’enceinte24. Les nazis – écrit un juif polonais enrôlé dans l'Armée rouge, Adam Broner – n'avaient « pas épargné les morts, à commencer par leurs propres noms » – allusion au fait que les pierres tombales, « au lieu de marquer les lieux du repos éternel », étaient utilisées pour paver les trottoirs des rues et, le plus souvent, posées de manière qu’on puisse piétiner les inscriptions25. Rabbi David Kahane, interné dans le ghetto de Lvov, fait une remarque analogue à l’égard de ce « travail ignominieux », qui se prolongea dans sa ville près d’un an : « Les nazis ne se contentèrent pas de tourmenter les Juifs encore en vie, ils déversèrent aussi leur rage sur les morts ».26. Il avait dû participer à la profanation de la nécropole de la rue Szpitalna, peut‑être le plus ancien cimetière juif de toute la Galicie orientale, « un témoignage silencieux de la vivacité de la vie juive à Lvov ». Pendant l’hiver 1941, le Département des affaires religieuses du Judenrat avait lancé le projet de photographier et d’enregistrer les inscriptions sur les pierres tombales, mais tous les matériaux ainsi recueillis avaient disparu avec les volontaires qui avaient assumé « cette sainte mission ». Au moment d’abattre avec ses propres mains les « pierres sacrées », Kahane avait eu l’impression de « déchirer le cœur battant de l'organisme vivant des Juifs de Lvov, un corps qui était à l’agonie »27. Rabbi Ephraïm Oshry, survivant du ghetto de Kovno, évoquait à son tour le « supplice » éprouvé par la découverte de semblables actes sacrilèges en Lituanie et il donnait ce responsum à la question de savoir s’il était permis à un Juif de marcher sur les pierres tombales :

Aussi longtemps que les inscriptions sur ces pierres étaient visibles et lisibles, il n’y avait pas de plus grande profanation de la mémoire de ces morts que de permettre qu’elles soient foulées par les pieds des gens en marchant ou qu’elles soient piétinées et écrasées par des animaux au museau souillé de boue et d’excréments. Pour les Juifs, descendants de Jacob, marcher sur ces pierres et par là ajouter à la honte et à la gêne envers leurs propres morts était clairement interdit. La honte était déjà assez profonde comme cela28.

13En effet, après la libération l'état d'abandon des lieux d’inhumation s’avère plus que généralisé, impliquant n’importe quelle confession et communauté. Un rapport du Conseil des affaires religieuses auprès du Sovnarkom de l’URSS rend compte ainsi des destructions effectuées par les habitants au niveau local : « Profitant de l'absence de surveillance sur les cimetières, la population est en train de piller tout ce qui peut procurer une certaine forme de revenu ou de réemploi : croix et clôtures sont utilisées comme bois à brûler; barrières et plaques en pierre comme matériau de construction et de restauration ; les lots de terrain sont labourés comme des potagers ou transformés en dépotoirs »29. À l’indifférence des autorités il faut ajouter, dans le cas des cimetières juifs, l’environnement défavorable, au point qu’il devint de plus en plus dangereux de s’aventurer dans des endroits où les actes de pillage et le vandalisme d’inspiration antisémite étaient si fréquents30. Il s’ensuit un sentiment accru de désolation chez les rescapés, souvent incapables de trouver une trace quelconque des tombes des ancêtres, dans une « terre criblée de trous, parsemée de crânes et de morceaux de dalles »31.

IV

14Il y a une forte contradiction entre l'indifférence de l'ancienne pensée juive pour la conservation des lieux de culte (dont la sainteté n'est pas assurée par un bâtiment comme tel, mais par le simple fait qu’un minyan y soit accueilli) et la tension restaurative des survivants, engagés à inscrire le génocide dans des espaces physiques spécifiquement conçus pour se souvenir et commémorer. Certains responsa proposent des énoncés importants pour comprendre qu’un tournant culturel était en train de se produire. En avril 1948, le rabbin Shimon Efrati expliquait, en évoquant la destruction du Temple, que la seule façon de perpétuer de génération en génération le souvenir de la persécution était le vestige d'un terrain abandonné :

Les lieux où ces martyrs sont morts ensemble, dans la désolation la plus totale, devraient être laissés à leur destin. Un tel mémorial exprime beaucoup mieux la destruction que n’importe quel bâtiment ou monument, car il n'y a pas de description ou représentation adéquate d'une telle destruction, sauf un terrain vague et un espace vide. La destruction ne peut être saisie que par la négation, par l'absence totale de couleur32.

15Par contre, malgré les obstacles, les efforts de commémoration sont nombreux dans l’après‑guerre33. Nous en avons maintenant une cartographie importante dans le cadre du projet The Untold Stories de Yad Vashem34. On pourrait entendre cette forme spécifique de pitié pour les morts, en réponse à la profanation des corps, comme une sorte de reprise des pratiques des « confréries du dernier devoir » (khevra qaddisha). Cela signifie que le sentiment se transforme lentement en « institution » et celle-ci régénère la culture communautaire chez un groupe forcé à l’oublier. Parmi les exigences les plus pressantes avancées par les survivants, on retrouve non seulement la volonté de se réunir en assemblées commémoratives, mais aussi de sauvegarder les sites des massacres, de promouvoir l'installation de simples stèles funéraires ou d'autres marques sépulcrales, d’exhumer les corps violentés et pourvoir à leur nouvel enterrement, de restaurer les cimetières vandalisés35. Lorsque les survivants réussirent dans ces propos, ce fut principalement parce qu'ils avaient évité tout conflit avec les autorités, en collectant de leur propre initiative les fonds nécessaires pour les travaux ou en délimitant la construction des mémoriaux dans l’espace des anciens cimetières juifs36. Mais déjà en 1947, avec le début de la campagne contre les « déviations nationalistes », on signale dans plusieurs provinces les premiers refus officiels d'autoriser – à de rares exceptions près – les démarches particularistes, sous prétexte que le fait de perpétuer la mémoire des martyrs était une prérogative du pouvoir central37. C’est ainsi que, en juillet 1948, les représentants de la communauté de Kam’janec’-Podil’skyj envoient une requête pour dénoncer l’arbitrage des administrateurs locaux, qui leur refusaient le droit de célébrer un jour de deuil. « Depuis plus de trois ans – peut-on lire dans leur dénonciation – nous marchons dans les rues de la ville en foulant aux pieds les pierres tombales de nos ancêtres, avec leurs inscriptions en hébreu, utilisées pour paver les trottoirs pendant l'occupation allemande. Lorsque nous avons proposé de les enlever et de les remplacer, nous avons reçu un refus ». La même réponse avait été donnée à la demande d’« arranger, de manière sobre, les fosses communes ». Mais il fallait intervenir d’urgence parce que, « une année de plus », et personne n’aurait plus été en mesure de « reconnaître l’emplacement » : les charniers étaient en train d’être envahis par les mauvaises herbes, qui auraient fait « disparaître toute trace et mémoire de vie »38.

16La « privatisation » du traumatisme fut donc sollicitée par l'interdiction de plus en plus stricte d’organiser des rassemblements et des cérémonies publiques, sous le prétexte officiel qu’il s’agissait de manifestations de « chauvinisme » et « nationalisme » juif. La référence récurrente à la prétendue « nature provocatrice » de telles initiatives permettait, par le procédé bien connu de l’inversion, d’attribuer à la communauté juive elle‑même la responsabilité de créer une hostilité antisémite. Ainsi, il n’y aura bientôt plus aucun geste de reconnaissance et de restitution d’identité à l’égard des victimes juives émanant d’une autorité constituée. On arrivera, par contre, à des résolutions paradoxales, comme la prétention d’arracher les étoiles de David des pierres tombales, des arcs de synagogues, des châles de prière, en tant qu’« emblèmes sionistes »39.

17Les dernières parcelles de nombreux anciens cimetières juifs vont disparaître progressivement, à partir de la fin des années 40, en réponse à la nécessité de développer le réseau routier et d’aménager les territoires urbains. Une partie des tombes encore intactes sera utilisée de nouveau pour consolider le revêtement des chaussées. C’est l’écrivain Viktor Nekrasov40 qui nous a éclairé sur cet avènement de la mort de la pitié.