Colloques en ligne

Sarah Barbedette

« Bloc qui danse » : la matière en mouvement dans Parc des Princes de Nicolas de Staël1

1C’est à partir de l’image que le peintre s’inquiète du mouvement ; c’est aussi à travers elle qu’il l’exprime. La fascination qu’exerce le mouvement sur lui trouve donc tout à la fois son origine et son aboutissement dans l’image figée. De Pline l’Ancien jusqu’à Balzac, Poe ou Gogol s’écrivent les récits d’une quête de la vie par le peintre, c’est-à-dire du mouvement jusque dans sa plus infime expression, et de la folie qui accompagne le rendu d’un pied vivant, ou d’un regard vivant2. Il y a bien entendu des sujets plus manifestes, plus explicites que d’autres pour se confronter à cette question (la question) : comment traduire la succession dans une image figée ? Comment donner tout à la fois « la phase préparatoire et la fin du mouvement3 » ? De même qu’il faudrait, selon Mallarmé, « des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction », la danse4, il faudrait au peintre des toiles abstraites autant que figuratives, pour exprimer, dans la peinture, une marche, une course, une bataille, un match. Comment donc, en une image, exprimer cette multiplicité ? Comment créer cette « unité qui fourmille » malgré le « terminus5 » que constitue un tableau, malgré l’achèvement ?

2Parc des Princes de Nicolas de Staël (1914-1955) s’inscrit dans un traitement ancestral du mouvement tout en apportant ses réponses propres à la question ; l’articulation de cette connaissance de l’ancien et de la réponse novatrice se joue donc précisément à l’endroit du paradoxe qui anime la pensée picturale du mouvement. La recherche du mouvement en peinture est toujours un approfondissement de l’articulation mobile/immobile ; c’est cette articulation que Staël dédouble, charge, rend « au carré ».

3En août 1951, Nicolas de Staël écrit à sa sœur : « j’ai choisi de m’occuper sérieusement de la matière en mouvement ». Quatre mois plus tard, le 26 mars 1952, il se rend au Parc des Princes pour assister, en nocturne, à un match France-Suède. Enthousiasmé, il met en chantier près de vingt-cinq toiles, qui auront pour titre (de manière assez aléatoire) Footballeurs – parfois Les Footballeurs avec l’article –, Une nuit au Parc des Princes ou Parc des Princes6.

4Cette série de tableaux participe d’une grande charnière dans l’œuvre du peintre, qui prélude à une dernière période souvent mal comprise et mal reçue, car assimilée à un retour à la figuration. Nicolas de Staël refusait la catégorisation manichéenne abstraction/figuration, mais nombreux sont ceux qui virent dans les dernières toiles du peintre une régression plutôt qu’une mise à nu de la question qui fonde la peinture : celle des limites d’un langage, et de ses lignes de crête. Au sein de la série des footballeurs, Parc des Princes se distingue par son format – le plus grand de tous –, par ses couleurs, et par le traitement pictural du thème, qui témoigne tout à la fois d’un grand classicisme et d’une modernité sans concession. L’œuvre est titrée, contresignée et datée au dos – fait rare chez Staël, mais probablement dû au fait que le tableau a été exposé au Salon de mai en 1952 (exposition au cours de laquelle le tableau a été endommagé ; l’œuvre que nous connaissons aujourd’hui a donc été reprise par Staël après avoir été montrée au Salon7).

5Au début des années 1950, Staël et René Char s’écrivent très régulièrement. Dans la lettre que le peintre adresse au poète le 10 avril 1952, il prononce la pesanteur et la grâce à coups de truelle, l’éclair des crins dans le mortier des mots.

Très cher René,

Merci de ton mot, tu es un ange, comme les gars qui jouent au Parc des Princes la nuit. […] Je pense beaucoup à toi. Quand tu reviendras, on ira voir des matches ensemble, c’est absolument merveilleux, personne là-bas ne joue pour gagner si ce n’est à de rares moments de nerfs où l’on se blesse.

Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi, avec toute la présence que cela requiert en toute invraisemblance. Quelle joie, René, quelle joie !

Alors j’ai mis en chantier toute l’équipe de France, de Suède, et cela commence à se mouvoir un tant soit peu. Si je trouvais un local grand comme la rue Gauguet, je mettrais deux cents petits tableaux en route pour que la couleur sonne comme les affiches sur la nationale au début de Paris8.

6Bien connue, cette lettre reste saisissante par la beauté des métaphores qui viennent transgresser la ligne d’horizon, les lois de la gravité, mais aussi l’image figée : puisque les footballeurs sont des anges, « une tonne de muscles voltige », et les deux équipes commencent à se mouvoir sur les châssis. La subversion de la gravité règne dans ces images, et la révélation des couleurs par un éclairage électrique en accentue la pétulance. C’est un match en nocturne, l’herbe a les couleurs des tenues de l’équipe de France, tandis que sur le corps des joueurs, les maillots s’interchangent loin de tout réalisme.

7Puis le choc des couleurs laisse place à la stupéfaction du mouvement : la présence pleine dans « l’oubli de soi ». Une définition de la virtuosité au sens plein du terme, où, pour reprendre les mots d’Hannah Arendt, le « je-veux » et le « je-peux » coïncident9. Assistant à ce match, Staël participe à l’un de ces spectacles où, ainsi que Barthes l’écrit, « le public […] approche d’un trouble collectif libéré sans fausse pudeur ; il accepte lui aussi une participation de son propre corps au combat regardé10 ». La conception de Parc des Princes se comprend alors comme une sorte de miroir où la virtuosité à laquelle il a « participé » comme spectateur renvoie Staël aux possibilités virtuoses de la peinture, à celles de la composition et à celles de la matière imprimée, mais aussi à celles du spectateur de la peinture. La virtuosité impose à celui qui regarde des raccourcis ; plus encore, elle lui lance au visage de déroutantes ellipses et accentue par là-même l’un des traits fondamentaux du travail du peintre face au mouvement.

8Perdu par l’équipe de France (avec le score de 1-0 pour la Suède), ce match provoqua les réactions unanimes des journalistes sportifs, atterrés au lendemain de la rencontre : dans France football, on se désole de voir que l’équipe de France n’eût « pour elle ni la valeur pure, ni la cohésion, ni la fraîcheur, ni l’organisation. En fait, elle fut battue à peu près dans tous les domaines […] le meilleur jeu collectif demeura sans contestation possible, et à tous égards, celui des scandinaves, solides et bien regroupés en défense, alertes et bien soudés en attaque11 ». Rien d’une telle déception ne transparaît dans la correspondance de Staël, comblé par le spectacle. La lettre à René Char est à cet égard on ne peut plus explicite : le regard du peintre va au pur spectacle et il aura vraisemblablement été indifférent au score. Faut-il se souvenir que Staël, tout en ayant demandé puis obtenu la nationalité Française, est d’origine Russe, et qu’il appartient à la grande famille des Staël von Holstein dont la branche suédoise a donné naissance au mari de Germaine Necker, plus connue sous le nom de Madame de Staël12 ? Il n’y aurait guère de sens à attribuer telle absence de critique ou de dépit aux ascendances de Staël, car ses mots mettent très clairement les deux camps sous un même regard non partisan. France et Suède sont associées dans le mouvement, associées dans la couleur, et lorsque Staël écrit que « personne ne joue pour gagner », il trahit malgré la forme objective de l’assertion, son regard propre, totalement désintéressé du score, qui reste étranger à toute idée de jugement footballistique. Staël a donc vu le mouvement sans l’antagonisme ; il a vu des masses voler, des poids se mouvoir.

9Posons côte à côte Parc des Princes de Nicolas de Staël et la Bataille de San Romano de Paolo Uccello. Un match de football vieux d’un demi-siècle et un combat du Quattrocento où se mêlent guerriers à pied et à cheval. Nicolas de Staël connaissait les toiles d’Uccello. La « bataille » faisait partie de son vocabulaire. Comme le Florentin, il vouait thèmes et matière à la recherche du mouvement. En novembre 1951, il raconte à Char une visite qu’il a rendue à Braque : « Il a bien travaillé cet été, je crois. Sans exagérer son atelier là-bas sent la bataille à pleins poumons, malgré tout le montage des bricoles savantes13. » – libre à chacun de lire ou non une référence picturale dans le choix des mots.

10On sait qu’à la toute fin des années trente, Staël passa beaucoup de temps au Louvre, et qu’il lut avec intérêt un ouvrage de John Joseph Wardell Power paru en 1932, intitulé Éléments de la construction picturale et sous-titré Aperçu des méthodes des maîtres anciens et des maîtres modernes14. Dans ce livre, Power s’intéresse aux structures géométriques qui régissent la composition des tableaux ; il y mentionne notamment des éléments de construction propres au panneau de la Bataille de San Romano exposé au Louvre, ainsi que les procédés géométriques mouvants de construction d’un tableau.

11Germain Viatte a par ailleurs rappelé que Staël, ayant exposé à Londres en février 195215,avait pu retourner voir le panneau conservé à la National Gallery. Il avait donc observé l’œuvre d’Uccello quelques semaines avant le match du Parc des Princes et gardait probablement à l’esprit les deux panneaux de Paris et de Londres – tandis que celui de Florence devait être plus lointain.

12La Contre-attaque de Micheletto da Cottignola est approximativement daté de des années 1440-1450 et considérée comme le troisième panneau du triptyque conçu pour la chambre de Laurent le Magnifique à Florence16. Le tableau de Staël et ce troisième panneau de la Bataille de San Romano exposé au Louvre entretiennent un certain nombre de rapports remarquables. D’une part la taille : Parc des Princes fait deux mètres de haut sur trois mètres cinquante de large… Un format proche du tableau d’Uccello et de même rapport : La Contre-attaque fait 181,5 x 316,5 centimètres, quand Parc des Princes s’étend sur un format de 200 x 350 centimètres. La proximité est significative dans la mesure où ces deux formats dépassent le spectateur en hauteur – lequel a donc peu de chances de pouvoir englober la scène d’un seul regard et se trouve pris dans les lignes. L’élément de la Bataille de San Romano exposé au Louvre ne montre pas les deux camps en présence et, contrairement au traitement qu’il choisit pour les deux autres panneaux conservés à Florence et à Londres, Uccello y montre le mouvement de lutte sans l’agonistique.

13James Bloedé, qui a longuement analysé la question du mouvement dans les trois panneaux de la Bataille de San Romano, note la très caractéristique ambivalence de la réception de cette œuvre17 : un certain nombre d’observateurs, de critiques, ont voulu y voir une composition immobile. Berenson par exemple n’y percevait « qu’une exhibition d’automates qu’un accident de leur mécanique aurait figés sur place18 » ; pour René Huyghe, « les cavaliers cabrés de Paolo Uccello dans la mêlée de San Romano sont pétrifiés dans une attitude extraite à jamais du mouvement qui devrait l’animer19 » et Malraux évoque une « “paralysie” [des cavaliers de Piero della Francesca] semblable à celle des chevaux qu’Uccello immobilise, pattes en l’air, dans l’éternité […] dans le mouvement fixé de la mosaïque et du vitrail, retrouvé par d’autres moyens20 ». D’autres lectures, notamment celle de Philippe Soupault (mais aussi celle des frères Goncourt) insisteront en revanche sur l’animation de ce « tableau qui a le mouvementé des colères de la guerre corps à corps21 ». La coexistence de ces points de vue est finalement là pour prouver qu’Uccello, cherchant à transmettre « l’archétype immobile du mouvement22 », aura réussi à maintenir le paradoxe à travers les siècles.

14La Contre-attaque de Micheletto da Cottignola comporte un certain nombre d’éléments qui la distinguent nettement des deux autres panneaux : la quasi-absence d’arrière-plan, la représentation d’un seul camp (n’ayant ni homme ni cheval à terre), l’envahissement de tout le panneau par les lances des cavaliers, la réduction des couleurs. Dans ce panneau plus encore que dans celui de Londres, les cavaliers du bord externe du tableau (côté droit) semblent en attente. Ceux de l’autre côté (gauche), chargent (un ennemi hors-cadre). Nombre de détails évoquent les images d’un photogramme – en particulier à gauche du tableau, où « le mouvement des cinq hommes d’armes ressemble à la décomposition cinématographique du geste d’un seul cavalier brandissant sa lance23 ». Mais l’écriture du mouvement n’est pas uniquement inscrite dans le traitement ponctuel des figures : elle s’appuie aussi sur une trame d’ensemble, qui régit toute la composition. La progression générale se lit dans la tripartition du panneau, adoptant un fonctionnement de format mouvant : une figure géométrique construite sur des dimensions propres au tableau est utilisée, « en la faisant toujours pivoter sur l’un ou l’autre de ses coins pour lui faire atteindre les nouvelles positions24 ». Enfin, la répétition dans l’espace de figures qui se ressemblent permet de les concevoir comme incarnant chacune une phase consécutive de l’action25. L’ensemble fonctionne comme si Uccello avait eu en tête cette affirmation de Staël : « La peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c’est-à-dire à l’impossible addition de l’instant présent, du passé et de l’avenir26. »

15De cette bataille, Soupault écrit : « le mouvement uniformément accéléré, donné par le peintre, part de l’immobilité des groupes qui se trouvent à droite du tableau pour gagner les groupes de gauche qui bondissent en avant, mouvement souligné par la position des lances et les pattes des chevaux, verticales à droite du tableau, horizontales à gauche27. » Description que précisent une série de remarques de James Bloedé montrant comment le mouvement, contenu à droite, s’amplifie vers la gauche, « du cavalier immobile à celui qui fonce ventre à terre », souligné par plusieurs éléments dont celui, très caractéristique, du nombre de pattes que les chevaux gardent à terre : de gauche à droite l’œil en voit quatre, trois, deux puis une (en réalité deux l’une derrière l’autre). De même, le nombre de pattes levées s’élève progressivement de une à dix28 !

16Pourquoi convoquer ici l’œuvre de « Paul les oiseaux29 » ? Pourquoi convoquer à propos de Parc des Princes, l’œuvre de celui que beaucoup considéraient comme un pauvre fou maniaque des lignes, peinte cinq siècles plus tôt ? Parce que cette œuvre met en place la dualité mobile/immobile de façon magistrale, et que Staël y a vraisemblablement trouvé une partie des fondations de son grand Parc des Princes (si différent de certains autres Footballeurs). Il ne s’agit pas ici d’établir une ligne directe d’un tableau à l’autre ; mais plutôt de signaler des impulsions, des échos, un certain éclairage, et de voir Parc des Princes avec à l’esprit cette remarque de Staël : « Il s’agit toujours et avant tout de faire de la bonne peinture traditionnelle et il faut se le dire tous les matins, en rompant la tradition en toute apparence30 ».

17Tandis que la Bataille du Louvre est clairement unidirectionnelle et construite de droite à gauche, Parc des Princes encadre une masse centrale par deux mouvements convergents. Dans la Bataille du Louvre, les cavaliers ne sont pas clairsemés pour rendre plus visibles le personnage central qui est pourtant bien là – comme dans les deux volets de Londres et Florence. Ce panneau de Paris met en place de façon paradigmatique un jeu de lignes et de formats mouvants que Staël a intégrés, mais c’est aux deux autres panneaux que la construction autour d’un point central peut être rattachée. Dans toutes ces œuvres, le chemin qu’emprunte les yeux travaille avec l’organisation centrale – et probablement le texte de Philippe Soupault appelle-t-il à cet égard une nuance : on ne commence pas par regarder à droite, le regard ne va pas de droite à gauche : il va d’abord au centre (comme dans chacun des trois panneaux d’Uccello) pour, ensuite seulement, après avoir effectué un certain nombre d’allers et retours, emprunter le chemin conçu dans la composition. Ce même phénomène d’aller-retour est observable dans le tableau de Staël, pour une autre raison qui est l’organisation autour d’un point central de deux masses traitées différemment l’une de l’autre. Le mouvement des yeux est donc complexe et intensément soumis à des va-et-vient, à des réajustements et à des évaluations répétées d’intervalles. On est alors renvoyés d’un sujet en mouvement à l’expérience physique du spectateur – que Paul Klee avait soin d’expliquer :

L’œil est ainsi construit qu’il fournit des morceaux successifs à la cavité oculaire. Pour s’ajuster à un nouveau fragment, il doit abandonner l’ancien. Il finit par s’arrêter et poursuit son chemin, comme l’artiste. S’il le juge bon il revient, tout comme l’artiste. Dans l’œuvre d’art, des chemins sont ménagés à cet œil du spectateur en train d’explorer comme un animal pâture une prairie […] l’œuvre d’art naît du mouvement, elle est elle-même mouvement fixé, et se perçoit dans le mouvement (muscle des yeux)31.

18En un mouvement parfaitement décrit par Klee, la masse centrale des deux tableaux appelle des allers et retours, provoque des va-et-vient du regard où l’œil se meut « comme un animal pâture une prairie ». La composition provoque un mouvement autre que celui de la construction : un mouvement de repérage, de réajustement, un mouvement qui cherche la direction parce que le mouvement s’agence autour d’un point central qui en est la cause, non l’agent. Chez Staël, l’œil perçoit une zone centrale qui pourrait sembler vide : un trapèze qui renvoie le regard sur ses côtés. Le ballon est éclipsé mais se devine dans le mouvement vibratoire des « jambes » à gauche et dans les camaïeux de verts et de gris qui dédoublent l’effet de mouvement. Ce traitement, proche de la décomposition chronophotographique, renvoie à son tour vers l’autre silhouette qui oppose plus de hiératisme à celle de gauche.

19Du panneau du Louvre se dégage un ciel noir presque abstrait et obstrué, qui fait écho à la descente noire sur la partie droite de Parc des Princes ; se retrouve aussi la multiplication vibratoire des formes. Uccello, écrivait Schwob, « ne se souciait pas de la réalité des choses, mais de leur multiplicité et de l’infini des lignes. […] Ce n’était pas l’imitation où il mettait son but, mais la puissance de développer souverainement toutes choses32 ». Sur ce ciel noir et dans l’obscurité de la Bataille, les rappels ponctuels rouges opèrent comme des fanaux (le rouge n’est jamais employé sur des grandes surfaces). « Plus un objet se meut rapidement, plus sa forme s’estompe et plus sa couleur diminue d’intensité, l’œil n’arrivant pas à fixer une image trop vive » rappelle James Bloedé33. Or le rouge n’apparaît qu’en points de résurgence, notamment à l’emplacement des têtes et des jambes (chaussettes) chez Staël : il fonctionne donc comme un signal – qui permet tout juste de démarquer la silhouette, sonnant des repères figuratifs pour le Parc des Princes ; chez Uccello, le rouge (et l’or) vient en revanche à l’appui d’une structure abstraite invisible. Pour les masses plus imposantes, les couleurs froides fondent les corps sur le terrain. Les plaques rosées de Parc des Princes, probables corps, ressemblent à un pavage – comme un souvenir du panneau de Londres, où la position des lances transforme la terre en dallage34. Car si le panneau de Paris donne un certain nombre de clés pour saisir les tensions contraires d’une forme quasi-circulaire et l’éventail d’obliques présents dans le tableau de Staël, les couleurs et l’aération du panneau de Londres le rendent beaucoup plus proche de Parc des Princes. La solennité muette d’une ruade « ne vient pas de l’image mais du ballet rituel des formes d’Uccello dont les batailles expriment les assises géologiques du mouvement dans le regard de Dieu », écrit Henri Maldiney35. Dans la fusion du corps et du terrain, se joignent le mouvement et son origine, les membres déployés et le point de départ immobile du mouvement36. Ainsi le tableau de Staël donne-t-il, lui aussi, en une dialectique autrement prononcée, « les assises géologiques du mouvement37 ». Staël comme Uccello construisent leur tableau sur une décomposition virtuose du mouvement et la permanence de repères stables. L’un et l’autre font jouer les valeurs lumineuses du rouge ou de l’or ; l’un comme assise géométrique, l’autre comme fondation figurale. Mobile et immobile se jouent donc entre abstraction et figuration. Mais en 1952, Staël travaille sur une dimension supplémentaire qui vienne étayer le paradoxe fondamental : la matière.

20Germain Viatte a parlé au sujet de ce tableau de l’« énergie bloquée dans le rythme bousculé d’épais et larges à-plats38 ». C’est effectivement là que le travail de Staël interroge différemment le mouvement : en alourdissant la pâte, en travaillant au couteau, à la truelle, avec des morceaux de tôle, Staël crée des « blocs » de matière et refuse la fluidité. Avec la peinture non délayée, c’est la colle, le poids, qu’il place sur la toile ; il travaille les juxtapositions plutôt que les fondus enchaînés et semble éloigner toute idée de legato entre les formes. On n’observe donc pas ces transparences qui venaient contraster chez Uccello avec la précision des contours, mais des plaques et des failles qui laissent émerger des couches antérieures. Devant Parc des Princes, Anne de Staël écrit que le matériau « leste le fugitif39 » et l’on comprend qu’à la contradiction première de saisir le mouvement en peinture, Staël apporte celle du poids donné à l’insaisissable. Cette tonne de muscles qu’il voyait s’envoler, il la traduit par une masse picturale, au sens le plus concret qui puisse être. Tandis qu’aux États-Unis, quelques années plus tard, le Color Field Painting affirmera la planéité et la bi-dimensionnalité de la toile par une peinture extrêmement fluide, Staël choisit une technique qui, dans l’épaisseur, permet de démultiplier l’expression du mouvement et d’y imprimer celui du peintre. C’est aussi et surtout une technique qui oppose une résistance physique. C’est le terrain qui envahit les corps et le mouvement qui soulève le terrain. Que l’on songe au poids d’une truelle chargée de pâte et à celui d’un pinceau enduit de pigment : le mouvement du peintre se déploie avec une toute autre ampleur et sur une tout autre étendue de muscles.

21« L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement40 » écrivait Staël, livrant probablement une donnée fondamentale de son œuvre et de sa conception de la peinture : c’est dans l’élément opaque et lourd que les ailes se déploient, que le vol s’articule. C’est dans la pesanteur matérielle que la grâce se dévoile. C’est le terrain qui soulève les oiseaux. Staël, qui avait tant aimé ce titre de Char : Guirlande terrestre pour un ange de plomb, lui trouvait « un visage en calicot du Moyen Âge » – une banderole : entre ciel et terre41. Dans la lettre d’août 1951 à Olga, où Staël exprime le vœu de s’occuper de la « matière en mouvement », il commence par un propos en apparence détaché des quelques lignes citées précédemment :

Tout d’abord j’ai besoin d’élever mes débats à une altitude unique, ne fût-ce que pour les donner en toute humilité, et cela implique beaucoup de familiarité avec tout ce qui se passe dans le ciel, va-et-vient des nuages, ombres, lumière, composition fantastique, toute simple, des éléments. Bien sûr toujours par rapport à moi, mais ce moi finit surtout par être mes pieds, pour que l’illusion d’être une plante, ou la certitude, en soit plus immédiate42.

22La familiarité avec le ciel passe par les pieds : des pieds reliés à la terre et qui fonctionneraient comme des racines. Pour être familier avec le ciel, Staël prend racine ; pour saisir le va-et-vient des nuages, il se « réduit » à ses pieds, il se pense pieds.

23« La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions » écrivait Kundera interrogeant les pôles antithétiques de Parménide43. En doublant le couple conceptuel mobile/immobile par celui de l’envol et de la masse, de l’évanescence et du poids, Staël fait vivre dans la matière la dualité constitutive du mouvement. C’est à cet endroit que le peintre réussit à approcher une indistinction fondamentale entre abstraction et figuration. C’est peut-être alors qu’il nous revient de nous demander si, comme le peintre touche à cette indistinction à travers le mouvement, nous devons atteindre un point limite des conceptions abstraites et concrètes pour nous approcher au plus près du mouvement.

24Sarah Barbedette

25(Université Sorbonne Nouvelle)