Colloques en ligne

Amandine Cyprès

Fantaisie et théorie littéraire : richesses d’un paradoxe. Le cas des poètes Fantaisistes

1On sait les difficultés qui s’annoncent au chercheur voulant circonscrire et définir la Fantaisie. Quel regard critique porter en effet sur une notion dont les critères sont censés échapper aux catégorisations, et, comme l’ont noté Jean‑Louis Cabanès et Jean‑Pierre Saïdah, dont « l’essence est précisément de refuser toute essence »1 ?

2Cette apparente contradiction, une « petite troupe »2 de poètes s’y est vue confrontée lorsqu’il s’est agi de se construire et s’affirmer comme groupe dans le paysage littéraire français du début du xxe siècle. À partir des années 1910, autour de Francis Carco, et avec pour figure tutélaire Paul‑Jean Toulet, s’est ainsi peu à peu constituée une « Ecole Fantaisiste » pour laquelle, notamment, le refus du manifeste eut valeur en soi de… manifeste ! Se méfiant de la déclamation comme de la proclamation, ils étaient avant tout quelques amis (même si certains ne se rencontrèrent jamais), et ce lien fut peut‑être le meilleur ciment permettant de les relier. Ainsi par exemple, les spécialistes du groupe, à la suite de Carco lui‑même, ont souvent noté que Robert de la Vaissière, dit Claudien3, par ses thèmes et son écriture, apparaissait en marge des autres membres principaux que sont Jean‑Marc Bernard, Jean Pellerin, Tristan Derème, Léon Vérane, puis Philippe Chabaneix.

3On se propose ici d’interroger la notion de fantaisie replacée dans le contexte historique, puis dans les espaces génériques qui l'accueillent : peut‑on repérer des spécificités de cette notion à travers le temps, dans cette période post‑symboliste que Michel Décaudin a décrite comme « écartelée entre le passé et l’avenir », et à travers les genres ? Dans un second temps, on souhaite questionner plus particulièrement l’un de ces genres qu'est l'écriture théorique. Les stratégies argumentatives peuvent‑elles s’accommoder de la fantaisie ? Quels chemins sinueux empruntent‑elles alors ? Il s’agira non pas de se limiter à l'étude de la théorisation de la fantaisie comme moyen de la définir, mais de considérer cette écriture théorique pour elle‑même.

Paradoxes et relativité de la notion

Les proclamations contre la proclamation

4Les voies de la théorie et de la fantaisie semblent radicalement divergentes, et incompatibles. À la rigueur et l’organisation en concept s'opposent le caprice, et le libre cours de la pensée. Comme si définir l’un permettait d’approcher l’autre en contrepoint, et vice‑versa. Ainsi, le choix que firent les poètes qui se proclamèrent « Fantaisistes » au début du xxe siècle est révélateur : ils affirmèrent haut et fort le refus du discours savant et du dogmatisme qui l’accompagne souvent.

5Il est frappant de constater combien ce rejet accompagne toute l’histoire du groupe, et touche aussi bien sa thématique que son inscription dans le monde littéraire de l’époque. En effet, le refus du « verbiage » se fait aussi bien rejet d’un lyrisme romantique exacerbé ou d’un flou symboliste, auxquels on oppose la simplicité des thèmes et de l’expression, que souci de ne pas se présenter comme des doctrinaires.

6Cette tendance est présente dès les débuts, comme dans cet article fondateur de 1912 où Francis Carco, exemples à l’appui, affirmait qu’« [o]n ne peut pousser plus loin le dégoût de la convention de la déclamation, du grand orchestre, de la fourberie4. » Tristan Derème, à la fin des années 1920, définissait les desseins de la « petite troupe » et rappelait : « Nous avions vingt ans. On pensera aussitôt que nous voulions tout briser. Non point. Nous voulions chanter ; nous songions plutôt à construire qu’à démolir ; nous voulions faire notre musique plutôt que de suivre des manifestes que des œuvres ne suivent pas toujours5. » Et Philippe Chabaneix, revenant sur l’histoire du groupe, parlera de ses membres « qui détestaient l’emphase et qui, méprisant le verbiage des faiseurs de manifestes à la mode, pratiquaient avec ferveur un lyrisme tout ensemble audacieux et lucide »6.

7Et pourtant il faut exister, et exister comme groupe uni autour de principes clairement affichés. Décaudin rappellera que les Fantaisistes ne manquèrent pas de s’exprimer sur leurs intentions, qu’ils publièrent abondamment, entre autres dans les revues de l’époque. La tension entre deux notions antagonistes se cristallise notamment autour du terme d’« École » qui leur est couramment attribué7. Tel questionnement est double : le fantaisisme peut‑il être une École ? Mais aussi une « école » peut‑elle être « fantaisiste » ? Ainsi la première considération, historique, de ce courant se double d’une seconde, théorique, au sujet de laquelle l’on peut rappeler que ceux qui ont étudié cette tendance ont volontiers parlé d’une « École buissonnière ».

8À ce paradoxe de la théorisation de l’objet (qui sera le propos de notre deuxième partie) s’en ajoute un autre : dans leur production poétique comme poéticienne, ou théorique, tout semble opposer ces Fantaisistes à la fantaisie. Les caractéristiques essentielles du groupe en témoignent. Sur le plan formel bien sûr : maintien en vigueur de règles d’écriture, affirmation de la nécessité de conserver une versification forte (fût‑ce en la renouvelant), inscription dans une tradition française... Mais aussi sur le plan de la thématique : attachement à la raison, au pouvoir de l’intelligence, et plus que tout au réel et au quotidien, voire à sa banalité ou sa trivialité (que l'on pense au monde familier dans lequel leurs poèmes s’enracinent, comme la section « Familières » du Bouquet inutile de Pellerin, ou encore à l’univers des bas‑fonds parisiens décrit par Carco, et aux Bars de Léon Vérane…). À tel point que l’on peut se demander si les poètes qui se réunirent sous ce nom furent réellement si « Fantaisistes ».

9Il y a en fait une relativité extrême de la notion. Peut‑on vraiment parler de « fantaisie » ? Ne faut‑il pas déterminer plutôt une « fantaisie pour qui ? » (c’est‑à‑dire aussi « pour quand » ?). C'est la question de l’évolution historique qui fait alors surface, et qui rejoint l’objet de notre journée d’étude : quelles seraient les spécificités de cette « génération fantaisiste » face aux générations précédentes ou contemporaines ?

Une fantaisie « pour qui ? »

10La fantaisie apparaît le plus souvent comme la manifestation d’une imagination personnelle, d’un « caprice » individuel, d’une originalité ou d’une excentricité particulière8. Ainsi, on imagine aisément qu’elle s'accorde parfaitement à certaines esthétiques (contre lesquelles les Fantaisistes entrèrent en réaction), et qu’elle s’illustre par exemple chez les Romantiques dans l'expression du Moi, chez Dada ou les Surréalistes dans les manifestations d’un inconscient qui ne saurait se laisser dompter…. Au contraire les Fantaisistes exprimèrent leur refus net de l’individualisme, de l’originalité à tout prix. Cette position s’enracine profondément dans leur poétique. Tout changement radical est impossible : l’Homme ne varie point, donc les grands thèmes poétiques sont récurrents, de même que les formes qui ont fait leurs preuves sont à conserver. Il est possible d’y apporter une variation, mais qui ne s’achèvera jamais en destruction ou en révolution.

11Chez eux, la fantaisie semble plutôt alors une manifestation commune, collective. Pas tant parce qu’il y a formation d’un groupe (chacun y est libre d’exprimer la fantaisie selon ses propres… fantaisies), que parce que ce groupe s’affirme dans la volonté forte de suivre les règles communes d’une tradition. La survivance des contraintes fermes de la versification apparaît comme l’un des piliers de la poétique fantaisiste, un ciment qui lie ses membres entre eux, les rattache à une grande tradition française, et surtout les arrache au mouvement de leur temps, dominé par le vers‑librisme, puis ouvert aux tentatives de Dada et du Surréalisme. Et le jeu presque infini de cette régulation du vers, de la strophe, de la rime, en est un élément fondamental : c'est lui qui permet de sourire de sa tristesse, mais aussi comme on le verra, d’employer et de réemployer les formes antérieures, ou des formes nouvelles.

12Passons rapidement sur le pouvoir accordé à la forme comme rempart contre l’expression lyrique sérieuse au sein du poème. Mais il faut savoir que Derème s’exprimera clairement sur ce point, dans une citation célèbre et essentielle dans l’esthétique du groupe, et que des conclusions identiques ont pu être tirées de l’écriture de Pellerin dans un article de Jean Burgos9. Le chercheur soulignait combien l’esprit de non‑sérieux, caractérisant les Fantaisistes, était « confié à l’écriture même, sinon à l’écriture seule » dans sa poésie, avec des jeux divers au sein du poème, par exemple ceux d’une écriture réfléchissant sur elle‑même.

13Tel critère distinctif (communauté vs individualité) n’est qu’une hypothèse, qui devra être vérifiée, mais dans laquelle on entrevoit un élément de réponse pour considérer les évolutions de la notion au cours de la période donnée, et qui serait aussi une justification de l’entreprise de ces poètes : former un groupe capable de se réunir sous cette appellation.

14Mais ne convient‑il pas également de s’interroger sur une « fantaisie pour quoi ? », c'est‑à‑dire par rapport à quelle référence, à quelle norme ? Plus qu’une évolution historique, n’est‑il pas pertinent d’observer ici une relativité de la notion en fonction des genres ?

Une fantaisie « pour quoi ? »

15Bien entendu, chaque perception générique évolue elle aussi au gré de l’histoire littéraire. Mais on peut déterminer des « fonctions » ou des grandes lois des grands genres, vis‑à‑vis desquelles la fantaisie se fera une sorte de « caprice », toujours différent. Telle « le grain de sable dans l’engrenage », elle entraîne une perturbation de tout ce qui est réglé, fixe... et qui diffère pour chaque genre dans la mesure où chacun a ses propres codes. Ainsi elle se fait contestation de la logique du réel dans le genre narratif, avec des exemples célèbres et fertiles : anti‑roman, récits excentriques, Nouveau‑Roman, qui tous dévoilent une réalité autre, celle des mécanismes du livre10. Au contraire, dans le genre poétique, qui ne suit pas une logique narrative, représentative, les pôles s’inversent : la poésie est déjà, en elle‑même, « fantaisie » par rapport à l’ordre du réel. Elle tend vers la musique, art non représentatif. Ainsi, une fois niée la prééminence du réel (dans le sens de « l’éternel reportage », du réalisme plat), d’autres règles (celles de la langue poétique et de ses structures) se mettent en place. À partir de là, la « règle » se fait fantaisie (il s’agit de s’abstraire du réel) et la fantaisie devient la règle… (pour la création d’un groupe fantaisiste). Là encore, bien entendu, tout dépend de la conception du littéraire adoptée. Ces conclusions ne se limitent d’ailleurs pas au groupe, ni à l’époque qui le vit naître (l’œuvre de Théophile Gautier, par exemple, a ainsi pu être analysée sous l’angle des rapports entre contraintes et fantaisie11)... C’est un renversement relatif : « Le poème — cette hésitation prolongée entre le son et le sens. », dit Valéry12, et tout dépend du pôle vers lequel on tend.

16Derème avait bien saisi cette relativité intrinsèque à la notion. Évoquant l’un des critères les plus « matériels »13 qui soient dans le poème, la rime visuelle, qui doit s’ajouter à la rime sonore, il remarquait la souplesse de la notion de liberté, qui a partie liée avec celle la fantaisie :

Nous n’entendons point la liberté de même, Madame. Pour vous, la liberté c’est que le poète puisse écrire :
Fais donner le signal, cours, ordonne et reviens
Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien ;
et pour moi, selon Racine, c’est qu'il ne soit pas défendu de nous donner ainsi ces vers :
Fais donner le signal, cours, ordonne et
revient
Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien ;

Et je ne comprends guère que vous qui aimez aux lettres la liberté, jusques à la licence, on ne vous voie point de mon opinion. Qui est le plus libre ? Celui qui use des mots tels qu’ils sont ou celui qui les plie à son gré14 ?

17Il s’agit bien de se donner la possibilité de choisir sa langue, qui prend dès lors toute priorité sur les impératifs de l’idiome commun. Telle formule pourrait correspondre aussi aux desseins surréalistes, mais l’on perçoit deux grandes différences : d'abord, ici le possessif n’est pas le reflet d'une individualité (celle de l’inconscient de chacun), mais au contraire se fait expression d’une communauté : parler sa langue, c’est parler celle des poètes, qui ont inventé des formes spéciales, un stock riche et qui peut encore s’étendre. Ensuite, il s’agit de ne pas aller vers l’excès, car cette langue poétique doit peser sur la langue de tous les jours mais être faite avec elle, de sa matière première qu’il s'agit de transfigurer (utiliser « les mots du bourgeois », comme le dit Mallarmé15, qui sont ici une autre façon de s’ancrer dans le réel et le quotidien).

18Celui qui est reconnu comme maître, Toulet, avait également cette conviction que le travail du poète est de recréer le réel en fonction de critères qui lui échappent : « Si, plus souvent qu’au pays des Barbares, les poètes en France se font un jeu d’accoupler dans leurs vers l’amour à la mort, n’y cherchez pas quelque miracle de race ou de sensibilité, et tout cela n'est qu’affaire d’allitération. », écrivait‑il dans le Carnet de Monsieur du Paur16. Il s’agit bien d’accoupler ces mots selon une fantaisie qui est aussi une loi, la loi sonore, celle de la petite musique (autrement dit on retrouve la traditionnelle métaphore musicale de cet art, et l’image valéryenne du « son »).

19Quant au texte théorique, pour lui comme pour le genre romanesque, serait fantaisie toute perturbation du discours. L’impératif de l’écriture argumentative est de délivrer un message, et le véhiculer le plus clairement possible. Les critères de l’écriture « littéraire » doivent s'effacer devant la clarté et le sérieux de l’exposé. Dans cette optique, qui n’est a priori pas artistique, mais pragmatique, « utilitaire », l’écrit théorique doit être reformulable (à la différence de la poésie, et, à la limite, à la différence aussi du roman – puisque celui‑ci reste tributaire de l’évolution littéraire). Dès lors, il va falloir trouver les formes les plus à même de revendiquer ce refus de la revendication : les Fantaisistes devront apprendre à employer les ressources de toute écriture qui se fait « discours sur la littérature » et qui correspondent le mieux à leurs exigences esthétiques.

Fantaisie et théorie : une affaire de définitions ?

20Le constat d’une fantaisie irréductible aux théorisations s’actualise dans les difficultés, déjà évoquées, à lui donner une définition (toute définition étant l’un des premiers regards théoriques porté sur l’objet). Néanmoins, nous avons tous une idée de ce qu’est la fantaisie, comme on le lit par exemple au seuil des actes du colloque sur la fantaisie post‑romantique17 : elle est liée à l’imagination, au caprice, à l’excentricité, l’invention, mais aussi au hasard, et on ne peut se contenter de l’opposer au réel (le « grotesque », par exemple, en témoigne).

21Telle définition du dictionnaire Larousse de 1905 (donc à l’époque où notre groupe se forme) le confirme en mettant d’ailleurs en avant l'idée de liberté, plus que de hasard, qui peut‑être correspond mieux aux critères du groupe :

FANTAISIE, n. f. (gr. phantasia). Imagination : un portrait de fantaisie. Idée qui a quelque chose de libre et de capricieux. Caprice, goût bizarre et passager : se passer une fantaisie. Ce qui plaît à chacun : vivre à sa fantaisie. Mus. Paraphrase d’un air d'opéra : écrire une fantaisie sur Faust.
FANTAISISTE, adj. et n. Se dit d’un écrivain ou artiste qui n’obéit qu’aux caprices de son imagination. Se dit aussi d’une œuvre, d’un travail quelconque où une large place est faite à la fantaisie.

22Il semble que, pour nos poètes18, la fantaisie réside surtout dans leur façon de ne rien prendre trop au sérieux. Cette posture entraine dans son sillage l’humilité (comme viennent le confirmer les titres de leurs publications : « Petit cahier », « Petits poèmes »), l’ironie sur soi, la légèreté, et une miniaturisation des thèmes, comme de l’expression. D'ailleurs ils s’illustrèrent surtout dans des pièces courtes, comme, par exemple, les coples de Toulet19.

23L’hypothèse d’une fantaisie comme manifestations d’une communauté plus que d’une diversification individualiste peut‑elle se confirmer avec leurs définitions ? Je m’en tiendrai ici à celles données par deux d’entre eux : Carco, parce qu’il est le fondateur du groupe, et Derème, parce qu’il en est le principal théoricien. Faisons retour sur l’acte fondateur du groupe, avec cet article que Carco signe en 1912, et où il tente de distinguer les Fantaisistes de ceux qu’il nomme « les indépendants » (distinction établie plus tôt par Derème, mais que Carco approfondit), « qui ont affirmé de rares individualités »(et suivent une discipline mallarméenne). Les Fantaisistes, au contraire, trouvent parmi une longue liste d’écrivains du passé (de Villon à La Fontaine) ce que l’on pourrait nommer des « modèles » dans lesquels ils se reconnaissent20.

24À l’opposé de la chaîne (temporelle), alors que l’École Fantaisiste a perdu la majeure partie de ses membres et s’est pour ainsi dire tue, Derème répond à une enquête sur les poètes fantaisistes en ces termes :

Plus de vingt ans après les débuts des poètes fantaisistes […] vous me demandez ce que je pense de cette école qui était très singulière puisque ses écoliers ne se pliaient point du tout à une règle quand ils ne faisaient que respirer dans une liberté commune, où soufflait le même air qui nous apportait de lointaines musiques21.

25Il est clair qu'ici le « ne se pliaient point du tout à une règle » renvoie à l’absence de manifeste, et peut‑être même d’unité de « l'Ecole », et l’on notera le retour de la métaphore musicale, accompagnée de l’adjectif « lointaines », qui renvoie aux modèles communs. La communauté se fait par‑delà les siècles, et plus peut‑être avec les grands auteurs du passé, qu’avec ses contemporains. Mais la définition de la fantaisie la plus souvent reprise est celle datée de 1913 que Derème donne dans la préface d’un numéro des Facettes, la revue que dirige son ami Léon Vérane :

Faut‑il définir la fantaisie et avancer qu’elle est une manière de douce indépendance et parfois comme un air mélancolique que voile un sourire ambigu ? Non pas une indépendance qui veuille tout démolir pour tout reconstruire, qui proclame la nécessité de je ne sais quelle barbarie et qui s’exprime dans une langue sauvage, dure et raboteuse ; mais un souci agréable de liberté spirituelle et sentimentale qui permette de donner au monde des aspects imprévus22.

26Il faut revenir au problème posé plus haut : en fait, il ne s’agit pas tant de savoir « peut‑on définir la fantaisie ? » (et d’y répondre simplement en la définissant, ou d’approcher une série de critères), que de chercher « comment le faire ou tenter de le faire ? ». Derème se pose réellement cette question‑là puisque cette définition tente d’échapper à ses propres critères (notamment la modalité assertive) en se présentant sous la forme interrogative. Le domaine habituel de la « pensée sur » (et également de la « pensée sûre ») est mis à mal.

27Un autre extrait me semble révélateur : il s’agit d’un chapitre de La Libellule Violette intitulé « La fantaisie » et qui débute en ces mots :

La fantaisie, mon cher Roland Laudenbach… Eh, bien je crois que si une abeille ne s’était prise brusquement à bourdonner autour de mon chapeau, j’allais vous accabler d’une vaste harangue dont la pensée me jette maintenant au gouffre de je ne sais quel effroi, quand l’air tiède est si doux dans ce vallon béarnais (…). Est‑ce le temps, je vous le demande, de composer et d’ajuster des paragraphes et de construire un redoutable syllogisme, si je me souviens que dans cette prairie – une sauterelle verte s’est posée sur mon épaule – m’apparut jadis, et c’était au temps que je n’étais qu’un futur écolier (…) – la sauterelle vient de bondir : elle est dans l’herbe où je la vois – (…) un vieux monsieur dont les joues avaient la couleur des coquelicots (…). Il tira de sa redingote bleue un cornet de papier qu’il ouvrit doucement : il en sortit trois papillons qui battirent l'air de leurs ailes ; puis il se baissa pour ramasser un peu de terre qu’il mit au creux de sa main ; il y planta légèrement un petit morceau de bois noirâtre et désolé, qui n’était pas plus long qu'un crayon et qu’il venait de prendre dans sa poche : – C’est un trésor, me dit‑il, et pourtant il paraît si méprisable que si je te l’avais donné, sans te révéler sa qualité, tu l’eusses peut‑être cassé dans tes doigts en rêvant à la lune23.

28Tout de suite, la question de la définition est rattrapée par « comment la faire » : je me laisse aller à la fantaisie, au vol aléatoire de l’abeille, au déplacement de la sauterelle qui vient interrompre le propos sans ménagements. Et surtout « que ne pas faire » : le refus de la « harangue » (terme qui revient très souvent), du raisonnement construit, etc., est une constante chez l'écrivain qui commente sans cesse dans ses traités sa façon ne pas vouloir faire de traités, ou de les présenter de la façon la plus plaisante qui soit. Et le texte se poursuit en mettant à l’œuvre ces préceptes puisqu’il passe par la fiction (celle d’un enfant voyant apparaître devant lui un étrange monsieur capable, parmi d’autres prodiges, de faire sortir un cerisier d’un pauvre morceau de bois au creux de sa main) pour enseigner les vérités de l’invention poétique : cet homme est comme les poètes, qui « nous étonnent et nous émeuvent en nous montrant ce qui se trouve autour de nous ». Dans ce texte où est métaphorisée la création poétique, et plus particulièrement les vertus matérielles de l’écriture (les vertus magiques du pauvre morceau de bois comparé à un crayon), la fantaisie est peut‑être celle‑là, celle d’une écriture dont les ressources permettent de transformer le réel selon une véritable magie, une « alchimie du verbe ».

29Chercher à résoudre le paradoxe d’un objet instable et capricieux en ne lui imposant pas d'emblée la stabilité et la raison : voilà, peut‑être, qui permet de ne pas dénaturer la fantaisie. Cette recherche n’est pas commune : en général on se contente de remarquer le paradoxe qu’il y a à vouloir théoriser la fantaisie pour ensuite dégager un ensemble de ses caractéristiques, bref tenter de la définir tout de même. On s'interroge peu sur les façons d'écrire cette théorie malgré tout, bref on ne fait rien de ce paradoxe à part le constater. Une partie de la recherche des fantaisistes explore ce paradoxe et s’en sert pour créer (de nouvelles formes, de nouveaux textes, bref, de nouvelles identités), pour résoudre ainsi, sans doute, la contradiction qu’il y a à vouloir créer une « Ecole Fantaisiste ».

La réponse des Fantaisistes : une invention des formes

30Malgré le refus affiché de théoriser, ces poètes furent des théoriciens, au moins, dans un premier temps, de leur propre mouvement. Et surtout ils portèrent un regard métatextuel24 sur la littérature, ce qui est une manière, déjà, de se mettre à une autre place.

31Ce regard, qui est celui du critique, suppose a priori une distance, un écart avec l’objet, un sérieux du discours qui vient « juger » l’œuvre ou l'observer scientifiquement, la situer sur le terrain de l’argumentaire. C'est bien ainsi qu’ils procédèrent avec beaucoup de leurs déclarations dans les revues de l’époque, conférences, essais25, etc. Mais il est d’autres façons d'avoir un regard sur, de créer une distance, qui pourrait sans doute passer par le dédoublement.

Figures du dédoublement, dédoublement des figures auctoriales

32Tout se passe comme si l’antagonisme des impératifs (théorie et fantaisie) se traduisait par un véritable dédoublement, une scission, qui se ressent de façon presque pathologique chez certains de ses membres lorsqu’elle se fait morcellement de l'être, dédoublement de personnalité. Toulet, qui s’envoyait réellement des lettres, et s’interpellait dans cette correspondance en est le versant le plus frappant. Ainsi, lit‑on dans une de ses Lettres à soi‑même, au dos d’une carte postale :

Singapour, 24 Novembre 1902.
Mon cher ami (si le mot n'est point trop familier), Singapour par sa luxuriante végétation me rappelle l’ardeur et la richesse de votre belle imagination.
T.
NB : Il vaut mieux, par euphonie, remplacer ci‑dessus « végétation » par « flore » (mais on n’est pas obligé)26.

33Toulet passe donc par le double pour commenter une des caractéristiques de sa propre écriture. Et l’on relèvera également à nouveau la considération portée aux sonorités (l’euphonie étant une agréable et harmonieuse combinaison des sons dans le vocabulaire musical), mais toujours avec une sorte d’humour et d’ironie. Daniel Aranjo, évoquant ces « personnalités contradictoires, dédoublées jusqu’au canular ou au malaise »27, renvoie également aux expériences étranges de Carco (celle qu’il aurait vécue dans une chambre d’hôtel, ou des réminiscences diverses), et de Claudien (celle du manuscrit dicté par un « autre » que soi, dans « D'écriture inconnue »). Derème, lui, joue de ses pseudonymes ou doubles « de papier », en faisant préfacer ses ouvrages par un certain Théodore Decalandre, l’un de ses personnages récurrents, à qui il prête ses initiales (ou inversement... Decalandre étant lui aussi féru de poésie et publiant ses vers), ou par Philippe Huc, son nom à l’état‑civil, ou encore en faisant intervenir parfois dans ses écrits un Philippe Deran‑Tristème.

34Et les images significatives, fréquentes chez ces auteurs, viennent renforcer ce procédé : Vérane et sa revue Les Facettes, Derème et son ensemble d’ouvrages regroupés sous le titre de « vie quotidienne au prisme de la poésie ». Tel déplacement de l’identité se trouvait déjà aux sources de la fantaisie romantique : comme le clamait Fantasio, il s’agit bien de devenir cet autre dont les pensées sont inaccessibles28. Enfin, rappelons‑nous de la place de l’ironie au sein de cette poétique : elle est aussi une forme de scission avec soi. Jean‑Marc Bernard, érigeant l’ironie en méthode, dira que « la jeune génération a retrouvé l’ironie, qui est une des formes de l’intelligence, puisqu’elle est le signe d’un cerveau qui juge. (…) L’intelligence ainsi remise à sa place – qui est la première – on peut laisser agir sa sensibilité, c’est ainsi que l’on fait les classiques »29. L’être poétique est donc nécessairement double, et c’est précisément cette dualité qui fait de lui un bon poète, qui lui permet de ne pas trop adhérer aux choses30. D’une façon générale, l'on pourrait dire que chacun de ces poètes s’illustre, à sa manière, dans le « renoncement à l’expression sérieuse, – celle qui dit une seule chose à laquelle elle adhère » : je renvoie ici à l’article déjà cité de Jean Burgos, qui mentionne aussi le fondement philosophique de ce non sérieux et le rapproche de telle déclaration de Merleau‑Ponty : « Tandis que l’homme sérieux est l’homme d'une seule chose à laquelle il dit oui, le philosophe, qui réalise, mais en détruisant, qui supprime, mais en conservant, a toujours une arrière‑pensée, et de ce fait ne peut être sérieux »31. Pellerin, Derème (qui le théorise dans La Bride et le cheval), Bernard, Toulet sont tous persuadés que la raison (quand bien même celle‑ci se traduirait par l’humour) doit venir s'appliquer à l’expression du poète, la tempérer, et que dans cet équilibre subtil se joue l’essence même de la poésie. C'est probablement là que commence, peu à peu, à se dissoudre le paradoxe de l’impossible adéquation entre fantaisie et discours sérieux.

35Mais surtout, ce que cette scission se charge de traduire, c’est le regard du critique, regard « métatextuel » sur le texte. Si toute réflexion entraîne déjà une sorte de dédoublement (réfléchir), s’analyser comme poète se traduit nécessairement par l’illustration de ce fait de devenir autre, de se faire autre. Il s'agit de se mettre à la place de l’autre écrivain (comme Derème avec ses doubles, Toulet avec ses lettres ou ses aphorismes de M. du Paur).

Actualisation des virtualités de l'écriture poétique

36La lecture critique produit elle aussi ce dédoublement. Elle est une actualisation des virtualités du texte, surtout lorsqu’elle le recrée, le réécrit. Proust l’a montré, le pastiche est une véritable « critique en action ». Et les Fantaisistes envisagèrent toutes sortes de réécritures, ils pratiquèrent la parodie (de nombreux exemples grèvent les ouvrages en prose de Derème, qui s’amuse à essayer toutes sortes de variations à partir des textes existants), et le pastiche, dans lequel le dédoublement de la réécriture se solde en fusion dans l’autre. On pense avant tout au fameux recueil Le Copiste indiscret (1919) dans lequel Pellerin cible l’écriture de ses contemporains, mais aussi celles de Vigny, Hugo, Rimbaud.... Mais les Fantaisistes allèrent également jusqu’au faux qui est fusion totale, usurpation de l’identité de l’autre. Telle pratique achève de remettre en cause l’individualisme et permet de pratiquer, une véritable « disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots »32, abandonnant toute trace de son identité propre. Les cas les plus marquants sont probablement ceux de Jean Pellerin et de Jea‑-Marc Bernard, qui forgèrent chacun un faux Mallarmé qui fit sensation. C’est encore une trace de l’importance de l’humour au sein de cette poétique (une façon de se pencher sur le texte de l’autre, sans avoir l’air d’être doctrinaire, mais en faisant ce que l’on sait faire : écrire en poète). Ainsi le « discours sur » emprunte le chemin de la fantaisie, en adoptant une identité inattendue et en se coulant dans son objet. Et en même temps, critique ou hommage, il dit quelque chose de celui‑ci.

37Plus généraliste, et moins critique que poéticienne, est sans doute l’attitude d’exploration des contraintes d’écriture que les Fantaisistes entreprirent. L’invention formelle se décline, dans leur versification, en « coupes inattendues, enjambements audacieux, rimes étranges, etc. 33 », et devient création ou recréation (et pourquoi pas, récréation) avec les formes de la contrerime et de la contre‑assonance par exemple que Toulet et Derème ont systématisées. Les contrerimes sont des quatrains où s’entremêlent des vers de six et huit pieds rimant ensemble, à contretemps. Ainsi, cette pièce de Toulet, dans laquelle on pourrait lire une représentation de la contrerime elle‑même, et du déséquilibre qu’elle instaure :

Le sonneur se suspend, s’élance
Perd pied contre le mur
Et monte : on dirait un fruit mûr
Que la branche balance34.

38Là aussi la production dit quelque chose, de la poésie entière cette fois : il s’agit d'actualiser les formes manquantes à l’ensemble déjà constitué par les poètes. Ce système, fréquent au sein du groupe, et dont Michel Décaudin dira qu’il « en résulte une allégresse de la démarche 35 » peut être mis en relation avec celui de la contre‑assonance, que Derème, s’il ne le crée pas, systématise et tente de théoriser. Cette homophonie de consonnes en lieu et place de rime, est, dit Derème, « exécutée sur la vieille et solide rime, une variation qui donne à l’ouïr une impression ambiguë de liberté, de surprise et de malaise 36 » : toutes caractéristiques de la fantaisie donc. Celle‑ci peut se donner à lire, certes, dans une règle qui perturbe l’agencement du langage commun, mais aussi dans le renouvellement de la règle, l’imagination de nouvelles contraintes de versification, loin d’une servile reproduction.

39Ce sera l’essentiel de la recherche derémienne, qui se consacrera de façon systématique aux moyens de varier autour de la rime (assonances, contre‑assonances, mots coupés, chiffres, anagrammes, etc.), du vers et de la strophe, etc., rencontrant ainsi à plusieurs reprises la pratique de l’Oulipo37. Il s’agit de ne pas réemployer aveuglément une forme, mais d’imaginer, à chaque instant, l’ensemble des virtualités possibles, et d’être conscient d’en choisir une, et une seule, parmi elles. C’est exactement le même processus qui a lieu avec l’écriture de second degré : il y a création, à partir d’un modèle, d’un champ de virtuels, et production d’un nouvel item.

40On retrouve notre hypothèse d’une fantaisie vécue dans une communauté. Et on pourrait la rapprocher de la conclusion de l’article de Paolo Tortonese, évoquant aussi l’apparente contradiction entre forme et fantaisie :

Voilà que la fantaisie se trouve confrontée à une situation inédite ; elle ne doit plus chasser la convention de la littérature, pour dresser dans l’espace ainsi dégagé le monument de son originalité. Elle est, au contraire, appelée à jongler avec les éléments divers qui lui posent des contraintes, pour faire surgir l’inédit du connu, le plaisir nouveau de la boutade ancienne. Le génie lui‑même, et non seulement l’écrivain de second ordre, vise moins l’originalité que l’actualisation, et rend la vie aux choses mortes en les touchant de son doigt de manipulateur sceptique38.

41Bref, il s’agit de se placer sur le terrain de l’autre en adoptant ses stratégies(surtout lorsqu’on s’avise que ses formes s’empruntent et que les Fantaisistes utiliseront à leur tour contrerimes et contre‑assonances). Or cela n’est pas possible avec le discours critique tel qu’on l’envisage traditionnellement. On rencontre alors la question de l'extraterritorialité du discours critique, un discours en marge, ce qui lui donne à la fois une sécurité et vassalité39… et nécessite l’invention de nouvelles formes.

Le prisme en prose de Derème

42Il est probablement celui qui a le plus théorisé le mouvement, et la poésie en général, mais surtout qui a cherché la forme adéquate pour le faire. De 1934 à sa mort en 1941, Tristan Derème a entrepris la publication d’une série de livres, aux titres énigmatiques : Le Poisson Rouge, L’Escargot Bleu, La Tortue Indigo, L’Onagre Orangé et La Libellule Violette. Derème n’a pas eu le temps de poursuivre cette série qu’il projetait d’augmenter d’un Lapin Jaune et d’une Poule Verte. D’un ouvrage à l’autre, l’on retrouve les rencontres et réflexions de plusieurs personnages amoureux de beaux vers, et qui aiment à se réunir à la campagne, ou à la ville, pour évoquer les petits bonheurs de l'existence, mais également citer des vers, les transformer, les parodier, en faire des centons ou encore discuter de la versification. Là se trouvent le poète Polyphème Durand, la candide Mme Baramel, M. Théodore Decalandre, double fictif dont nous avons déjà parlé, ou encore M. Lalouette, M. Escanecrabe, M. Laverdurette, etc.

43L'invention d’une forme propre à la fois au dédoublement critique et à la véritable « discussion » des problèmes théoriques de l’écriture poétique se résout dans la création d’un salon littéraire imaginaire et plein de fantaisie. « Avec la fantaisie on ne sait jamais où on va », comme le rappellent, en citant Jacques le Fataliste, Jean‑Louis Cabanès et Jean‑Pierre Saïdah40, et c’est précisément une des particularités de la théorie derémienne, avec ses apories, changements de direction, etc. Ici, le déroulement de la pensée se fait au gré des « sollicitations », passe par l’anecdote, la narration. Les titres de chapitres sont souvent construits sur le modèle « De …. A ….. » avec deux éléments dont on se demande ce qui va bien pouvoir les relier (par exemple « D’Amphitrite au désespoir », « Du dormeur antique au chien qui s’enroule », « Des pupistes aux erdévés », ou encore reliés avec une conjonction de coordination « Anagrammes et délices », « Le dromadaire de Bonaparte et de La Fontaine », « De la critique et des dîners », etc.). En fait rien ne les relie ou presque, sinon le caprice du narrateur, justifié dans la fiction par la conversation des personnages donc un mode de discours extrêmement imprévu, fait de changements d’orientations. Il s’agit en fait d'un processus de création qui mime ces changements au gré de l'humeur dans une conversation. Tel large extrait du chapitre « Booz endormi... » dans La Libellule Violette en donne une idée :

Par cette soirée déjà moins froide, où la lune quittait un orme encore nu pour glisser entre deux nuages, M. Decalandre, au fond des campagnes, m'accueillit […]. Son bonheur […] était encore de s'entretenir avec trois ou quatre de ses amis qu'il avait pu retrouver. Ils étaient là, et le propos, comme j'entrais, était de l'art des vers. C'était le grand problème de M. Decalandre.
– Comment, disait‑il, avec des mots que nous connaissons depuis toujours, les poètes peuvent‑ils composer des ouvrages qui nous étonnent et nous émeuvent si profondément, quoiqu'ils ne nous disent jamais que des choses que nous savons ? […]
[Il] s'indignait pour le moment qu'un oisif, qui demeurait à la ville voisine, eût entrepris de lui faire perdre son temps […] :
– À quelle heure travaillerais_je ?
Autrefois le Rat de ville,
D'une façon fort civile,
Invita le Rat des champs
À des reliefs d'ortolans...
– Vous avez une façon de citer aujourd'hui les textes ! … dit M. Lalouette.
– On pourrait dire aussi :
À des reliefs d'ortolans,
D'une façon fort civile,
Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs.

Ou bien, si par caprice, il vous dût moins déplaire :
Autrefois le Rat de ville
À des reliefs d'ortolans,
Invita le Rat des champs
D'une façon fort civile.

– Eh ! ce n'est guère songer au reste du poème ! Dit M. Escanecrabe. […]
– Les rats eux‑mêmes me condamnent […]. Et l'on songera, sans qu'on risque de s'égarer beaucoup, que les poètes, dont on croit volontiers qu'ils ne passent leurs jours et leurs nuits qu'en la lune, ont pris soin de disposer [les vers] de telle manière qu'ils nous pussent plaire le mieux […].
[Ici débat sur l'ordre des vers, exemples à l'appui]
– Je ne l'avais pas remarqué, soupira M. Lalouette […], et ce que je me préparais à vous demander, c'est pourquoi Victor Hugo, dans son fameux poème Booz endormi...
– Nous le savons, je pense, tous par cœur, dit promptement M. Escanecrabe, et deux de ses strophes au moins chantent soudain dans ma mémoire :
[…].
Mais quel autre eût pu dire, et certes sans qu'on l'en louât, et peut‑être eût‑il su coudre ces deux quatrains au reste du poème :
[…].
– Un instant, de grâce ! s'écria M. Lalouette. Vous ne m'avez même pas laissé poser mon problème. Je me demande, commençais‑je de vous dire, comment, dans cette page célèbre [« Booz endormi »], dont les rimes, en chaque quatrain, sont embrassées, et, c'est‑à‑dire, s'il convient de préciser, que le second et le troisième vers y riment entre eux, comme font le premier et le quatrième, selon la forme A, B, B, A, comment, dis‑je, il se rencontre deux quatrains qui n'ont cure de cette règle. […]
Chacun de nous voulut refaire le quatrain […]41.

44Par l’échange fictionnel, l’écriture se fait fluctuante, semble indécise... (ce qui n’empêche pas les formulations théoriques et la pratique – ici celle d'une « littérature combinatoire », que l’on retrouvera fréquemment chez Derème, ainsi que chez Toulet, par la pratique du centon). Mais surtout, ce salon devient l’illustration d’une idée très forte : il y a ici, sous‑jacente, l’idée que toute réflexion se construit toujours dans un dialogue interne... et l’ensemble des doubles derémiens semble une façon de faire saisir ce mécanisme dialogique de la pensée. À ce titre, Derème fait écho à l’un de ses contemporains, dont il n’eut évidemment pas connaissance, Mikhaïl Bakhtine, qui dans les mêmes années montrait que : « Toute compréhension véritable est active et représente déjà l’embryon d'une réponse. […] Toute compréhension est dialogique »42. Tout se passe donc comme si l’écrivain, en s’amusant à faire dialoguer sans cesse divers spécimens qui, tous, le représentent plus ou moins, et surtout en jouant à brouiller l’identité de l’instance énonciatrice, devenait lui‑même l’illustration de cette idée, bref, devenait lui‑même dialogique. Sa poétique à première vue « fantaisiste » (au sens non spécifique du terme cette fois) à laquelle on ne réussit jamais à attribuer une seule voix référente, garante du discours théorique, doit être pensée, au contraire, comme la preuve d’une véritable réflexion sur l’écriture de la théorie elle‑même. La pensée n’étant pas monologique, et étant toujours en cours, il serait vain de fixer les choses en s’imposant par la voie/voix du Traité. L’invention d’une société littéraire permet d’étendre le champ ouvert par le dialogue interne pour démultiplier les prises de positions, et embrasser du même coup l’ensemble d’une problématique. Le recours à la fiction est commode : celle‑ci répond peut‑être en premier lieu à la nécessité pour Derème de se créer un espace propre à faire fructifier des questions, qui, dans leur diversité et leur bizarrerie apparente, quelquefois, ne trouvent pas l’écho qu’elles méritent auprès de ses contemporains. Les problèmes posés vont en effet de la définition de la poésie et son avenir après le message symboliste jusqu’à la question des nombres en poésie, des voyelles dans un vers d'Horace de Corneille, ou de l’essence de la périphrase, en passant par des propositions inédites : entre mille exemples, pourquoi ne pas combiner des poèmes ou des vers entre eux ? Comment raccourcir un poème en conservant sa charge poétique ? etc. Et la forme brève (article de presse, chronique) accueille mieux cette fantaisie.

45Mais plus que le dialogue (qui se construit toujours plus ou moins autour d’une opposition, comme dans les dialogues de pensées), le polylogue était le meilleur moyen de traduire le fonctionnement de la pensée, tout en offrant à chaque fois la vision complète d’un questionnement. Dialoguer avec son double en se posant des questions et en y répondant ne suffit pas, il faut aller jusqu’à intégrer l’Autre et ses positions divergentes dans son propre discours. Commentant cet aspect de l’écriture derémienne, Daniel Bilous affirmait :

À qui regretterait un jeu hétéronymique qui brouille les pistes plus qu’il ne les précise, on répondra que c’est peut‑être l’aspect le plus novateur de cet œuvre, quand on le compare aux productions du temps, qui touchent aussi la langue, et accessoirement la poésie, de ton invariablement plus didactique – et dogmatique (rappelons Abel Hermant et ses Lettres à Xavier). Le polylogisme est un risque de la pensée, qui donne à l’autre (celui que chacun porte en soi) une chance de dire son mot. Le sujet de la poétique est alors moins un auteur qu’un chercheur polycéphale passionné d’hypothèses étranges ou non, mais toujours stimulantes43.

46Témoin, aussi, de cette réflexion métathéorique que mena Derème, sa tendance à l'emploi de la métalepse, qui est aussi une forme de dédoublement, et une mise à nu des procédés de l'écriture théorique44. Enfin, les grands pôles de la poétique fantaisiste sont exprimés, et recréés dans un discours théorique qui semble vouloir mimer son objet. Il en va ainsi lorsqu’il pratique l’écriture et la réécriture, donne, dans l’espace public, des conférences dialoguées avec Béatrix Dussane, ou mieux, lorsqu’il se prend à parler en vers lui aussi, dissimulés dans la prose, voire à lier de cette façon le discours objet et le discours sur 45.

47Toutes ces caractéristiques semblent aller à l’encontre d’une écriture théorique classique. Plus précisément en ce qu’elles remettent en cause les fondements même d’un écrit théorique : à l’unité et l’unicité de l’énonciateur s’opposent ici la multiplicité des personnages et le polylogue. Dès lors toute possibilité de pouvoir associer le discours à une voix référente qui adhère pleinement à ce qu’elle dit est ébranlée… Pourtant, au finale, un chemin se fraye par la répétition, qui vient concurrencer le dédoublement. En réaffirmant sans cesse les mêmes idées, en les plaçant dans la bouche de l’un ou l’autre de ses héros, mais surtout en menant sans cesse par là une exploration de tout le virtuel qui peut s’offrir46, Derème parvient à se faire poéticien de la poésie, jusqu’à renverser l’opinion communément admise : et si toute théorie générale de la poésie ne pouvait se construire que dans la fantaisie ?