Colloques en ligne

Pierre J. Truchot

Penser le mouvement : une esthétique

1Penser ce qu’est un corps en mouvement est une opération que la physique newtonienne réalise aisément. En effet, penser le mouvement consiste, pour le physicien, à se représenter la trajectoire d’un corps pour l’anticiper. En revanche, penser le mouvement en et pour lui-même apparaît comme une tâche impossible. Que serait d’ailleurs un mouvement sans un corps dans lequel il s’incarnerait ? Une représentation impensable puisque l’existence même de ce mouvement ne peut être prouvée par l’expérience, puisque notre perception au quotidien ne nous donne qu’un corps en mouvement à percevoir.

1 / Penser le mouvement : une ontologie de l’image

2Prenant acte de cet impensable, Bergson décide de penser non pas le mouvement en lui-même mais dans sa forme première, pure, c’est-à-dire le mouvement de la matière. De ce dernier, nous n’en possédons aucune représentation précise mais nous ne pouvons pas ne pas avoir une image de ce qu’est la matière en mouvement. En effet, lorsqu’une conscience est dans un état perceptif, elle appréhende nécessairement la matière en termes d’images « parce qu’en posant le monde matériel, on s’est donné un ensemble d’images, et qu’il est d’ailleurs impossible de se donner autre chose1 ». Dès lors, même si la connaissance scientifique nous permet de réduire la matière à des atomes en mouvement, ceux-ci, dépourvus de qualités physiques sensibles, ne peuvent être représentés que sous forme d’images :

« Réduisez la matière à des atomes en mouvement : ces atomes, même dépourvus de qualités physiques, ne se déterminent pourtant que par rapport à une vision et à un contact possibles, celle-là sans éclairage et celui-ci sans matérialité2. »

3La vision et le contact des atomes en mouvement n’existent qu’en puissance et l’actualisation de cette puissance ne pouvant se réaliser dans la réalité sensible, c’est par l’image que nous l’effectuons. En d’autres termes, penser le mouvement consiste à se donner une image de la matière.

4Bergson tire alors une conséquence originale quant à notre rapport avec la matière : les atomes en mouvement qui la composent ne sont, pour notre conscience, que des images que notre perception usuelle ne nous permet pas de saisir par la vue ou le contact, d’où un premier constat de Bergson :

« Il est vrai qu’une image peut être sans être perçue ; elle peut être présente sans être représentée et la distance entre ces deux termes, présence et représentation, paraît justement mesurer l’intervalle entre la matière elle-même et la perception consciente que nous en avons3. »

5 Il existe donc deux statuts de l’image : celle qui est (sans être perçue), dénommée également « l’image en soi », et celle qui est représentée à partir de notre perception pratique et utile. Nous évoluons donc d’abord dans un monde de pures images en mouvement qui, par nature, ne se distinguent pas les unes des autres tant que notre conscience pratique ne s’attache pas particulièrement à l’une d’entre elle. Ce monde du pur mouvement où la perception consciente et pratique n’a pas prise est constitué d’images acentrées, et se caractérise par un mouvement incessant, global et sans direction particulière. Deleuze, dans son ouvrage L’Image-mouvement, a commenté cet univers matériel dont l’ensemble forme un monde d’une universelle mobilité qui constitue une sorte de plan d’immanence. À ce niveau, « l’image existe en soi, sur ce plan. Cet en-soi de l’image, c’est la matière : non pas quelque chose qui serait caché derrière l’image, mais au contraire l’identité absolue de l’image et du mouvement. C’est l’identité de l’image et du mouvement qui nous fait conclure immédiatement à l’identité de l’image-mouvement et de la matière4. »

2 / Mouvement et durée

6Mais à quelle finalité répond cette exigence de penser le mouvement de la matière ? Cette finalité est duale et son premier versant est sans doute le plus connu de l’œuvre de Bergson : en pensant le mouvement pur de la matière, il s’agit de penser la durée, un temps expurgé de toute considération spatiale. C’est au quatrième chapitre de Matière et mémoire que Bergson « réconcilie » matière et durée grâce à son analyse du mouvement réel de la matière :

« Mais la question est justement de savoir si les mouvements réels ne présentent entre eux que des différences de quantité, ou qu’ils ne seraient pas la qualité même, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments5. »

7Comment, cependant, des mouvements réels peuvent-ils se résoudre en des vibrations qualitatives ? La réponse se trouve dans l’attention qu’il est nécessaire d’accorder aux mouvements, y compris aux mouvements de la vie quotidienne :

« Reliez les uns aux autres, en un mot, les objets discontinus de votre expérience journalière ; résolvez ensuite la continuité immobile de leurs qualités en ébranlements sur place ; attachez-vous à ces mouvements en vous dégageant de l’espace divisible qui les sous-tend pour n’en plus considérer que la mobilité, cet acte indivisé que votre conscience saisit dans les mouvements que vous effectuez vous-même : vous obtiendrez de la matière une vision fatigante peut-être pour votre imagination, mais pure, et débarrassée de ce que les exigences de la vie vous y font ajouter dans la perception extérieure6. »  

8En portant une attention aux mouvements réels, en les dégageant de l’espace divisible qui les sous-tend, nous pouvons alors considérer que leur mobilité, laquelle n’est constituée que de vibrations internes. Penser le mouvement, pour Bergson, consiste donc à se donner l’image d’un changement perpétuel au sein de la matière qui se déploie dans une durée. Cependant l’argument que convoque Bergson, afin de faire comprendre en quoi consiste le mouvement qui exprime le changement dans la durée, est surprenant puisqu’il est emprunté à la création picturale. Il s’agit d’un exemple analysant le contraste que l’on peut percevoir entre deux couleurs telles qu’elles pourraient apparaître dans un tableau :

« Ne pouvons-nous pas concevoir, par exemple, que l’irréductibilité de deux couleurs aperçues tienne surtout à l’étroite durée où se contractent les trillions de vibrations qu’elles exécutent en un de nos instants ? Si nous pouvions étirer cette durée, c’est-à-dire la vivre dans un rythme plus lent, ne verrions-nous pas, à mesure que ce rythme se ralentirait, les couleurs pâlir et s’allonger en impressions successives, encore colorées sans doute, mais de plus en plus près de se confondre avec des ébranlements purs ?7 » 

9Cet exemple exprime le fait que si des couleurs se développent nécessairement sur une surface, elles n’en sont pas moins des qualités, il s’agit donc de distinguer la quantité d’espace qu’elles recouvrent et la pure qualité qu’elles expriment : c’est précisément parce qu’elles sont des qualités qu’elles sont hétérogènes, irréductibles l’une à l’autre ; et l’espace de la toile n’est que la condition de possibilité de leur apparition. Or, si elles sont qualités irréductibles à l’espace qu’elles recouvrent, elles ne sont que du mouvement c’est-à-dire des ébranlements purs que nous percevons dans une durée. Aussi, bien que les limites physiologiques de notre perception sensible ne nous offrent-elles guère les moyens de sentir cette durée, il faudra pourtant inférer que si le temps d’une perception pouvait être étiré, alors, les vibrations et ébranlements des couleurs seraient perceptibles. Nous nous apercevrions alors que cette perception qualitative, perception pure et inconsciente de la matière en mouvement, s’effectue dans une durée. Ainsi, les mouvements de la matière

« envisagés en eux-mêmes, sont des indivisibles qui occupent de la durée, supposent un avant et un après, et relient les moments successifs du temps par un fil de qualité variable qui ne doit pas être sans quelque analogie avec la continuité de notre propre conscience8. »

10Suivant cette analogie, penser le mouvement de la matière, c’est également expérimenter que nous sommes essentiellement des êtres de durée, laquelle ne serait constituée que d’une « succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure9 ».

3 / Penser le mouvement pour une esthétique

11Cependant, l’ultime finalité et intérêt qu’il y a à penser le mouvement avec Bergson est le suivant : élaborer une esthétique de la durée fondée sur la perception pure du mouvement de la matière. Cette esthétique dévoile alors des éléments déterminants qui donnent un sens inédit à la création picturale. Mais, si la peinture défendue par Bergson montre un choix sûr, les critères de ce choix reposent non pas sur le goût (et donc, comme le voulait la tradition en esthétique sur le concept de beau), mais sur une pensée du mouvement et de la durée, laquelle se joue dans le rapport qui se crée entre le tableau et son spectateur. Cette esthétique où le beau n’est plus un critère déterminant commence par une déconstruction : celle de notre perception utile qui opère un mécanisme de conversion d’une image-mouvement de la matière en une image fixe, rendue immobile à cause de la nécessité d’agir pratiquement. C’est précisément cette conception de la peinture que Bergson rejette, lorsque celle-ci est conçue comme art strictement spatial, une telle peinture ne donnerait qu’une représentation du mouvement. Suivant cette perspective, un tableau de cette sorte n’est que l’illusion d’une illusion de mouvement, la perte d’une perte. La première perte se situe dans le résidu qui apparaît dans la perception utile qui fixe une image-mouvement de la matière en une image figée ; la seconde, dans l’image picturale qui redouble le mécanisme de fixation, de spatialisation de l’image-mouvement. Autrement dit, un tel tableau confine la peinture à n’être qu’un art de l’espace. Au mieux, il ne retient du mouvement qu’une trace, qu’un vestige, mais ne saurait être pensé comme un art du mouvement, un art du temps.

12Au contraire, ce que Bergson voit, et ce qu’il souhaite, est la possibilité pour l’image picturale d’accéder à un autre statut : d’art de l’espace qu’elle est depuis son origine, elle possède néanmoins la faculté de devenir l’art de l’image-mouvement qui se situe au-delà de la perception consciente et pratique. C’est cette nouvelle forme picturale que Bergson appelle de ses vœux et qu’il nomme « l’art vrai ». Ce qualificatif désigne une peinture où l’artiste parviendrait à créer en acte, par-delà la nature et ses motifs, la matière en mouvement qui participe d’une durée. Par suite, le spectateur d’une telle peinture n’aurait qu’à détourner son regard accaparé par l’action pratique à venir, pour percevoir cette matière et ainsi éprouver une pure expérience de durée.

13Bergson lui-même dans La Pensée et le mouvant au chapitre intitulé La perception du changement donne des indications très claires sur ce que serait une peinture qui parviendrait à exprimer la durée et à la faire ressentir à son spectateur.

« Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas10. »

14La citation de Corot et Turner comme peintres hérauts de l’art vrai est significative puisque la manière dont ils peignent la nature en mouvement n’est pas le produit de leur simple imagination ; au contraire, ils possèdent et exploitent cette capacité de laisser « remonter en eux la vision des choses ». Qu’entend Bergson par cette dernière expression ?

« Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir11. »  

15Cette « remontée » de la vision qui constitue le talent de ces deux peintres est la faculté d’apercevoir non pas telle ou telle chose, mais notre perception elle-même, c’est-à-dire tout le mécanisme qui rend possible la perception, de la présence de la matière en mouvement jusqu’à l’apparition de son résidu. Ainsi, par cette expression « faculté d’apercevoir notre perception elle-même », Bergson ne désigne pas la faculté d’apercevoir le contenu de notre perception mais d’apercevoir l’acte même, instantané, par lequel notre perception pure se construit dans la matière en mouvement. Cette construction signifie que cet acte perceptif pur ne se représente pas un monde, il ne se le « donne » pas mais il se le constitue dans la matière universelle.

16    Bergson insiste donc sur le fait que certains peintres peuvent présenter une sensibilité perceptive particulière qui leur fait éprouver naturellement la matière en mouvement. Grâce à cette sensibilité, ils perçoivent l’état de la matière avant même qu’elle ne soit perçue par leur perception pratique. Autrement dit, leur pensée du mouvement nous donne à percevoir une image pure et extensive de la matière. C’est cette forme de la perception, présente en chacun de nous, que le peintre aperçoit et qu’il isole sur son tableau et « il l’a si bien fixée sur la toile que, désormais, nous ne pourrons nous empêcher d’apercevoir dans la réalité ce qu’il y a vu lui-même12 ». Dès lors, quels sont les peintres post-bergsoniens qui ont confirmé et affirmé cette vision de la réalité ?

4 / De Staël, Guston

17Cette esthétique du mouvement ne peut s’incarner que chez des peintres dont la préoccupation première porte sur un travail sur la matière. Nous ne retiendrons ici que deux exemples, parmi les peintres « matiéristes », qui ont confirmé ce que l’esthétique de Bergson annonçait. Ce choix s’explique par la période de leurs productions (entre 1949 et 1957) bien que ces deux artistes, Nicolas de Staël et Philip Guston, ne se connaissaient pas.

18La préoccupation de Nicolas de Staël pour la matière en mouvement est un choix motivé et réfléchi qu’il annonce, dans son style caractéristique, à sa sœur Olga dans une lettre qui a des aspects de manifeste :

« Tout d’abord j’ai besoin d’élever mes débats à une altitude unique ne fut-ce que pour les donner en toute humilité […]. Que faire ? J’ai choisi de m’occuper sérieusement de la matière en mouvement13. »

19Dès 1949, les compositions de Nicolas de Staël appliquent généreusement la matière picturale par couches successives et superposées. Le résultat de cette technique est toujours un agencement dynamique de différentes matières à partir desquelles des couleurs sourdent, formant ainsi une multiplicité qualitative. Qu’il s’agisse de tableaux initiés par un paysage (Grignan, Mantes la Jolie) ou de compositions purement matérielles (les deux Composition de 1949), ses toiles ne représentent rien de précis ni d’abstrait mais sont une extension créatrice de matière. À cette fin, De Staël utilise une technique qu’il nomme la « frappe » : il s’agit d’un mouvement qui, émanant du corps du peintre – lui-même pensé comme partie prenante de la matière –, s’inscrit comme un prolongement de l’élan créateur vital, ce dernier s’interrompant momentanément, par cette frappe, pour créer précisément de la matière. Autrement dit, les matières picturales « in-forment », c’est-à-dire donnent une forme à la matière appartenant au courant vital. C’est encore l’esthétique de Bergson qui donne sens à une telle démarche :

« Toute œuvre humaine qui renferme une part d’invention […] apporte quelque chose de nouveau dans le monde. Ce ne sont là, il est vrai, que des créations de forme. Comment seraient-elles autre chose ? Nous ne sommes pas le courant vital lui-même, nous sommes ce courant déjà chargé de matière […]. Dans la composition d’une œuvre géniale [… il y a…] des éléments qui préexistent et survivent à son organisation. Mais si un simple arrêt de l’action génératrice de la forme pouvait en constituer la matière […], une création de matière ne serait ni incompréhensible, ni inadmissible. Car nous saisissons du dedans, nous vivons à tout instant une création de forme, et ce serait précisément là, dans les cas où la forme est pure et où le courant créateur s’interrompt momentanément, une création de matière14. »

20L’acte pictural chez De Staël est donc cela : une extension, une véritable création d’une matière en mouvement.

21 Lors de l’acte créatif, un agencement de multiples couleurs s’organise (jusqu’à huit pour sa grande Composition verticale). Toutes ces couleurs ne proposent aucun contour précis pour délimiter leur forme, elles s’interpénètrent les unes avec les autres, tout en conservant leur qualité intrinsèque. Par suite, si ces couleurs se développent nécessairement sur la surface de la toile, elles n’en sont pas moins des qualités. Dès lors, une telle peinture engage son spectateur à distinguer la quantité d’espace que ces couleurs recouvrent et la pure qualité qu’elles expriment. Or, si ces couleurs sont des qualités irréductibles à la fois les unes aux autres et à leur espace, cette irréductibilité provient de ce qu’elles sont des ébranlements purs qui ne peuvent se déployer que dans la durée. Ce que parvient à créer de Staël sur une toile, c’est l’identité de l’image-mouvement et de la matière, selon l’expression de Deleuze, laquelle identité exprime une picturalité purement temporelle (cf. le détail de la composition « en grille » de 1949).

22Néanmoins, l’émergence de cette temporalité ne dépend pas que de son seul créateur. Si une telle peinture de la matière rend possible l’expérience de la durée, celle-ci ne sera effective que si le spectateur fait preuve d’une contemplation qualitative qui se détourne d’une vision utile des choses. En effet, le « regardeur » doit se méfier de son intelligence pratique qui le pousse à considérer d’abord le tableau comme un espace, à ne voir dans les strates de matière qu’une juxtaposition de belles couleurs plus ou moins bien accordées entre elles. Au contraire, pour que la temporalité de ces tableaux soit effective, il faut que le spectateur accepte que sa vision soit dénuée de toute utilité, il doit accepter de percevoir la pure hétérogénéité des ébranlements des couleurs jusqu’à ce que cette dernière affecte sa vie intérieure, la mette en mouvement pour le plonger dans une pure expérience affective de la durée.

23Si nous regardons un détail d’une Composition de 1949, ce qui est donné à percevoir est une extension du mouvement d’une matière lumineuse, d’une substance qui, en évoluant selon un changement progressif des couleurs, se développe dans une pure durée. Et, si le spectateur de ce tableau sait fournir l’effort pour s’affranchir de sa conscience sociale, utile et pratique, s’il sait communiquer avec ce monde matériel et vibrant, il expérimentera alors cette durée car celle-ci constitue « le fond de notre être, et nous le sentons bien, la substance même des choses avec lesquelles nous sommes en communication15». Ainsi, le « regardeur » d’une Composition, expérimentant qu’il est partie prenante de cette matière qu’il perçoit, sent son esprit se mettre en mouvement et prend conscience qu’il partage avec cette dernière la qualité d’être une substance qui dure. Alors, toutes les conditions sont réunies pour que le mouvement de la matière picturale génère une durée qui vient confluer avec celle du « regardeur ».

24On le voit, la cause de cette confluence possible des durées est tout autant picturale qu’ontologique. Cette dimension ontologique, nous la retrouvons dans la peinture de Philip Guston. En effet, les thèmes de mouvement, de matière, de perception, de participation du spectateur et de durée sont au cœur de la pensée du peintre américain, notamment lors de sa première « période » de création, qui court des années cinquante à 1966. À regarder les toiles de cette époque, on comprend la raison pour laquelle Guston récusait l’idée qu’il ait participé à ce mouvement dénommé « l’expressionnisme abstrait »16. En effet, des tableaux comme Attar, Zone, the Clock ou encore Native’s return, ne sauraient être abstraits puisqu’ils donnent précisément de la matière à percevoir, matière engendrée par des masses de couleurs aux contours indéfinis de sorte qu’elles se pénètrent mutuellement tout en conservant leur qualité propre. Pour rendre compte de ces masses colorées mouvementées, Guston parle d’une expérience qu’il qualifie de « perception élargie de lui-même ». Dans une perspective bergsonienne, il est aisé d’y voir la traduction de la perception pure de la matière, laquelle permet précisément d’élargir la perception consciente et pratique du monde dans lequel nous évoluons. En outre, c’est lors de cette perception élargie que la matière picturale, d’inerte, devient mouvante :

« Ce qui m’intéresse, au fond, c’est ce processus dont je suis en train de parler. Parfois, un tableau échoue, et j’en efface beaucoup. Mon atelier n’est pas très bien tenu. Sur le sol, il y a un gros amas de peinture, comme une bouse de vache dans une prairie, et quelque chose qui tombe du tableau, et je regarde ce tas sur le sol : ce n’est qu’un tas de matière inerte, de peinture inerte. Alors, qu’est-ce que c’est ? Je regarde à nouveau la toile, et cette même matière n’est plus inerte, elle devient active, mouvante, vivante. Et ça m’apparaît comme une sorte de miracle singulier, dont j’ai besoin qu’il se reproduise, encore et encore. […] Je suis convaincu que c’est ça, l’acte de création, pour moi17. »

25De même, cette peinture ne saurait être expressionniste puisque Guston ne cherche pas à exprimer le mouvement de la matière mais à lui rendre son mouvement vital, de sorte que regarder une de ses toiles ne consiste pas à la contempler mais à y participer. C’est à cause de cette exigence de la peinture que Guston explique la « mort » progressive de l’Ecole de New York :

« C’est qu’il n’y avait pas de public pour ça. Je crois que ça exige trop du spectateur, parce que ça requiert de sa part le même genre de sensation, de pensée, de questionnement que ceux que le peintre y a mis. En d’autres termes, ça exige une sorte de participation18. »

26Et, ajoute Guston, la finalité de cette participation du spectateur est une expérience d’ordre temporel :

« Car si, comme je le crois, on est modifié par ce qu’on fait – ce qu’on peint – le processus créatif ne peut être exploré que dans la durée. La prise en compte de ce développement est contredite par l’intolérable fixité du tableau. Ne pas le faire reviendrait à entrer dans un musée de cire, ce qui serait comique et hilarant, une sorte de pseudo-mort. Pour lutter contre cet état de statues de cire, on est poussé à faire ce que l’on n’a pas encore fait, ni vu faire. Ce qu’on ne sait pas encore faire. Mais il faut dire que trop s’attacher à cette dimension inconnue du temps, en art, n’est pas forcément utile19. »

27À nouveau, si l’analyse de Guston est des plus bergsoniennes, comme sa peinture est de l’ordre de la durée, c’est parce qu’elle possède une dimension ontologique qu’elle est inutile pour la vie pratique et courante. C’est pour cette raison que cette peinture ne peut être appréhendée comme un musée de cire. En effet, contempler un tableau comme Native’s return avec les yeux de l’intelligence serait le regarder comme l’on remarque un beau mannequin de cire. Mais, une fois que ce mannequin est vu, il devient comme un jouet usagé, il peut alors échouer dans une vitrine qui devient peu à peu mortuaire en proportion de la disparition du caractère « auratique » de l’objet. Au contraire, les tableaux de Guston font appel à notre capacité de percevoir purement la matière en mouvement. Ces peintures, en créant et proposant une véritable extension de la matière naturelle, génèrent une durée qui vient communiquer et confluer avec notre conscience, dans la mesure où cette dernière, émue par la picturalité qualitative de l’image qu’elle contemple, découvre que le « fond de son être » est la temporalité même.

28Pour conclure, l’esthétique bergsonienne permet de dévoiler ce savoir qui peut s’avérer précieux pour l’artiste comme pour l’amoureux de l’art : en pensant le mouvement de la matière qu’elle crée, la peinture peut prendre place parmi les arts du temps puisqu’elle recèle la capacité de générer une durée pour celui qui veut la ressentir.

29Pierre J. Truchot